TAO Yin Yang : aux sources d`une thÉorie chinoise

Transcription

TAO Yin Yang : aux sources d`une thÉorie chinoise
Mémoire de fin de cycle de formation d’acupuncture du
CENTRE HIMHOTEP
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présenté par
Alexandre Lamoisson
*****
remis le 29 juin 2009
à Jean Motte
Directeur de Recherche
***
Titre :
TAO Yin Yang : aux sources d’une
thÉorie chinoise ordinaire.
INTRODUCTION
Dans tous les champs de l’acupuncture, qu’ils soient théoriques ou bien
pratiques, le Yin Yang est prépondérant. On peut même dire qu’il constitue la base de ce
que l’on appelle en français « l’énergétique traditionnelle chinoise ». Et encore ajouter
que le Yin Yang ne se limite pas à cette facette de la pensée chinoise, mais l’embrasse
dans son entier.
Nous trouvons le Yin Yang dans tous types d’ouvrages : des œuvres de poésie,
de géographie, de divination, de médecine etc… Pourtant Granet mentionne que
« l’auteur du Hi Ts’eu parle du Yin et du Yang sans songer à en donner une définition. Il
suffit à vrai dire, de le lire sans préjugé pour sentir qu’il procède par allusion à des
notions connues » (Granet, page 104, la pensée chinoise).
Le Hi Ts’eu, traité annexé au Yi Jing (en fait Le Grand Commentaire du Livre
des Mutations), est considéré comme l’un des premiers à faire mention du Yin Yang
dans leur conception métaphysique (Granet, page 102). Granet nous rapporte ainsi l’un
des passages les plus cités de l’œuvre chinoise (nous étant parvenue) à propos du Yin
Yang : « Une (fois) Yin, une (fois) Yang (yi Yin yi Yang), c’est là le Tao » (page 104).
Nous découvrons le Yin Yang lié au Tao de façon indéfectible. Nous découvrons aussi
déjà l’embarras de certains auteurs français, et leur envie de préciser qu’elle est la
réalité manquante entre « Un » et « Yin », et entre « Un » et « Yang », comme si Yin et
Yang devaient être des adjectifs qualificatifs.
La phrase chinoise est effectivement : Un Yin Un Yang Ensemble Appelé Tao.
Yi Yin Yi Yang Zhi Wei Dao.
Cet embarras est l’un des signes de la difficulté ressentie par les lecteurs et auteurs
français, qui rencontrent une notion qui leur est étrangère. Le Yin Yang a depuis
longtemps donné lieu à des commentaires foisonnants, y compris dans sa culture
d’origine. Nous pouvons donc estimer que la notion est difficilement exprimable, ou
que, passée sous silence dès son origine, les traces d’une telle expression manquent. Ce
manque de clarté est décelable dans la bibliographie française que j’ai pu étudier.
Les auteurs français font souvent mention du Yin Yang en introduction de la
théorie générale de la médecine traditionnelle chinoise, ou du système qui sous-tend le
Yi Jing, traité de « divination ». Ma recherche ne m’a pas permis de trouver un auteur
français, relativement récent, effectuant une étude approfondie du Yin Yang. Seul
Granet propose un chapitre consacré au Yin Yang dans « la pensée chinoise ». Le parti
qu’il prend dès l’introduction de son étude montre qu’il s’oriente uniquement vers une
étude sociologique, parti concevable étant donné qu’il s’agit de sa spécialité1.
L’étude approfondie que j’ai effectuée à partir des références françaises que j’ai
eu le loisir de lire, m’a montré que les auteurs se sont tous forgé une « expérience »
estimable du Yin Yang, et font tous leur possible pour nous la transmettre. Mais ces
multiples définitions, prises dans leur ensemble, se contredisent partiellement voire
même totalement. Certains qualifient par exemple Yin et Yang de forces ou de
substances ; d’autres affirment qu’il ne peut s’agir ni de forces ni de substances.
Certains mentionnent le caractère d’aspects concrets, d’autres parlent d’emblèmes ou
encore de rubriques classificatoires. Ils tentent de définir ces notions étrangères avec nos
termes français, qui véhiculent inévitablement de nombreux sens, qui résonnent en écho
avec nos sphères conscientes et inconscientes. Yin et Yang sont fréquemment qualifiés
1
« Une première conséquence est que le travail critique doit être dominé non par des
recherches de philologie ou même d’histoire pure (…), mais par l’étude des faits
sociaux (Granet, page 20).
2
d’opposés, qu’il s’agisse de forces, de pôles ou bien de facteurs, aussi bien que de « non
opposés ». Or, l’emploi de ce terme induit inévitablement chez qui le lit, une idée de
conflit résultant d’une relation corrompue voire brisée2.
L’ensemble de ces diversités dissonantes produit finalement la confusion du
lecteur. Cette confusion peut même atteindre le contresens dans le cas d’emploi de
termes comme « opposé ». Celui qui multiplie les recherches voit paradoxalement
augmenter l’obscurité et diminuer la clarté, malgré ses efforts sincères.
Ma curiosité a été aiguillonnée par mon insuffisance de compréhension et par le
sentiment qu’un autre travail de recherche pouvait être effectué sur le Yin Yang. J’ai
donc débuté une réflexion sur cette thématique que je sais majeure, et dont je mesure
l’étendue, en gardant à l’esprit un cap. Ce cap a été déterminé par la recherche d’une
hypothétique origine du Yin Yang.
Cette « hypothèse » m’a été dictée par tout un faisceau de constatations :
- ma conviction qu’une production humaine, et le Yin Yang en est une, en tant
qu’idée, en tant que symbole, en tant qu’idéogramme, a une origine, même si
elle naît de plusieurs esprits après une longue période de gestation.
- la mention faite par certains auteurs français sur l’origine du Yin Yang, par
exemple Cheng, Soulier de Morant, et Granet.
- la relation sans cesse mentionnée du Yin Yang au Tao, commande
nécessairement que le Yin Yang trouve en dernier recours son origine dans
Tao, celui-ci étant l’Origine des origines, et sans origine.
En remontant des origines à l’origine, qui sait quel trésor l’on peut découvrir :
« Et d’origines en Origine
La porte du mystère merveilleux »3.
Mon questionnement sur le Yin Yang a d’emblée été associé au mystérieux
« Tao » (ou Dao), mystère entretenu par le flou qui l’entoure.
J’ai donc été amené à élaborer un plan de recherche me permettant de pénétrer
plus avant la pensée chinoise dite « taoïste », préalable nécessaire pour qui veut
comprendre une « théorie chinoise aux origines taoïstes ». Mes recherches se sont
portées sur les quelques Classiques suivants : le Su Wen, le Tchouang Tseu, le Yi Jing et
le Tao Te King4. Loin d’épuiser ces sources, je m’en suis imprégné, j’ai constaté des
ponts évidents entre elles. Aussi m’est-il apparu raisonnable de présenter principalement
dans ce mémoire mes réflexions sur le TTK. Celles-ci sont, au besoin, agrémentées de
références aux trois autres classiques cités, ainsi que de références à des connaissances
actuelles, qui peuvent utilement illustrer mon propos.
Mon choix portant sur le TTK, s’est déjà imposé par la taille du texte qui comporte
environ cinq mille caractères. La concision atteinte par Lao Tseu me permettait
d’envisager une étude aussi complète que le permet cet exercice de mémoire. La
traduction du TT par Jean Lévi compte plus de trois cents pages ! La prose de TT
permet néanmoins des développements intéressants qui semblent comme « résumés »
dans les stances rythmées du TTK. Le TT précise donc, d’une certaine manière, le fond
de la pensée exprimée dans le TTK. Le Tao Te King, Classique de la Voie et la Vertu,
traite (ou du moins tente de le faire) du Tao, et aussi du Yin Yang sous des formes
2
Ce terme se rapporte aujourd’hui essentiellement aux lexiques du sport, de la justice,
de la guerre, où deux parties sont l’une contre l’autre, et où le désir est celui de vaincre,
de détruire. Le Yin et le Yang sont supposés être à l’origine de la création, non de la
destruction. L’emploi des termes « opposés », « contraires », « antagonistes »,
« antithétiques », doit donc être précisé pour éviter la transmission de tout malentendu.
3
Chapitre 1 du Tao Te King, traduit par Claude Larre.
4
Pour ne pas surcharger le texte, le nom « Tchouang Tseu » sera mentionné « TT »,
correspondant à l’auteur et à son ouvrage. Le titre de l’ouvrage de Lao Tseu, le Tao Te
King sera mentionné TTK.
3
multiples, dont le couple Ciel Terre est certainement le plus célèbre. Le Su Wen ne cesse
de répéter : « la concentration du yang forme le ciel et celle du yin donne naissance à la
terre » (chapitre 5, page 48). Ainsi le Ciel et la Terre sont en quelque sorte des
représentants (symboliques ?) du Yin et du Yang, cela n’induisant pas de façon logique,
que le yang c’est le ciel, et le yin c’est la terre. Le Su Wen est notre référence de base en
tant qu’acupuncteurs, chez Imhotep. Toutefois, les mentions du Yin Yang sont si
nombreuses et semblent évoquer tant de références ou de sens différents, qu’il m’est
souvent paru difficile, en tant que novice, de m’y retrouver. C’est d’ailleurs, je dois
l’avouer, ce qui m’a poussé à réaliser cette recherche. Il m’a dès lors semblé compliqué
de clarifier les difficultés du Su Wen, par le Su Wen ! Il fallait que je change de niveau,
et que je tente un retour à la source, en empruntant un autre chemin : Dao. Quant au Yi
Jing, j’ai ouï-dire que l’on n’y entrait qu’à partir d’un certain âge, sans doute lié au
développement naturel de la sagesse. Cette œuvre unique est difficile d’accès, d’autant
plus que dans sa forme originale, ou condensée, elle ne s’exprime qu’au travers d’un
ensemble de 64 figures appelées hexagrammes. Cette mutité en dit déjà long sur la
façon dont les Chinois ont considéré le langage.
J’expose une réflexion sur les 81 chapitres du TTK sous une forme de
regroupements thématiques. Les thèmes, dont le premier abordé est le Langage, se sont
imposés d’eux-mêmes, après imprégnation et distillation de la substance du TTK. Ils
permettent dans leur ensemble d’exposer la forme sous laquelle je perçois aujourd’hui
la pensée taoïque, tels qu’un album photographique pourrait l’immortaliser, si
seulement il le pouvait.
Après avoir défini un cadre général du fonctionnement de la pensée taoïque, en
suivant la Voie de Lao Tseu (Tao pouvant exprimer tout autant Chemin, que Parole,
Enseigner, ou encore parmi d’autres, Fonctionnement) il m’est apparu incontournable
de réaliser une recherche sur certains idéogrammes. La pensée chinoise est
apparemment différente de la nôtre, car elle y est étrangère, et surtout parce qu’elle
s’exprime avec des objets différents des nôtres, qui nous coupent d’elle lorsque nous les
ignorons. Il faut donc tenter d’apprivoiser les caractères chinois, et de comprendre le
sens qu’ils « montrent ».
Eyssalet écrit : « il ne nous paraît pas possible de nous dispenser de la langue chinoise,
non pour faire une diversion exotique ou un étalage d’érudition, mais parce qu’elle
représente l’inséparable instrument de cette démarche »5. Si l’on s’intéresse à l’origine
d’une idée, ou d’une notion, on s’intéresse donc nécessairement à l’origine de sa
représentation.
J’ai donc réalisé une étude approfondie de certains caractères chinois, dont
« Tao » « Yin » et « Yang », à partir de sources étymologiques, dont la principale est un
ouvrage récent prenant en compte les dernières découvertes archéologiques, et
regroupant différents styles et âges de graphies : Le champ du signe de Paul Morel
(2005). Cet ouvrage ne présente pas les interprétations de l’auteur : il reprend des
ouvrages chinois anciens traitant de philologie. Notre vision de l’histoire dépend
inévitablement des moyens dont nous disposons pour la percevoir. Elle est donc
certainement tronquée, étant donné la perte de sources et d’informations, au cours de
l’histoire. Elle est amenée à encore évoluer étant donné les découvertes que nous
pouvons réaliser.
Il faut donc considérer que le présent mémoire n’est que la vision transitoire de
son auteur, vision élaborée dans la limite de temps et de moyens imposée par l’exercice.
Il y avait chez moi une sincère nécessité de clarté du propos, qui est née du constat d’un
flou général entraînant ma confusion. Mon souhait, suivant le cap que je me suis donné,
était donc de parvenir à fournir d’abord pour moi-même, puis pour les autres, une image
aussi claire que possible du Tao et du Yin Yang, une image écrite avec des mots. J’ai
voulu trouver cette image écrite chez d’autres auteurs. Ne l’ayant pas trouvée j’ai décidé
de me lancer dans une aventure qui n’est pas encore terminée au moment où vous lisez
5
Où il s’agit d’une démarche de recherche sur la culture chinoise (Eyssalet, page 21).
4
ce qui n’est qu’un acte de naissance d’une recherche plus vaste. Cette forme écrite
constitue donc la mémoire d’un cheminement, certes très personnel et encore inachevé,
qui a conscience de l’héritage, écrit ou non, transmis par son ascendance. Rien ne se
crée, tout se transforme. L’effort didactique que j’ai consenti, a permis d’initier cette
transformation en moi, et est dévoué à une descendance que j’espère bienheureusement
comblée.
Mon travail prend en considération les limites de mon expression, et de
l’expression langagière en général, voulant s’inscrire dans une sage et ancienne tradition
qui n’est peut-être pas uniquement chinoise et taoïque. Pour l’heure, voyons ce que nous
apprend Lao Tseu dans le TTK, en commençant par la thématique du langage.
5
PREMIÈRE PARTIE :
Etude thématique du Tao Te King (attribué à Lao Tseu)
Comme nous allons le découvrir, j’ai regroupé sous le terme générique de ce
thème un ensemble qu’il nous faut considérer en préalable. Les chiffres situés en début
de ligne correspondent aux numéros des chapitres, tels qu’ils apparaissent dans la
version traduite par Larre. Il m’a paru utile de citer directement dans le corps du texte,
des extraits, voire l’intégralité de certains chapitres choisis, afin de faciliter la
compréhension et le travail de lecture (ces passages seront identifiés en étant soulignés).
L’avantage est également pédagogique, permettant, par la répétition au cours de mon
exposé de certains passages, de faciliter ainsi l’imprégnation du lecteur. L’inconvénient
majeur de ce choix est la masse du texte qui s’impose au lecteur. Le volume de ce
mémoire comporte donc beaucoup de citations de la version de Larre.
A ce propos, le choix de cette traduction m’a été imposé par l’apparente
unanimité qu’elle rencontre, encore aujourd’hui, chez de nombreux auteurs. Etant une
version « française », elle est nécessairement différente de l’original. Elle y perd, elle y
gagne. Je me suis donc permis de compléter la vision de son auteur par trois autres
versions, très diverses dans leur approche (vous trouverez les références de ces
traductions en fin d’ouvrage).
C’est également la conscience des limites de la traduction qui m’a encouragé à
réaliser l’étude de caractère que vous trouverez en seconde partie. Vous pouvez vous y
reporter à tout moment, mais sachez que certaines réflexions suivent le développement
de cette première partie.
LANGAGE :
1 : La voie qu’on peut énoncer N’est déjà plus la Voie Et les noms qu’on peut
nommer Ne sont déjà plus le Nom Sans Nom commence le Ciel Terre. Ainsi commence
cette version du TTK (d’autres versions, dont notamment celle qu’a traduite récemment
Lévi, présentent un ordre de chapitres différents). Nous pouvons déjà prendre ce
commencement, comme un avertissement, préalable à la lecture de cet ouvrage. Lao
Tseu, semble nous dire que ce classique sur la Voie, qu’on ne peut énoncer dit-il, en tant
qu’énoncé de la Voie, ne peut remplir la promesse nommée en son titre. Il nous la
présente sous un nom « la Voie », spécifiant qu’elle n’en a pas. Il nous prévient que tout
ce qu’il appelle « la Voie » dans ce recueil, n’est déjà plus « La » voie, et qu’elle ne peut
nous y apparaître que dénaturée.
Il initie aussi avec ce chapitre inaugural le thème du langage, qui se prolonge avec celui
de la représentation que l’on se crée de la réalité. Le langage permet de dire par la
parole ce que je connais de cette réalité vécue. Ce thème général se développe donc
dans ceux de la parole et de la connaissance.
25 : Nous ne connaissons pas son Nom, Son appellation est la Voie, A défaut de
son véritable nom, On la dénommera Grande. Ce chapitre confirme le premier. Nous la
nommons « la Voie » parce qu’il faut bien la nommer par un vocable, à défaut d’un
autre, si l’on veut en parler. On peut la dénommer « la Voie », mais aussi « Grande ».
Lao Tseu introduit ici le thème de la connaissance, et particulièrement celui de la
connaissance de Tao. Il ne dit pas que nous ne connaissons pas le Tao : il dit que nous ne
connaissons pas son nom. Soit le Tao a un nom et nous l’ignorons, soit d’où il vient il
n’y a pas de nom. Pourtant au niveau de l’homme, il faut des noms pour dire les choses,
pour se les représenter. On a donc alors conscience que les appellations choisies pour
dénommer ce qui n’est pas nommable ont été choisies avec le plus grand soin. Les
formes qui les écrivent et les fixent momentanément (l’écriture chinoise n’ayant cessé
6
d’évoluer) doivent aussi rendre compte de toutes la prudence de ceux qui la nomme
« innommable ».
32 : La Voie Toujours sans Nom et nature Malgré son insignifiance Nul au
monde ne peut l’asservir. Bien que sans nom, la voie est « Grande », si grande que
personne ne peut la manipuler. Elle excède tout, même si elle est insignifiante. Ce
chapitre mentionne clairement que « Tao » ne présente aucun signe, qu’il n’est pas
« perçu » par l’homme, et qu’il est pourtant dénommé grand (voir le chapitre 25). Cette
insignifiance qui ne peut être asservie crée un des fameux paradoxes qui sont si souvent
relevés par les auteurs à propos du TTK. Nous verrons que les figures paradoxales, qui
participent au style et à l’effet du TTK, ne sauraient êtres considérées que comme
simples « effets de style », ou encore points de vues différents de l’auteur, par rapport au
commun, exprimé de manière à « choquer », à surprendre le lecteur : en effet, ces
fameux paradoxes révèlent les faux-semblants. Ainsi peut-on déjà dire pour nous mettre
l’eau à la bouche, que : la Voie ne parait pas mais elle est ; elle nous semble
insignifiante, petite, mais elle a quelque chose de grand, de puissant, d’indomptable.
Outre ce que cela nous dit sur la voie, et peut-être encore plus important, c’est la
conscience de ceux qui formulent cette pensée, de la possibilité que nos sens soient
limités, et notre connaissance tronquée. C’est un thème assez récurrent du TT, sur lequel
nous reviendrons.
78 : La parole véridique sonne comme paradoxe. Larre traduit ici ce que nous
venons d’aborder à propos des paradoxes. Cette traduction est l’exemple typique de
passage qui suscite l’intérêt du lecteur attentif : nous aimerions savoir à quelle réalité
chinoise se rapporte exactement le mot français « paradoxe ». Je n’ai malheureusement
pas pu étudier ce point d’intérêt.
21 : De l’antiquité à ce jour elle maintient son Nom Présidant à la succession de
tous les êtres. Elle maintient le nom qu’on lui a donné. A un certain niveau, elle possède
donc bien un nom. TT qualifierait ce niveau d’ « humain ».
41 : Mais la Voie retirée et Sans nom Est celle qui aide et qui achève. Avec le
chapitre précédemment cité (le chapitre 21) et celui-ci, Lao Tseu suggère que la Voie
réalise Tout.
73 : La Voie du Ciel vainc sans s’affronter On lui obéit sans qu’elle ait à parler
On vient à elle sans qu’elle ait convoqué Sans effort elle dispose tout avec sagesse. Elle
réalise Tout sans effort, point sur lequel nous reviendrons à propos du thème du « Wu
Wei ». Nous remarquons particulièrement ici que la voie ne parle pas, ou qu’elle n’a pas
besoin de le faire pour que nous lui obéissions. Elle fait passer un ordre, tout en étant
muette, insignifiante, imperceptible, ordre que nous suivons tous, ordre que nous ne
pouvons ignorer. L’obéissance dont il s’agit est plus inconsciente que consciente : ne
percevant pas d’ordre, comment pourrions-nous y répondre consciemment ? Si la voie
ne parle tout simplement pas, jamais, il est logique qu’à son niveau il n’y ait pas de
nom, qu’elle n’ait pas de nom. Son nom lui serait inutile.
70 : Mes paroles si faciles à comprendre Si faciles à mettre en pratique Personne
ne les comprend Personne ne les pratique Ces paroles ont un Ancêtre Cette pratique a un
seigneur. Lao Tseu se plaint que l’on ne comprenne ni ne mette en pratique ses paroles.
Cela tend à prouver que les paroles ne sont pas efficaces. Cela tend à prouver que
l’humain ne sait pas voir le trésor caché dans la parole sincère et fade. Le chapitre se
termine ainsi : C’est ainsi que les Saints Vêtus de grosse toile Cachaient en eux un jade.
La Voie ne se fatigue pas à faire d’effort inutile, voire contre-productif de parler. Sa toile
la rend invisible, et sa valeur est inestimable. Lao Tseu déplore que l’être humain ait
perdu la Voie (Ainsi la Voie perdue on eut la vertu La vertu perdue la bienveillance,
chapitre 38) puisqu’il ne la pratique pas. Mais la Grande Voie périclita Alors régnèrent
Bienveillance et Justice Intelligence et Savoir-faire apparurent Ce fut la Grande
hypocrisie Les Six relations se désaccordèrent (…) Les pays connurent l’anarchie
7
(chapitre 18). Les Ancêtres représentent l’ascendance, dont découle ces paroles, ils sont
leur origine.
19 : Voilà trois points Difficiles à exprimer Ils se rattachent au précepte
Regardez le Simple Embrassez le Brut Soyez désintéressés Soyez sans désirs. Sans
entrer dans le détail des trois points évoqués à la fin de ce chapitre, nous remarquons
que le langage ne parvient pas « facilement » à exprimer, alors que c’est sa fonction
« supposée ». Lao Tseu exprime tout à fait clairement la difficulté qu’il a, ou que
l’homme rencontre à exprimer. Nous pouvons alors, à l’occasion de ce passage, prendre
conscience des limites potentielles du langage, avec lequel nous communiquons
quotidiennement, et qui est aussi l’épine dorsale de notre pensée.
La Voie, comparativement à ces trois points, est infiniment plus difficile à
exprimer au point qu’elle n’a pas de nom.
56 : Qui sait ne parle pas Qui parle ne sait pas. Lao Tseu, conscient de la
difficulté que l’on rencontre à exprimer des choses véridiques, qui « sonnent » alors
comme paradoxes, conclut dans ce chapitre que celui qui sait ne parle pas. Cela ne
l’empêche pas de pouvoir communiquer son savoir, par un enseignement sans parole :
Aussi les Saints oeuvraient selon le non-agir Et s’adonnaient à l’enseignement sans
parole (Chapitre 2 du TTK). L’enseignement sans parole L’avantageux du non-agir Peu
au monde y atteignent (chapitre 43). Cette façon de transmettre et d’apprendre est liée à
ce « laisser-aller » qu’est le non-agir, le Wu Wei que nous allons rencontrer plus loin.
Lao Tseu dénonce indirectement le foisonnement des « cent écoles » et de leurs maîtres,
dont le clientélisme n’est peut-être finalement que la seule motivation. La meilleure des
pédagogies est encore de faire et de montrer, plutôt que d’expliquer par la parole.
81 : La parole authentique N’est pas séduisante La parole séduisante n’est pas
authentique Le Bien n’argumente pas L’argument ne fait pas le bien La connaissance
n’est pas le vaste savoir Le vaste savoir ignore la connaissance. Le début du chapitre 81,
qui clot le TTK, est assez clair. Il présente l’avantage de rassembler plusieurs aspects
liés au langage. Il mentionne notamment ce que l’on pourrait appeler la rhétorique, qui
confère du pouvoir à celui qui argumente bien, travestissant ses intentions fallacieuses
en parole séduisante. Le pouvoir ainsi conçu, ne peut causer que du tort. Dans le même
ordre d’idée, la connaissance dont on fait étalage est souvent utilisée afin de conquérir
l’ascendant sur l’autre, dans le but d’obtenir du pouvoir, si minime soit-il. Certaines
personnes connaissent donc bien les mécanismes et les limites du langage. Certaines les
utilisent, consciemment ou non, et ne font pas le Bien. Les autres ne les utilisent pas. Ils
se taisent, ou tout au moins ne parent pas leurs propos d’atours aguichants. Ils se
meuvent dans la fadeur, qui subtile, ne laisse couler que l’essence, le nécessaire, en un
mince filet.
32 : Mais a commencé la taille On a eu des Noms Et les Noms se sont multipliés
Il faudrait arrêter le savoir Savoir s’arrêter. Nous voyons avec ce chapitre que les noms
découpent « le réel », ils permettent de mettre une étiquette sur nos perceptions. Ce type
de savoir n’est en fait qu’un simulacre de savoir, qu’il s’agirait de savoir arrêter. Nous
avons vu dans le chapitre 81, qu’il existe un vaste savoir. Ce savoir est estimable : Qui
aura dans la main la Voie antique Pourra conduire le présent Ce savoir de l’antique
genèse On l’appelle Déroulement de la Voie (chapitre 14). Il existe donc différents
niveaux de savoir : celui qui consiste en la découpe inexorable et inutile, collectionnant
des morceaux de plus en plus petits du réel ; celui, qui, vaste, englobe tout.
47 : Plus on va loin Moins on saura. Ce chapitre confirme que plus on découpe et
moins la vaste vision d’ensemble sera atteinte. Le contexte du chapitre ne fait pas
directement référence à ce découpage du chapitre 32, mais connaître tout sans avoir à se
déplacer revient au même : nous avons la capacité de nous arrêter, de ne pas poursuivre
le chemin vers la multitude infinie des découvertes du monde. Recenser les
innombrables différences du monde, si merveilleuses soient-elles, nous est d’aucune
utilité. C’est une tâche insurmontable, et l’on s’y perd en efforts, on s’y use.
8
10 : Saurez-vous le (le peuple) garder éloigné du savoir. Ce type de passage du
TTK peut déstabiliser ou effrayer plus d’un lecteur. Mais il faut bien se rendre compte,
qu’après imprégnation du texte, ce type d’incompréhension, de contradiction avec le
reste de l’œuvre, se dissout totalement. Le savoir dont il s’agit ici, est le simulacre du
savoir, qui se tartine comme la confiture, pour tenter inutilement d’appâter le gourmand.
48 : Pour l’étude Tous les jours un peu plus Pour la Voie Tous les jours un peu
moins. L’étude peut être assimilée à la recherche du savoir, d’un savoir. Pour combler ce
désir de savoir, il faut en faire toujours plus, en savoir toujours plus. Cela laisse moins
de temps et de place à la Voie, à la pratique de la Voie.
20 : Rompez avec l’étude vivez sans souci (…) Et tant d’autres questions qui ne
veulent rien dire. Avec ce passage Lao Tseu nous conseille ou nous intime d’arrêter
l’étude, comme il nous disait d’arrêter le savoir (chapitre 32) : Il faudrait arrêter le
savoir Savoir s’arrêter Ce serait le salut. Ce serait la fin des soucis que cause le désir de
remplir un puits sans fond. Il faudrait briser cette soif de connaissances.
Il est dès lors délicat d’envisager une recherche. Je me suis demandé à maintes reprises
si mon étude ne devait pas être abandonnée. J’ai buté sur des soucis d’approche, sur des
problèmes de méthode, sur la façon de présenter le sujet. Je n’étais que trop conscient
du fait qu’un tel exercice de recherche et de mise en mémoire revêtait nécessairement
un aspect spéculatif, qui aurait tendance à m’éloigner de mon cap. Et Lao Tseu me
déconseillait de poursuivre. Devant la somme de travail que je pouvais estimer, je
m’imaginais en faire tous les jours plus, et y perdre la raison. On parle, on parle, on
suppute à l’infini Mieux vaut garder le Centre (chapitre 5). Au lieu de cela, je
découvrais de nouvelles voies explorables, je me perdais en possibilités, et toujours plus
de références, de notes.
Pourtant je suis retombé sur un passage souligné de mon exemplaire du Su Wen :
« Si on cherche au sujet d’une question si minime qu’elle soit, la voie (Dao) du yin et
du yang, de l’orientation opposée ou correcte et de l’élément fondamental et de
l’accessoire ; on pourra obtenir de grands succès » (chapitre 65, Tome II, page 202).
Puis un peu plus loin, même page :
« On commence à étudier minutieusement de petites questions et on obtient alors
beaucoup de résultats, ou on se base sur un phénomène tout à fait courant et le
résultat qu’il amène peut se développer jusqu’à l’infini. En tout cas, la connaissance
de l’un des facteurs précédents (yin-yang, ni-tsong, biao-ben), fait découvrir les
effets nocifs des cents maladies. Depuis la surface on peut arriver jusqu’à la
profondeur, une connaissance des phénomènes actuels peut faire prévoir l’avenir ».
Le Su Wen m’a remis sur la voie : prévoir l’avenir, on peut conduire le présent.
Le chapitre 14 du TTK mentionne cela : Qui aura dans la main la Voie antique Pourra
conduire le présent Ce savoir de l’antique genèse On l’appelle Déroulement de la Voie.
Peut-être mon étude n’était-elle pas si vaine, le savoir escompté se rapprochant de cette
antique origine.
Les grands adeptes de l’Antiquité Etaient de subtils initiés au mystère originel
Ces hommes impossible de les comprendre Contentons-nous d’en évoquer la manière
(chapitre 15 du TTK). Si il est toutefois illusoire d’espérer atteindre cette origine, et d’y
côtoyer ces initiés, on peut toutefois encore espérer évoquer quelque chose d’eux.
Seulement une lueur de connaissance Me serait-elle donnée Que je m’avancerais
sur la Grande Voie Craignant rien tant que d’en dévier (53).
Ce premier thème a permis de relever le problème du langage, et partant de là,
de la connaissance. La relative mutité du Yi Jing révèle par son silence la même mise en
9
garde sur le langage et le savoir. Les limites de mon étude se posent d’elles-mêmes, et
mon travail est forcément spéculatif. Il ne serait sinon que paraphrases et citations. Je
m’efforce donc de garder la réserve et le recul nécessaires à une vision d’ensemble,
tentant de garder le centre malgré mes supputations, et de trouver l’équilibre entre
l’objet et le sujet.
TT met en garde sur l’impression de pouvoir s’affranchir de ses idées
préconçues. Il dit : « A la vérité, dire qu’il est possible d’établir des jugements de valeur
avant que les idées préconçues n’aient déformé notre esprit serait comme de prétendre, à
la façon d’un sophiste, « être parti aujourd’hui pour Yue alors qu’on y est arrivé hier »
(TT, Lévi, page 21). TT développe les thèmes du langage et de la connaissance : « C’est
pourquoi le sage ne s’abandonne pas au prestige fallacieux des mots, mais se laissant
illuminer par le Ciel, il se conforme aux circonstances » (Lévi page 22). Il jette les
limites de la connaissance : « S’abstenir de chercher à connaître ce que la connaissance
ne peut connaître, voilà le mieux » (Lévi page 26).
« Toi, tu te laisses distraire par le monde extérieur et tu épuises tes esprits
vitaux ; tu pérores du haut de ta chaire pour t’assoupir ensuite épuisé sur ton accoudoir,
ce corps que le ciel t’a offert tu l’uses dans de vaines arguties » (Lévi, page 52).
« Tandis que fatiguer son esprit à distinguer les choses une à une sans voir qu’elle sont
identiques c’est ce que j’appelle « trois le matin »6 (Lévi, page 23). « Ainsi Houei Cheu
a-t-il fini par sombrer dans l’obscurité avec ses distinctions entre le blanc et le dur »
(Lévi, page 24). Ces passages montrent que l’on se perd en paroles, en distinctions, et
que l’on risque d’y perdre la santé physique et mentale. Cela nous intéresse en temps
qu’acupuncteurs, soucieux de notre propre bien être, ainsi que de celui des autres. Lao
Tseu partage ce point de vue, et le manifeste en de nombreuses occasions. Nous allons
découvrir que le TTK est aussi un ouvrage concernant la santé, avec le thème suivant :
Hygiène.
La Grande éloquence un bredouillis (45).
HYGIÈNE :
Je présente brièvement ce thème seulement pour valider le fait qu’il existe au
cœur du TTK une réflexion sur la santé. La pensée de Lao Tseu peut utilement aiguiller
notre conception et notre pratique de l’acupuncture. Nous reviendrons sur la majorité de
ces passages dans d’autres thèmes.
3 : Quand ce qui excite les désirs n’est plus étalé Les gens ne sont plus troublés
dans leur cœur Les Saints eux vidaient les cœurs Emplissaient les ventres Pliaient les
vouloirs Endurcissaient les os. Lao Tseu mentionne à plusieurs reprises le cœur et le
ventre. Ici il les associe avec le « vouloir » et les os. Il conseille véritablement de ne pas
troubler le cœur et donne deux indications à ce propos : éviter de l’exciter par le désir, le
vider (de ses désirs superflues). Il rejoint ainsi la ligne de conduite mentionnée dans le
premier chapitre du Su Wen, concernant ce que l’on peut appeler l’hygiène générale de
la vie.
« On se contente alors d’une nourriture simple, d’habits modestes, et de la vie
ordinaire, coutumière. La noblesse, la richesse, ou l’infériorité et la pauvreté ne
changent rien et l’on ne se perd pas en envies ou besoins déraisonnables. Ainsi, les
regards ne sont plus attirés pas les passions, les désirs exagérés ne peuvent plus troubler
l’esprit. L’homme, stupide ou intelligent qui ne se laisse pas aller vers des plaisirs
matériels et suit sa raison, la vraie voie, pourra vivre jusqu’à cent ans sans que sa santé
dépérisse » (chapitre 1, tome I, page 20).
6
« trois le matin », c’est une distinction faite par des singes (manifestée par leur
mécontentement) entre deux régimes alimentaires qui ne diffèrent que de l’inversion
d’une quantité de châtaignes distribuée, entre soir et matin (la quantité restant la même à
l’échelle de la journée).
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Le Su Wen ne fait pas de distinction inutile entre le riche et le pauvre,
l’intelligent et le stupide. Il indique que ce qui compte c’est l’esprit libre : « Ainsi, un
esprit libre amoindrit les désirs, une conscience tranquille chasse la crainte, le travail ne
provoque plus la fatigue. Plus l’énergie se laisse aller sur la voie naturelle, plus l’esprit
sera satisfait de son désir » (idem, page 19). Le chapitre 25 du Su Wen précise que :
« Le but principal de l’acupuncture est de soigner d’abord le shen », c’est à dire l’esprit,
ou l’ensemble des esprits qui nous animent (Tome I, page 265). Il convient donc de
libérer les esprits, par l’acupuncture, et par une hygiène appropriée. Il convient de
remplir les ventres et de renforcer les os, afin que l’on puisse conserver et entretenir sa
forme, la développer.
12 : L’amour des objets rares égare la conduite Les Saints eux Etaient pour le
ventre pas pour l’œil Ils rejetaient l’extérieur et s’en tenaient à soi. Le véritable besoin
concerne l’intérieur, représenté par le ventre ici, et l’extérieur nous fournit ces besoins.
Certaines variations de conditions extérieures entraînent des besoins spécifiques, mais
ne doit pas exciter outre mesure nos envies, et créer des besoins accessoires.
53 : On crève d’alcool et de bonne chère. L’excès n’est pas souhaitable. Il
dérègle, entraîne la maladie et fait mourir prématurément.
24 : Pour la Voie c’est « Excès de nourriture et tumeurs » Pratique qui à tous les
êtres répugne L’homme qui possède la Voie s’y refuse. Les excès dont il s’agit, sont les
efforts déployés vers l’extérieur : se faire valoir, agiter son succès, vanter ses exploits.
Ils se répercutent symboliquement sur notre « appétit » de la vie, et sur notre état de
santé.
52 : Bouchez les orifices Fermez les portes Au terme de vos jours Vous ne serez
pas épuisé Ouvrez les orifices Noyez-vous aux affaires A votre dernier jour Vous serez
sans secours. Lao Tseu conseille donc de fermer au maximum nos orifices, qui servent à
percevoir cet extérieur plein d’attrait, à l’ingérer, et à en rejeter la partie devenue inutile.
Le chapitre 56 répète mot pour mot Bouchez les orifices Fermez les portes, et renforce
le conseil donné au chapitre 52.
13 : Que veut dire Honneurs Catastrophes sont corporels Sinon que la
Catastrophe atteint en nous le corps Hors de ce corps Quelle catastrophe pourrait nous
atteindre. L’intégrité du corps est primordiale, même si l’on ne peut l’empêcher de subir
des modifications « normales ». Il faut donc s’évertuer à conserver ce corps en condition
de santé. Garder ce corps sain est certainement une condition pour libérer l’esprit.
33 : Conserver ses moyens est durer Mourir sans périr c’est la Longévité. Tous
les moyens, ce sont ceux de l’ensemble du corps-esprit. Comme dans le Su Wen et dans
le TT, le TTK insiste sur l’importance de la longévité de la vie.
39 : Dès le temps ancien possèdent l’Un (…) Les Dix mille êtres pas leur
vitalité. Ce chapitre souligne que notre vitalité est dans l’ordre des choses, c’est en
quelque sorte le « premier ordre ». Une vie est donnée, créée, elle l’est pour durer un
temps défini, et l’on doit l’amener jusqu’au terme de cette durée.
44 : Le renom ou la vie A quoi tient-on d’abord La bourse ou la vie A quoi tienton le plus. Lao Tseu nous confronte à un choix de priorité. Il nous confronte à une
évidence : à quoi serviraient renom ou bourse sans la vie, véritable richesse.
51 : Nul n’en donne l’ordre C’est l’Ordre naturel (…) Présider à la vie et ne pas
la sacrifier C’est là la Vertu originelle. Conserver sa vie est dans l’ordre naturel des
choses. Lorsque la perspective de la mort est imaginée ou approche, elle nous plonge
dans l’effroi, et nous fait horreur. Ce sentiment nous pousse à tout faire pour la
conserver. Nous pouvons faire tous les jours en sorte d’entretenir convenablement notre
vie, afin d’être finalement très peu confronté à cette horreur, qui traduit l’urgence, qui
11
demande un effort brutal, et entraîne peut-être une solution pas complètement adaptée.
Le Su Wen souligne, nous l’avons vu au chapitre 1, que la crainte doit être chassée. Il
précise au chapitre 5 que : « Les précautions que les gens sages prennent à l’égard de
l’harmonisation du yin et du yang l’emportent donc sur l’insuffisance des soins tardifs
des gens ignorants » (tome I, page 64). « C’est pourquoi les hommes saints préféraient
la protection des êtres sains au traitement des êtres malades » (chapitre 2, page 29).
59 : Il n’y faut rien moins que la frugalité (…) Cela c’est La Voie Dont la racine
profonde et solidement plantée Donne la Longue vie et la durable Vision. Longue vie et
durable vision semblent liées. Il faut pour les entretenir connaître ses besoins
minimums, et vider son cœur.
29 : La vérité des choses c’est que les êtres S’avancent allègrement puis se
mettent à suivre Respirent légèrement puis se mettent à souffler Deviennent puissants
puis se mettent à faiblir On commence à s’élever puis on se met à descendre. Même si
la vie doit être chérie comme le plus important des trésors, il ne faut pas oublier que sa
nature est de changer sans cesse, au point même de disparaître à nos sens.
50 : On sort c’est la vie on rentre c’est la mort. 74 : Le constant met à mort
(Larre précise que le constant est La Voie du Ciel). On ne peut ignorer l’une des seules
certitudes que l’homme peut formuler sans risquer de se tromper : la vie cesse un jour,
totalement, sinon d’apparaître sous la forme que nous lui connaissons quotidiennement,
ordinairement.
44 : Le renom ou la vie A quoi tient-on d’abord La bourse ou la vie A quoi tienton le plus S’attacher à la vie ou accepter de la perdre Lequel fait le plus mal (…)
Content de peu n’a pas à craindre Qui saura s’arrêter se préservera Il pourra s’assurer la
Longévité. Même si la vie est notre plus grande richesse, elle évolue et finit par
disparaître. Le contentement vient à celui qui accepte ce peu, qui accepte de perdre cette
grande vie rendue petite par la mort. La mort est une évidence qui, reniée, rend « mal »,
mécontent.
46 : Il n’y a pire malheur que l’insatiabilité Pire malédiction que le désir de
posséder Mais il y aura toujours suffisance Pour qui se suffit de ce qui suffit. Ce chapitre
peut se décliner sur le thème de la vie. L’ardeur de vivre poussée à son paroxysme, tient
de la cécité tant sensorielle que mentale, car elle procède de l’ignorance d’une réalité
des plus criantes. Le désir de posséder jusqu’à sa propre vie est considéré comme
malédiction. Se suffire du nécessaire, du peu, voici la Voie. Eviter l’orgie quotidienne, et
la dissipation des forces, connaître ses véritables besoins, ses appétits incompressibles,
et ne pas passer la mesure.
75 : Seuls ceux qui ne vivent pas pour vivre Sont assez sages pour apprécier la
vie. Accepter la mort, n’est pas nécessairement la désirer. Ouvrir les yeux sur une
évidence ne peut en principe pas nuire. Tout comme les expressions « vidaient les
cœurs », « pliaient les vouloirs » (chapitre 3), parler de la mort et de son acceptation,
peut déranger et choquer, mettant en fait le lecteur face à son propre malaise, face à son
trouble. Cela résulte d’un défaut de conception, d’une vision « troublée », d’un refus de
voir la vie telle qu’elle est. Refusant la vie telle qu’elle est, on se refuse également ses
réjouissances.
Avec ce thème nous constatons qu’au cœur de la pensée de Lao Tseu se trouve
une réflexion sur la vie humaine, sur la vie en particulier, sur le cours des choses en
général. La valeur de la vie se situe à différents niveaux. Il faut déjà reconnaître son
importance primordiale, par rapport aux choses extérieures. Ce stade accédé, force est
de constater qu’elle est transitoire, parce que non fixe, sans cesse changeante, elle vient
à s’éteindre. Le « bonheur » est un guide vers cette voie, le contentement nous attendant
à chaque embranchement, pour qui sait le reconnaître, même petit.
Le Su Wen nous met tous en garde, étant tous, à un moment donné, en ce point
12
de la progression : « Ils ne comprennent pas que la plénitude de leurs forces agit
facilement et dangereusement sur leur esprit. S’ils ne prennent pas garde, cela pourrait
les inciter à céder abusivement à leur désirs, et ils obtiendraient un résultat contraire à
une vie heureuse » (chapitre 1, Tome 1, page 19). Il mentionne évidemment la première
des mesures à prendre, qui consiste en l’adéquation de l’alimentation par rapport à ses
besoins : « Ainsi en suivant l’harmonie des cinq goûts, ni en trop ni en moins (…). C’est
là une des meilleures façons pour soutenir l’énergie de l’essence » (chapitre 3, Tome 1,
page 37). Il est totalement homogène avec la pensée de Lao Tseu : « ceux qui
connaissent bien la constitution corporelle humaine et son destin final, ne tiennent pas
alors à7 leur propre vie. De sorte qu’ils ne se trompent pas sur la voie (dao) et
connaissent jusqu’à l’extrême, la voie principale. Cela s’appelle la sagesse » (chapitre
39, tome I, page 361).
La longue vie pose la question de l’immortalité souvent mentionnée à propos de
la « quête taoïque ». Il y a certainement eu « quête d’immortalité », qui a amené à
conclure qu’elle n’est pas (le cas échéant) de ce monde, tel que nous le percevons et le
concevons. Cette Quête a sans doute amené à réaliser des découvertes majeures pour le
destin humain, comme dans toutes les civilisations anciennes. Nous y reviendrons plus
loin dans le cours de l’exposé.
Le TT évoque bien sûr aussi ce qui finit par devenir une évidence : « Le désir de
gloire trouble la vertu et de l’astuce naît l’esprit de compétition » (chapitre IV, page 35).
« Chacun doit accomplir sa tâche en oubliant sa personne, sans se laisser un seul instant
troubler par l’amour de la vie et la peur de la mort. Vous devez accomplir votre
mission8 » (chapitre IV, page 39). Un passage plus long est extrêmement intéressant :
« Les hommes authentiques de jadis ne savaient pas ce que signifiait se réjouir
de la vie, pas plus qu’ils ne savaient ce que signifiait avoir peur de la mort, aussi nulle
joie en entrant, nulle protestation en sortant. Insouciants ils s’en venaient, insouciants ils
s’en allaient. Gardant en mémoire le pourquoi de leur origine, ils ne se tourmentaient
pas du pourquoi de leur trépas. Ils étaient heureux de ce qu’ils recevaient en partage et
le restituaient sans un mot à leur disparition. Voilà qui s’appelle ne pas forcer le cours
naturel des choses par l’intervention de la conscience, ni seconder la part céleste qui est
en soi par l’humain » (chapitre VI, page 54).
Nous reviendrons sur un autre chapitre du TT, le troisième, consacré à l’Hygiène
de la vie. Pour l’heure, passons du niveau humain à celui du Ciel Terre, pour
appréhender, entre autres choses, son rapport à la durée. Nous avons vu dans
l’introduction que le Ciel et la Terre pouvaient être considérés comme des représentants
respectivement du Yang et du Yin. Le couple Yin Yang apparaît une fois dans
l’ensemble du TTK, au chapitre 42. Il est donc intéressant de se pencher sur
l’occurrence du ciel et de la terre dans les classiques.
Revenir à sa racine c’est la Quiétude
C’est accomplir son destin (16).
CIEL TERRE :
1 : Sans Nom Commence le Ciel Terre. Le ciel terre est né du Sans Nom, de la
Vie, du « Tao ». Le fait de mettre dans la version française l’ensemble « Ciel Terre »
7
Je me suis permis d’ajouter à la version du Su Wen que je possède ce « à » sans lequel
la phrase n’a aucun sens. De nombreuses corrections sur le Tome I apparaissent en
début de Tome II, afin de corriger un certain nombre d’erreurs. Celle-ci n’y apparaît
pas : à vous de juger.
8
La mission dont il s’agit est celle d’un duc qui part conduire une ambassade et qui se
trouve malade par l’importance de la charge, et le poids qu’elle fait peser sur son
organisme. Il est tout aussi possible de lire : « Vous devez accomplir votre mission »
comme un : Tu n’as d’autre choix que d’accepter ta vie et la mission qui s’y rapporte.
13
tend effectivement à faire ressentir l’union que ce couple crée (et/ou qui le crée). Il
semble que le couple Ciel T soit intimement lié au Tao. Ce constat nous rapproche de la
phrase énoncée dans l’introduction : Un Yin Un Yang tel est le Dao. Une différence, qui
n’est peut-être pas significative, réside dans la séparation entre Yin et Yang, et la liaison
(quasi) permanente du « Ciel Terre ». Nous verrons comment nous pouvons comprendre
cela.
7 : « Le Ciel dure et la Terre demeure » Oui le Ciel Terre dure et demeure Mais
c’est parce qu’il ne vit pas pour lui même Qu’il peut jouir d’une vie qui ne finit pas.
Dans ce chapitre Ciel et Terre sont d’abord dissociés pour être au vers suivant
rassemblés (une différence syntaxique apparaît au premier coup d’œil lorsque l’on
observe les caractères qui les composent). Ce qui est important par-dessus tout, c’est
leur(s) capacité(s) à durer, à vivre éternellement.
25 : Une chose faite d’un mélange Est là avant le Ciel Terre. Le Ciel Terre
procède d’un mélange innommable, une unité que l’on dit inconditionnée, car
imperceptible. Or, cette unité devient perceptible dans l’union du Ciel Terre. L’humain a
très rapidement dû constater un Ciel différent d’une Terre, et dont l’ensemble crée une
Unité.
32 : Si seulement barons et princes savaient la tenir (la Voie) (…) Ciel et Terre
uniraient leurs influx Et descendrait la douce rosée. Ce passage confirme que Ciel et
Terre par leur union créent des phénomènes que l’homme perçoit. C’est donc qu’ils
communiquent par un espace commun, ou bien encore qu’ils créent à eux deux cet
espace commun.
5 : L’intervalle Ciel Terre Est comme le soufflet Il se vide sans se lasser Actionné
il veut souffler encore. Il existe donc un espace commun au Ciel et à la Terre, dont le
mouvement est comparable à celui d’un soufflet se vidant, à celui d’une respiration, ou
d’une expiration. Il n’est pas possible de déterminer avec ce passage si l’espace
commun ne comprend qu’une partie des deux entités perçues, ou s’il s’étend jusqu’à
leurs limites respectives. S’ils sont produits d’un unique mélange, il est fort possible que
cet espace commun soit en fait leur réunion.
Nous pouvons envisager que le Ciel et la Terre aient été perçus comme deux
espaces, différents (ce que tend à confirmer l’analyse des caractères : se référer à la
seconde partie). Ces deux espaces sont à la fois en contact, puisqu’ils s’unissent, à la
fois séparés, puisque l’un détermine le haut, l’autre le bas. Chacun serait donc une des
deux parties rigides du soufflet, et l’espace compris entre ces deux parties. Cela permet
de comprendre tantôt leur séparation (la perception que nous avons d’eux) tantôt leur
union, leur fonctionnement n’étant possible que parce qu’ils travaillent ensemble, sans
s’arrêter. Selon l’image consacrée, ce serait ce fonctionnement, ce mouvement qui
créerait le souffle qui traverse tout cet intervalle, et qui anime tout, comme le vent agite
les feuilles de l’arbre, et ondule la surface de l’eau. La réunion de ces deux espaces crée
ainsi un espace immense, qui s’étend aux confins de l’univers, et dont on peut percevoir
une qualité plutôt subtile, légère, impalpable en haut, plutôt dense, lourde et palpable en
bas.
23 : Une bourrasque ne dure pas la matinée entière Une averse ne dure pas
jusqu’à la fin du jour Et qui en est l’auteur Le Ciel Terre Le Ciel Terre n’est pas
indéfiniment endurant Que dire alors de l’homme. Ce bémol vient nuancer le ton
général du discours de Lao Tseu : l’infatigabilité du Ciel Terre semble être remise en
question. Le Ciel Terre est sans cesse animé, et souffle sans discontinuer, mais ses effets
varient certainement, selon la qualité de ce que le souffle rencontre, de ce que le souffle
transforme, et ce qui transforme le souffle en retour. La respiration est un phénomène
continu, et elle présente des phases d’activités intenses, et de repos.
Nous pouvons tout de même envisager que le Ciel Terre se repose aussi, ou
change parfois. Un passage du Su Wen confirme la possibilité de changement y compris
la disparition d’étoiles, comparable à la mort d’une partie du ciel nocturne. « Ainsi,
14
parmi les neuf étoiles, il y a deux étoiles qui ont perdu de leur éclat (par la colère du ciel
et il n’en reste que sept qui brillent toujours) ; (chapitre 66, Tome II, page 216). La
conduite de l’homme a modifié en retour l’aspect du ciel, c’est-a-dire la manifestation
du souffle dans le ciel constant.
Ces chapitres montrent comment le Ciel Terre constitue un espace, qui délimite
et permet un mouvement qui ne cesse pas. L’on peut imaginer ce mouvement constant et
ses effets variables, observables autour de nous, et en nous. Les effets changent, la cause
est constante. Le Ciel Terre sait laisser la « nature »au repos, par des moments
d’accalmie. Il laisse également l’homme au repos. L’humain doit donc s’accorder le
repos, puisque tel lui ordonne le Ciel Terre.
Le Ciel Terre est comme « Tao » : ils ne font aucune distinction, n’établissent
aucun jugement, étant hors de la perception.
Après avoir introduit progressivement la notion de perception, intéressons nous
au couple Wu/You très présent dans le TTK. Ce couple est déterminant dans la
compréhension de la pensée chinoise antique (les caractères sont étudiés en seconde
partie). Il permet de définir un mode d’action, et une notion incontournable de la pensée
taoïste : le non-agir, « Wu Wei ».
Ciel Terre ignore la Bienveillance
Traitant les Dix mille êtres comme chiens-de-paille (5).
WU, YOU, WU WEI :
1 : Le toujours sans attrait Invite à contempler le mystère Et le toujours plein
d’attraits A considérer ses aspects manifestes. Larre rend Wu et You respectivement par
« sans attrait » et « plein d’attraits » dans ce chapitre. Il les introduit tels qu’ils
apparaissent à l’origine, selon l’étude étymologique. D’autres auteurs les traduisent par
« n’étant » et « étant » (Houang et Leyris, page 21), par « absence de tout désir » et
« présence du désir » (Lévi, page 95). On peut aussi les traduire par « ne pas avoir » et
« avoir ». Wu est donc compris comme une non-existence, alors que You comme une
existence.
Nous verrons que You représente ce qui a une forme, et Wu ce qui n’a pas de
forme. La traduction dans ce chapitre par sans attrait et plein d’attrait insiste sur la
nécessité que, ayant une forme et n’ayant pas de forme, implique la perception de la
forme. Partant de là, Wu (ce qui n’a pas de forme) possède peut-être une forme, mais
que nous ne percevons pas. C’est ce qu’indique l’analyse poussée du caractère. De plus,
étant représentée par une forme, un idéogramme, ce sans-forme possède au minimum la
forme de son symbole. Le sans-forme est ce qui n’a plus de forme, et avait une forme.
You, ce qui a une forme, a une forme sans cesse changeante. Cette forme
changeante peut passer par une forme imperceptible (Wu). You vient de Wu, et Wu de
You.
Wu renvoie quotidiennement à une notion de négation, puisqu’ « il n’y a pas (de
forme) ». On a tendance à oublier qu’il s’agit en réalité d’une absence de perception, qui
ne conclut en rien à l’inexistence, voire à la soustraction qu’engendre dans nos esprits le
terme « négation ». La seule soustraction que Wu évoque est celle d’une « perception ».
Et soustraire une perception que l’on a pas (eu), est le propre de l’esprit, et pas le propre
de la réalité.
2 : Ayant et n’ayant pas naissent l’un de l’autre. C’est ce que nous venons
d’exprimer à propos du chapitre 1. Nous avons vu avec le thème précédent, que tout
change sans cesse, et prend nécessairement des formes différentes. Dans cette ronde de
formes perçues, il y a un passage de la forme dans le domaine mystérieux de l’invisible.
C’est toujours un souffle qui anime une forme, qu’elle soit perceptible ou non. Cette
conception chinoise de l’absence de perception, incluse dans le modèle de la pensée,
15
leur permet d’envisager tous les possibles. Ils ne restreignent pas leur « représentation »,
et en font un espace qui excède les limites de la perception. La disparition apparente
d’un être, s’explique alors par un changement de forme : le TT débute par la
métamorphose d’un immense poisson nommé K’ouen, en un immense oiseau nommé
P’eng. L’un se mute en l’autre, et vice-versa. Si l’on n’observe plus le P’eng, ce n’est
pas parce qu’il est mort, c’est qu’il s’est transformé en K’ouen. Et quand bien même un
humain est amené à disparaître, il persiste sous une autre forme, que nous ne percevons
pas.
On peut se demander si cette conception relève d’un ancien fond culturel, basé
sur l’existence d’esprits. Ce serait logiquement le cas. De là, est-ce que cette conception
d’esprits est une « croyance » au sens pauvre du terme, c’est-à-dire non basée sur des
perceptions directes ? ou cette conception d’esprits est au contraire basée sur des
perceptions extraordinaires, qui montrent les limites de la perception ordinaire ? Nous
devons constater que dans toutes les cultures humaines, connues, sont relatées des
expériences de perceptions extra-ordinaires, brisant les limites ordinaires de la
perception quotidienne. Toutes les cultures comprennent la notion d’esprit, qui nous
« semble » parfois aujourd’hui si invraisemblable. Toutes les cultures ont connu des
expériences que l’on pourrait qualifier de chamaniques. Le TT regorge d’exemples de
voyages extatiques, ce qui ne peut prouver leur réalité tangible, mais témoigne plutôt de
l’expression incomplète de ce qui est une expérience innommable, parce que extraordinaire.
Il faut que nous gardions à l’esprit ce que nous savons des anciens peuples, qui
bien qu’éloignés géographiquement, partageaient, dans le fond, la majeure partie de
leurs conceptions. Nous sommes tous des humains. Nous vivons tous entre ciel et terre.
Ce sont de bien grandes ressemblances, en comparaison aux petites différences
d’époques, de styles de vie, de formes culturelles.
Le travail de recherche que j’ai initié est réalisable uniquement dans le cas de la
nécessaire possibilité que je partage des ressemblances avec les humains qui ont fait et
vu naître le Tao et le Yin Yang. Nos ressemblances sont la condition sine qua non à une
possible compréhension.
You pourrait très bien servir à incarner notre humanité, qui bien qu’ayant changé
d’apparence reste la même.
Wu ne nie pas l’existence d’une forme, il constate une forme imperceptible, ce
qui est radicalement différent. Wu Wei peut alors être conçu non pas comme non-agir,
ou inaction, mais plutôt comme non perception de cette forme d’action, comme action
imperceptible et pourtant agissante. Cette définition convient bien au Tao, qui,
imperceptible ne peut agir que de façon imperceptible. L’action est finalement
perceptible dans les changements perçus, qui s’opèrent « sans raison apparente », « sans
cause apparente ».
3 : Les habiles se gardaient de s’agiter Oeuvrant par le non-agir Rien n’échappait
à leur conduite. Ils agissent sans que l’on s’en aperçoive, et pourtant ils conduisent tout.
L’un des sens anciens de Wei est « conduire », comme l’on conduit une bête, en la
tenant par une longe (cela est explicité dans la seconde partie). Wu Wei est dans ce
chapitre conçu comme une conduite qui se fait sans qu’apparemment le conducteur
conduise la bête. On peut imaginer que le conducteur et la bête ne font qu’un, qu’ils
n’ont pas besoin d’échanger un signe perceptible pour aller dans le même sens. Ils
fusionnent, ensemble, et avec la Voie. En les observant évoluer nous avons l’impression
qu’aucun ne force le pas (à aucun moment). Nous ressentons parfois qu’un artiste ou un
sportif (ou toute autre personne qui effectue une action qu’il pratique sans plus y penser)
ne semble pas forcer : cela nous paraît facile. C’est qu’un certain état est atteint, qui
permet de ne plus conduire, d’être comme en « mode automatique ».
37 : La Voie constante est sans agir Et rien pourtant qui ne soit fait. Tao qui
souffle constamment ne paraît pas souffler, et il fait tout…bouger, changer. Tao est donc
le premier à fonctionner, à marcher, en mode automatique. On ne perçoit rien de la Voie,
de son mouvement, de son action, et elle réalise tout.
Billeter choisit une autre traduction pour ce passage : « Qui ne force rien peut
16
tout » (contre François Jullien, page 109). C’est lui qui, le premier, m’a permis
d’approfondir cette expression Wu Wei, et je profite de cette occasion pour l’en
remercier. Il explique très bien que Wei, n’est pas une action « naturelle », mais une
« action volontaire ». Cela implique toute une chaîne logique mettant en jeu la
conscience, qui décide et s’emploie à réaliser sa décision, même s’il s’avère qu’elle est
irréalisable. D’un certain point de vue, cette volonté peut effectivement forcer le cours
des choses. Wu Wei, est alors pris par Billeter, comme la négation de Wei,
nouvellement explicité : ne pas forcer. Je me rends compte aujourd’hui, alors que je
rédige ce texte, qu’il ne s’intéresse pas au terme Wu. Je complète donc sa remarque par
la proposition suivante pour rendre Wu Wei : ne semble pas forcer ; ou : ne paraît pas
conduire.
Il y a bien en réalité une conduite, même si elle n’est pas perceptible. Il y a bien
une conduite, même si elle n’est pas volontaire, consciente. C’est ainsi que nous
comprenons plus clairement le Wu Wei de la Voie (action, mouvement, imperceptible),
de l’homme (involontaire, inconscient, non réfléchi, spontané).
38 : La Vertu supérieure est Sans agir et Sans but La vertu inférieure agit et
poursuit ses fins. Nous trouvons ici l’expression de ce que nous venons de voir à propos
du chapitre 37. Le « non agir » est un agir sans but pré-déterminé. L’agir ordinaire
répond à une idée « fixée » à l’avance. Le problème de cet « agir » est multiple. Cette
idée fixe, déterminée dans le passé, peut éventuellement ne plus être appropriée au
moment où elle se réalise. L’action ne suit peut-être plus le mouvement principal dans
lequel elle s’inscrit, et elle demande un surcroît d’énergie, le développement d’un effort,
pour aller, même légèrement, contre le courant dominant. Cette action ordinaire, qui
correspond à notre mode d’action quotidien, finit par passer inaperçue, par habitude,
bien que consciente. Il importe donc que ces phénomènes émergent à notre conscience :
c’est ce que s’applique à faire Lao Tseu.
De cette conscience, une autre conséquence découle : l’agir ordinaire, que l’on
élargit maintenant de la sphère consciente à toutes les sphères, dépend d’un modèle,
dans lequel entrent des perceptions, et duquel sort une décision. Si ce modèle de
représentation du monde est erroné, la décision ne sera pas adaptée ; s’en suit
immanquablement une action qui ne suit pas tout à fait le courant, qui force, et qui
demande effort, et qui sera peut-être inefficace, voire contre-productive. Il est donc
nécessaire d’ajuster son propre modèle, de l’affiner sans cesse, pour qu’il soit
réellement adapté à notre univers environnant.
Je pense qu’il faut avoir tout cela en tête lorsque l’on entend « agir » dans le
TTK. Nous précisons par la même occasion le « non-agir », par l’idée de spontanéité, de
facilité, de laisser aller dans le sens du courant. Nous pouvons aussi compléter cette
conception par la notion de modèle adapté au monde au point d’en épouser le contour,
la forme, et le sans-forme ! Cette représentation faisant corps avec le monde, elle
permet de suivre la moindre respiration, de se laisser traverser par le moindre souffle,
sans résister, en en tirant tout ce qu’il y a à en tirer.
La contradiction est pour toujours dépassée. Le modèle s’affinant, finit par ne
plus avoir de défaut, et atteint ce que l’on appelle peut-être « la vérité », il est identique
à son « vaste modèle », il en est l’image la plus parfaite. La Voie étant sans forme, notre
représentation du monde finit par s’évanouir aussi, et ses contour par s’effacer.
48 : Pour l’étude Tous les jours un peu plus Pour la Voie Tous les jours un peu
moins De moins en moins jusqu’au non-agir Au non-agir et rien qui ne se fasse. Il
semble que l’étude est considérée dans ce point de vue de Lao Tseu comme un
remplissage, et la Voie comme un écoulement, créant le vide. Ce vide atteint, et c’est
Wu Wei, que nous n’allons plus rendre par non-agir (éventuellement par « agir
naturel »). Nous retrouvons dans ce chapitre exactement la même formule que dans le
chapitre 37, « Wu Wei Er Wu Bu Wei » cité par Billeter (elle suit dans le chapitre 37
deux autres caractères, ce qui modifie sensiblement le sens). Larre la rend ici par « au
non-agir et rien qui ne se fasse ». Elle serait peut-être :
« ne semble pas qu’il conduise pourtant ne semble pas qu’il ne conduise pas »
. Cela est lourd, soit, mais cela tient compte de la « double négation » énoncée en
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chinois par Wu Bu. Les deux négations ne sont pas équivalentes. La première, Wu, se
rapporte à une non perception (rendue par ne semble pas), la seconde, Bu (voir Morel
page 4), se rapporte à Wei, et exprime plutôt la négation, par l’idée, selon moi, d’un
phénomène qui n’aboutit pas à la « fin » attendue, prévisible, comme l’éclosion avortée
d’un bouton de fleur, ou l’envol imminent d’un oiseau (ici n’agit pas, ou ne conduit
pas).
Ainsi Wu Wei « ne semble pas ni action ni inaction ». La phrase du chapitre 48
pourrait encore être rendue par :
« Ne semble pas actif et ne semble pas inactif »
Rien ne paraît, et tout apparaît, naturel. Le chapitre 23 débute ainsi : « Par le Silence
L’agir naturel ». L’imperceptible œuvre à amener le naturel perceptible. La marche
devient une marche sans trace. Le TT mentionne au chapitre IV (page 37) :
« Il est facile de masquer ses traces, mais non de marcher sans toucher terre (…).
Chacun a entendu parler de gens qui volent avec des ailes mais non sans ailes, qui
connaissent par la connaissance mais non par la non-connaissance. Regarde cette porte
close : à l’intérieur, la chambre vide s’illumine de blancheur ! Le bonheur s’arrête chez
qui s’arrête. Ceux qui ne savent pas s’arrêter galopent même assis. Quand l’ouïe et la
vue communiquent avec l’intérieur et que l’intelligence et la raison sont bannies audehors, les dieux viennent habiter en vous, que dire des hommes ? C’est ce qui s’appelle
opérer la transformation des dix mille êtres. Tel est le nœud de la sagesse de Yu et
Chouen, c’est ce principe qui permit à Fou-hsi et à Ti-kou d’aller jusqu’au terme de leur
existence, et il ne vaudrait pas pour nous, gens ordinaires ? »
Ce passage très sage se passe de commentaire, inutile. Il permet de lier avec le
Vide, autre notion fondamentale …
Bien aller ne laisse pas de traces
Bien parler est net et sans défaut
Bien compter ne se sert pas de marques
Bien fermer ne pose ni verrou ni barre
Sans qu’on puisse ouvrir
Bien lier ne noue pas de corde
Sans qu’on puisse délier (27).
VIDE :
11 : Trente rayons se rejoignent en un moyeu unique Ce vide dans le char en
permet l’usage D’une motte de glaise on façonne un vase Ce vide dans le vase en
permet l’usage On ménage des portes et des fenêtres pour une pièce Ce vide dans la
pièce en permet l’usage L’avoir fait l’avantage et le non-avoir l’usage. Ce chapitre est
retranscrit dans son intégralité. Le vide dont il s’agit dans ce chapitre est assimilable à
un « espace vide ». C’est à première vue « un espace vide de matière ». Si l’on va plus
loin, nous pouvons encore dire que c’est un vide perceptif, qui laisse un espace vacant
de perception, pour lequel on fait correspondre le mot « vide ». Cette définition
correspond grosso modo à l’idée que nous nous faisons du vide, dans notre culture.
La force évocatrice de ces trois exemples choisis par Lao Tseu est très puissante.
Nous remarquons en effet que les trois espaces vides ne sont pas inutiles, et permettent
en grande partie la fonction des trois « objets » considérés. La roue ne peut tourner que
s’il existe un trou dans lequel vient se loger un axe. Le vase propose un creux dans
lequel l’eau peut être recueillie, versée, afin de constituer une réserve pour des fleurs
coupées. Les portes et fenêtres permettent la fermeture d’ouvertures pratiquées dans les
murs. Fermées elles sont censées limiter ce qui pourrait passer, et ouvertes, laisser
l’espace libre pour le passage.
Sans trou la roue ne pourrait tourner. Sans creux le vase serait une assiette plate.
Sans ouverture une pièce ne serait qu’une boîte dans laquelle rien ne peut ni entrer ni
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sortir. Loin d’être inutile, le vide que considère Lao Tseu confère toute son utilité aux
choses considérées : il en permet l’usage. Lao Tseu éveille notre attention avec cette
notion de vide que nous ne considérons tout simplement pas (la plupart du temps). Nous
pouvons raisonnablement penser que les Chinois n’accordent généralement pas
beaucoup plus d’importance que nous au vide. Lao Tseu s’exprime en Chinois, il
s’adresse donc d’abord aux Chinois.
Or le mot chinois que Larre traduit par Vide dans ce chapitre n’est autre que Wu.
Ce vide correspond donc exactement à la courte définition ci-dessus. Wu est un vide
perceptif, et caractérise un espace à partir duquel nulle perception ne peut nous parvenir.
Cet espace vide pourrait aisément être assimilé à un néant, un no man’s land, où rien ne
se passe, stérile. Lao Tseu nous montre pourtant que cet espace vide permet une action,
permet un mouvement.
En poussant un peu notre observation, nous constatons l’existence d’un
mouvement circulaire pour chacun des trois exemples. La roue tourne : c’est elle qui
impose l’idée d’un mouvement circulaire. Le creux du vase apparaît lorsque la motte de
glaise tourne sur le tour du potier. Ce vide naît d’un mouvement circulaire. Enfin, portes
et fenêtres peuvent se mouvoir parce qu’elles sont montées sur des gonds. Ces gonds
sont encore formés d’un vide dans lequel vient se loger un axe. Portes et fenêtres
pivotent dans un mouvement circulaire, certes incomplet.
Avec ce chapitre, Lao Tseu illustre le rapport entre Wu et You : You, ce qui a une
forme, ce qui est perceptible, ne peut se mouvoir que parce qu’il y a Wu, du nonperceptible. La possibilité de choix des traducteurs français n’est sans doute pas large.
Aussi traduisent-ils tous Wu par vide dans ce chapitre, excepté Strom, qui préfère laisser
Wu (et d’ailleurs aussi You), qu’il a explicité auparavant. Cela permet d’introduire la
notion de vide chinois (lieu où des choses peuvent librement arriver) à partir de la
notion chinoise de Wu, que l’on traduit par notre vide (résonnant bien avec Wu). Quoi
qu’il en soit, notre vide est tout à fait comparable au vide chinois, même s’il semble que
les graphies des différents termes qui le symbolisent nous en montre davantage que nos
mots.
4 : La Voie bol vide Demeure vide Pour qui en use Source d’abîme On dirait un
ancêtre Qui préside aux Dix mille êtres Elle en émousse les pointes En débrouille
l’écheveau Harmonisant leurs lumières Rassemblant leur poussière Profondeur d’abîme
On dirait une présence Nous ignorons de qui elle procède Pressentant qu’elle précède
Le souverain lui-même. Ce chapitre présente la voie comme un bol vide, qui fait écho
au vase vide du chapitre 11, et donc à tout ce chapitre, traitant de la relation Wu/You. La
voie est donc un vide qui permet que tout arrive. La Voie est cet espace vide dans lequel
nous baignons, et que nous ne percevons pas. Semblable à un abîme, plein d’espace
vide, la voie permet le mouvement des choses, leur transformation, leur apparition. Cet
abîme profond est la source. On y perçoit presque l’eau qui en découle, pour former le
filet sans fin du chapitre 6 : « L’Esprit du Val ne meurt point » Evoque la Femelle
originelle. « La Porte de la Femelle originelle » Evoque la Racine du Ciel Terre. Qui
coule filet sans fin Dont on use sans qu’il s’épuise. Le val, l’abîme, sont les vides dans
lesquels les êtres viennent se loger, se nourrir, se transformer. Ils utilisent cet « espace
vide » et ne l’épuisent jamais. Le vide est inusable, il ne peut être vidé davantage.
Les pointes métalliques sont usées, érodées, rouillées, par l’eau qui coule de
cette source d’abîme, de ce vide. Tout ce qui paraît mêlé, comme l’écheveau, est
débrouillé : tout paraît clair. Les lumières elles-mêmes sont harmonisées. Le vide
rassemble les poussières. Le vide permet de reconstituer un tout. La Voie permet
d’unifier au sein de son « espace vide de perception ».
Il existe plusieurs mots chinois pour décrire la notion de vide. Dans ce chapitre,
il s’agit de « Chong », formé du radical de l’eau et de « Zhong » la flèche qui percute le
centre de la cible. C’est un moment en suspends où les choses sont parfaitement en
place, donnant l’impression de fluidité. Ce temps en dehors du temps peut durer
l’éternité. Le vide est inépuisable, éternel. Evoquant Wu, il est forme non perceptible,
en devenir, toute potentielle.
16 : Parvenus à l’extrême du Vide Fermement ancrés dans la Quiétude Tandis
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que Dix mille êtres d’un seul élan éclosent Nous contemplons le Retour. Dans ce
chapitre le caractère chinois traduit par vide est Xu. Ce serait selon Larre l’espace d’un
haut plateau inculte, propice à l’écoulement du vent, des souffles (se référer à la page 95
de l’Aperçus De Médecine Chinoise Traditionnelle, Schatz, Larre et Rochat de la
Vallée). Cet espace paraît vide, et il permet la circulation des souffles.
La quiétude, la tranquillité, peuvent créer cet espace libre pour la circulation
fluide et harmonieuse des souffles. Nous contemplons alors le retour. Il semble qu’il
s’agisse dans ce chapitre d’un état interne de l’être (utilisation de quiétude, de
contempler, et plus loin « chacun fait retour à sa racine ») propice à la circulation
harmonieuse, et aussi au développement de nouvelles perceptions, « Tandis que les Dix
mille êtres d’un seul élan éclosent ». Nous pouvons nous demander si la chose décrite
ici par Lao Tseu n’est pas une posture de méditation assise telle que nous la trouvons
fréquemment chez TT.
« Appuyé sur son accoudoir, le regard tourné vers le ciel, Tseu ts’i (…) expirait
son souffle dans un état de complet abandon. On eût dit qu’il avait quitté son corps »
(chapitre II, page 19). « -Je progresse encore. – C’est-à-dire ? –Je suis maintenant assis
dans l’oubli ! Confucius eut un sursaut et demanda vivement : -Qu’est-ce que tu entends
par : je suis assis dans l’oubli ? –Je laisse aller mes membres, j’offusque ma vue et mon
ouïe, je me détache des phénomènes pour me perdre dans le grand Tout. Voilà ce que
j’entends par m’asseoir dans l’oubli. » (chapitre VI, page 63). D’autres passages plus
longs (que je ne citerai pas ici) montrent des personnages atteignant cet état d’abandon,
d’oubli, qui semble être primordial dans le phénomène observé, en mouvement, en
effectuant des tâches quotidiennes. Le fait d’être assis n’est qu’un moyen comme un
autre pour parvenir à cet état « méditatif », cet état de songe, de vacance de l’esprit.
Cette « méditation » peut résulter d’une absence de volonté de méditation.
Parvenu à ce vide extrême, il semble que l’on retourne à l’unité. Le chapitre 16
poursuit par « Les êtres prospèrent à l’envi Mais chacun fait retour à sa racine ». Il n’y a
pas de perception à la racine, avant l’éclosion, qui est éclosion de nos sens.
20 : Et moi je me tiens là l’esprit vacant Comme le nouveau-né encore sans
expression. Ce passage montre bien que le vide en nous peut être considéré comme une
vacance de l’esprit. En effet, ce qui est vide, est vide de perception. C’est l’esprit qui
perçoit consciemment et inconsciemment. Reposer l’esprit, par la quiétude, permet de
couper nos perceptions « ordinaires », de nous fondre dans « l’espace vide » du Tao, d’y
retourner, et de laisser les souffles nous traverser harmonieusement.
Vide et Wu sont des notions liées. Nous avons tendance à considérer le vide de
perception comme un vide de sens, un vide de tout, un néant. Le vide est déjà une
grandeur, un espace. Nous pouvons considérer que l’Univers est cet immense espace
vide dans lequel tout baigne, et qui relie tout. Ce vide réalise l’Unité de l’Univers, il est
l’Unité.
Fano montre (dans le chapitre 2 de son ouvrage « les 9 figures de base de la
pensée chinoise », vous y trouverez le détail de l’explication) que les Chinois ont fait
intervenir un vide central dans leur démonstration du calcul de l’hypoténuse d’un
triangle rectangle. Ce vide est un petit carré dont le côté prend la valeur 1, autour duquel
tourne un triangle rectangle qui prend 4 positions successives. Ce vide de valeur
invariable « Un » (puisque son aire vaut aussi 1, ainsi que son volume) permet le
mouvement circulaire du (ou des 4) triangle(s). Je pense que nous pouvons aller jusqu’à
proposer que le vide qui « apparaît » au centre de la figure s’étend en réalité au-dessous
de l’ensemble de la grande figure, et la dépasse. La petite unité que l’on perçoit en son
centre révèle la grande unité globale, cachée par les apparences des formes
géométriques.
Fano mentionne l’équerre chinoise dont les côtés valent 4, 8 et 9. Cette équerre
n’est pas rigoureusement rectangle. 42 + 82 = 80 et 92 = 81. Nous constatons une
différence de Une unité. Cette unité confère à l’équerre une « imperfection » qui la rend
« parfaite », à l’image de la nature observable. La Grande perfection a comme un défaut
Mais elle est indéfectible (45). Cette imperfection, c’est le vide qui apparaît en un
endroit, infime, révèle sa présence discrète et globale sous les perceptions ordinaires, et
20
permet à tout le reste de bouger. Sans espace vide disponible tout serait compacté et figé
(comme une « brique » de café « sous vide »).
Le nombre 81 est donc symboliquement représentatif de l’Unité, et du vide, et
du mouvement qui se produit en son sein. Le TTK, le Su Wen, le Ling Shru sont
découpés en 81 chapitres, qui ne doivent pas faire oublier qu’il s’agit en fait d’une unité,
qui dépasse même les limites de chaque ouvrage, pour se prolonger dans les autres,
jusqu’aux confins de l’univers. Ainsi ces ouvrages prennent la précaution de ne rien
exclure de leur propos, en nous le rappelant avec le nombre symbolique de chapitres.
Le vide est un espace vide de perception. C’est aussi un temps vide de
perception. La colline figurée par le caractère Xu (celui le plus employé dans les
manuels médicaux, se référer à l’Aperçus de Médecine Chinoise Traditionnelle) ne
change pas d’apparence. Son aspect est donc atemporel, ou éternel. Dans ce vide, nous
ne percevons pas le temps passer. Wu, le vide dure pour toujours. C’est la seule chose
qui ne change pas, et elle permet de tout faire changer. La Voie inexprimable,
imperceptible est immense et éternelle, invariable (constante dit Lao Tseu). La Voie
englobe tous les espaces et tous les temps.
L’intervalle Ciel Terre
Est comme le soufflet
Il se vide sans se lasser
Actionné il veut souffler encore (5)
SOUFFLE:
5 : L’intervalle Ciel Terre Est comme le soufflet Il se vide sans se lasser Actionné
il veut souffler encore. Nous avons vu que l’intervalle Ciel Terre peut être assimilable à
l’univers entier. Cet énorme soufflet permet la circulation d’un souffle par le
mouvement réciproque de ses deux parties. L’image du soufflet utilisée par Lao Tseu
rend le propos très clair. Elle montre que le vent qui circule « entre » ciel et terre est issu
d’un mouvement. Elle montre que ce vent perçu n’est qu’une portion du vaste souffle
qui s’écoule dans tous l’univers, dans un mouvement unitaire. L’image du soufflet se
rapporte à l’univers de la forge, et nous verrons que cela recèle une importance.
Le chapitre 5 nous fait sentir en quatre vers toute l’importance et la simplicité de
la notion de souffle, « Qi », laquelle ne peut se produire dans l’esprit « taoïste » (et peutêtre dans l’esprit chinois) qu’à condition d’un espace vide.
42 : Les Dix mille êtres adossés au Yin Embrassant le Yang Les Souffles qui s’y
ruent composent en Harmonie. Dans l’unique chapitre où ils apparaissent, Yin et Yang
semblent être mis en place de Terre et Ciel, respectivement. Les formulations de ce
chapitre et d’un passage du TT résonnent fortement : « Appuyé sur son accoudoir, le
regard tourné vers le ciel, Tseu-ts’i (…) expirait son souffle dans un état de complet
abandon » (chapitre II, page 19). Nous venons de mettre en évidence avec le chapitre 5
du TTK que c’est le Ciel Terre qui produit le souffle : les souffles se meuvent donc entre
Ciel et Terre. Les souffles se meuvent, créent les êtres, les changent sans arrêt, les font
apparaître (You) et les font disparaître (Wu).
10 : Vos âmes spirituelles et charnelles S’embrassant dans l’Unité Saurez-vous
empêcher leur séparation Concentrant vos souffles Atteignant au souple Saurez-vous
produire l’enfançon Pur de toute souillure Contemplant l’Originel Saurez-vous y voir
les êtres comme ils sont. Les souffles qu’il s’agit de concentrer sont comparables aux
« âmes spirituelles », aux esprits. Nous devons conserver les esprits, les souffles, afin de
conserver notre forme vivante et mobile. Nous devons garder unis notre forme à nos
souffles, à nos esprits. De cette union naît l’enfant, qui nous symbolise comme nouvel
être, harmonieux. La vision et la perception deviennent plus claires, elles ne sont plus
limitées, et nous pouvons voir les choses comme elles sont, nous plonger dans l’origine.
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Nous reviendrons sur la notion de souffles à l’occasion de l’étude du caractère
Qi. Nous pouvons retenir pour le moment que c’est le Tao, le Ciel Terre qui les produit,
et qu’ils se meuvent dans l’immensité de cet espace vide (de matière et de temps). Ils
sont décelables dans le vent, dans les esprits qui nous font bouger, à l’image de l’eau qui
ondule, agitée par la douce brise. Si nous suivons les souffles, ils nous guident vers
l’unité qui les a vu naître, et nous contemplons cette Unité originelle.
La vérité des choses c’est que les êtres
S’avancent allègrement puis se mettent à suivre
Respirent légèrement puis se mettent à souffler
Deviennent puissants puis se mettent à faiblir
On commence à s’élever puis on se met à descendre (29).
DURÉE, LONGÉVITÉ ET IMMORTALITÉ :
Nous pouvons à présent revenir sur la notion de durée, durée de la vie et
immortalité, que nous avons aperçue au détour du thème consacré à la santé. Les
notions précédemment étudiées vont nous servir à poursuivre.
2 : Aussi les Saints oeuvraient selon le non-agir Et s’adonnaient à
l’enseignement sans parole (…) Parce qu’ils ont choisi de ne pas s’attarder Ils
demeurent à jamais. Par Wu, par le « non-agir » (wu wei), en atteignant le vide, ils ont
atteint cet état où espace et temps n’ont plus cours. Faut-il y voir une réelle
immortalité ? Je ne le pense pas. Lao Tseu est un observant de la nature. Il a été
catalogué à posteriori comme appartenant à l’école étiquetée « naturaliste ». Le TTK
regorge de références aux cycles naturels, où l’on constate le déclin, le passage dans
l’autre monde, dans le mystérieux imperceptible. Je ne vois pas comment Lao Tseu
pourrait alors concevoir que l’homme puisse s’extraire de cette nature avec laquelle il
doit faire corps.
7 : « Le Ciel dure et la Terre demeure » Oui le Ciel dure et la Terre demeure
Mais c’est parce qu’il ne vit pas pour lui-même Qu’il peut jouir d’une vie qui ne finit
pas Le Saint lui (…) Insoucieux de sa vie Il se maintient vivant. Le Ciel Terre nous
paraît éternel, immortel, mais le Su Wen rapporte, nous l’avons vu, que les étoiles
peuvent elles-mêmes changer et mourir. Le Ciel Terre n’a pas conscience de sa vie. Il
est dans le Wu Wei, et ne force pas, n’épuise pas ses forces. Le Saint qui prend le Ciel
Terre comme modèle par le Wu Wei devient insoucieux de sa propre vie, dans le sens où
il ne la « pense » pas. Il ne prévoit rien, ou plutôt il n’impose pas une direction
préétablie. Il préfère suivre le courant général et ne pas user ses forces à nager contre le
courant dominant. Il économise ainsi sa vie, et peut durer longtemps. Il atteint parfois la
perception d’un espace et d’un temps infinis, immense éternel. L’éternité qu’il atteint
ainsi n’est pas éternelle, car elle dépend de sa condition d’être humain. Lorsqu’il a
perdu sa forme d’être humain il peut peut-être trouver une autre éternité : comment le
saurions-nous ?
29 : La vérité des choses c’est que les êtres S’avancent allègrement puis se
mettent à suivre Respirent légèrement puis se mettent à souffler Deviennent puissants
puis se mettent à faiblir On commence à s’élever puis on se met à descendre Et c’est
pourquoi les Saints rejettent L’excès L’extrême L’extravagant. Lao Tseu montre bien
dans ce chapitre que toute chose vient, change, et repart. Il a conscience du cycl de la
vie. Nous pouvons penser qu’il considère l’immortalité comme un excès, qui va contre
le cours naturel des choses.
23 : Une bourrasque ne dure pas la matinée entière Une averse ne dure pas
jusqu’à la fin du jour Et qui en est l’auteur Le Ciel Terre Le Ciel Terre, n’est pas
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indéfiniment endurant Que dire alors de l’homme. Les manifestations du Ciel Terre ne
durent pas éternellement. L’homme étant l’une de ces manifestations est amené à
disparaître.
33 : Conserver ses moyens est durer Mourir sans périr c’est la Longévité. La
longévité est considérée par Lao Tseu comme une mort « naturelle », qui intervient à la
fin de la durée donnée de la vie, de façon non brutale. Pour y parvenir, il faut conserver
ses moyens, ses forces, ses souffles.
35 : Mais la Voie qui sort d’une bouche humaine Comme elle paraît fade (…) On
a beau regarder elle n’offre pas à voir On a beau écouter elle n’offre pas à entendre Oui
mais à qui en use elle s’offre inépuisable. La Voie imperceptible, totalement Wu, est
inépuisable. C’est la seule à être invariante, constante, constamment dans Wu, le non
perceptible. C’est la seule à être éternelle et immortelle. Elle œuvre sans discontinuer,
elle est plus grande que l’intervalle Ciel Terre qui souffle sans s’arrêter.
25 : Une chose faite d’un mélange Est là avant le Ciel Terre Silencieuse ah oui
illimitée assurément Reposant sur soi Inaltérable Tournant sans faute et sans usure On
peut y voir la Mère de ce qui est sous le Ciel Nous ne connaissons pas son Nom Son
appellation est la Voie A défaut de son véritable nom On la dénommera Grande. Elle est
toujours imperceptible, silencieuse, inaltérable. Elle tourne, tourne, et tourne encore.
Elle est immense, on la qualifie de « Grande ».
Différents niveaux apparaissent donc. La Voie, au-dessus de tout, Grande,
immense, inclut tout l’univers. Etant totalement Wu, on ne perçoit pas son espace ni son
temps : elle n’a pas d’âge. Invariante, constante, sans âge, elle ne peut donc pas mourir.
Tout ce qui est perceptible ne possède qu’une forme transitoire, momentanée. En tant
que forme changeante, est amenée à disparaître, à « mourir » disons nous.
Au niveau de la Voie, Wu est éternité et immensité. Au niveau des manifestations
qu’entraînent la Voie, Wu est une éternité transitoire qui mute en You, forme perceptible
soumise au changement.
44 : Le renom ou la vie A quoi tient-on d’abord La bourse ou la vie A quoi tienton le plus S’attacher à la vie ou accepter de la perdre Lequel fait le plus mal Qui aime
avec excès s’épuise Qui amasse gros perdra gros Content de peu n’a pas à craindre Qui
saura s’arrêter se préservera Il pourra s’assurer la Longévité. Nous avons déjà étudié ce
chapitre dans le thème de la santé. Lao Tseu y montre que certaines choses ont plus
d’importance que d’autres : en l’occurrence la Vie est notre bien le plus précieux,
combien plus précieux que le renom ou la richesse financière. Il montre ensuite que
cette vie ne dure pas éternellement, ce que tous les humains savent, et qu’ils ont du mal
à accepter. C’est d’ailleurs peut être une des différences qui nous caractérise du reste du
règne animal et du vivant en général : nous sommes les seuls à savoir, à avoir
conscience, que nous allons mourir, et à projeter notre propre mort, d’où toutes sortes de
pratiques et croyances humaines.
Lao Tseu semble nous dire que s’attacher à la vie est donc « contre-nature »,
dans le sens où c’est renier sa « nature » de mortel. Avoir peur de la mort est une
réaction, une émotion, normale. Cette peur est garante de notre maintien dans la vie, elle
en est le moteur : c’est notre instinct de survie. La conscience de notre mort nous permet
d’imaginer et de choisir des solutions pour nous adapter aux variations et aux
changements de notre « environnement ».
Ce chapitre est important car il montre qu’aimer avec excès, et en particulier
aimer la vie par excès, épuise, et finalement précipite la mort. Accepter de perdre la vie
n’est pas précipiter sa fin. La quête d’immortalité est un désir qui précipite la fin. La
Longévité véritable vient à celui « Qui saura s’arrêter se préservera », à celui qui se
reposera, qui se conservera, et qui acceptera ce côté obscur de la vie, la mort.
Ce chapitre recèle une autre importance capitale : il montre qu’il y a différents
niveaux qui coexistent. Lao Tseu interpelle ceux qui placent leur renom ou leur richesse
comme prioritaires, en leur demandant de réfléchir sur leur véritable richesse. Ne seraitce pas celle de leur vie ? Une fois cette réalité acceptée, une fois ce niveau de
23
conscience atteint, il leur demande de réfléchir à l’attachement et l’amour excessif de
cette vie. Il tente de nous faire accéder au niveau de conscience où l’on perçoit et l’on
conçoit que trop s’attacher à la vie constitue un comportement qui finit par blesser, par
faire « le plus mal », par épuiser.
Nous pourrions prendre les deux niveaux développés par Lao Tseu comme une
simple contradiction, un paradoxe, un effet. Lao Tseu ferait réfléchir sur la valeur de la
vie, lui donnant de l’importance, puis affirmerait qu’elle n’a pas d’importance. C’est
sans compter sur l’aspect dynamique du développement de Lao Tseu. Il fait accéder le
lecteur à un niveau de conscience : celui où la vie est la plus importante. Puis, ce niveau
atteint, il fait accéder le lecteur au niveau de conscience suivant : celui où l’on perçoit
que l’amour de la vie fait mal, et précipite la fin de la vie. Le second point du
développement de Lao Tseu n’annule ni ne retranche le premier : il le dépasse.
Cette conception entre tout à fait dans le cadre de la pensée chinoise en général.
Citons Mencius : « L’eau remplit un creux, puis le suivant. C’est ainsi qu’elle avance.
L’homme accomplit une étape, puis la suivante. C’est ainsi qu’il progresse. » (traduit
par Billeter, dans Etudes sur Tchouang Tseu, page 222). Mencius est un contemporain
de Zhuangzi (Cheng, page 159). Mencius montre bien ainsi la notion de niveau, car
chaque creux que l’on rencontre est nécessairement plus bas que le précédent, et que
l’ensemble constitue un cheminement jalonné de différents niveaux.
45 : La Grande perfection a comme un défaut Mais elle est indéfectible La
Grande plénitude s’écoule sans fin Mais elle est inépuisable La Grande droiture paraît se
courber. Nous avons vu que la Voie est dénommée « Grande » (chapitre 25). Nous
verrons, dans la suite de notre étude, que le qualificatif « Grand » peut évoquer le Ciel,
sans cesse actif, mouvant, « Tournant sans faute et sans usure » dit le chapitre 25 (seule
la traduction de Larre comporte le terme « Tournant »). Nous remarquons aussi que
certaines formulations prennent l’aspect de ce que de nombreux commentateurs,
auteurs, dénomment « paradoxes ».
Ce terme « paradoxe » peut entraîner une certaine confusion. Il peut être pris
dans les différents sens suivants : « en logique c’est un synonyme d’ « antinomie »
(contradiction) ; être, chose ou fait qui paraissent défier la logique parce qu’ils
présentent des aspects contradictoires : cette victoire du plus faible, c’est un paradoxe ;
opinion contraire aux vues communément admises… » (Grand Usuel Larousse).
J’ai également à l’esprit les paradoxes logiques des problèmes liés aux lois de
relativité énoncées par Einstein, notamment ceux concernant le voyage dans le temps.
Face au paradoxe nous nous sentons trompés, victimes d’un raisonnement faux
aboutissant au cul de sac mental. Ces impossibilités logiques ne sont pas à prendre
comme des contradictions en tant que telles, comme des antinomies qui se terminent en
nœud inextricable. Elles sont plutôt à prendre comme le résultat de nos « limites »
logiques ordinaires, qui sont elles-mêmes liées à nos limites perceptives. Nous allons
étudier dans la prochaine section le thème de la perception et de ses limites, que nous
trouvons de façon récurrente dans le TTK ainsi que dans le TT.
Je me permets néanmoins d’évoquer ici la perception à propos de ces
« paradoxes ». Un paradoxe, pour le Robert étymologique, c’est « contraire à l’opinion
commune » (p.158). La racine Docte se réfère « à acquérir ou faire acquérir une
connaissance, à enseigner, à apprendre ». Lao Tseu nous ferait donc une leçon de
connaissance contraire au sens commun. Ce n’est pas par goût de la contradiction que
Lao Tseu fait cela. Il montre que si le paradoxe frappe notre sens commun, c’est parce
que notre sens commun est erroné, inapproprié, trompé notamment par nos limites
perceptives et logiques. Le paradoxe est intimement lié aux limites de notre
connaissance, de notre savoir général.
52 : Une genèse sous le Ciel s’opère Qui nous fait évoquer la Mère Des êtres
sous le Ciel Par la mère connue se révèlent les enfants Les enfants connus rendent à la
Mère et on s’y tient Jusqu’au terme de cette vie sans souffrir aucun mal. Lao Tseu utilise
l’image universellement (ou humainement devrais-je dire) « vécue » de la mère et des
enfants. Il l’utilise très habilement pour nous montrer la liaison des deux niveaux de la
Voie et de ses manifestations. La logique suivie dans le développement de Lao Tseu est
24
la suivante : bien que la mère soit invisible, parce qu’elle a disparu (parce qu’elle est
une humaine décédée) elle existe aux travers de sa descendance, de ses enfants, qui sont
toujours visibles, bien vivants. C’est un enchaînement phénoménal logique : il suit le
sens du temps.
La particularité de notre mémoire est de nous permettre de remonter le temps.
Sachant que les enfants suivent la mère, il est logique que la mère précède les enfants.
Si l’on observe, si l’on perçoit des enfants, il y a une mère, même invisible, même
disparue. Le Tao peut-il être mort ? Si l’on suit totalement l’image employée par Lao
Tseu, le Tao peut ne plus exister. Il est donc l’origine, le commencement. En revanche je
ne crois pas que cette origine soit uniquement à prendre comme origine temporelle,
comme étincelle de départ qui allume un feu toujours actif.
« Il y a le commencement, il y a ce qui n’a pas commencé de commencer ; il y a
ce qui n’a pas encore commencé de ne pas commencer. Il y a l’être, il y a le non-être. Il
y a ce qui n’a pas commencé à ne pas être, il y a ce qui n’a pas commencé à ne pas être
de ne pas être. Dans toutes les assertions précédentes, bien que j’aie parlé de l’être et du
non-être, je ne sais pas lesquelles désignent l’être et le non-être, lesquelles traitent de ce
qui est, lesquelles de ce qui n’est pas. Ainsi je viens de proférer des phrases. Mais sontelles vraiment des phrases ou n’en sont-elles pas vraiment ? » (TT, chapitre II, page 25).
Le Tao n’est pas un commencement qui arrête de commencer les choses après
avoir tout juste commencé de les commencer. Le Tao est Wu, sans dimension d’espace
et de temps. Il ne peut donc pas disparaître. Il n’a jamais commencé de commencer les
choses : il commence les choses depuis toujours et pour toujours. Le Tao est l’origine
qui demeure l’origine. Lui-même n’a pas d’origine. Il est La Mère, dans l’image Mère
enfant. Il est la mère éternelle de tous les enfants de l’univers.
Notre mère reconnue, faisons lui confiance, elle veille, n’exclut pas, elle
pourvoit.
« Le Tao a réalité et efficience bien que sans forme et sans agir. Il est son propre
fondement et sa propre racine. Né bien avant Ciel et Terre, il existe depuis
toujours. Il confère puissance aux esprits, divinité aux dieux ; il a engendré le
Ciel et la Terre.
Plus haut que le faîte suprême de l’univers sans avoir de hauteur, il descend plus
bas que les six bornes du monde sans avoir de profondeur. Né avant l’univers il
n’a pas de durée ; plus agé que la plus haute Antiquité, il ne connaît pas la
vieillesse. Grâce à lui (…) Fou hsi se confondit avec la mère du Souffle ; grâce à
lui la Petite Ourse (Astro) n’a jamais dévié ni le soleil et la lune cessé
d’accomplir leur course depuis l’origine des temps » (TT, chapitre 6, page 56).
Nous effectuons tous quotidiennement, inconsciemment ou non, le type de
raisonnement par comparaison, par « analogie ». C’est le mode de fonctionnement de
notre cerveau qui traite et compare deux à deux des symboles issus de notre perception.
Les Chinois ont érigé l’analogie en modèle logique, comme s’ils y avaient reconnu le
mode de fonctionnement de leur propre cerveau ! Avec son « on s’y tient jusqu’au terme
de cette vie sans souffrir aucun mal » Lao Tseu semble nous dire : on se tient à ce
modèle logique jusqu’au terme de cette vie, sans souffrir aucun mal. On s’en tient à
l’analogie.
Le modèle à suivre est celui du Tao, et du Ciel Terre, qui nous conseillent :
« Bouchez les orifices Fermez les portes Au terme de vos jours Vous ne serez pas
épuisé ».
L’immortalité ne vaut que pour la Voie. Ses signes de vie sont ses enfants. Peuton seulement dire qu’elle soit vivante si elle ne connaît ni le temps ni l’espace, si elle ne
peut mourir. Ce n’est qu’une histoire de définition et de mots. Définir est dé-finir ce qui
était bien fini, c’est remettre en question le sens d’un mot, pour qu’il corresponde à
l’idée que s’en fait la majorité de ses usagers.
Ce qui pourrait être immortel, à la rigueur, n’est pas moi, mais ce sont les
souffles qui me font évoluer, bouger, vivre et puis mourir, et qui continuent leurs
chemins ensuite. Les fenêtres de la pièce du chapitre 11 une fois ouvertes laissent
25
s’échapper nos souffles. Le vase brisé laisse couler l’eau. Il n’y a que la roue qui
continue à tourner, telle la Voie. Suivez le vent, il ne s’arrête jamais : il passe par un
coin calme et vide, y agite les feuilles des arbres, puis quitte cette place pour tout laisser
au repos…
Le Ciel prend modèle sur la Voie
La Voie elle se modèle sur le naturel (25).
(elle se modèle sur elle-même)9
NIVEAUX :
5 : Ciel Terre ignore la Bienveillance Traitant les Dix mille êtres comme chiensde-paille Le Saint ignore la Bienveillance Les Cent familles il les traite comme chiensde-paille L’intervalle Ciel Terre Est comme le Soufflet Il se vide sans se lasser Actionné
il veut souffler encore On parle, on parle, on suppute à l’infini Mieux vaut garder le
Centre. Nous retrouvons dans ce chapitre (présenté en intégralité) un raisonnement
analogique, par comparaison, que nous avons évoqué dans le thème précédent. Ce
chapitre montre assez clairement que les éléments de comparaison appartiennent à deux
niveaux nettement différents. Le premier niveau est vaste : il s’agit du Ciel Terre,
« L’intervalle Ciel Terre », précise-t-on plus loin, est un espace que l’on peut qualifier
d’infini en première approximation. Le second niveau est représenté par l’humain sous
la forme du Saint.
L’analogie entre ces deux niveaux est totale : le Ciel Terre ignore la
Bienveillance, le Saint aussi (qui se modèle dessus). Le Ciel Terre traite les Dix mille
êtres (10 000 étant le Nombre de l’infini, donc de toutes les manifestations entre ciel et
terre) comme des chiens-de-paille, le Saint aussi . Le même phénomène est observé et
répété aux deux niveaux différents, mettant en évidence ces deux niveaux différents.
Ces deux observations sont comparables : elles possèdent des ressemblances. En
d’autres termes, elles partagent une même identité (dans le sens de identiques). Ainsi,
elles sont semblables à des poupées russes, identiques dans leur forme, dans leurs
proportions, décorations et couleurs, mais différentes par leur taille. L’une inclut l’autre.
L’autre est incluse dans l’une. La fleur de brocoli, est une fleur fractale, dont le même
motif est répété sur de nombreux niveaux successifs.
Dans le cas du chapitre 5, on peut se demander si la similitude entre le Ciel Terre
et le Saint est une similitude de fait, constitutive, ou bien si elle résulte d’un
comportement du Saint, calqué sur celui du niveau le plus vaste qu’il connaisse (le Ciel
Terre). Appartenant au même univers, il est logique qu’ils répondent aux mêmes lois. Si
l’homme s’écarte de cette loi, le Saint, lui, fait le nécessaire pour toujours suivre
l’exemple du niveau le plus vaste (pour ne pas dire supérieur). L’Intervalle Ciel Terre
constitue le modèle privilégié du Saint.
Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion de modèle, qui est
primordiale dans le cadre de mes recherches. Disons pour le moment que le modèle
chinois de représentation et de fonctionnement du monde est l’ensemble théorique dans
lequel est incluse la théorie du Yin Yang (le Dao est parfois traduit par fonctionnement).
Si je parviens à clarifier ce modèle global, je clarifierai le Tao et le Yin Yang.
10 : Vos âmes spirituelles et charnelles S’embrassant dans l’Unité Saurez-vous
empêcher leur séparation Concentrant vos souffles Atteignant au souple (…) Epargnant
votre peuple En conduisant l’Etat Saurez-vous le garder éloigné du savoir. Ce chapitre
montre que « votre » action peut se diriger sur différents niveaux : d’abord sur vousmême, puis sur votre peuple. La notion de niveau est évidente puisque l’on trouve
d’abord un humain, puis un ensemble d’humains (nécessairement plus vaste). Outre
cette thématique de niveaux différents, ce chapitre montre que se conduire soi ou
9
Version que j’établis d’après d’autres auteurs.
26
conduire l’Etat est comparable, puisque dans les deux cas il faut : « Laisser être Laisser
croître Laisser être ne pas accaparer Entretenir ne pas assujettir Présider à la vie ne pas
faire mourir C’est cela la Vertu originelle ».
Ces deux niveaux sont intimement liés et, lorsque nous rencontrons dans le TTK
un chapitre sur le mode de gouvernement du peuple, nous devons nous rappeler que ce
chapitre traite également du gouvernement de soi. Nous irons plus loin, avec le thème
de l’UNITÉ, en montrant que tous les niveaux sont liés. Ainsi lorsque Lao Tseu
« parle » du Tao, de la Voie, il parle de tout ce qui se trouve dans l’univers, et il parle de
l’humain.
13 : A qui estime l’Empire au prix de son corps On peut remettre l’Empire A qui
épargne l’Empire comme son propre corps On peut confier l’Empire. Nous avons là la
confirmation de ce que nous venons de voir à propos du lien entre le niveau représenté
par le corps d’un humain, et celui représenté par le corps du peuple, à savoir l’Empire.
Ce lien existe par les similitudes constatées, et conséquemment par la construction du
modèle chinois sur l’équivalence des niveaux.
25 : Aussi Grande la Voie Grand le Ciel grande la Terre et grand aussi le Roi
Dans l’Univers sont quatre grands Et le Roi est l’Un d’eux L’homme prendra donc
modèle sur la Terre La terre elle prend modèle sur le Ciel Le Ciel prend modèle sur la
Voie La Voie elle se modèle sur le naturel. Ces quatre dans l’Univers sont comparables,
identiques, dans leur Grandeur. Même s’ils appartiennent à des niveaux différents, ils
partagent des similitudes. La notion de niveaux est évoquée par le passage où chaque
niveau, identifié comme tel, prend modèle sur un autre niveau.
Ce chapitre confirme que l’on conçoit un modèle auquel se référer, le modèle
ultime consistant en celui qui englobe, qui inclut tous les autres. Ce qu’il y a de plus
Grand, de plus vaste, la Voie, est donc l’ultime modèle. Le niveau le plus vaste
contenant tous les autres, les lois qui y ont cours s’appliquent logiquement aux autres
niveaux.
On voit que, pour Lao Tseu l’homme est inclus dans la sphère terrestre, que
celle-ci est incluse dans la sphère céleste (le Ciel étoilé « visible »), et que celui-ci est
inclus dans une autre sphère essentiellement invisible (voir le thème de la perception).
Le Su Wen confirme la conception d’une « terre au beau milieu du ciel » : « La terre se
trouve au-dessous des hommes et au milieu de l’espace céleste » (chapitre 67, tome II,
page 229). C’est la réponse que fait Qi Bai à la question de l’Empereur Huang : « Est-ce
que la terre est la partie inférieure ou non ? ». Nous constatons que pour répondre Qi
Bai change de niveau : il place sa réponse au niveau de l’espace céleste. Qi Bai
connaissait donc ce procédé de changement de niveau logique, bien avant le célèbre
Einstein.
« L’on ne peut résoudre un problème en employant le même niveau de pensée
que celui qui crée le problème » (Einstein, confère Lockert, page 126). Einstein avait
donc conscience de l’existence de niveaux différents par leurs « grandeurs », et reliés.
Nous pouvons dire qu’ils sont reliés parce qu’ils ont des lois identiques. Mais leur
comportement est parfois différent : « Deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise
humaine. Mais en ce qui concerne l’univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude
absolue » (idem, page 24).
Pourquoi les Chinois prennent-ils la peine de considérer un niveau que l’on ne
perçoit pas ? Ce niveau supplémentaire, peut-être surnuméraire, plus vaste que les
autres, leur garantit déjà l’impossibilité d’oublier quelque chose dans leur modèle.
D’autre part, ce niveau décrit comme invisible, n’est peut-être pas invisible pour tous.
Wu découle d’une non perception. La non perception n’induit pas l’inexistence. Aussi, il
est possible que certaines personnes aient pu percevoir ce niveau imperceptible (je
devrais dire ordinairement perceptible) dans un état qui confère une perception extraordinaire. De telles expériences de perception hors norme sont relatées, mais j’ignore si
elles mettent en évidence une perception de l’imperceptible, ou une sensation d’unité,
de totalité. J’ignore s’il ne s’agit pas uniquement d’effets naturels des circuits
neuronaux de récompense, passant momentanément la mesure commune.
Dans le système que les Chinois ont élaboré, l’ultime niveau correspond à
27
l’Unité suprême. C’est Tae Yi, la grande Unité, qui se confond pratiquement avec Tae Ji,
le Faîte Suprême, nom du centre autour duquel tourne le ciel nocturne (voir entre autres
Fano, page 11 ; et Eyssalet, page 28). Cette unité suprême est le vide du carré central
des triangles rectangles dont parle Fano. C’est aussi le vide du centre de la roue du
chapitre 11 du TTK. Eyssalet rapporte que Tae Ji « est aussi considéré comme Wu Ji, le
sans faîte, le sans pôle » (page 28). Nous pouvons le traduire par « non perception du
faîte », ou « faîte non perçu ». l’Unité Suprême est donc Wu. C’est le Tao. C’est le Un
du chapitre 42 du TTK : « La Voie donne vie en Un Un donne vie en Deux Deux donne
vie en Trois… ».
C’est le Un mathématique. C’est le Un Unique. C’est le Un « fusion de tout ce
qui existe ». C’est le Un « dissolution de toutes les différences de toutes les limites ».
C’est le Un « Un-distinction ». Dans cette Unité, indistincte, il n’y a plus de perception.
C’est pourquoi ce niveau ne nous apparaît pas ! Nous reviendrons sur cela avec le thème
unité et retour (qui est retour au sans-distinction, à l’unité).
32 : La Voie Toujours sans nom et nature Malgré son insignifiance Nul au monde
ne peut l’asservir (…) Mais a commencé la taille On a eu des noms Et les noms se sont
multipliés Il faudrait arrêter le savoir Savoir s’arrêter Ce serait le salut La Voie dans le
monde Se compare au Fleuve et à l’Océan Pour les rivières et les ruisseaux. La Voie, à
son niveau, est imperceptible. Dans ce chapitre elle est « insignifiante ». Elle est « audessus » de tout, puisque personne ne peut s’asservir.
La taille dont il est question peut être celle effectuée par nos sens, par notre
perception, par notre modélisation du monde. Et les noms seraient les symboles que
nous utilisons pour dire et échanger nos expériences personnelles. La mémoire de nos
expériences personnelles constituent notre savoir. L’organisation de ces expériences
constitue notre modèle.
Lao Tseu nous conseille d’arrêter le type de savoir, qui consiste en cette taille.
Elle est théoriquement sans fin, et épuisante. Il conseille de savoir s’arrêter, de se
reposer. Il conseille de ne plus faire de distinction, de différence, entre les innombrables
niveaux des ruisseaux et rivières, mais plutôt de voir et de prendre conscience qu’ils
finissent par s’unir en un niveau ultime, un fleuve et finalement en Un Océan. L’Océan,
Grand, presque sans limites, permet et réalise l’Unité. Vers lui convergent tous les
ruisseaux, rivières et fleuves. Il permet ce rassemblement. L’océan crée la continuité du
réseau de l’eau en décloisonnant les innombrables existences de ruisseaux et rivières.
De dix mille cours d’eau nous parvenons à Une masse d’eau continue.
L’image utilisée par Lao Tseu est encore une fois extrêmement puissante. Son
pouvoir évocateur dépasse le niveau poétique. Cette image donne vie, elle transmet la
pensée de Lao Tseu. Il atteint d’une certaine manière l’enseignement sans parole, car il
nous propose des images à voir, plus que des raisonnements conceptuels. Il fait appel à
notre expérience, à nos existences, plutôt qu’à nos capacités exclusivement
intellectuelles. Il s’adresse à tous. Il montre par l’image de l’Océan l’existence du
niveau « le plus Grand ». Il montre comment il est possible de concevoir que les
multiples perceptions et choses perçues sont en réalité toutes liées par un niveau plus
vaste.
La perception, la taille, ne fait que produire et multiplier des parcelles de plus en
plus petites du monde, des niveaux de moins en moins vastes.
35 : Qui tient le Grand Symbole Fait accourir les êtres sous le Ciel Ils accourent
et n’éprouvent aucun mal Ils trouvent la sécurité d’une paix immense Musique et mets
choisis Arrêtent en chemin un quelconque passant Mais la Voie qui sort d’une bouche
humaine Comme elle paraît fade et sans goût On a beau regarder elle n’offre pas à voir
On a beau écouter elle n’offre pas à entendre Oui mais à qui en use elle s’offre
inépuisable. Le Grand Symbole pourrait être le Ciel lui-même. Le plus Grand et encore
perceptible (puisqu’il s’agit d’un symbole). Le Grand Symbole pourrait éventuellement
être la Vertu, « De », part visible de la Voie, montrant sa puissance, son efficacité, son
action, au travers de la production des manifestations. Ce ne peut dans tous les cas pas
être la Voie elle-même, car elle est le niveau le plus vaste et invisible : Wu. Il est précisé
que la Voie est imperceptible, « paraît fade et sans goût » ; « elle n’offre pas à voir »
28
« elle n’offre pas à entendre ». Pourtant « à qui en use elle s’offre inépuisable ».
Mes spéculations ne sont que de vaines spéculations. On y décèle toutefois
différents niveaux dans ce chapitre, pourvu que l’on regarde le texte, et que l’on écoute
Lao Tseu. Il y a en effet le Grand « visible » (puisque Symbole), et le Grand invisible
puisque l’homme ne le perçoit pas !
Précisons ici, que mon analyse ne vaut que pour le niveau humain. En effet, les
« êtres sous le Ciel » n’ont nul besoin de voir la Voie à leur niveau. Ils la suivent
spontanément car ils laissent les souffles se ruer en harmonie. Ils sont totalement en
mode Wu Wei. Ils sont oublieux d’eux-mêmes. Ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes
(au sens où nous l’entendons). Pour eux, le Grand Symbole peut être « La Voie » : ils la
perçoivent car ils la vivent spontanément. « Ils accourent » quoiqu’il arrive car ils
suivent la nature, leur nature, la Voie.
Les humains ont perdu la spontanéité, la relation « Simple » avec leur propre
nature. Ils ont perdu la Voie, ils ne voient plus la Voie. Ne la voyant pas ils ne la
considèrent pas. Ils ont tendance à penser qu’ils peuvent se débrouiller seuls, sans elle.
Ils désirent même parfois être la Voie elle-même, jouer à être Dieux. Nous pourrions
dire que les humains sont « descendus » d’un niveau par rapport au reste des dix mille
êtres. Nous croyant les plus évolués, nous serions paradoxalement descendus d’un
niveau. C’est ce que semblait penser Einstein que nous avons cité ci-dessus. Mais
comme la Voie est un arc tendu, qui ramène tout vers le milieu, il existe nécessairement
des humains qui développent une conscience telle qu’elle se confond dans la Voie.
L’humain serait donc aussi celui qui offre une conscience à l’univers, à la Voie, au Tao.
Nous aimerions tous faire partie de cette catégorie là…
38 : La Vertu supérieure ignore la vertu Pour autant la Vertu est prospère La
vertu inférieure ne manque pas de vertus Pour autant la Vertu disparaît La Vertu
supérieure est Sans agir et Sans but La vertu inférieure agit et poursuit ses fins (…)
Ainsi la Voie perdue on eut la vertu La vertu perdue la Bienveillance La Bienveillance
perdue la Justice La Justice perdue le Bel usage (…) L’homme de caractère choisit la
substance Et ne se fie pas à ce qui est superficiel Il est pour le fruit Ne se fie pas à la
fleur Il rejetait l’extérieur Et s’en tenait à soi. Le texte est très clair : il existe différents
niveaux de vertu étant comme « à cheval » entre la Voie sans Nom, et le Ciel Terre déjà
manifesté. La plus vaste Vertu va jusqu’à s’ignorer elle-même, elle ignore tout
puisqu’elle ne perçoit pas. La vertu inférieure ne manque pas de vertus, au pluriel, car
elle est déjà dans la découpe du réel (la perception), et donc la multiplicité des vertus.
Ainsi la Vertu supérieure disparaît de la vertu inférieure (puisqu’elle n’y est pas perçue).
La Voie a été perdue pour l’humain. Il s’agit donc pour lui de retrouver ce niveau
plus vaste qu’il a perdu. La Voie a été perdue et nous sommes « descendu » au niveau de
la vertu. Ce niveau à son tour perdu, nous sommes tombés au niveau de la
Bienveillance, puis de la Justice et du Bel usage. Lao Tseu décrit en énumérant cette
liste un système de niveaux que l’homme n’a cessé de descendre. Lao Tseu critique
ainsi des penseurs comme Confucius qui comptent sur ces « qualités » ou « sentiments »
humains pour tirer l’homme et l’Empire vers le haut. Mais Confucius s’en tient au
niveau humain, et ne perçoit pas le niveau céleste, encore moins le niveau de la voie. Le
TT ne cesse d’aborder le thème de ces deux niveaux :
« Sans doute as-tu entendu jouer les flûtes humaines, mais non les flûtes
terrestres, et si tu as entendu les flûtes terrestres, tu n’auras certainement jamais entendu
les flûtes célestes (…). Cette large masse qu’est la terre respire, et sa respiration est ce
que nous appelons le vent. Souvent, il reste au repos, mais sitôt qu’il se lève, toutes les
cavités de la terre se mettent à hurler avec rage. Tu ne les as jamais entendus, ces
mugissements, wouh, wouh ? (…). Ah, la musique céleste, répondit Tseu-ts’i, elle
souffle de mille façons différentes, mais de telle manière que chaque être exprime son
moi, et que tous répondent spontanément à leurs inclinations. Mais qui donc les anime ?
…» (chapitre II, page 19 et 20).
« - Ma parole, mais c’est un unijambiste ! Est-ce l’homme ou bien le ciel qui a
fait ça ? –C’est le ciel, lui fut-il répondu, et non l’homme. C’est le ciel qui a voulu que
je n’aie qu’une seule jambe ; car les hommes en ont deux habituellement ; ce qui prouve
bien que la cause en est céleste et non pas humaine » (TT, chapitre 3, page 32).
29
« Il est petit, il se fait minuscule et c’est pourquoi il appartient à l’espèce
humaine – il est vaste, il est immense, et c’est ainsi qu’il parfait sa nature céleste ! »
(TT, chapitre V, page 51)
Lao Tseu dit qu’il faut s’en tenir au niveau céleste et bannir les catégories
typiquement humaines, qui sont nécessairement limitées au niveau humain. Si l’on veut
s’élever au niveau céleste, alors l’on doit épouser ce niveau et dépasser les catégories
humaines. Pour arriver à retrouver le niveau céleste Lao Tseu conseille : « L’homme de
caractère choisit la substance Et ne se fie pas à ce qui est superficiel Il est pour le fruit
Ne se fie pas à la fleur Il rejetait l’extérieur Et s’en tenait à soi ». L’homme doit se fier
non pas seulement à ce qu’il voit, à ce qui est extérieur à lui, à ses sens tournés vers cet
extérieur. Il doit dépasser cette perception. Il doit entrer en soi et « sentir » en soi la
« substance », sa propre voix, la Voie. Nous nous attarderons sur l’existence de niveaux
internes et externes plus loin.
Lao Tseu dit au chapitre 33: « Connaître autrui est un savoir-faire Se connaître
soi c’est l’illumination ». La première connaissance vient du savoir-écouter-l’autre.
Communiquer est un savoir-faire, et permet de faire faire. La seconde connaissance
vient de l’Illumination intérieure. Cette connaissance illumine. La connaissance de soi
est la connaissance suprême : la seule connaissance véritablement possible.
Il est important de considérer le niveau auquel se réfère une pensée. Lao Tseu est
un humain qui s’adresse à des humains : il prodigue donc des conseils pour une
connaissance, une sagesse, une évolution, un changement, qui nous concerne en tant
qu’individu humain. C’est à notre niveau d’humains que doivent se concentrer tous nos
efforts. Il apparaît vain de vouloir gouverner l’Empire, changer le Monde, et autrui, si
l’on ne sait pas se gouverner soi-même, si l’on ne peut pas se changer, se transformer.
« Alors que tu n’es même pas capable de régler ta personne, tu te mêles encore des
affaires du pays ! » (TT, chapitre XII, page 101).
Nous retrouvons dans l’étude de notre prochain chapitre (41) le niveau humain,
qui se subdivise lui-même en différents niveaux ! Nous retrouvons l’image de la fleur
fractale, des poupées russes que nous avions évoquée plus haut.
41 : L’homme supérieur initié de la Voie La pratique de tout son cœur L’homme
ordinaire instruit de la Voie En prend et en laisse L’homme inférieur informé de la Voie
Eclate de rire Sans ce rieur la Voie ne serait pas la Voie. La notion de niveaux apparaît
évidente, avec ces trois types d’hommes. Pourtant Lao Tseu ne jugent et ne rejette
jamais aucun homme. Nous sommes tous à des degrés différents de conscience, à
différents stades d’avancement sur le long chemin de la réalisation. Il dit que les Saints
ne rejettent rien : « Dix mille êtres éclosent ils (les Saints) ne les rejetaient pas »
(chapitre 2).
Le Saint ne rejette rien, car il unit tout. Embrassant l’Unité, il n’exclut personne.
Il ne se laisse pas tromper par ses perceptions. Il ne se laisse pas emporter par les
informations qui concernent son niveau d’existence. Il connaît la teneur du chapitre 41 :
« sur quoi l’adage déclare La Voie lumineuse paraît obscure La Voie de progrès paraît
rétrograde La Voie immense paraît si resserrée ». Il sait que ce ne sont que de fauxsemblants qui se dissipent avec la vision juste.
42 : La Voie donne vie en Un Un donne vie en Deux Deux donne vie en Trois
Trois donne vie aux Dix mille êtres Les Dix mille êtres adossés au Yin Embrassant le
Yang Les souffles qui s’y ruent composent en Harmonie. Chaque niveau donne vie au
suivant. Le premier est sans chiffre : c’est la Voie, indistincte. Nous pouvons mettre Un
zéro en cette place vacante, ou bien ne rien mettre du tout, ou encore mettre « la Voie ».
Le niveau imperceptible donne vie au niveau Un, celui de la Vertu, qui, jumelle de la
Voie est en fait sa partie visible. « Ces deux-là nés ensemble » (chapitre 1 du TTK)
peuvent être Wu et You, autrement dit la Voie sans attrait et la vertu toujours plein
d’attraits (par ses aspects manifestes). Ces deux là peuvent aussi être le Ciel et la Terre.
« Ces deux là » peuvent être tous les couples, considérés à leur propre niveau.
Prenons le couple Wu et You qui se trouve juste avant « ces deux là ». Le niveau
30
Un représente la fusion des deux termes Wu et You. Ainsi il y a un couple potentiel
formé d’une partie visible et d’une autre invisible au sein de l’Unité même suprême.
Ainsi la Voie ne peut être séparée de la Vertu. Le TTK est le Classique de la Vertu et de
la Voie. Si l’on considère la Voie comme un mouvement, il convient également de
considérer son immobilisme (peut-être présent en son centre).
Le premier couple est celui de la Voie/Vertu. Ce niveau de couple potentiel
donne vie au niveau du couple potentialisé, manifesté, le Deux. Ce couple potentialisé a
été symbolisé, au cours de l’histoire chinoise, par un couple qui a fini par avoir le
pouvoir d’évoquer tous les autres couples : Yin/Yang. L’unique apparition du Yin Yang
dans le TTK (je précise qu’il s’agit des termes Yin et Yang ici) se trouve dans le chapitre
42, au beau milieu de l’ouvrage. Dans le chapitre 1, ce couple primordial est nommé
Ciel/Terre : « Sans Nom Commence le Ciel Terre ». Nous avons donc conscience que ce
couple de deux manifestations primordiales fut symbolisé par d’autres idéogrammes
avant que les sages ne choisissent les caractères « Yin » et « Yang » pour les incarner.
La notion que nous nommons aujourd’hui Yin Yang peut apparaître sous d’autres
appellations. Nous avons également conscience que les sages ont fixé « Yin » et
« Yang » sur ce couple, et ainsi peu à peu oublié leurs anciens noms, pour une raison
précise, que l’on doit découvrir.
Le niveau Deux donne vie au niveau Trois. Au « dessus » du niveau Deux se
trouve le niveau Un. Le résultat de l’empilement de ses deux niveaux donne 2+1=3.
Autrement dit, le niveau trois représente la collaboration de Dao/Vertu
(invisible/visible) avec Yin/Yang (couple de toutes les manifestations possibles). Le
niveau trois possède toutes les modalités nécessaires à la création, et crée tout sous le
Ciel ! Le niveau trois crée les Dix mille êtres. On peut aussi concevoir que, de proche en
proche, on passe du niveau trois au quatre, puis au cinq etc… jusqu’au Dix mille.
44 : Le renom ou la vie A quoi tient-on d’abord La bourse ou la vie A quoi tienton le plus S’attacher à la vie ou accepter de la perdre Lequel fait le plus mal. Ce
chapitre montre clairement l’existence de niveaux d’importance, ou de niveaux
d’avancement sur la Voie (nous l’avons vu à propos du thème de la durée, de la
longévité). L’un de ces niveaux consiste à considérer la vie comme richesse la plus
importante, comparativement au renom ou à la bourse. Après avoir atteint ce niveau, le
suivant consiste à se rendre compte qu’il ne faut pas s’attacher à cette richesse et donc
accepter de la perdre, accepter de perdre la vie, accepter la mort.
45 : Le trépignement surmonte le froid La tranquillité la chaleur Mais sérénité et
quiétude sont la norme du monde. La notion de niveau est plus délicate à mettre en
valeur dans ce passage, mais elle existe bel et bien. Trépignement et tranquillité sont
deux comportements humains destinés dans le cadre du chapitre 45 à réguler la
température du corps (qui dépend également des variations de la température
extérieure). L’homme dispose donc, à son niveau, de ces deux comportements pour
adapter sa propre température. « Mais, dit Lao Tseu, sérénité et quiétude (qui sont des
termes différents de tranquillité, mais signifient la même idée de repos) sont la norme du
monde ».
En d’autres termes, le repos de l’homme sert au niveau de la température
humaine à surmonter la chaleur (et le mouvement à surmonter le froid, certes), et au
niveau de la norme du monde à se reposer, rien que se reposer. L’homme doit favoriser
sérénité et quiétude pour imiter le monde, pour se calquer sur la Voie. Nous pouvons
prendre en compte la dynamique du texte : l’homme doit donc d’abord adapter à son
niveau sa température, et en second lieu rester calme et au repos pour suivre le monde.
Nous pouvons à partir de ce chapitre introduire le rapport vie/feu. L’homme se
rapproche du feu qu’il vient de découvrir et de domestiquer pour se réchauffer. Il se met
en mouvement, lorsque qu’il n’a pas de feu, afin de créer, ou d’augmenter sa chaleur, la
production de chaleur. Le Chinois, qui raisonne par analogie, fait nécessairement le lien
entre ce qu’il voit produire de la chaleur à l’extérieur, et ce qui produit de la chaleur en
son sein, en secret. Augmenter son activité corporelle revient à mettre du bois dans le
foyer ! La consommation augmente avec la chaleur.
En cas de chaleur, l’homme doit diminuer son activité à son niveau minimum. Il
31
cesse d’alimenter le feu dont le régime se réduit peu à peu. Le feu, à ce régime
minimum, n’additionnera pas de chaleur inutile à la chaleur générale déjà importante.
Au niveau le plus vaste, celui du monde, de la Voie, l’homme doit reposer son Feu.
Celui-ci brûle en effet constamment, et nécessite une alimentation continuelle. Le TT
mentionne au chapitre 3, dans un très court paragraphe, un Principe pour nourrir sa vie
(titre principal de ce court chapitre) :
« Certes, les bras s’épuisent à porter les fagots, mais le feu, lui, du moment qu’il
est alimenté, ne s’épuise jamais » (TT, chapitre 3, page 33).
Nous pouvons penser notre feu interne éternel si nous considérons que nos bras
peuvent récupérer de leur épuisement après repos (c’est d’ailleurs ce que recommande
vivement Lao Tseu). Etant donné que l’on constate que notre feu interne ne dure pas
éternellement, nous pouvons penser qu’il s’éteint faute d’être alimenté, à cause de
l’usure et de l’épuisement des bras. Si l’on revient au chapitre 45 du TTK, nous
comprenons pourquoi il y a nécessité de baisser au minimum le régime de notre feu, si
nous n’avons pas besoin de sa chaleur. Toute la difficulté réside dans la définition de nos
besoins.
Il existe donc un niveau de réaction primaire chez l’homme, en vue d’adapter sa
température. Et il existe un second niveau d’action, qui consiste à se calquer sur le
céleste, sur la Voie, qui dure. Quel est son secret ? C’est un mystère.
47 : Sans avoir franchi sa porte Connaître tout sous le Ciel Sans regarder par la
fenêtre Contempler la Voie du Ciel. Dans ce chapitre la notion de niveau est subtile. Lao
Tseu replonge son lecteur dans la pièce du chapitre 11, où, portes et fenêtres sont les
vides qui en permettent l’usage. Sans sortir et sans regarder vers le dehors de cette
pièce, nous pouvons tout connaître et tout contempler. En restant au niveau figuré par
l’enceinte de la pièce, il est possible d’accéder à tous les autres niveaux puisque nous
pouvons accéder au plus vaste, celui du tout, celui de la Voie du Ciel.
Nous remarquons que la pièce dont il s’agit dans ce chapitre 47 (ainsi que dans
le chapitre 11) peut être équivalente à notre habitation naturelle. Celle-ci est constituée
de notre enveloppe charnelle, de notre corps dont l’usage est permis par les vides de nos
orifices. Les orifices permettent vie et mort. Ils en sont neuf des treize compagnons du
chapitre 50. Lao Tseu conseille de rester chez soi, et en soi, et même de fermer ses
orifices. Nous verrons pourquoi dans la suite de l’exposé.
« Pour cette raison qui œuvre selon la Voie
Au niveau de la Voie se conformera à la Voie
Au niveau de la Vertu se conformera à la Vertu
Au niveau de la Perte se conformera à la Perte » (23).
PERCEPTION, INTÉRIEUR/EXTÉRIEUR, UNITÉ ET JE :
12 : Les Cinq couleurs aveuglent l’œil Les Cinq notes assourdissent l’oreille Les
Cinq saveurs gâtent la bouche Courses et chasses affolent le cœur L’amour des objets
rares égare la conduite Les Saints eux Etaient pour le ventre pas pour l’œil Ils rejetaient
l’extérieur Et s’en tenaient à soi. Il est clairement question de sens et de perception dans
ce chapitre, qui est intégralement retranscrit ici. Les cinq sens communément connus
nous permettent d’apprécier les variations de notre environnement afin de nous y
adapter. Sans cette adaptation, nous ne pourrions vivre. Ces variations de niveaux
d’énergie extérieurs parviennent jusque dans notre intérieur par nos orifices des sens, et
sont traitées comme des informations. Il semble que l’ensemble des stimulations de
notre perception finisse par le fatiguer.
C’est pourquoi à la longue l’œil est aveuglé, l’oreille assourdie la bouche gâtée.
Le cœur n’est plus en paix, il s’affole, ne pouvant plus trier cet ensemble trop important
d’informations. Il se met à aimer les objets extérieurs, oublie le fondamental : il égare sa
conduite.
C’est la raison pour laquelle les saints privilégient l’intérieur, le ventre, plutôt
32
que l’extérieur, l’œil. L’extérieur est d’ailleurs la seule chose qu’ils se permettent de
rejeter. Ce n’est pas l’extérieur pour lui-même qu’ils rejettent, mais l’excès d’ouverture,
et surtout la déperdition d’énergie engagée par l’action tournée vers l’extérieur ;
« Courses et chasses affolent le cœur ». L’amour des objets rares attise le désir, véritable
feu qui exige toujours plus d’alimentation. Le corps, lui, s’épuise à alimenter ce feu.
C’est pourquoi les saints s’en remettent aux besoins alimentaires du ventre, qui font
partie des seuls véritables besoins.
Lao Tseu utilise trois fois le Chiffre Cinq dans ce chapitre. Cela évoque le
système des Cinq Eléments, avec les cinq couleurs, les cinq notes, les cinq saveurs. La
relation avec le système des cinq sens paraît évidente. Lao Tseu ne mentionne pas les
cinq odeurs. Quant au toucher, je ne crois pas que cinq modalités soient clairement
identifiées. Je profite de cette occasion pour avancer une hypothèse sur la genèse de la
théorie des Cinq Eléments : les Chinois, ayant identifié, à un certain stade de leur
développement culturel, l’existence de cinq sens, qui leur permettaient de connaître
l’extérieur, ont décidé de créer ce système à cinq facteurs, sous forme de roue, qui se
met en mouvement. Les « cinq mouvements » sont une autre traduction reconnue.
Mais l’existence des cinq sens ne fait sans doute pas tout : le système de roue à
cinq branches se révèle hautement stratégique. En effet, chaque élément de la roue est
en relation avec les quatre autres, et cela grâce à seulement deux types différents de
cycles que les acupuncteurs connaissent bien : les cycles Tcheng et Ko (cycle
d’engendrement, et cycle de tempérance). Chaque élément interagit avec tous les autres,
selon une modalité, ou une autre. On peut ainsi passer d’un système binaire (par
exemple les deux types de cycles) à un système quinaire.
Une question demeure. Comment le Saint du chapitre 12 connaît-il les besoins
de son ventre pour pouvoir les contenter en quantité juste ? Il les écoute, certes, mais
avec quelles oreilles ? Il doit se concentrer sur ses sensations internes. Il doit percevoir
l’ensemble des sensations qui le renseignent sur ses besoins internes. Ses sens le
renseignent sur la température corporelle, l’état de faim, de fatigue, de tension et de
décontraction, sur l’équilibre qui est entendu avec l’oreille interne, mais aussi sur la
tension artérielle, sur la quantité de sucre dans le sang etc…
Toutes ces sensations, ensemble, forment « Un Ensemble », qui est appelé dans
le langage français courant, issu de la sage tradition, le sixième sens. Ce sixième sens
est loin d’être cette entité légendaire, mythique ou imaginaire, dont seules les femmes
seraient pourvues. C’est ce qui nous permet de dire Je … vais bien ; Je suis untel ; Je
suis tel Un. Le Je réalise l’union de toutes ces sensations intérieures. Il réalise l’Unité
que nous pouvons ressentir quotidiennement.
Il est possible de compléter ma précédente hypothèse par la suivante : avec ce
sixième sens, caché, car invisible des autres, les Chinois ont pu compléter (ou
dupliquer) leur roue à cinq mouvements par une roue à six « mouvements » (appelons
les comme cela pour l’instant).
Dans le chapitre 8 du Su Wen, « L’étude du Secret de Ling Lan (Orchidée
Spirituelle) ou L’étude de l’assistance réciproque des douze zang », Qi Bai répond :
« Le cœur a comme rôle la fonction du roi qui fournit la clarté de l’esprit » (Tome I,
page 89). Les acupuncteurs savent que ce chapitre traite de la « forteresse cachée »,
autrement dit, celle que nous cachons en nous. Ils savent que la clarté de l’esprit permet
d’avoir la vision juste. La forteresse cachée répond dans l’esprit chinois insensiblement
aux nombres cinq et six. C’est l’élément Feu qui se dédouble en Feux Empereur et
Ministre. Le Feu Empereur reste caché, en paix, à un niveau plus vaste, afin de rester en
paix, non affolé, afin de sentir la Voie et de la suivre. C’est lui qui réalise l’Unité. Nous
pouvons dire qu’il répond au sixième sens.
Ces spéculations sont réalisées à partir de la pensée de Lao Tseu transmise par
les traducteurs. Tous les thèmes sont présents dans le TTK, et je ne fais que les
développer. Prêter attentivement l’oreille à un Lao Tseu, creuser les Voies de la
perception, permet peut-être d’éclairer d’un nouveau feu ce que nous connaissons déjà
de l’acupuncture.
13 : Faveur Défaveur sont des surprises Honneur Catastrophe sont corporels (…)
La Faveur tombe sur les inférieurs (…) la Catastrophe atteint en nous le corps Hors de
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ce corps Quelle catastrophe pourrait nous atteindre. Faveur et défaveur sont des
sentiments d’autrui sur moi : ils sont le fait des autres et ne dépendent pas directement
de moi. Je n’y prête donc pas attention. En revanche, la Catastrophe atteint mon
intégrité. Qu’est-ce qui pourrait être atteint, pour moi, en dehors de mon intégrité ?
Rien. Un second sens se surimpose à celui-là : si J’étais hors de mon corps, quelle
catastrophe pourrait m’atteindre. D’après la formulation de LT, on entrevoit la
possibilité d’un Je en dehors de mon corps, c’est-à-dire d’un esprit (subtil, fugace) qui
pourrait quitter le corps. Les Chinois ont décrit (ou formalisé) cela comme étant les
différents Shens, dont le Roun et le Pro peuvent quitter et regagner le corps alors même
que nous sommes vivants. Dès lors, nous devons concentrer nos souffles, et ne pas nous
épuiser inutilement en accordant d’importance à l’extérieur. Cela n’est peut-être
possible qu’à un certain niveau de conscience. Et à un autre niveau, accepter de perdre
la vie nous garantit l’absence de catastrophe. Ce niveau là atteint, nous comprenons
également qu’une catastrophe n’est qu’un jugement négatif que nous n’avons pas lieu
de produire, même à propos de la valeur de notre corps. TT appelle cela les
transformations du corps :
« Qu’elle (la création) transforme mon bras gauche en coq, et je pourrai
annoncer le jour ; qu’elle transforme mon bras droit en arbalète, je m’en servirai pour
dîner de cailles rôties ; qu’elle transforme mes fesses en roues et mon esprit en cheval,
alors je les prendrai pour attelage, si bien que je n’aurai plus besoin de rouler carrosse !
ce qui nous est échu l’est à titre temporaire, aussi est-il dans l’ordre des choses que cela
nous soit retiré. Quand on se satisfait du provisoire et que l’on accepte l’ordre des
choses, la joie et l’affliction n’ont plus de prise sur nous ; c’est ce que les anciens
appelaient être délivré de tous liens. Qui ne sait se délivrer de ses liens est esclave des
choses. Les créatures doivent depuis toujours se soumettre à la volonté du Ciel,
pourquoi en éprouverais-je du dégoût ? » (chapitre 6, page 58).
TT relate l’histoire d’un homme difforme qui échappe à l’ordre de conscription,
dispensé du service. Exempté de corvées, comme incurable, il reçut annuellement, au
titre de sa maladie 92 boisseaux de grains et dix fagots de bois. « Si par le simple fait de
la difformité physique on peut atteindre à la limite naturelle de son existence, que dire
alors de la difformité morale ! » (chapitre IV, page 44).
Nous comprenons que ces « transformations » sont naturelles, et qu’elles n’ont
pas de valeur catastrophique (c’est-à-dire mauvaise), au niveau de la nature. Dans le
jargon qui se rapporte à la médecine chinoise (et aussi à la pensée chinoise en général),
nous utilisons volontiers le terme de « mutations » plutôt que celui de transformations.
Pourtant il s’agit de la même notion de « changement », du moins en première
approximation. Le Classique du changement, « Yi Jing », confirme que cette notion est
au cœur de la pensée chinoise ancienne.
14 : On regarde mais sans voir on l’appelle Invisible On écoute sans entendre on
l’appelle Inaudible On cherche à le toucher on l’appelle Impalpable Voilà trois choses
ineffables Qui confondues font l’Unité. Nous trouvons dans ce chapitre trois
propositions à propos de la perception. A la différence du chapitre 12, où nous trouvions
la vue, l’ouïe et le goût, Lao Tseu cite dans le présent chapitre 14 les deux premiers
sens, et le toucher, à la place du goût. En acupuncture nous faisons correspondre le
toucher à la bouche, mais uniquement dans ce qu’elle a de charnu et tourné vers
l’extérieur, les lèvres (avec lesquelles nous pouvons effectivement toucher). Nous ne la
considérons pas dans ce cas précis comme « cavité buccale », plus interne, et siège du
goût. Le sens du goût est exercé en fait par la langue, qui dépend du zang cœur.
Malgré toute l’attention, toute la volonté, toute la conscience possible, tout
l’éveil de nos sens, il y a cette chose que l’on ne voit pas, n’entend pas, ne sent pas (au
toucher). Cette chose que nous nommons, à défaut d’autres qualificatifs, Invisible,
Inaudible, Impalpable, cette chose, est imperceptible. En d’autres termes, elle dépasse
les limites de notre perception. Elle n’est peut-être pas imperceptible en elle-même. La
seule certitude est que cette chose est imperceptible au niveau humain.
Nous savons aujourd’hui qu’il suffit que cette chose rayonne dans la longueur
d’onde des rayons X (par exemple), pour que nous ne la percevions pas avec notre
appareil sensoriel. Nous pouvons désormais percevoir les rayons X, par l’intermédiaire
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d’une plaque sensible. Cet exemple montre comment ce qui sort des limites de notre
perception, existe, et est perceptible, par ailleurs…Nous avons la chance de connaître
des avancées technologiques qui nous permettent aujourd’hui de prendre la mesure de
nos limites perceptives passées. Nous devons prendre conscience aujourd’hui que notre
perception sera toujours limitée, constitutivement. C’est pourquoi Lao Tseu nous
enseigne qu’il faut savoir s’arrêter : nous, êtres finis, n’atteindrons jamais l’infinitude.
TT communique bien cette notion :
« La vie est limitée, la connaissance sans limites. Qui, limité, cherche l’illimité,
va au-devant de l’échec, et qui au terme de son existence croit connaître ne fait que se
leurrer » (TT, chapitre III, page 31).
Pour avoir conscience des limites de notre perception nous pouvons penser à une
quantité de lumière « insuffisante » pour exciter ne serait-ce qu’une cellule de notre
rétine. Dans le cas où cette cellule serait effectivement excitée, le cerveau (cette
machine à intégrer l’information brute) ne retient pas l’information qui provient de cette
unique cellule excitée, cette information étant noyée dans la masse de l’obscurité
ambiante. Lao Tseu a pu expérimenter les limites basses de la vision par une nuit « toute
noire ». Pourtant le soleil et les objets célestes lumineux continuaient d’exister, là
quelque part, mais leur lumière ne parvenait pas en quantité suffisante jusqu’à lui,
jusqu’au fond de ses yeux.
Lao Tseu multiplie les efforts pour percevoir cette chose, il mobilise trois sens. Il
s’attend à trois perceptions et n’en trouve aucune. Le cerveau est capable de réaliser une
comparaison entre une perception passée et une autre présente, parce qu’il garde en
mémoire les premières. Il est capable de conclure : « il n’y a pas », « il n’y est pas ».
Mais qui est le « il » si n’ « est pas » ? La négation provient en ce cas d’une
« différence » (au sens mathématique) entre les deux perceptions. Cette différence est
majeure : dans le passé « il y eu une perception », dans le présent « » (« nonperception ») ! Nous avons vu que cette non-perception (cette « absence » de
perception) n’est pas absence « de tout ». C’est à la rigueur un espace vide de
perception, libre, disponible, pour que des perceptions se manifestent. Il y a au sein de
cet espace libre et privilégié (vide) mouvement potentiel (et potentialisé).
Nos perceptions qui découpent l’univers, dans la pratique quotidienne, doivent
ensuite être ré-unies pour reconstituer cet Univers. « Mais a commencé la taille On a eu
des noms Et les noms se sont multipliés Il faudrait arrêter le savoir Savoir s’arrêter Ce
serait le salut » (chapitre 32). Les trois choses qu’on appelle invisible inaudible et
impalpable, mais qui sont en fait ineffables, on doit les ré-Unir. Cette chose que nous ne
pouvons pas dire nécessairement parce que nous ne la percevons pas, c’est l’Unité
ultime, l’Océan, la Voie. Si nous regardons vers l’amont du confluent de deux rivières
nous voyons deux rivières « différentes ». Si nous regardons vers l’aval il y a une
rivière. Les deux différentes rivières sont devenues identiques. Ou alors, la rivière
unique est aussi double et différente. Ce paradoxe, ce faux-semblant, nous les dépassons
lorsque nous changeons de niveau et que nous considérons la masse d’eau globale qui
est « continue ».
En voyant le Grand Océan nous pouvons relier toutes les eaux du monde. Toutes
les eaux sont liées dans la réalité (par leur « qualité » d’eau, pour commencer !). Mais
« L’Océan » ultime, l’Unité Suprême, est hors de portée de mes sens. Si je me fie à ma
perception, il n’existe pas. Or Je sais qu’il existe, parce que j’ai expérimenté sa
perception un jour, et que je l’ai mémorisée. Lao Tseu compte sur notre expérimentation
de la vie, et il s’y réfère. En montrant l’image de l’Océan, il se réfère à ce que nous
voyons à l’extérieur, et à ce que nous ressentons à l’intérieur. Si quelqu’un n’a pas vu le
Grand Océan (ce qui devait arriver fréquemment à l’époque), qu’il imagine alors un
Fleuve. Lao Tseu pose Océan et Fleuve comme niveaux plus vastes que rivières et
ruisseaux dans le chapitre 32 : « La Voie dans le monde Se compare au Fleuve et à
l’Océan Pour les rivières et les ruisseaux » ; et dans le chapitre 66 : « Le Fleuve et
l’Océan sont rois des Cent rivières Parce qu’ils affectionnent les bas-fonds ».
Lao Tseu compte également sur notre expérimentation quotidienne afin que
résonne dans notre intérieur cette image d’Unité extérieure. Je le sais parce que Je
ressens une unité en moi qui écrit le Je. Lorsque J’écris Nous c’est pour renforcer l’idée
que Nous sommes des humains qui forment Un groupe. Lao Tseu a lui-même
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expérimenté et mémorisé cette sensation, et il tente de nous la transmettre. Il sait que la
transmission de sa mémoire directement à la nôtre est impossible. Il sait qu’il doit nous
faire vivre une expérience afin que nous comprenions et mémorisions. Aussi il ne nous
parle pas avec des « mots » (concepts) mais avec des images. Il nous plonge ainsi dans
une situation que nous avons sans doute déjà vécue, et nous incite à y regarder de plus
près. Ce n’est pas un professeur qui enseigne en amphithéâtre, et se donne comme au
spectacle. C’est un compagnon de balade que l’on remarque scruter l’immensité du ciel
« vide » ou de l’océan calme, et qui le cas échéant sait assagir notre agitation, pour nous
mettre sur la Voie, par une intervention « juste ».
L’enseignement sans parole dont parle Lao Tseu dès le début de l’ouvrage est un
enseignement « vivant », et non un cours théorique. Il dit lui-même : « Qui sait Ne parle
pas Qui parle Ne sait pas » (chapitre 56) ; « Aussi les Saints oeuvraient selon le non-agir
Et s’adonnaient à l’enseignement sans parole » (chapitre 2). Lao Tseu nous enseigne
sans sembler le faire. Il nous parle pour nous montrer un paysage, une situation.
Lao Tseu a pris le soin de nous avertir dans son premier chapitre : « La voie
qu’on peut énoncer N’est déjà plus la Voie ». Autrement dit, le texte qu’il laisse, en ce
qu’il est un énoncé, ne peut expliquer la Voie, théorique. Il trace une voie de
cheminement que nous pouvons emprunter pour vivre la Voie, pratique. Le tracé de ce
chemin englobe tous les tracés, et représente tous les chemins en une Voie, d’une voix.
« Le Tao s’accomplit en se pratiquant ; les choses sont telles en étant nommées.
Comment donc sont-elles telles ? Elles sont telles en étant telles qu’elles-mêmes » (TT,
chapitre II, page 23).
Lao Tseu a expérimenté la Voie. Il l’a vue. Il ne nous demande pas de le croire
sur parole. Il nous conseille de vivre, et d’expérimenter, afin que nous sentions la Voie
par nous-même, en nous-même. Elle se montrera sans doute là où nous ne l’attendrons
pas. Peut-être ne vaut-il mieux pas chercher. Le chapitre 14 mentionne : « Son haut
n’est pas lumineux Son bas n’est pas ténébreux Cela serpente indéfiniment
indistinctement Jusqu’au retour au Sans choses On le dira Obscure clarté Allant à sa
rencontre on ne voit pas sa tête Marchant à sa suite on ne voit pas son train Cependant
Qui aura dans la main la Voie antique Pourra conduire le présent Ce savoir de l’antique
genèse On l’appelle Déroulement de la Voie ». On ne voit ni son haut ni son bas. Cela
serpente et nous ne le voyons pas.
L’oxymore « Obscure Clarté » employé par Larre (et reflétant la structure du
texte original) renforce l’idée d’une réalité qui ne peut être dite, car imperceptible, aux
confins des deux extrêmes. L’œil peut être aveugle dans l’obscurité comme dans la
luminosité la plus intense. Nous pouvons prendre le premier vers du chapitre 12, « Les
Cinq couleurs aveuglent l’œil », dans le sens d’un excès qui aveugle, et dans le sens
d’un excès qui fatigue et entraîne la cécité.
Dans le chapitre 14 du TTK, « la chose » que nous ne percevons pas est la Voie.
Il existe pourtant le « savoir de l’antique genèse » qu’on appelle « Déroulement de la
Voie ». Ce déroulement est rendu par la marche d’un serpent (je n’ai pas pu vérifier si
cela se réfère effectivement à un serpent en chinois). C’est donc un mouvement.
Le savoir dont il s’agit, permet de « conduire le présent ». Ce savoir n’est pas
donné directement car il ne peut l’être : il faut le chercher, le découvrir, voir le jade qui
se cache sous la toile de jute. Il existe néanmoins un modèle élaboré par les anciens qui
connaissaient les limites de notre perception ordinaire. Ce modèle doit permettre de se
retrouver dans le cours de ce déroulement invisible qu’il faut épouser. Pour conduire le
présent ce modèle doit permettre de prendre des décisions.
Rappelons nous qu’il s’agit de se conduire soi-même, ou, dans le cadre
thérapeutique, d’aider, à un instant précis, quelqu’un à se conduire (sans qu’il semble
que nous le fassions). La question que nous pouvons nous poser est la suivante : Les
Anciens ont-ils eu accès à une perception extraordinaire pour voir « le déroulement de
la Voie », et mettre en place un système, construire un modèle, qui rende concret ce
déroulement ? Il semble qu’ils nous aient laissé une formalisation de leurs découvertes,
dont l’origine reste toutefois mystérieuse. Pouvons-nous dès lors comprendre le système
qu’ils nous ont légué sans passer par une expérimentation sinon similaire, au moins
comparable, qui retrace le chemin parcouru (même d’une façon « accélérée », le temps
étant arbitraire) ?
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Ce modèle formalise ce qui n’a pas de forme. Lao Tseu dit : « Le Grand carré n’a
pas d’angles (…) Le Grand symbole ignore les figures » (chapitre 41). Nous pouvons
comprendre ce qui n’a pas de forme, la Voie, avec ce qui en a une, le langage. Il faut
toutefois avoir conscience des limites du langage pour atteindre ce qui n’en n’a pas, la
Voie. Un Symbole, un modèle, les mathématiques, un signe dans le ciel ou sur l’eau,
tout cela est « langage logique » pour notre pensée. Toutes nos perceptions sont
finalement une « brique de langage logique » pour notre pensée, qui manipule ces
informations avec sa syntaxe, sa poésie, sa mémoire, sa logique, son efficacité.
Le chapitre 15 confirme que les Anciens possédaient ce savoir : « Les grands
adeptes de l’Antiquité Etaient de subtils initiés au mystère originel ». Nous avons posé
la question du « comment le savaient-ils ? ». Peut-être n’y répondrons-nous jamais. «
Ces hommes impossible de les comprendre Contentons-nous d’en évoquer la manière
(…) Indiscernables comme les eaux mêlées » (chapitre 15). Ces grands adeptes se sont
rendus indiscernables, en se mêlant à la Voie. Impossible de les comprendre par la
pensée dont l’outil est le langage commun. Dans un ouvrage comme le TTK, on ne peut
qu’évoquer la manière de ces adeptes, leurs pratiques, qui les mènent au Tao.
21 : Vaste Vertu a contenance D’une suivante de la Voie La Voie chose vague
indistincte Si indistincte et si vague En elle sont les symboles Si vagues et si indistincts
En elle sont les êtres Si secrets si dérobés En elle sont les essences Des essences très
pures (…) Présidant à la succession de tous les êtres Comment comprendre Les
manifestations de tous les êtres Sinon par cela. La Voie est toujours cette chose
imperceptible, dans laquelle se cachent Symboles, êtres et essences. Nous comprenons
l’apparition de tous les êtres qui passent, en « sortant » d’elle, de l’état indistinct et
imperceptible à celui de manifesté. Nous pouvons aussi dire qu’à partir d’elle ils entrent
dans notre monde, c’est-à-dire celui que nous connaissons, car perçu. Ils passent du
niveau non manifesté au niveau manifesté (nécessairement moins vaste), et repassent de
l’un à l’autre sans arrêter.
26 : Lourd racine du léger Quiet seigneur de l’agité Ainsi les Saints voyageaient
des jours entiers Sans quitter leurs lourdes voitures Sans un regard pour de fascinantes
splendeurs Chez eux ils se tenaient perdus hors de ce monde Comment le maître de Dix
mille chariots Serait-il léger au point de se préférer à l’Empire Sa légèreté lui ferait
perdre sa racine Son agitation son empire sur lui-même. Les Saints n’ont pas de regard
pour l’extérieur : ils restent en eux, et de fait hors du monde extérieur. Ils voyagent sans
bouger leurs corps, lourds comme leur lourde voiture. Le corps peut être considéré
comme un véhicule qui permet les voyages les plus lointains sans toutefois « bouger ».
TT mentionne à maintes reprises ces voyages extatiques :
« Lie Tseu se déplaçait en chevauchant le vent. (…) toutefois, bien qu’il ne fût
déjà plus tributaire de la marche, il dépendait encore de quelque chose pour se
déplacer » (TT, chapitre I, page 15).
« Montés sur un char de nuages tiré par des dragons ailés, ils voyagent en dehors
des bornes de l’univers (TT, chapitre I, page 16).
Rien ne peut plus agiter ces « saints ». Nous imaginons leur esprit lourd et
immobile, concentré en bas, dans leurs racines. Profondément ancrée dans l’intérieur de
la Terre, leur ramure ne peut s’agiter. Ce chapitre évoque une méditation, un état, qui ne
dépend moins d’une posture corporelle que d’une disposition de l’esprit. Le corps est
laissé à lui-même. C’est lui qui perçoit, et non les cinq sens. ainsi, ceux qui se tournent
vers l’extérieur sont oubliés. C’est le sixième sens, Je, qui écoute. Il écoute le dedans, il
écoute le dehors. « J’» écoute l’Unité.
« Concentre ta volonté. N’écoute pas avec tes oreilles mais avec ton esprit.
N’écoute pas avec ton esprit mais avec ton souffle. L’ouïe se limite aux sons, l’esprit
aux représentations, tandis que le souffle forme un creux apte à accueillir le monde
extérieur. La maxime de l’action ne se pose que sur ce vide. Tel est le jeûne du cœur : le
vide sur lequel se fixe la maxime de l’action » (TT, chapitre IV, page 37).
Le vide du cœur, c’est l’écoute du Je, du sixième sens. Sixième sens et cœur
appartiennent au Feu Empereur…celui qu’il s’agit d’écouter…
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28 : Conscience de coq contenance de poule Ils étaient la Ravine du monde (…)
Conscience de blanc contenance de noir Ils étaient la Norme du monde (…) Le Brut on
le détaille en ustensiles divers Les Saints par le Brut présidaient aux diverses charges
C’est le sens de « A grand Tailleur pas de chutes ». Blanc et Noir sont le résultat de
notre perception. Celle-ci taille et donne des noms (des symboles). Blanc et noir sont
pourtant indistincts dans le bloc Brut. Après avoir effectué la taille dans ce bloc brut,
nous devons reconsidérer le bloc brut, faire retour au bloc brut. La perception nous
trompe en découpant le réel, n’en retenant qu’une partie.
« Conscience », c’est un aboutissement de la perception qui appartient à
l’interne, et « contenance » c’est l’apparence extérieure. Lao Tseu semble indiquer que
les Saints « montrent » un aspect extérieur différent (opposé pouvons-nous dire ?) de
leur aspect intérieur. Nous avons déjà vu cela dans le chapitre 70 : « C’est ainsi que les
Saints Vêtus de grosse toile Cachaient en eux un jade ».
Comment savoir dans la vie quotidienne si un objet est noir parce qu’il est noir
ou parce qu’il nous paraît noir ? Nous pouvons concevoir qu’il nous paraît noir parce
qu’il garde toute la lumière à l’intérieur de lui. C’est ce que semble indiquer Lao Tseu !
Le fond d’un puit est peut-être tellement lumineux qu’il ne nous renvoie aucune
lumière, et nous paraît finalement obscur. Nous savons aujourd’hui que des feuilles
végétales vertes nous paraissent vertes parce qu’elles contiennent des pigments (surtout
la chlorophylle). Ces pigments absorbent le rouge et le bleu et réfléchissent davantage la
longueur d’onde qu’ils laissent. C’est donc la longueur d’onde verte qui parvient à nos
yeux et excite nos cellules sensibles à cette longueur d’onde. En conséquence de quoi,
nous pouvons formuler que les feuilles sont magenta (rouge+bleu) à l’intérieur, et vertes
à l’extérieur !
Prenons un exemple humain pour compléter l’explication : mettez-moi devant le
buffet complet d’un grand restaurant. Une fois que je me suis servi il ne reste plus de
sucreries. Allez-vous en déduire que j’aime le salé, l’amer, le piquant, et l’acide ? A
votre question qu’aimez-vous le plus ? Je vais vous répondre : « je suis plutôt sucre ».
Je, c’est mon intérieur qui parle (équivalent à la couleur à l’intérieur de la feuille). Vous
aurez pourtant observé de l’extérieur ce qui reste de l’Unité de base (du buffet, ou bien
de la lumière « blanche », complète). Le cerveau constate la différence entre la totalité
et la perception extérieure et oublie de déduire la qualité interne. Cela n’est pas
handicapant dans la vie ordinaire. Mais cela devient un énorme problème
méthodologique, une faille de raisonnement, lorsqu’il s’agit de créer un modèle du
monde. Nos représentations issues de notre quête de vérité sont fausses si nous ne
considérons pas comment nous percevons l’univers.
Lao Tseu montre « apparemment » que les Anciens avaient connaissance et
conscience du problème. J’ai utilisé nos connaissances scientifiques actuelles afin de
confirmer ses dires, comme lui donner une reconnaissance scientifique actuelle. Les
Anciens ont donc conçu un modèle en prenant en compte ce point, que nous oublions la
plupart du temps.
Notre système acupunctural prend en compte ces considérations. Nous savons
que quelqu’un qui rit sans arrêt n’a peut-être pas le cœur joyeux mais malade. Nous
apprenons à voir (comprendre) ce que nous ne voyons pas. Nous devrons être vigilants
envers toutes nos perceptions.
Nos considérations ont des conséquences d’ordre « cosmique » : le Soleil nous
paraît très lumineux parce qu’il émet beaucoup de lumière. En lui-même il n’est pas
lumineux, mais obscur, il « n’aime pas » la lumière et la rejette. Nous ne voyons pas les
trous noirs parce qu’ils avalent toute la lumière autour d’eux. Les trous noirs sont donc
des objets extrêmement lumineux ! Combien notre compréhension est trompée si elle ne
perçoit pas la lumière au fond du trou noir (« impossible de les comprendre », chapitre
15). Où va toute la lumière des trous noirs, et d’où vient celle du soleil ? Mystère. C’est
peut-être la limite de notre sujet. Disons juste que d’un côté le trou noir aspirerait la
lumière qui se dirigerait vers l’autre coté, celui du soleil qui expulserait alors la lumière.
Regardant vers la « face » « trou noir » nous ne voyons pas la lumière qui va vers le
trou noir. Regardant vers la « face » « soleil » nous voyons la lumière qui vient vers
nous depuis le soleil.
Tout se passe comme chez nous : à peine engloutie, la nourriture disparaît dans
38
l’orifice buccal, est modifiée dans notre tube digestif, et reparaît par l’anus sous forme
d’excréments. En Chine chacun a à l’esprit l’image de la fleur de Lotus blanche et
lumineuse qui sort du plus profond de la vase boueuse. Les acupuncteurs savent que le
souffle le plus subtil généré par le corps sort du gros intestin, sous forme d’énergie de
défense par exemple. En regardant ce qui entre dans le tube digestif on voit le futur :
nous commençons à manger du chocolat noir et à boire du café noir ; nous allons
devenir amer (du feu) et nous pourrons avoir des hémorroïdes. En regardant ce qui sort
on voit le passé : nous avons la diarrhée liquide ; nous avons été très liquides et nous
sommes peut-être maintenant très secs et déshydratés. Nous sommes constipés : nous
sommes peut-être très secs et feu (les liquides internes étant épuisés) ; ou bien gras et
pleins d’eau, car nous n’éliminons pas l’eau (ni par la vessie, ni par l’anus).
La perception dépend toujours d’un facteur temps, et la non-perception n’a pas
de temps. Le temps que l’observation se fasse, elle appartient déjà au passé. Nous ne
faisons donc qu’observer le passé. Là encore nous ne le savons que trop aujourd’hui
lorsque nous observons les étoiles, qui sont pour certaines disparues depuis longtemps.
Lao Tseu ignorait peut-être qu’il observait le passé des étoiles (même si à son époque
les sages observaient le ciel). Il savait dans tous les cas que la perception fait remonter
au conscient un événement déjà passé auquel on ne peut plus rien : la brûlure du fer au
rouge ; la piqûre du moustique ou bien celle de l’aiguille.
Il savait aussi qu’il est possible de regarder vers le futur, qui paraît obscur
comme le trou noir, ou le fond du puits. La mémoire et l’expérience des Anciens
peuvent nous éclairer. Si l’on connaît par avance les conséquences du café et du
chocolat, nous pouvons les éviter. Par contre nous ne pouvons « connaître »
véritablement hémorroïdes, brûlures, piqûres, si nous ne les avons vécues. Nous ne
pouvons connaître Tao Yin et Yang si nous ne les avons pas vécus, nous ne pouvons
même pas les comprendre réellement.
32 : La Voie Toujours sans nom et nature Malgré son insignifiance (…) Mais a
commencé la taille On a eu des noms Et les noms se sont multipliés Il faudrait arrêter le
savoir Savoir s’arrêter Ce serait le salut La Voie dans le monde Se compare au Fleuve et
à l’Océan Pour les rivières et les ruisseaux La Voie « insignifiante », imperceptible, est
peut-être finalement « l’objet » le plus lumineux, grand, dur, sonore, odorant,
savoureux. Elle est tellement Tout qu’aucun nom ne lui convient ! Aucun nom, ou tous
les noms, c’est pareil, cela confirme la démesure. Une mesure hors du niveau humain.
La Voie est plus vaste que le fleuve, plus vaste que l’Océan, que l’univers
visible. La perception opère une taille et détaille le bloc brut de la Voie, son Unité. Il
faut garder en mémoire l’unité de la Voie. L’image de l’océan permet d’ « imaginer »
l’Unité en figurant la continuité. Elle fait oublier les vides qui paraissent séparer les
rivières.
27 : Bien aller ne laisse pas de traces Bien parler est net et sans défaut (…) Bien
lier ne noue pas de corde Sans qu’on puisse délier Pour cette raison les Saints
S’appliquaient à secourir les humains Sans rejeter personne S’appliquaient à secourir les
êtres Sans en rejeter aucun C’est ce qu’on appelle Répandre à son tour la Lumière
L’homme bon est le maître du méchant Le méchant sert de matière à l’homme bon Si
l’un ne révère pas son maître Et l’autre n’aime pas sa matière Nul savoir-faire ne
préviendra l’égarement C’est cela La Merveille essentielle. Lao Tseu donne des
exemples d’actions qui « ne semblent pas » des actions : Wu Wei. Aller sans faire de
trace, sans « paraître » sur le sol, c’est Wu Wei. Lier sans nouer de corde est WuWei : le
lien n’apparaît pas.
Lao Tseu semble nous montrer que Tout est relié de telle sorte que l’on ne puisse
rompre cette liaison. Pour autant ce qui lie toutes choses n’est pas visible, et l’Unité
ainsi créée n’est pas non plus perceptible.
Les Saints ne rejettent rien ni personne : ils prennent et embrassent donc Tout. Ils
embrassent l’Unité, et répandent la Lumière. Ils ne rejettent ni le méchant ni le rieur du
chapitre 41.
Il semble que « percevoir » l’Unité, créer l’Unité, est possible par Wu, par
l’invisible, par le Vide. Serait-ce ce vide qui crée la continuité nécessaire à l’unité ?
39
38 : L’homme de caractère choisit la substance Et ne se fie pas à ce qui est
superficiel Il est pour le fruit Ne se fie pas à la fleur Il rejetait l’extérieur Et s’en tenait à
soi. Cet homme ne se contente pas de la perception qui s’arrête à la surface : il se fie à la
substance, il entre dans la matière, il entre en lui, dans son fort intérieur, et se fie à son
sens de l’interne : le sixième sens. Il dépasse la vision qui s’en tient à l’aspect extérieur.
Il perçoit la lumière au fond du puits.
41 : L’homme supérieur initié de la Voie La pratique de tout son cœur L’homme
ordinaire instruit de la Voie En prend et en laisse L’homme inférieur informé de la Voie
Eclate de rire Sans ce rieur la Voie ne serait pas la Voie Sur quoi l’adage déclare La Voie
lumineuse paraît obscure La Voie de progrès paraît rétrograde La Voie immense paraît si
resserrée La Vertu supérieure paraît encaissée L’Éclatante candeur paraît souillée La
Vertu si généreuse paraît indigente La Vertu établie paraît furtive La Substance pure
paraît troublée Le Grand carré n’a pas d’angles Le Grand vase tarde à s’achever La
Grande musique n’a pas de sonorité Le Grand Symbole ignore les figures Mais la Voie
retirée et Sans nom Est celle qui aide et qui achève. Le rieur de ce chapitre souffre peutêtre d’une pathologie du zang cœur. Il a perdu la clarté de l’esprit et la vision juste. Il a
perdu la voie, il ne la sent plus.
Si ce rieur parvient à surmonter sa pathologie (seul ou aidé) il se peut qu’il
devienne celui qui commence par en prendre et en laisser, et atteindre en-fin celui qui la
pratique « de tout son cœur ». Tout se passe comme si le premier homme avait réussit à
rassembler tous les morceaux de son cœur, tous les shens, les esprits qui l’habitent, pour
arriver à l’Unité. Il n’est pas exclu que le cheminement soit effectué à reculons. Nous
oublions peu à peu notre Unité de nouveaux-nés en « apprenant » la vie avec nos
perceptions, et notre modélisation du monde. Nous devons donc ensuite retrouver cette
Unité enfantine en revenant à notre Mère. Ce cheminement ne se réalise pas à
contresens en remontant le temps vers celui de l’enfance, mais en vieillissant et en
s’assagissant. A chacun son rythme.
La Voie inclut le rieur, car si elle l’exclut elle se coupe de quelque chose, elle
brise son unité, la Grande Unité. Nous trouvons douze propositions qui confirment que
notre compréhension est trompée par notre perception. Il ne s’agit pas uniquement de
paradoxes ou autres figures de style destinées à créer l’arrêt chez le lecteur en frappant
son inconscient. C’est aussi l’expression de la réalité incomprise, de la réalité nonperçue de la Voie. Nous avons discuté de la possibilité qu’un trou noir (invisible) soit en
réalité dans son fort intérieur très lumineux. Nous savons aujourd’hui que la feuille d’un
arbre nous paraît verte parce qu’elle reflète surtout cette longueur d’onde. C’est la
longueur d’onde qui la caractérise le moins à l’intérieur, que nous considérons de
l’extérieur.
Ainsi « La Voie lumineuse paraît obscure », et obscure, on ne la voit pas. Elle est
invisible, imperceptible. La Vertu subit la même incompréhension : « La Vertu
supérieure paraît encaissée ». Les quatre Grand (carré, vase, musique et symbole) qui
pourraient « figurer » la Voie sont eux aussi imperceptibles. C’est parce que la Voie est
Grande qu’elle paraît si petite, au point que nous ne la voyons pas. Elle est là, Grande,
sous nos yeux, et nous ne la voyons pas. Sans nom parce que non-perçue, sans nom
parce que trop grande pour qu’un nom la contienne, elle est celle qui réalise sans forcer,
par Wu.
45 : La Grande perfection a comme un défaut Mais elle est indéfectible La
Grande plénitude s’écoule sans fin Mais elle est inépuisable La Grande droiture paraît se
courber La Grande habileté paraît malhabile La Grande éloquence un bredouillis Le
trépignement surmonte le froid. Nous trouvons encore des propositions qui mentionnent
des faux-semblants : droiture courbe et habileté malhabile par exemple. Nous voyons
courbe alors que c’est droit, nous jugeons malhabile alors que c’est habile. Notre
incompréhension peut découler de différents niveaux : notre perception est en ellemême limitée, et limitante (elle ne peut révéler l’existence du photon, grain de lumière
unique noyé dans l’information dominante d’obscurité) ; notre jugement est erroné car
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de la perception d’un extérieur nous concluons un intérieur identique (alors que nous
l’avons évoqué avec la feuille verte, il peut y avoir un phénomène d’inversion).
47 : Sans avoir franchi sa porte Connaître tout sous le Ciel Sans regarder par la
fenêtre Contempler la Voie du Ciel Plus on va loin Moins on saura Les Saints Sans se
déplacer Connaissaient tout Sans avoir regardé Comprenaient tout Sans rien faire Ils
avaient tout réalisé. Le Saint de ce chapitre reste chez lui (en lui) et connaît la totalité.
De là il contemple la « Voie du Ciel ». Se déplacer et voir le monde ne sert pas à savoir.
Le savoir dont parle Lao Tseu le savoir au niveau le plus vaste, celui qui embrasse tout.
Les Saints « comprenaient » tout et réalisaient tout sans rien faire par Wu Wei. En
embrassant Wu, le non-perceptible, l’indifférencié, le potentiel, ils embrassaient la Voie
qui est le Grand Wu, le Grand imperceptible. Nous avons déjà remarqué que le chapitre
47 peut faire référence au chapitre 11 (qui mentionne la roue, le vase et la pièce dont le
vide permet l’usage). La résonance de ces deux chapitres (qui se réfèrent tous les deux à
une pièce comportant porte et fenêtre, « vides ») induit la notion de vide dans le chapitre
47.
Lao Tseu nous dit que nous pouvons connaître Tout et contempler la Voie du Ciel
sans quitter la pièce. Il n’est pas nécessaire de sortir par la porte, ou de regarder par la
fenêtre. Il n’est pas nécessaire d’utiliser les « vides » que sont ces ouvertures. Nous
avons déjà vu que la pièce se réfère à notre corps, et que les ouvertures (les vides) sont
nos 9 orifices. Il n’est pas utile en effet de se tourner vers l’extérieur (au travers de nos
yeux et des fenêtres) en utilisant ces vides. Je me demande dans quelle mesure Lao Tseu
pouvait considérer que notre corps est plein de vide pour pouvoir se mouvoir. C’est bien
ce vide (ce que l’on ne perçoit pas en nous) qui permet notre « usage », notre
fonctionnement. Les vides du chapitre 11 sont des images (donc visibles) utilisées par
Lao Tseu pour mettre en évidence des vides invisibles.
Nous savons aujourd’hui que la matière est « pleine de vide ». Notre corps est
fait de matière « pleine de vide ». Ce vide est un « espace vide », imperceptible, au sein
duquel se balade la matière. Nous avons conscience qu’il y existe en réalité un seul et
unique espace, dans lequel tout l’Univers baigne. « Les » vides de chaque objet, être,
manifestation communiquent entre eux, et réalisent finalement Une continuité. Les
vides relient tout, sans pourtant nouer un lien visible (ils sont Wu, imperceptibles). La
notion de vide colle tout à fait au passage du chapitre 27 : « Bien lier ne noue pas de
corde Sans qu’on puisse délier ».
A partir de nous-mêmes nous sommes connectés au reste du monde par l’espace
vide (libre) dans lequel tout baigne. Réaliser l’Unité est peut-être « réaliser que nous
baignons dans l’Unité ». Seuls nos sens tournés sur l’extérieur découpent cette
continuité et nous coupent de l’Unité. Notre sens interne, le sixième, parle d’une seule
Voie Je. Il est capable de percevoir et de réaliser l’Unité, alors que les cinq sens la
découpent en morceaux.
Le Vide n’est pas perceptible (dans notre état ordinaire de perception, c’est
pourquoi nous le nommons vide). Nous concluons donc ordinairement que tout est
compartimenté. En regardant le ciel nocturne nous comprenons que le vide (l’espace
vide de perception, noir) est unique et relie toutes les étoiles dans le ciel. Ce vide est le
même que celui de la matière, de notre corps. Il n’y a rien qui soit assez serré pour
pouvoir « clôturer » et enfermer ce vide dans une structure hermétiquement étanche.
Tous les vides communiquent et forment un unique vide. La conséquence est que nous
sommes réellement en continuité directe avec l’univers. Il existe différents niveaux de
condensation de la matière, d’organisation, ils sont néanmoins tous liés directement par
le vide qui les traverse, qui les englobe.
Notre perception ordinaire est adaptée à notre niveau d’interaction (ils dépendent
de notre condition d’humains). Elle est adaptée à notre vie quotidienne : se nourrir,
dormir, se reproduire, c’est-à-dire à notre niveau d’existence. Notre perception ordinaire
n’est en revanche pas adaptée pour gouverner un ensemble d’humains (qui est un autre
niveau d’organisation, nécessitant une perception à ce niveau), le peuple, le pays,
l’Empire. Elle est encore moins adaptée au niveau de la Voie. Nous pouvons néanmoins
imaginer une « perception » extra-ordinaire, ou concevoir un modèle, qui dépasse la
notion de niveaux (sur laquelle bute notre perception, comme le pied qui heurte un
41
caillou), de limites, et permette l’Unité.
49 : Les Saints libres de leur esprit Suivaient l’esprit des Cent familles (…) Les
Saints dans l’Empire vivant ignorés et cachés Offraient un esprit disposé à tout
accueillir Là où les Cent familles Ecarquillaient les yeux et tendaient l’oreille Les Saints
souriaient comme l’enfant nouveau-né. Les saints réalisant l’Unité, leur corps et leur
esprit sont en continuité avec ceux des Cent familles : c’est comme s’ils pouvaient être
« traversés librement » par leurs esprits. Le vide Xu est bien cet « espace libre » qui est
harmonieusement traversé par une circulation des souffles. Par raisonnement
analogique, esprits et souffles traversent la matière et la meuvent.
Les saints vivaient sans être vus, reclus chez eux, en eux, et « offraient un esprit
disposé à tout accueillir ». Leur esprit était donc libre (début du chapitre) parce qu’ils
étaient vides, Wu. Les esprits (les souffles) que nous pouvons nous figurer comme des
fluides, ne peuvent habiter qu’un vide : le vide du vase, le vide du cœur. Si nous nous
faisons vides, nous pouvons recevoir l’esprit de notre prochain, et l’esprit du monde. Si
nous écarquillons les yeux et tendons l’oreille pour mieux voir et entendre nous
resterons à un stade superficiel de connaissance. Pour « connaître » notre prochain (et
l’acupuncteur son patient) nous devons aller plus loin.
Nous le faisons en prenant son pouls : nous nous laissons traverser par les
souffles du patient. L’artère radiale est localisée sur le méridien du maître des souffles
(le Poumon, qui est notre soufflet) et traversée par le sang en provenance du cœur (siège
des esprits, des shens). Le Su Wen précise : « au moment de la prise des pouls, il est
nécessaire d’avoir un cœur vide et de garder le calme et la réflexion, pour pouvoir
distinguer les états de plénitude et de vide sans faire d’erreur » (Su Wen, chapitre 17,
page 164). Le Su Wen mentionne dans un autre passage : « Le but principal de
l’acupuncture est de soigner d’abord le shen » (chapitre 25, page 265). Il s’agit donc, en
prenant le pouls, de sentir les pleins et vides des shens, et l’unité du shen.
Le nouveau-né ne possède pas encore de modèle perceptif et de représentation
du monde. Il est donc libre de « penser » ce qu’il veut. Son esprit est sans a priori, son
cœur est vide. Nous disons d’ailleurs qu’il ne fait pas la différence entre lui-même et
son environnement (notamment ses parents) qu’il apprend à la faire. Le cœur vide, le
ventre plein, sans vouloir et construisant des os forts (référence au chapitre 3 du TTK) le
nouveau-né ne peut que sourire…Il se contente de ce qui contente.
Nous avons vu dans ce Thème que la perception commune est limitée. Elle est
limitée par ses propres mécanismes qui nécessitent de passer un seuil de sensibilité.
Sous ce seuil, il n’y a pas d’information transmise. Au-delà de ce seuil une information
est transmise. C’est ce qui est appelé dans la réponse physiologique du neurone, la loi
du tout ou rien. L’information ne peut exister que selon deux modalités au niveau du
neurone : c’est un système binaire. C’est soit noir soit blanc. Au niveau de l’ensemble
de l’œil, ces informations binaires sont intégrées pour former une infinité de nuances.
Lorsque nous parlons du noir et du blanc, nous parlons en fait de deux extrêmes. Nous
percevons la plupart du temps une des nuances, un mélange de noir et blanc, rarement le
noir et le blanc purs. Il se peut même que ces extrêmes soient imperceptibles car ils ne
connaissent pas les limites : « Ils étaient sans tache en la Vertu Constante Ayant fait
retour au Sans limites » (à propos de blanc et noir, « la Norme du monde », chapitre 28).
Le noir a pour nous valeur d’une « absence de lumière ». « Percevoir » du noir
signifie donc qu’il n’y a pas de lumière. Or il y a toujours des sources de lumière
quelque part, dans le ciel. La lumière est là, nous ne la voyons pas. Elle ne s’est pas
soustraire du monde. Elle nous est cachée parce que quelque chose s’est interposé entre
elle et nous. Cette chose a la faculté d’absorber la lumière, et de limiter (à nos yeux) sa
progression dans le vide. La terre s’interpose (c’est-à-dire se « pose entre ») entre le
soleil et nous (Humain) pendant la période de la nuit.
La lumière surpuissante (à nos yeux) du soleil nous aveugle pendant la journée,
et nous empêche de voir les étoiles. La terre connaît à son niveau le jour et la nuit. Nous
ne connaissons que le jour ou la nuit. La moitié de la terre est éclairée, l’autre non. Il
faut toujours considérer les deux « aspects » en même temps. L’un des deux nous
échappe peut-être partiellement, mais il est là. C’est un des sens de « Conscience de coq
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contenance de poule » (TTK, chapitre 28).
Si notre perception nous dit : « c’est blanc », il faut penser : « c’est plutôt
blanc », et ne pas oublier tout le noir « présent ». Si notre perception nous dit : « c’est
un coq », il ne faut pas oublier la poule dans le coq. Cela paraît trivial, mais nous savons
aujourd’hui avec nos connaissances génétiques qu’un coq peut donner naissance à des
coqs et des poules parce qu’il possède les deux types de chromosomes sexuels. De plus
c’est une poule qui « donna naissance » à des poules et des coqs. Ainsi, l’absolu (noir
ou blanc) n’existe que dans une perception et conception parcellaire du réel qui est dès
lors découpé.
Le thème que nous venons d’étudier nous montre que nous devons toujours
opérer un mouvement de retour vers l’Unité.
« Sans effort elle dispose tout avec sagesse
Vaste est le filet du Ciel
Ses larges mailles n’échappent rien » (73).
« Contemplant l’Originel Saurez-vous voir les êtres comme ils sont » (10).
RETOUR, MOUVEMEMENT, CYCLE ET MUTATION :
14 : On regarde mais sans voir on l’appelle Invisible On écoute sans entendre on
l’appelle Inaudible On cherche à le toucher on l’appelle Impalpable Voilà trois choses
ineffables Qui confondues font l’Unité Son haut n’est pas lumineux Son bas n’est pas
ténébreux Cela serpente indéfiniment indistinctement Jusqu’au retour au Sans choses
(…) Cependant Qui aura dans la main la Voie antique Pourra conduire le présent Ce
savoir de l’antique genèse On l’appelle Déroulement de la Voie. Reprenons ce que Lao
Tseu nous montre. La voie, l’Unité, est imperceptible. Elle est animée d’un mouvement
(elle serpente). Nous ne percevons pas ce mouvement qui est aussi imperceptible que la
Voie. Nous sommes comme perdus par la grande quantité de manifestations différentes
qu’elle produit. La connaissance du mouvement de la Voie (de son « déroulement »)
existe : elle permet de conduire le présent.
La Voie et son déroulement présentés ainsi évoquent un outil tenu dans la main
qui permet d’agir au moment présent. Cet outil, cette connaissance, s’apparente donc à
un modèle. Parvenir à ce modèle serait comme atteindre la Voie.
16 : Parvenus à l’extrême du Vide Fermement ancrés dans la Quiétude Tandis
que Dix mille êtres d’un seul élan éclosent Nous contemplons le Retour Les êtres
prospèrent à l’envi Mais chacun fait retour à sa racine Revenir à sa racine c’est la
Quiétude C’est accomplir son destin Accomplir son destin c’est cela le Constant
Atteindre le Constant c’est l’Illumination Ne pas le connaître c’est courir follement au
désastre Atteindre le Constant donne accès à l’Infini Par l’Infini à l’Universel Par
l’Universel au pouvoir royal Par la Royauté au Ciel Et par le Ciel à la Voie La Voie à la
vie qui demeure Et la fin de votre vie ne sera pas la destruction. Lao Tseu semble
montrer que la quiétude nous fait parvenir au vide et nous laisse percevoir le Retour. Ce
Retour est le mouvement de la Voie Constante. Cette Constance a valeur de Loi
invariable. Le Retour est un retour à la racine après avoir prospéré. Le retour à la racine
peut être assimilé à la mort, destin de chaque être sans exception. La mort est le pendant
Constant de la Vie (ou bien de la naissance). Dans l’état de quiétude et de vide nous
embrassons l’Universelle Unité, la Grandeur du Roi, celle du Ciel et celle de la Voie. Ce
chapitre résonne avec le chapitre 25 avec les Quatre Grands : Voie, Ciel, Terre et Roi.
Seule la Voie a la vie qui demeure (dépassant la mesure de l’espace et du temps). La fin
de notre vie est inéluctable, c’est la constante. Cette fin peut être autre qu’une
destruction, elle peut être une mort naturelle, calme, une extinction en un souffle.
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Le chapitre 16 est incontournable parce qu’il mentionne une méthode (Tao étant
traduisible par « méthode ») pour observer le mouvement de retour. C’est la Quiétude
de l’esprit plus que celle du corps qui permet d’entrer dans le Vide. C’est l’oubli du Je
conscient et interventionniste, calculateur, qui est important dans ce processus. C’est le
jeûne du cœur qui conduit au vide du cœur, permettant aux souffles et aux esprits de
venir s’y loger librement et harmonieusement (le jeûne du cœur apparaît dans le
chapitre IV du TT, page 37).
Le chapitre 16 du TTK est important, parce qu’il montre que « le constant » (la
Voie) c’est accomplir son destin. C’est la loi invariable, le modèle. Le modèle est un
retour à la racine, une entrée dans la mort, l’invisible. Accomplir son destin c’est
clairement accomplir ici le chemin de la naissance vers sa mort. Retourner implique
revenir à une place déjà occupée ou équivalente. La notion de retour est donc
intimement liée à celle de cycle. Le TTK regorge d’images évoquant la notion de cycle.
20 : Et moi je traîne mon oisiveté Abandonné au mouvement de la mer
Tourbillonnant au gré du vent (…) Moi qui ai choisi de téter ma Mère. Lao Tseu
explique que celui qui tète sa Mère (la Voie) va « au gré du vent et fluctue comme la
mer » (traduction de Lévi, page 108). Celui qui suit la Voie est libre comme le vent, le
souffle. Il suit la mer qui vient et va, arrive et repart. A tous les niveaux elle est animée
de ce mouvement cyclique : au niveau des vagues, au niveau de la marée, au niveau du
cycle de l’eau (évaporation, précipitations). Tous les niveaux répondent au même
mouvement cyclique de va et vient.
22 : Se faner pour reverdir. Lao Tseu donne dans ce simple vers un moyen pour
embrasser le mouvement cyclique de la Voie : se faner pour reverdir. L’image utilisée
ici, est celle du cycle végétal, chez qui la croissance indéfinie laisse apparaître plusieurs
cycles floraux sur le même individu. Il en va de même du cycle des feuilles. Ainsi, un
arbre voit ses feuilles et ses fleurs naître, se développer, devenir mâtures, décliner et
mourir. Lao Tseu invite à considérer le cycle non pas dans ce qu’il a d’évident et de
visible chez l’humain (de la naissance vers la mort). Il incite à porter à la conscience ce
que l’on ne perçoit pas au premier abord : mourir c’est la possibilité de renaître, tout
comme faner l’est de reverdir. Il invite à considérer que le cycle de vie, de la naissance à
la mort, n’a pas de fin. Ce cycle retourne sur lui-même, indéfiniment. Le cycle de la mer
ne connaît pas de fin, tant qu’elle est en mouvement.
15 : Observants de la Voie Ils ne s’emplissaient pas de désir Ainsi n’étant jamais
emplis Pouvaient-ils se flétrir Et échapper au renouveau. « Les grands adeptes de
l’Antiquité » ne s’emplissaient pas de désir. Ils avaient le cœur vide. Aussi possédant la
Voie ils pouvaient se flétrir. Nous avons là encore une image issue du règne végétal, qui
consiste symboliquement à mourir, ou à paraître mort. Il ne s’agit bien sûr pas
d’incitation au suicide, mais d’une prise de conscience de la mort, et de son acceptation
(se référer au chapitre chapitre 44). Une fois la mort acceptée, on peut oublier son corps
en entrant dans la quiétude, et « le rendre semblable à du bois mort, et son cœur à de la
cendre éteinte » (TT, chapitre II, page 19). On peut « échapper au renouveau ».
Ce dernier vers peut recouvrir plusieurs sens. Dans le temps de la « méditation »
on échappe momentanément à tout cycle, parce que espace et temps sont suspendus.
L’Unité atteinte, l’Espace est infini, et nous pouvons voyager aux confins de l’Univers,
confondus dans la Voie. Le temps y est aussi indéterminé que l’espace. Espace et temps
sont tous deux à la fois ponctuels et infinis. D’un coup de brasse dans cette apesanteur,
de saut de puce en saut de puce, nous nous retrouvons à l’autre bout en un autre temps.
La seconde incidence de ce vers est de pouvoir briser le cycle perpétuel des
renaissances que nous connaissons bien dans la pensée bouddhiste. Ainsi n’ayant plus
de corps, ils ne peuvent plus souffrir. Les bouddhistes prendraient donc l’équivalent du
vers de Lao Tseu comme une possibilité réelle d’échapper à un renouveau. Nous
pouvons entrevoir une trace de cette possibilité dans la tradition culturelle chinoise
ancienne, sous les traits des mythiques Empereurs Immortels, demeurant en dehors du
temps et enseignant aux hommes et aux femmes à travers les temps.
Cette convergence de conception de la pensée en Asie n’a rien d’étonnant, quand
on sait que le prince Siddhartha Gautama dit Shakyamuni (sage des Sakya) et Lao Tseu
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ont pu être contemporains, et que le bouddhisme est né vers 500 avant JC. Taoïsme et
Bouddhisme plongent leurs racines dans des histoires lointaines et profondes, qui se
rejoignent peut-être à un moment.
25 : Une chose faite d’un mélange Est là avant le Ciel Terre Silencieuse ah oui
illimitée assurément Reposant sur soi inaltérable Tournant sans faute et sans usure On
peut y voir la Mère de ce qui est sous le Ciel Nous ne connaissons pas son Nom Son
appellation est la Voie A défaut de son véritable nom On la dénommera Grande Grande
pour dire qu’elle s’écoule Qu’elle s’écoule poussant toujours plus loin Qu’au loin en
allée elle s’en retourne Aussi Grande la Voie Grand le Ciel grande la Terre et grand aussi
le Roi Dans l’Univers sont quatre grands Et le Roi est l’un d’eux L’homme prendra
donc modèle sur la Terre La Terre elle prend modèle sur le Ciel Le Ciel prend modèle
sur la Voie La Voie elle se modèle sur le naturel. Lao Tseu nous apprend que la voie
imperceptible est faite d’un mélange, et qu’elle tourne. Elle est grande, ainsi que le Ciel,
la Terre et le Roi. Ils le sont chacun à leur niveau. Ils prennent modèle sur elle, chacun à
son niveau. Le modèle se répète tel une structure fractale : cela s’écoule toujours plus
loin, jusqu’à l’extrême, et cela s’en retourne.
Les différents traducteurs traduisent par : « accomplit une course sans fin »
(Lévi, page 112, précisant que la version qu’il traduit omet ce passage) , « se jouant
partout sans fatigue » (Houang & Leyris, page 69), « circule partout sans se fatiguer »
(Strom, page 65). Larre traduit par « Tournant sans faute et sans usure » extrapolant
peut être le sens littéral du chinois. Toujours est-il que la Voie (cette chose mêlée, donc
indistincte) est mue d’un mouvement qui fait retour, un mouvement qui, nous l’avons
vu, est cyclique. Si nous ne voyons pas le mouvement de la Voie en lui-même, alors
nous prendrons le modèle équivalent de ce qu’il y a de plus grand avec elle : le
mouvement du Ciel, le mouvement de la Terre, le mouvement du Roi.
Le titre du chapitre 14 du TT s’intitule « Le mouvement céleste », ou encore
« Le ciel tourne » (reprenant la première phrase du chapitre). La rotation de la terre est
moins évidente. Elle se modèle néanmoins sur le ciel. Les Chinois font tourner la terre,
notamment pour expliquer la variation des climats d’une année à l’autre, par le jeu de
rotation réciproque des énergies invitées (célestes) et des énergies hôtes (terrestres)10.
Les images cycliques que nous avons mises en évidence dans les chapitres précédents
évoquaient un mouvement circulaire (ou pseudo-circulaire). Seule une courbe qui se
referme sur elle même permet d’imager la notion de retour à un point (espace et temps)
donné. Enfin, le Roi tourne dans son palais de lumière (ming tang), pour suivre les
mouvements saisonniers du ciel et de la terre11.
Il faut qu’il y ait espace (et temps) libre, donc Vide, pour qu’il y ait mouvement.
Le chapitre 11 qui est consacré au vide Wu, évoque des mouvements circulaires. Nous
l’avons déjà vu : la roue tourne, le vase tourne pour être achevé, portes et fenêtres
tournent autour de leurs gonds. Nous avons également noté que le centre de rotation est
appelé Grande Unité, Faîte Suprême, ou encore Sans Faîte.
Javary nous en dit (page 472) que le Faîte Suprême est la poutre faîtière d’un
bâtiment. L’idéogramme figure le radical de l’arbre, signe de tout ce qui est en bois, puis
un homme entre ciel et terre, flanqué de la parole à gauche et de l’action à droite. Ce qui
est figuré est quelque chose qui relie la parole et l’action, c’est un continuum entre deux
aspects ou deux phases de la même chose : on parle puis on agit (ou l’inverse), les deux
étant liés. Ainsi nous pouvons dire que ciel et terre sont reliés par la poutre faîtière
malgré la séparation apparente du toit. Javary mentionne que la poutre faîtière relie les
deux pentes du toit, ce qui est du même ordre. Cette observation a l’avantage de montrer
10
Voir à ce propos le chapitre 5 dans les chemins cachés de l’acupuncture traditionnelle
chinoise, de Motte, page 198).
11
« Le Ming t’ang constitue une prérogative proprement royale et la marque d’un
pouvoir solidement établi. C’est une Maison du Calendrier, où l’on voit comme une
concentration de l’Univers. Edifiée sur une base carrée, car la terre est carrée, cette
maison doit être recouverte d’un toit de chaume, rond à la façon du Ciel. Chaque année
et durant toute l’année, le souverain circule sous ce toit. En se plaçant à l’orient
convenable, il inaugure successivement les saisons et les mois (Granet, page 90).
45
que la toiture montre une pente montante, et qu’elle redescend en suivant la seconde
pente, après avoir atteint son maximum, la poutre du Faîte. La vision de Javary
correspond au TTK : « On commence à s’élever puis on se met à descendre » (chapitre
29).
Le Tae de « Tae Qi » est identique à l’idéogramme « grand » Da, additionné
d’une sorte de virgule sur le pied à gauche de l’homme qui en fait le plus grand, le très
grand, et résonne dans le TTK avec la Grande Voie. Javary dénomme le Tae Qi (écrit
aussi Tai Ji) le « Grand Retournement ». C’est le retournement qui caractérise le
mouvement de toute chose dans le TTK. Le « Tai Ji Tu », c’est le dessin du grand
retournement, un symbole très répandu du Yin Yang.
27 : Bien aller ne laisse pas de traces. Ce vers de Lao Tseu nous rappelle que
pour tout « You » il y a un « Wou » : pour toute manifestation il y a du non-manifesté.
Une chose offre une apparence en un lieu et moment précis, et elle est en même temps
potentiellement d’autres choses qui seront amenées à se manifester par changement, par
transformation par mutation. Le « Tai Ji » (Faîte Suprême) est en même temps « Wu Ji »
(Sans Faîte) (Eyssalet page 28). Pour tourner autour d’un centre déterminé, le Ciel a
besoin d’une composante Vide, non-manifestée, non-perceptible.
29 : On commence à s’élever puis on se met à descendre Et c’est pourquoi les
Saints rejettent L’excès L’extrême L’extravagant. Une fois atteint l’extrême nous nous
mettons à redescendre par retournement. Lao Tseu ne dit pas que les Saints rejettent le
retournement. Il nous montre simplement que les Saints rejettent l’extrême pour
atteindre le point de retournement de leur vie le plus tard possible. Les Saints ne
hâtaient ainsi pas leur fin.
30 : Conseillant un prince selon la Voie On ne lui fera pas conquérir l’Empire par
les armes Politique qui se retourne souvent contre son auteur. Lao Tseu donne dans ce
chapitre un exemple pratique du retournement de la Voie, aisé à comprendre. Il pose des
jalons que l’on admet facilement, afin d’aider tous les lecteurs dans leur progression.
L’exemple de la guerre parle de lui-même. Inciter à la guerre, c’est risquer de s’y
retrouver, et de perdre la vie. Montrant cela aux hommes, Lao Tseu les incite donc à
modifier leurs visions des choses, leurs comportements. S’ils en changent, ils atteignent
un jalon, et changent de niveau de perception du monde.
Nous comprenons dans ce type de chapitre que le Lao Tseu profite d’une
période mouvementée, pour faire passer encore plus facilement ces idées. Cheng écrit :
« Alors que Zhuangzi aurait vécu au IVe siècle, » avant JC « l’existence du Laozi n’est
pas attestée avant 250 av. J.-C., date qui tend à être confirmée par la nature de ses
préoccupations majeures, caractéristiques de la période finale des Royaumes
Combattants précédant immédiatement l’unification de l’empire chinois en 221 av. J.C.. » (page 188). Conscient que le message naturaliste de TT est resté lettre morte, et
que la situation s’est dégradée depuis lors, Lao Tseu a pu décider de reprendre la pensée
« naturaliste » en vers, pour confectionner un ouvrage plus concis, fortement évocateur,
plus « direct » et moins anecdotique que le TT.
40 : Retournement Mouvement de la Voie Faiblesse Son usage Les Dix mille
êtres du monde Sont le produit de ce qui a Mais ce qui a Est produit de ce qui n’a pas.
Lao Tseu a développé sur 40 chapitres un énoncé ou plutôt une image de la Voie. Il
atteint au quarantième chapitre le maximum de son développement. Le TTK doit
nécessairement suivre le mouvement de la Voie et se retourner.
Le TTK amorce au chapitre 40 (au milieu de son cycle apparent de 81 chapitres)
un retour vers sa fin/début. Le Yi Jing dans la forme sous laquelle il nous est parvenu
présente le même type d’allusion à sa structure propre. Javary et Faure traduisent les
deux premières figures (et chapitres) par « ÉLAN CRÉATIF » et « ÉLAN RÉCEPTIF ».
Cet élan caractérise le début de quelque chose, une naissance. Les troisième et
quatrième chapitres sont traduits respectivement par « DIFFICULTÉS INITIALES » et
« JEUNE FOU ». Ces titres caractérisent là encore un commencement. Les deux
derniers chapitres (63 et 64) sont traduits par « DÉJÀ TRAVERSÉ » et « PAS ENCORE
46
TRAVERSÉ ». Ils font référence à quelque chose de « déjà » terminé, à une fin, et à
quelque chose de « pas encore » terminé, à un début.
Ce début placé en dernière position, juste après une fin possible, atteste l’éternel
mouvement cyclique. La structure du texte importe aux Chinois parce qu’elle recèle
déjà à ce niveau une puissance symbolique. Dans les deux exemples du Yi Jing et du
TTK, la structure montre un mouvement cyclique.
Le chapitre 1 du TTK mentionne : « Sans nom Commence le Ciel Terre », et
montre ainsi son propre commencement. C’est à la toute fin du chapitre 80 (avant le
dernier chapitre 81) que l’on rencontre une allusion à la fin d’un cycle …et à la fin du
TTK : « Et les gens mouraient à l’extrême de l’âge Sans avoir eu l’occasion de se
fréquenter ». Le Chapitre 81 se trouve alors en dehors de cette structure implacable,
comme pour mieux en souligner l’importance : « La parole authentique N’est pas
séduisante La parole séduisante n’est pas authentique (…) La Voie du Ciel Avantage et
ne nuit pas La Voie du Saint Agit et ne conteste pas ». Si nous avons trouvé le TTK
séduisant méfions-nous : en avons-nous perçu toute l’authenticité ? Si nous avons
détesté le TTK, c’est que nous n’avons pas perçu son authenticité. Dans les deux cas,
après avoir fini le TTK il faut le reprendre, y retourner, et ne pas cesser de s’imprégner
de ses images. Lisons et relisons-le ! La Voie du Ciel est une voie positive, elle ne
retranche pas, ne soustrait pas. Chaque lecture ajoute à notre compréhension. Rien ne
peut être retranché à la lecture du TTK : en embrassant l’Unité nous nous libérons.
La Voie du Saint est également positive : il agit et ne conteste pas. Il ne se pose
pas contre, il suit le mouvement. Ciel et Saint avancent sans cesser, et sans forcer, en
suivant le courant vers un nouveau commencement.
Le chapitre 40 se trouve juste avant le milieu de la structure du TTK. Le milieu
est un vide de chapitre, qui permet le mouvement et l’existence du TTK. Juste après ce
milieu imperceptible se trouve le chapitre 41 : « Mais la Voie retirée et Sans nom Est
celle qui aide et qui achève » qui prend le chemin de l’achèvement. Le chapitre 80 peut
éventuellement être considéré comme un dernier chapitre, représentant la fin d’un cycle
comme nous venons de le voir. Le chapitre 81 serait alors hors structure, Un chapitre
restant, supplémentaire, qui confère à l’œuvre son aspect bancal et imparfait, le rendant
ainsi « naturellement » parfait12.
Lévi présente une autre version du Lao Tseu, dont le texte diffère par quelques
mots de la version « traditionnellement connue » et traduite. La différence majeure de
cette version réside dans sa structure, qui diviserait le texte en deux livres. Il Commence
par le livre de la Vertu (du chapitre 38 au 81), dans un ordre un peu différent, suivi du
livre de la Voie (du chapitre 1 au 37). Le texte est de plus accompagné de 4 textes
appelés les quatre canons de l’empereur jaune, qu’il faudrait également étudier
(précisant peut-être avantageusement le TTK ; lui ôtant peut-être sa spécificité de
concision poétique).
La différence de structure n’est pas un problème en soi. Elle prouve que le TTK
n’est pas définitivement figé, terminé : il est vivant. Cette réalité est ancrée dans la
culture chinoise. Il n’est pas rare que le ou les auteurs ne soient pas connus, que l’on
associe à l’écriture du texte un Auguste Empereur mythique, pour créer une caution
« divine ». Tous les textes antiques classiques que nous considérons dans notre étude en
sont les exemples vivants. Le Yi Jing est le résultat d’une lente maturation et de maints
remaniements, ayant eu lieu sur plusieurs générations. Fu Hi, Confucius y sont associés.
Le TT aurait lui aussi été complété, remanié : seuls les sept premiers chapitres, appelés
chapitres intérieurs, seraient de Maître Tchouang, les suivants seraient apocryphes. Le
Lao Tseu, on le constate avec cette découverte archéologique, a connu plusieurs
versions.
Que dire alors de l’intégrité de l’auteur. Les Chinois s’en moquent (ou s’en
moquaient). Nous comprenons que L’auteur et Le livre ne sont rien sans lecteurS. Du
reste, le « Lao Tseu » est peut-être l’œuvre d’un collège d’auteurs, Lao Tseu n’ayant lui12
Rappelons-nous que l’équerre chinoise n’est pas « juste » (pas rigoureusement
rectangle) :
42 + 82 = 80 ; 92 = 81 ; reste = 1.
47
même peut-être jamais existé, autrement que dans le texte du TT13.
Le Su Wen serait lui-même le fruit de différents remaniements (voir par exemple
Emergence, de Lafont, chapitre 1, page 9). Le fait que les Chinois accordent d’ailleurs à
ces classiques des auteurs mythiques ou de renom, tel l’empereur jaune pour le SW, ou
Fu Xi et Confucius pour le Yi Jing, atteste là encore l’avantage du caractère
« composite » du texte.
47 : Sans avoir franchi sa porte Connaître tout sous le Ciel Sans regarder par la
fenêtre Contempler la Voie du Ciel Plus on va loin Moins on saura Les Saints Sans se
déplacer Connaissaient tout Sans avoir regardé Comprenaient tout Sans rien faire Ils
avaient tout réalisé. Le saint est en mouvement, tout comme le reste des êtres, tout
comme la Voie. Pourtant il ne se déplace pas. Il retourne en lui après avoir pris
conscience que l’extérieur ne lui apporte pas le savoir. C’est pourquoi plus on va loin,
plus on cherche au dehors le savoir, et moins on saura.
Le nouveau-né prend naturellement de plus en plus conscience de ce qui
l’entoure. Il dépasse le stade du « jeune fou » du Yi Jing et arrive à l’extrême de cette
conscience phénoménale (qui reste encore une conscience ordinaire). Il doit se retourner
mais ne pas faire le chemin à reculons. Il doit retourner en progressant (en allant de
l’avant) : « La voie de progrès paraît rétrograde » (chapitre 41). Son cheminement décrit
alors un cercle, une courbe fermée « pseudo-circulaire ».
Le nouveau-né s’attache au vital, au nécessaire : manger, dormir, croître. Le sage
ayant ré-intégré le vital, il peut le dépasser. Il ne suit pas les « philosophes » qui
continuent de tailler le monde en une multitude de chutes inutilisables : « A grand
tailleur pas de chutes » (chapitre 28). Un sage qui argumenterait et disputerait encore
son point de vue, serait comme un coiffeur qui perdrait son temps à couper les cheveux
en quatre au lieu de faire ce pour quoi on le paye.
50 : On sort c’est la vie on rentre c’est la mort Compagnons de la vie ils sont
Treize Compagnons de la mort ils sont Treize Mouvant les vivants aux sites de mort
Treize encore Et pourquoi Sinon qu’on est mené par l’avidité de vivre. Lao Tseu
mentionne abondamment un intérieur et un extérieur, se rapportant au niveau du corps,
dans le TTK. Il invite dans ce chapitre à considérer les mouvements d’entrée de et de
sortie entre intérieur et extérieur. On sort, au-dehors c’est la vie manifestée, apparente,
visible. On rentre, au-dedans c’est la mort non-manifestée, cachée, invisible.
Le mouvement qui amène les vivants aux sites de mort implique que les deux
« états » co-existent. Nous sommes « très vivant et peu mort » à la naissance. La
vivacité décline et devient de moins en moins perceptible jusqu’à disparaître. La
« mort » devient de plus en plus perceptible jusqu’à supplanter l’aspect vivant. Nous
effectuons inlassablement, invariablement, ce mouvement de retour vers un état
« imperceptible » (nous sommes imperceptibles avant la naissance et après la mort).
Nous suivons le mouvement de la Voie qui produit You à partir de Wu, Wu à partir de
You. Le mouvement du Ciel suit celui de la Voie, le mouvement de la Terre suit celui du
Ciel, le mouvement de l’homme suit celui de la Terre.
Le mouvement de la Voie n’est pas facilement perceptible, dans l’observation de
ses productions mêlées. Nous pouvons suivre son mouvement par l’observation du
mouvement du Ciel, de la Terre, de l’homme. Nous (Humains) pouvons observer le
mouvement du Ciel Terre.
Lao Tseu nous apprend que la mort est inéluctable, et causée par notre avidité de
vivre. Nous avons déjà rencontré un court paragraphe du TT, au sein du chapitre
consacré au(x) principe(s) pour nourrir sa vie :
« Certes, les bras s’épuisent à porter les fagots, mais le feu, lui, du moment qu’il
est alimenté, ne s’épuise jamais » (TT, chapitre III, page 33).
L’insatiabilité évoquée par Lao Tseu ressemble à un feu, au feu du désir de vivre.
Lao Tseu traite abondamment du désir qu’il faut savoir tempérer, et de l’attachement à
la vie dont il faut se délier. TT nous montre que le Feu a un appétit insatiable. Nous
13
C’est une thèse parfois avancée, toutefois difficile à vérifier. De récentes découvertes
la rendraient caduque.
48
avons beau l’alimenter, il peut toujours avaler et faire disparaître ce que nous apportons.
Il ne se fatigue jamais à brûler le combustible. Il ne meurt que lorsqu’il n’est plus
alimenté. S’il ne s’épuise pas, les bras et le corps eux s’épuisent à l’alimenter.
Lao Tseu mentionne les « Treize » qui se rapportent aux neuf orifices et aux
quatre membre14. Les neuf orifices permettent de chercher la nourriture (perception) de
l’ingérer (bouche) et de « fumer » les déchets (anus et méat urinaire). Les quatre
membres courent et portent les fagots. Les « Treize » ne se reposent visiblement jamais
assez de leurs efforts pour contenter l’appétit insatiable du feu de la vie.
Le Feu n’est pas mentionné littéralement et directement dans le TTK, mais ce
chapitre 50 montre combien son image « colle » à la description donnée. L’acupuncteur
a l’habitude de cette image du Feu. Nous la trouvons dans la théorie des cinq éléments,
ou mouvements. Il y a également la théorie des trois « foyers ». Les trois Tan Tien sont
des « champs de cinabre » (le cinabre étant un sulfure de mercure de couleur rouge,
symbolisant pour les Chinois le Feu).
Le Yi Jing fournit également une symbolique du Feu à travers le trigramme
« Li » et l’hexagramme 30 « Filet d’oiseleur », encore traduit par « lumière »
(hexagramme constitué de deux trigrammes « Li »). L’image naturelle qui se rapporte
au trigramme « Li » est celle de la « lumière » aussi bien que du « feu », ou encore de l’
« éclair »15. Feu et lumière sont logiquement liés dans l’expérience quotidienne de
l’humain ayant apprivoisé le feu tombé du ciel par l’intermédiaire de l’éclair. L’Humain
est également parvenu à allumer un feu (cela nous renvoie au chapitre 15 du TTK :
« Mieux que personne ce qui est en repos Ils savaient par une endurante activité
L’amener à la vitalité ». Nous les imaginons frotter deux morceaux de bois, avec énergie
et endurance).
Lao Tseu mentionne, dans un passage un peu déconcertant du TTK, la cuisson.
« On gouverne un grand pays Comme on cuit de petits poissons » (chapitre 60). La
relation entre ces deux niveaux différents (celui du pays, et celui de la casserole) n’est
pas évidente au premier abord, et nous nous demandons quel peut être leur rapport.
Cuire de petits poissons demande attention, délicatesse. Il s’agit de préparer la
nourriture, la cuisine étant considérée comme un art de l’adaptation à la saison
(extérieur) et aux besoins (intérieurs). Cuire de petits poissons c’est transformer par le
feu, tout en maîtrisant le feu. Cette maîtrise du feu est nécessaire pour cuire
suffisamment ces petits poissons, et pour ne pas les faire carboniser, si délicats.
Gouverner le pays, qui est comme se gouverner soi, et cuire de petits poissons, demande
une maîtrise experte du feu !
De plus nous trouvons le Feu au sein du TTK de façon indirecte au travers de la
lumière (voir les chapitre 4, 27 etc…) et notamment du caractère « Ming ». Cela nous
permet d’envisager des ponts entre le TT, le Yi Jing, le Su Wen et le TTK quant à cette
notion de Feu si importante.
Nous avons, au cours de ce thème, apprivoisé le mouvement de la Voie qui est
un mouvement de Retour, évoquant celui d’une courbe fermée sur elle-même, évoquant
un cercle, ou une figure pseudo-circulaire. Les vivants suivent ce mouvement depuis
leur naissance jusqu’à leur mort : ils viennent de Wu et retournent à Wu, le sans-forme,
le non-perceptible. Nous avons également mis en évidence (à partir des sources
étudiées) la relation analogique qui existe de ce mouvement « vital » et la « vie » du feu.
Nous trouvons au sein du TTK l’image de l’eau en abondance, qui constitue un thème à
part entière que nous allons étudier maintenant.
« La vertu descendue peut ainsi retourner » (60).
« Ah la Vertu de l’Origine comme elle va profond
Et comme elle va loin
Comme elle va jusqu’au retournement des êtres
14
15
voir Larre dans son commentaire sur le chapitre 50, TTK, page 154.
voir Javary page 350 et 357 ; Javary et Faure page 38 ; et hexagramme 30
49
Et les range finalement à la grande Obéissance » (65).
EAU :
6 : L’esprit du Val ne meurt point » Evoque la Femelle originelle. « La Porte de
la Femelle originelle » Evoque la Racine du Ciel Terre. Qui coule filet sans fin Dont on
use sans qu’il s’épuise. Lao Tseu évoque dans ce chapitre des figures qui se rapporte à
l’eau. Nous trouvons les termes « val » et « coule » qui se rapportent à l’image de l’eau
(ou d’un fluide pour le terme « coule »). Le terme « Femelle » et « Racine », font
référence à ce qui, comme l’eau, est Yin. L’esprit, le souffle, dans la vallée circule à
jamais, car la porte de la Voie est toujours ouverte. Cet orifice à l’origine de ce souffle
est comme une bouche, d’où l’on voit sortir l’air (soufflé des poumons) qui se condense
dans l’air frais.
8 : Un homme haut placé Faisant le Bien Agira comme l’eau L’eau sert les Dix
mille êtres Sans rien disputer Faisant ce que personne n’aime faire Les plus proches de
la Voie Préfèrent s’établir à même le sol Et placer leur cœur dans l’abîme (…) N’agir
qu’au moment favorable. Lao Tseu indique que l’homme qui agit « Bien » imite l’Eau.
Cet « agir bien » peut être considéré comme « agir conformément à la Voie » qui a
valeur de « loi suprême ». le saint fait donc le « bien » pour lui et pour les autres.
L’image de l’eau « coule » tout au long du TTK. L’eau coule depuis longtemps et
éternellement16 dans tout l’ « esprit chinois », qui y ont découvert des qualités
importantes. Mencius dit : « L’eau rempli un creux puis le suivant, c’est ainsi qu’elle
avance …» (traduit par Billeter). L’eau descend donc toujours plus bas, et s’établit à
même le sol. Elle est capable, à la longue, de creuser un abîme. Cet abîme, est un « vide
de sol », un val, propice à l’écoulement des souffles (voir chapitre 6 du TTK).
L’eau peut donc aussi creuser le cœur afin qu’il se vide de tout désir superflu.
N’agir qu’au moment favorable, c’est la devise de l’homme qui « ne semble pas agir »,
qui « ne semble pas forcer » : Wu Wei. L’eau est considérée comme une image
perceptible du « Wu » imperceptible : elle n’a pas de forme propre. Si elle a une forme
« perceptible », cette forme est indifférenciée : elle épouse la forme de ce qu’elle
rencontre. Par son parcours qui suit « la plus grande pente », l’eau pratique Wu Wei.
L’eau nous montre la Voie qui descend la pente, même minime, sans forcer. L’eau forme
bientôt un courant, celui de la Voie, dans lequel nous devons nous laisser aller. Nager à
contre courant entraîne épuisement, et risque de noyade.
L’eau figure donc puissamment la notion de « Wu », en même temps que celle
du « Wu Wei ». La notion de « Wu » est particulièrement compliquée à saisir, pour la
très bonne raison que nous ne la percevons pas. Lao Tseu sait qu’il est toujours utile de
passer d’un niveau de conception où « Wu » est non-figuré à un autre niveau où il peut
être figuré. L’image de l’eau et son observation permet de comprendre qu’un « Wu »
épouse toujours un « You ». Sans forme propre, l’eau épouse ce qui a une forme. Elle
adopte une forme qui est complémentaire à la forme You, « comme un négatif », une
image dont les valeurs sont inversées. Cette inversion d’apparence renvoie à
l’expérience de l’inversion de l’image au travers du miroir. L’eau à l’extrême du repos
constitue le premier miroir de l’humanité.
15 : Les grands adeptes de l’Antiquité (…) Hésitants comme qui en hiver passe
la rivière (…) Mais prêts à changer comme la glace qui va fondre (…) Et ouverts
comme l’entrée d’une vallée Indiscernables comme des eaux mêlées. Les termes
« rivière », « glace », « vallée » et « eaux » employés par Lao Tseu attestent de la place
qu’il accorde à l’image de l’eau. Nous avons vu au chapitre 6, que la vallée ouverte
permet la circulation incessante du vent, du souffle. L’adepte prend modèle sur la Terre,
16
Le caractère éternité est écrit à partir de celui de l’eau, complété par un trait court
placé tout au-dessus. Nager, ou marcher, comme l’eau, c’est aller perpétuellement.
50
et se creuse une vallée en lui à l’aide de l’eau. Il crée le vide pour s’ouvrir en entier sur
le monde.
L’adepte est prêt à changer comme la glace qui va fondre. Il s’adapte et épouse
les circonstances qu’il rencontre, tout comme le fait l’eau. Il gèle, et l’eau se change en
glace solide. Cela se réchauffe, et elle fond liquide. Cela s’échauffe encore, et elle finit
en vapeur gazeuse. L’eau, qu’elle soit solide, liquide ou gazeuse, s’adapte toujours aux
circonstances, elle suit le courant, sans forcer. Les adeptes sont comme des eaux
mêlées : indiscernables, imperceptibles, sans forme, ils n’offrent pas de perception
possible, et s’adaptent sans aller contre. Ils sont « Wu ». Leur attitude : Wu Wei.
20 : Les autres sont resplendissants Et moi je suis crépusculaire Les autres
s’affairent fébrilement Et moi je traîne mon oisiveté Abandonné au mouvement de la
mer Tourbillonnant au gré du vent. Lao Tseu montre que « les autres » font par « You »,
et « moi » (Lao Tseu et nous entraînant avec lui) je fais par « Wu ». Oisif en apparence,
j’épouse en réalité les mouvements du Tao, comme l’eau de la mer épouse les
mouvements des courants, et comme l’air épouse ceux du vent. J’adopte l’attitude de
l’eau et de l’air. Fluide, je suis les souffles où ils m’emmènent, je me laisse porter.
23 : Par le Silence L’agir naturel Une bourrasque ne dure pas la matinée entière
Une averse ne dure pas jusqu’à la fin du jour Et qui en est l’auteur Le Ciel Terre Le Ciel
terre n’est pas indéfiniment endurant Que dire alors de l’homme. Lao Tseu évoque le
Wu Wei par le silence, qui est non-perception sonore. La bourrasque et la pluie
produisent habituellement des sons caractéristiques. Lao Tseu indique qu’à ce moment
là le vent et l’eau « agissent » perceptiblement sur un substrat (sol, arbre, toit, etc…).
Cette activité perceptible, relève du domaine de You, et il s’avère qu’elle n’est pas
indéfiniment endurante. Le Ciel Terre qui est l’auteur des souffles que suivent l’air et
l’eau, ne souffle pas indéfiniment. Il se repose, pour pouvoir durer… L’homme suit
également son exemple.
Le Su Wen mentionne : « La clarté du ciel vient du temps clair et la longévité de
l’être humain suit également la nature. Le ciel épargne sans cesse et de façon naturelle
son énergie parfaite et ainsi sa force ne s’épuise jamais » (chapitre 2, page 28). Faisons
pour le moment abstraction des difficultés que recèle ce passage et voyons-y l’essentiel.
Le ciel épargne, il met en réserve, à l’occasion d’un moment de « repos », ce qui est
naturel, et ne semble pas forcer. L’homme doit suivre la voie du ciel, épargner sans
cesse au maximum. La meilleure façon d’épargner sans sembler forcer est de s’épargner
des efforts inutiles.
25 : Nous ne connaissons pas son Nom Son appellation est la Voie A défaut de
son véritable nom On la dénommera Grande Grande pour dire qu’elle s’écoule Qu’elle
s’écoule poussant toujours plus loin Qu’au loin en allée elle s’en retourne. Lao Tseu
Nous ramène à la Voie, Grande, qui s’écoule en allant loin puis retourne. Il évoque
immanquablement l’étendue immense de l’Océan qu’il a mentionné dans d’autres
chapitres. Il se réfère aux mouvements cycliques de l’Océan : mouvement des vagues
sur le rivage, mouvement de la marée au niveau de l’Océan entier, mouvement de l’eau
dans son cycle d’évaporation/précipitation au niveau terrestre17. La Voie qui s’écoule,
c’est le Grand souffle dont le mouvement caractéristique est cyclique : il s’en retourne
une fois atteint le loin.
32 : La Voie (…) Si seulement barons et princes savaient la tenir Les Dix mille
êtres viendraient à l’hommage Ciel et Terre uniraient leurs influx Et descendrait a douce
rosée Le peuple sans qu’on le lui commande S’ordonnerait de lui-même (…) La Voie
dans le monde Se compare au Fleuve et à l’Océan Pour les rivières et les ruisseaux. Lao
Tseu indique dans ce chapitre que si l’on atteint l’unité tel le Ciel et la Terre qui unissent
leurs influx, le mouvement de circulation n’est pas bloqué, et tout s’ordonne sans que
17
L’atmosphère n’est parfois pas considérée comme appartenant au ciel : « L’humidité
des nuages et du brouillard, air de la terre yin (…) » (Su Wen, chapitre 2, Tome I, page
28).
51
quelque chose (quelque homme) semble ordonner.
L’eau qui n’est pas bloquée en haut dans les nuages redescend après être montée
à son maximum. Elle ruisselle en ruisseaux, se développe en rivières, atteint la taille
d’un fleuve et enfin prend la mesure de l’Océan Unique. C’est dans cet Océan qu’elle
« réalise » son Unité. Elle contemple le chemin parcouru, se repose, bercée par les
mouvements de marée, avant de reprendre le chemin du « ciel ».
Lao Tseu mentionne clairement le cycle de l’eau au travers de la descente de la
« rosée », de la constitution des différents niveaux des cours d’eau, et de l’Océan.
L’évaporation de l’eau n’est pas mentionnée. Cette phase du cycle n’est pas évidente à
observer, ni à mettre en valeur. Nous verrons pourtant comment les Chinois rendent
cette « image » d’évaporation au travers notamment de l’étude du caractère « Qi ».
L’eau, en plus de permettre la figuration de WU, permet aussi d’incarner le
mouvement des souffles invisibles qui circulent entre Ciel et Terre au travers de son
cycle d’évaporation/précipitation. Elle manifeste le mouvement invisible des souffles.
34 : La Grande Voie c’est l’inondation Droite ou gauche peu lui importe Les Dix
mille êtres en dépendent pour vivre Elle ne se refuse pas Elle fait son œuvre Sans y
chercher sa gloire Elle vêt et nourrit les Dix mille êtres. Lao Tseu évoque la puissance
de l’eau par l’image de l’inondation dans ce chapitre. Indomptable, c’est une image
pour dire qu’aucune forme ne peut la contenir. Son lit n’est que transitoire : l’eau s’y
repose. Prise d’une activité intense l’eau sort de la forme qui lui donne forme. En
inondant elle ne fait pas de différence entre la rive gauche ou droite : les « biens-faits »,
que cette inondation procure sur le long terme, se répandent sur Tous, sans distinction18.
Les hommes savent que l’eau est indispensable à la vie. Ils réalisent des
ouvrages qui permettent de récupérer les eaux de pluie, de stocker l’eau, de la tirer de la
terre par le puits. Ces ouvrages répondent aux besoins d’alimentation en eau des villes
et villages que nous redécouvrons aujourd’hui par l’archéologie. Les anciens montrent
au travers de leurs systèmes d’irrigation qu’ils connaissaient les besoins de la nature en
eau. Les plantes fournissent les fibres textiles et surtout la nourriture indispensable à
l’homme. L’eau est une « source » indispensable de la vie, elle est précieuse.
En utilisant l’image de l’eau Lao Tseu éveille l’expérience de l’eau que nous
portons effectivement tous en nous. L’eau n’est pas qu’un symbole, un outil
pédagogique. C’est une réalité vécue quotidiennement. C’est la « démonstration » de
ces « images réellement vécues » qui crée la puissance d’évocation du TTK.
36 : Pour resserrer amener à s’étendre Pour affaiblir amener à se fortifier Pour
détruire amener à se déployer Pour dépouiller amener à s’enrichir Cela on l’appelle
Illumination de l’insaisissable « Souple et faible triomphent de dur et de fort » Le
poisson ne doit pas quitter l’eau profonde Les armes d’un pays doivent demeurer
secrètes. Lao Tseu nous livre quatre exemples de comportements surprenants parmi
lesquels « fortifier pour affaiblir ». Il joue avantageusement du contraste obtenu : l’effet
est saisissant. Le lecteur est forcément amené à se questionner sur le pourquoi et le
comment de telles propositions « paradoxales ». Nous faisons une confiance aveugle en
nos sens en nos représentations quotidiennes. Lao Tseu nous montre qu’il s’agit en fait
de faux-semblants.
Il suffit d’avoir à l’esprit la puissance de l’eau telle que nous l’enseigne Lao
Tseu, pour comprendre ce chapitre du TTK. L’eau, souple et faible, à force de passages
répétés, arrache à la roche du plateau d’infimes particules, dessinant ainsi monts et
vaux. La pluie et le vent (le vent étant considéré comme un fluide) s’abattent et
soufflent, transformant la montagne dure en poussières minuscules. L’eau enfermée
dans la roche la fait éclater en gelant par grand froid. La roche apparemment dure et
forte n’est pas dure et forte dans la durée. « Souple et faible triomphe de dur et de fort ».
Notre interprétation du faible et du souple est commandée par la proximité de
chapitres ayant trait à l’eau (34, 32, 26, 25 et 20). Elle est aussi directement liée à la
présence du vers « Le poisson qui ne doit pas quitter l’eau profonde » en fin de chapitre.
18
Les Chinois sont coutumiers des inondations. Ils constatent qu’elles rendent la terre
riche et fertile.
52
Nous supposons que ce poisson est amené à durer dans le temps s’il reste caché dans la
profondeur de l’eau. Aussi, les armes d’un pays doivent demeurer secrètes, pour que
l’homme dure19, mais aussi pour que la lame elle-même dure20. « Pour vivre heureux
vivons cachés », pourrait être tout droit sortit du TTK. Les poissons au fond de l’eau
noire ne peuvent être vus des oiseaux dont ils sont la proie, les armes ne peuvent s’user
ni « attenter » prématurément l’intégrité de l’homme si elle restent dans leurs fourreaux.
La roche elle-même, dure et forte, ne saurait être victime de l’eau si elle restait cachée
en Terre.
40 : Retournement Mouvement de la Voie Faiblesse Son usage Les Dix mille
êtres du monde Sont le produit de ce qui a (You) Mais ce qui a Est produit de ce qui n’a
pas (Wu). Le raisonnement du chapitre 36 a subi une inversion, un retournement. Le
faible vainc le fort le sens « commun » est un faux-semblant retourné en réalité durable.
Le mouvement de la Voie retourne jusqu’à la raison.
Nous avons compris que la Force se retourne contre elle-même : « conquérir
l’Empire par les armes Politique qui se retourne souvent contre son auteur » (Chapitre
30). La force finit donc par s’affaiblir. Comment ?
La Voie use de la « faiblesse ». L’eau, image de « Wu » et de la Voie, est perçue
comme « faible ». Cette impression de faiblesse vient de ce qu’elle n’a pas de forme,
qu’elle est molle, malléable, influençable, corvéable, qu’elle ne résiste pas à la
contrainte. Le roc est dur, et il résiste à la contrainte : rien ne peut l’entamer.
Ces perceptions de faiblesse et de force sont le fruit d’une expérience perceptive
momentanée. Sur le moment l’eau est faible car elle ne garde pas sa forme (d’ailleurs
elle n’en a pas), et le roc est fort car il n’est pas influencé par notre contrainte. L’eau
change et le roc reste inchangé. C’est ce que nous percevons au moment de
l’observation.
Cette perception se retourne si nous considérons la réaction à la contrainte sur la
durée. L’eau finit toujours par retrouver sa forme indifférenciée, alors que le roc, peu à
peu se désagrège en sables et poussières, ou éclate à force de percutions répétées21.
L’eau subit la contrainte ou l’épouse (question de point de vue). Elle reprend toujours sa
forme, comme un élastique indestructible. Le roc, à force de résister contre, finit par se
fatiguer et s’user. Ce qui « paraît » « faible » au premier abord (dans l’instant) se révèle
en réalité indestructible dans la durée. Ce qui « paraît » « fort » (momentanément) subit
une lente et longue dégradation irréversible dans le temps.
La Voie qui n’a pas de forme (Wu) est donc inusable, éternelle. Le raisonnement
des Chinois a pu être : la seule façon de durer éternellement est d’être totalement sans
forme, imperceptible, subtil au point de ne pas offrir de prise à la dégradation : Vide ;
Wu.
Lao Tseu montre le « retournement de perception » entre l’expérience immédiate
et l’expérience répétée, durable. Le « faible » devient fort. Le « fort » devient faible. Le
faux-semblant est total…et le raisonnement initial (instantané) totalement faux. Le vrai
devenu faux. Le faux devenu vrai. Lao Tseu nous fait comprendre que la perception
momentanée, au stade de laquelle on s’arrête volontiers, est inapte à la compréhension
durable du monde. Il sait que le langage est inapte à dire le monde, au point que nous
appelions « faible » le fort et « fort » le faible. Il sait que les apparences sont
trompeuses, si bien que nos conclusions sont inversées dans la durée.
Il tente de nous sensibiliser à ce caractère de durabilité pour nos vies et aussi
pour comprendre le monde. Il multiplie les « démonstrations » pour nous permettre de
remettre en cause nos schémas, nos modèles, basés sur la perception immédiate, et pour
tenter de comprendre les grands adeptes de l’Antiquité du chapitre 15. En parlant des
anciens et en parlant de durée, Lao Tseu invoque le trésor de l’Humanité : la mémoire.
19
Nous faisons référence à « Des armes même belles sont de mauvais augure » (chapitre
31).
20
« Qui martèle sa lame Et l’aiguise sans cesse Ne la conserve pas longtemps »
(chapitre 9)
21
Le roc de jade est percuté durant des heures avant de finalement céder une part de luimême sous les coups répétés de la masse. Et l’homme se fatigue à frapper.
53
C’est la mémoire qui permet de comparer des observations sur de longues périodes et de
tirer de ces perceptions des modèles durables.
La Voie est éternellement inusable parce que sans forme, non-perceptible, parce
qu’elle paraît faible (au premier abord) : « Une chose faite d’un mélange Est là avant le
Ciel Terre (c’est la Voie) Silencieuse ah oui illimitée assurément Reposant sur soi
inaltérable » (chapitre 25). Silencieuse, non perceptible elle est inépuisable : « Oui mais
à qui en use elle s’offre inépuisable » (chapitre 35). Par « Wu » elle demeure à jamais,
ainsi que les saints qui calquent leur conduite sur elle : « Aussi les Saints oeuvraient
selon le non-agir (…) Ils demeurent à jamais » (chapitre 2). Les Saints durent autant que
possible.
Lao Tseu nous dit que la Voie utilise la « faiblesse ». La faiblesse est elle-même
inusable, car elle suit le mouvement général : elle ne fait jamais d’effort. L’eau figure la
faiblesse, Wu, et la Voie. La force « force » contre un courant puissant. Tant qu’elle est
alimentée la force peut durer. Si les bras se fatiguent à l’alimenter elle faiblit aussi. La
force finit toujours par devenir faible. La force est comme le feu. Le feu est increvable
tant qu’il est alimenté. C’est ce qui l’alimente qui crève. Le feu s’éteint, disparaît,
devient Wu, eau !
L’eau dure perpétuellement (rappelons-nous que les Chinois écrivent l’éternité
avec le caractère de l’eau, complété d’une virgule, figurant ce qui est au-dessus de
l’eau). L’eau s’adapte à tous les temps qui changent. Elle embrasse toutes les contraintes
imposées par la forme et le temps. Elle tient ses qualités de ce qu’elle n’a pas de forme
propre, ni de temps propre : « Wu ».
43 : Ce qu’il y a de plus tendre au monde Gagne à la longue sur le plus solide Ce
qui n’a pas Pénètre ce qui n’a pas d’interstices Par là nous apprenons L’avantageux du
non-agir. Lao Tseu évoque une image qui pourrait encore être celle de l’eau. « Tendre »,
« sans forme » propre, elle « n’a pas » (Wu), et elle pénètre et use ce qui semble ne pas
avoir d’interstices (la roche par exemple). Les limites de notre perception ne nous
laissent pas connaître le caractère composé de ce bloc. Chaque élément de matière, à
tous ces niveaux, et jusqu’aux plus petits atomes, contient du « vide de matière » qui est
donc « espace vide ».
Nous avons expliqué que ce qui « n’a pas » (Wu) n’est autre que cet « espace
vide » unique. Etant l’Espace vide unique, « Wu » s’insinue dans les espaces vides du
bloc (qui est « You »). « Wu » l’emporte dans la durée sur « You ». « Wu » est l’éternel
inusable, le temps n’ayant pas de prise sur le « sans-forme ». C’est la raison pour
laquelle Wu Wei est avantageux. Le chapitre 43 met justement en valeur l’importance
de considérer la durée dans l’observation des phénomènes. Il éclaire avantageusement le
chapitre 40.
L’image de l’eau fait sentir l’imperceptible. L’étude de ce thème a permis de
compléter les précédents, nous venons de le constater, notamment celui de la perception
et du mouvement. Nous comprenons également que le faible perdure dans la durée. Le
faible peut éventuellement acquérir de la force, et sa « constitution » interne le fait
durer, comme s’il ne devenait pas tellement fort. La force dès qu’elle naît ne fait que
décliner, parce qu’elle doit être entretenue et alimentée. Ces efforts consentis conduisent
à la fatigue, dont le salut vient du repos, de l’arrêt.
La vitalité, la force de la vie, est un feu qui naît, se développe, puis se retourne
ayant atteint son maximum, décline et finit par s’éteindre et disparaître. Le feu retourne
à Wu, il retourne à l’eau. L’eau tempère le feu, avant de l’éteindre. Lao Tseu jette des
images d’eau pour tempérer le feu de nos désirs de vivre. L’eau calme est le symbole,
l’élément nécessaire, de la sagesse : elle permet au feu de se reposer, de s’économiser,
de durer.
L’eau est traditionnellement une figure du Yin, tandis que le feu, une figure du
Yang. Cette œuvre de sagesse invoque l’image et la réalité de l’eau au secours de
l’agitation ambiante (due au feu). Voyons l’importance d’autres images du Yin dans le
TTK.
54
« Le Fleuve et l’Océan sont rois des Cent rivières
Parce qu’ils affectionnent les bas-fonds » (66)
« Ce qui devient une affaire d’État
Se règle quand ce n’est encore rien » (63).
« L’arbre qu’on enserre à deux bras
Vient d’une imperceptible pousse » (64.
FIGURES YIN :
Nous trouvons de nombreuses figures liées à la « catégorie du Yin ». En voici
une liste non exhaustive, chaque terme étant accompagné du numéro de chapitre où on
le trouve :
- Mère : 1, 20, 25, 52, 59
- Femelle : 6, 55, 61
- Racine : 6, 16, 26, 39, 59
- Val et Vallée : 6, 15, 39
- Fleuve, océan, rivière, ruisseau : 15, 32, 66
- Poisson : 36, 60
- Tranquillité, repos, sérénité, quiétude, Quiet, sagesse : 15, 16, 19, 26, 37, 39,
45, 73
- Lourd : 26
- Sol, bas, abîme : 2, 8, 14, 76, 77
En comparaison à celle du Yin, la « thématique du Yang » n’est que peu
représentée, et lorsqu’elle l’est elle semble être dépréciée, ou déconseillée :
« Conseillant un prince selon la Voie On ne lui fera pas conquérir l’Empire par les
armes Politique qui se retourne souvent contre son auteur (…) Contentez-vous d’être
résolu (Yin) Sans prétendre à conquérir de force (Yang) » (chapitre 30). Conquérir
l’empire par les armes, toute cette proposition est « Yang », alors que laisser faire est
« Yin », nous l’avons vu avec Wu Wei (agir sans forcer, au moment opportun).
Dans le TTK, Wu et Wu Wei sont à l’honneur, par rapport à Wei, « agir
volontairement ». Lao Tseu tente tout au long du TTK de montrer quelque chose
d’invisible. Il montre la Voie qui mène à cette « perception » extra-ordinaire. Lao Tseu
sait le chemin long. Il dit : « Le voyage de mille lis Débute au premier pas » (chapitre
64). La Voie, le chemin et la marche, dont il est question, expliquent sans doute l’un des
multiples sens du titre de cette œuvre (nous y reviendrons). Dans le registre particulier
de la guerre Lao Tseu énonce : « Progresser sans exécuter de marches » (chapitre 69).
Ce contexte stratégique particulier s’étend en fait au général. Nous avons vu que le
Saint ne se déplace qu’en lui-même. Il progresse en vivant la vie, en l’expérimentant. La
Voie est une voie interne, que chacun doit trouver en soi. Il y a à un certain niveau
dissolution des limites et des différences : la Voie interne est la Grande Voie
Universelle, commune à tous, constante.
Lao Tseu insiste sur l’aspect mystérieux, caché, invisible et obscur de la Voie.
Elle est cachée à l’intérieur et cachée à l’extérieur. La Voie est essentiellement
envisagée sous son aspect Yin (obscure et noire). Nous comprenons maintenant
comment, obscure, elle dispense toute la lumière.
Lao Tseu, en bon pédagogue, rabâche sans cesse ce qui n’est pas évident à saisir
(au point que nous trouvions son discours paradoxal). Il éclaire l’obscurité en insistant
essentiellement sur le Yin. Lao Tseu s’inscrit donc dans la lignée du Yi Jing, Javary
ayant mentionné que le Yi Jing est le livre du Yin : « Le Yi Jing que tout le monde
croyait être le grand livre du Yin et du Yang, était en fait…le grand livre du Yin ! »
55
(Javary, page 36).
Javary explique que le Yi Jing conseille d’adopter surtout une attitude Yin, et
qu’il y a « nécessité de favoriser le Yin » (page 186). « Comme si les anciens rédacteurs
avaient en fait déjà deviné qu’il était finalement bien plus important de souligner la
nécessité de « favoriser le Yin », tout simplement parce que la propension à favoriser le
Yang n’a guère besoin d’être encouragée, c’est une pente à laquelle chacun, humain ou
civilisation, succombe sans y prendre garde » (page 189). Faure écrit (page 69) que :
« les termes Yin et Yang n’apparaissent pas dans le texte canonique du Livre des
Changements. A une exception près cependant : à l’hexagramme 61, JUSTE
CONFIANCE, où l’on peut lire la phrase suivante : une grue se fait entendre dans
l’ombre Son joli prince lui fait écho. Cette ombre est la seule occurrence du terme Yin
dans les Jugements et les Traits des hexagrammes. » Les termes « Yin » et « Yang » sont
donc particulièrement absents du Yi Jing, comme du TTK (où ils n’apparaissent qu’à
une seule reprise, au chapitre 42), ainsi que du TT (où ils n’apparaissent que quatre fois
dans les chapitre intérieurs). La notion Yin Yang est présente dans tous ces classiques.
Javary a montré brillamment comment il pense que les termes « Petit » et
« Grand » sont des images qui symbolisent respectivement Yin et Yang dans le Yi Jing.
C’est qu’au moment où le Yi Jing a été rédigé, les termes aujourd’hui connus pour dire
les notions « Yin » et « Yang » existaient mais n’avaient pas encore été choisis (pour les
figurer dans cette langue si particulière, faite de « dessins d’idées », idéogrammes).
Ces classiques ne mentionnent pas nommément le « Yin Yang » mais utilisent les
images de réalités déjà naturellement expérimentées. Il s’agit du grand et du petit dans
le Yi Jing. Il s’agit de l’image de l’eau et du sentiment du désir (par exemple) dans le
TTK. Il s’agit de l’image du Ciel Terre, du père et de la mère, du fort et du faible…
« L’homme vivant est tendre et souple
Mort le voici dur et rigide (…)
Dureté et rigidité sont compagnes de la mort
Tendreté et souplesse compagnes de la vie
La force des armes ne donne pas la victoire
Un bel arbre attire la cognée
Puissance et grandeur se tiennent en bas
Faible et souple se maintiennent en haut » (76).
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE :
Nous avons retenu avec une étude assidue du TTK que, bien qu’elle soit
invisible par nature et par mouvement, la Voie et son mouvement sont le modèle du
Ciel, de la Terre, et des hommes. Le TTK nous apprend que nous pouvons déceler les
mouvements de la Voie au travers des mouvements du « Ciel Terre Homme » (Roi). Lao
Tseu indique également que ce mouvement fait « retour » c’est-à-dire qu’il peut être
figuré par une courbe refermée sur elle-même, un cercle, ou une forme circulaire. Dans
la suite de l’exposé nous parlerons donc de mouvement circulaire, même s’il peut s’agir
en réalité d’un mouvement pseudo-circulaire, ou encore courbe-et-fermé. Il importe de
retenir qu’il s’agit d’un mouvement cyclique.
Lao Tseu mentionne la possibilité d’atteindre ce mouvement et sa « perception »
par la « Quiétude », le vide, Wu Wei.
Lao Tseu donne une « leçon de sagesse » en incitant à considérer l’eau, réalité
expérimentée, comme image et symbole de Wu et de la Voie. Nous décelons à peine
dans le TTK un feu, que Lao Tseu masque sans doute afin de ne pas lui donner plus de
« pouvoir » et de « force » qu’il n’en a déjà naturellement22.
Lao Tseu nous conseille ainsi pour faire durer la vie, de nous y attacher assez
pour en chercher les « secrets », qui une fois découverts rendent cet attachement
22
Nous décelons le feu au travers de la cuisson des poissons du chapitre 60, et des
allusions à la lumière et à l’illumination.
56
caduque. La vie en dure d’autant plus, car le désir de vivre ne nous aveugle plus.
Lao Tseu conseille la « nourriture intérieure » et écrit ainsi un véritable « précis
général de médecine ». Connaître les besoins vitaux intérieurs et ne pas passer la
mesure, observer la nature et le ciel. Lier et faciliter la communication de ces deux
mondes (intérieur et extérieur) qui n’en font en réalité qu’un seul. Fermer les orifices au
niveau du corps, et ouvrir les vides au niveau des souffles pour qu’ils circulent
librement, viennent et vont.
En démontant le TTK, nous avons pu prendre conscience de certains rouages de
la perception, de l’existence du vide en tant qu’espace disponible, et des limites de la
connaissance « ordinaire » quotidienne. Lao Tseu mentionne ces rouages, et montre
combien les Anciens étaient éclairés. Il montre combien le(s) modèle(s) qu’ils ont pu
élaborer prennent en compte « tout ce qui peut être pris en compte dans la limite de la
pensée humaine, et peut-être au-delà ». Démonter une telle mécanique de la pensée
chinoise n’a pas de fin, et n’a de sens que si nous la remontons, chaque pièce à sa juste
place, pour en retrouver l’Unité efficiente.
Nous avons bien avancé sur les notions de Tao et de Yin Yang, au travers de
certains couples primordiaux présents dans le TTK, tels que Ciel/Terre, Wu/You,
Eau/Feu. Nous devons développer plus avant afin de mûrir notre compréhension du Yin
Yang.
La notion de Yin Yang n’est-elle qu’une collection de couples sinon
d’« opposés » du moins de « différents » ? Quel est l’intérêt de lui donner encore un
autre nom sous les atours d’un couple de caractères ? L’avantage de les regrouper tous ?
Et l’avantage de mieux « figurer » et expliquer le mouvement perpétuel invisible de
« Tao » ? La volonté de passer à un niveau d’abstraction conférant un aspect obscur et
préservant un outil puissant, des non-initiés ?
Nous devons donc étudier les différents symboles et caractères figurant (ou ayant
figuré) la notion « Yin Yang ». Nous choisirons pour l’étude des idéogrammes une
approche philologique, en utilisant en priorité un ouvrage d’étymologie récent
(complété par d’autres sources écrites), qui met à profit les avancées incessantes en la
matière. Cette démarche permet de clarifier toujours plus l’histoire et le sens des
idéogrammes et de se rapprocher de leur origine conceptuelle. Cet ouvrage est le
suivant : Le champ du Signe, de Paul Morel, aux éditions You Feng.
Le travail d’étymologie n’est jamais inutile : il l’est encore moins à propos d’une
langue si différente, qui s’écrit en faisant directement référence à des symboles visuels,
plutôt qu’en écrivant des sons. La manipulation de ces symboles ne nécessite donc pas
de connaître ni la « langue », ni la prononciation, ni la syntaxe. On manipule un
idéogramme comme on le fait d’un autre symbole visuel, et en tant que représentation
du réel perçu, il peut être l’objet de toutes les spéculations possibles. Le fait de ne pas
être préformés par l’ «académisme » nous libère d’avantage des conventions admises et
parfois bloquantes, et prolonge le vide créé par notre jeûne du cœur, suivant la
prescription de nos maîtres à penser.
Il faut toutefois un guide et garde fou, constitué en l’occurrence d’ouvrages
étymologiques. L’analyse analogique à laquelle nous sommes désormais rompus (en
tant qu’acupuncteurs et amateurs de la pensée chinoise), complétée de l’immersion dans
la pensée taoïque, permettront « d’imaginer » ce que ces images idéographiques figurent
et ont à nous montrer pour ne pas dire « à nous dire ».
Nous ne sommes pas des Chinois et ne parlons pas le Chinois. Cette petite
différence ne peut en aucun cas occulter la grande ressemblance qui nous range dans
l’espèce des hommes. Anciens ou présents, nous sommes humains, vivons entre terre et
ciel (qui n’ont pas fondamentalement changés). Nous devons juste nous dépouiller de
toute technique et matériel moderne, et rester ouverts à la leçon que les Anciens veulent
bien nous enseigner à travers les âges.
57
SECONDE PARTIE :
Une étude étymologique de caractères chinois.
Vous trouverez une table des caractères cités dans cette étude étymologique dans
l’annexe 2. J’y ai fait apparaître les graphies actuelles (et parfois anciennes) afin
d’illustrer les explications présentées ici.
DAO (TAO) :
Larre écrit à propos du Tao : « tête à chevelure dénouée, comme l’est celle d’un
magicien, associée à trois empreintes de pas évoquant une marche dansante. C’est le pas
d’un magicien. (…) du chaman » (Larre23, pages 45 et 46). « Dao » est le « nom
public » de ce qui est indicible, selon Javary (page 40). Il explique que la figure est
constituée du signe du pas de danse, de la marche, du mouvement en général, à gauche,
et du signe d’un visage humain avec des cheveux soulignés « comme dans les
représentations chamaniques » (page 40). Il donne un bon nombre de sens qui découlent
de ce caractère Dao : tête, chef, souverain, principal, originel, et de là « chef conduisant
la marche », « voie à suivre que trace le chef », « principe qui dirige », chemin, voie de
circulation, lit d’un fleuve24, déroulement, méthode, moyen, procédé, « manière de
faire », doctrine, et donc enseigner et dire25, exprimer, expliquer. Enfin, il cite Billeter
qui propose comme traduction française supplémentaire (surtout à propos de certains
passages du TT) : fonctionnement, voire, fonctionnement des choses.
Morel cite (page 363) : « c’est la tête qui conduit la marche ». Les sens acceptés
sont effectivement : route, voie, cours d’eau, réalité, mouvement spontané de ce qui
existe, moyen, méthode, dire, doctrine, mais aussi règle, loi. En effet, une des anciennes
graphies figure à gauche la même tête, à droite la règle, la mesure. Une graphie encore
plus ancienne montre la clé de la marche encadrant totalement la clé de la tête. En se
référant à la clé « Chuo » figurant la marche, nous découvrons que c’est « tantôt
marcher, tantôt s’arrêter » (page 356). L’étude de la clé de la tête (Shou, page 413)
mentionne que les trois traits supérieurs représentent les cheveux, mais ne nous dit rien
sur la parenté chamanique.
Cependant, bon nombre d’auteurs font référence au chamanisme, soit par la
danse, soit par l’apparence de la tête. Etant donné que les initiés du Dao (dao shi),
autrement dénommés « fang shi »26, sont ceux qui ont façonné les symboles, qui ont
constitué le Yi Jing et inventé cette écriture symbolique, qui ont élaboré le calendrier, et
développé la médecine27, détiennent leur savoir des chamans primitifs (appelés Wu)
dont ils sont les dignes successeurs, il ne serait pas étonnant qu’ils fassent référence au
chamanisme pour figurer leur savoir. De plus nous trouvons des traces de ce
chamanisme dans le chapitre 13 du Su Wen :
« J’ai entendu dire que l’on soignait autrefois les malades par la dérivation de
l’esprit et par la transformation des énergies, en utilisant surtout le moyen de
« l’explication des causes des maladies devant le conscient » (…) ». La réponse : « Il
leur suffisait ainsi, d’expliquer les causes de leurs maladies devant leur conscience
(shen). » (chapitre 13, Tome I, page 129 et 130). Nous avons déjà vu dans le thème
« hygiène » que le Su Wen mentionne que « le but principal de l’acupuncture est de
soigner d’abord le shen » (chapitre 25, Tome I, page 265).
23
Toutes les références suivantes notées « Larre » renvoient à l’ « Aperçus de médecine
chinoise traditionnelle », de Larre, Schatz et Rochat de la Vallée.
24
Nous retrouvons ici une image appartenant au champ lexical de l’eau.
25
Les dao shi étant les instruits de la voie, « ceux qui comme les anciens chamans
connaissaient les conduites appropriées ».
26
Les Fan Shi sont les spécialistes des méthodes, considérés comme les scientifiques de
l’époque. voir Lafont Page 44 qui cite Robinet.
27
…et bien d’autres choses : astronomie, géographie, métallurgie, alchimie…
58
Dao, c’est « la tête qui conduit la marche ». Il est important de comprendre que
cet idéogramme se situe en premier lieu au niveau humain individuel. Dao est ce qui est
caché dans la tête. C’est invisible, comme en atteste la graphie où la tête est totalement
encadrée par le signe de la marche. Ce qui est caché dans la tête permet de faire les
traces au sol. Il y a quelque chose d’invisible qui est rendu visible en une alternance de
pas.
L’activité psychique (son mouvement) descend vers les pieds, qui agissent et
laissent une trace visible, perceptible dans le sol. Nous pouvons compléter que, en
retour, les pas renseignent l’activité psychique, étant une façon de mesurer l’espace.
Mesurer l’espace se réalise en comptant les pas, ou en posant une règle. Une graphie
ancienne comporte le signe de la règle.
La marche permet également la mesure temps, étant cadencée par le rythme des
pieds qui touchent alternativement le sol (tic-tac-tic). Enfants nous chantions « La
meilleure façon de marcher, c’est encore la nôtre, c’est de mettre un pied devant l’autre,
et de recommencer » pour donner le rythme et garder la cadence de cohésion du groupe.
Et nous chantions aussi « un kilomètre à pied ça use ça use, un kilomètre à pied ça use
les souliers » ce qui montre que l’expérience des pieds remonte à la tête pour pouvoir
être dite par la bouche.
Pour comprendre le Tao nous pouvons également rappeler le jeu « la tête et les
jambes ». L’information ne cesse pas entre les deux « lieux » (tête et jambes), situés en
haut et en bas. Répétons encore au passage que « Certes, les bras (et les jambes)
s’épuisent à porter les fagots, mais le feu (l’essence, l’esprit), lui, du moment qu’il est
alimenté, ne s’épuise jamais » (TT page 33). La « sagesse » traditionnelle française
montre aussi son savoir en la matière dans la chanson, par l’image des souliers qui
s’usent… Ces références françaises montrent que nous partageons la même condition
que les anciens chinois, celle « d’humains vivants », qui expérimentent et transmettent.
Nos considérations caractérisaient l’activité consciente du psychisme. Il en est
une autre, quand le chaman change de niveau conscient, de niveau perceptif. Ce
changement est déclenché par la danse chamanique, et les chants, les tambours qui
battent, l’extrême lumière, ou l’obscurité. Les sens ordinaires sont noyés dans
l’extrême, et on les perd. De là, l’activité du cerveau change, devient in-consciente,
entraînant l’ensemble du corps, et libérant la danse qui était au départ contrôlée. Le
mouvement propre du psychisme se met à s’imprimer au sol, à soulever la poussière.
Ce mouvement entretient par rétroaction l’état de transe, la liberté absolue de
l’être. Les sens ordinaires sont congédiés, et peuvent laisser venir à eux des
informations quotidiennement oubliées et cachées par celles nécessaires aux
contingences de la vie. Nous faisions appel à ces perceptions extra-ordinaires pour se
recaler dans le « mouvement général », cosmique28, à l’occasion d’une conjonction
particulière identifiée par le calendrier, ou à l’occasion d’une manifestation d’un
désordre à l’échelle du groupe ou de l’individu. Le chaman qui « mène la danse », qui
« guide les pas », veille à ce que les autres ne s’écartent pas du chemin, à ce qu’ils
« poussent droit », il est le médecin. L’étymologie du terme français « médecin » parle
d’elle-même : de Muid, ind.-eur. Med- prendre avec autorité des mesures d’ordre ;
mesurer ; songer, méditer !).
Nous pouvons maintenant extrapoler l’ensemble des traces laissées au sol par la
marche ou la danse à l’idée de chemin. Il a été tracé par les pas marchant sur le chemin
invisible guidé par une instance invisible, consciente ou non (voire extra-lucide). Il ne
s’agit pas de n’importe quel chemin : en se référant à ce chemin, nous nous référons à
l’instance et au mécanisme invisible qui le permet. Ce chemin montre l’invisible, il
montre le mouvement invisible qui l’a tracé, il en est le symbole.
Par extension, parcourir ce chemin (au propre comme au figuré) c’est activer
cette instance, la révéler, la réveiller, la mettre en mouvement. En cheminant, nous
prenons résolument la mesure d’aiguillonner notre esprit, de le rectifier. Nous rectifions
notre psyché par rapport aux règles humaines : au niveau de la conscience, nous nous
28
Cosmos venant du grec « ordre ».
59
connectons par exemple au niveau du tissu social. Nous rectifions notre psyché par
rapport aux lois naturelles : nous nous connectons au niveau du réseau global de l’ordre
universel, et nous « percevons » l’Unité, nous échangeons avec, étant momentanément
fusionnés.
Et puis de là, vient l’idée que la tête peut dicter le chemin à prendre, connaissant
ce chemin, elle le montre en le matérialisant par des traces de pas. La tête montre son
mouvement, ses lois, aux autres têtes, par la manifestation du chemin. Avec sa bouche
elle dit « suivez-moi ». La clé de la tête peut montrer un profil où nous distinguons le
coin de la bouche et l’œil gauches. Nous les imaginons : la bouche qui dit « suivezmoi » et les yeux qui voient les traces au sol.
De là, suit le lit de la rivière, car l’eau est celle qui, sans forme (Wu, comme
l’esprit) montre le chemin de la plus grande pente du sol. Le lit de la rivière a valeur de
loi. Il correspond à l’expérience humaine qui a été formulée dans la loi de gravitation
terrestre (au niveau terrestre), et dans les « relativités » (au niveau de l’univers
« visible »), et dans la loi naturelle du Tao (au niveau de l’univers entier, ré-Uni). De là
découle le déroulement et avec le « déroulement de la Voie » du chapitre 14 du TTK
(mouvement « qui serpente indéfiniment indistinctement »). Le déroulement de la Voie
« imperceptible » est rendu manifeste par la trace qu’elle laisse (tel celui du serpent
dans les sables). Il suffit de regarder l’alternance des pas pour comprendre qu’ils sont
indissociables de l’idée de mouvement. L’un n’existe pas sans l’autre : il n’y a pas de
pas sans mouvement.
Nous pouvons toujours envisager un mouvement imperceptible sans trace
perceptible (par le niveau ordinaire de perception : « bien aller ne laisse pas de traces »
chapitre 27). Nous connaissons l’expression : il n’y a pas de fumée sans feu. Cette
expression ne dit pas s’il peut y avoir du feu sans fumée. L’esprit de la tête et les pas
n’existent pas l’un sans l’autre : ils sont liés, par essence, par constitution.
Nous avons déjà remarqué que ce sont les jambes qui permettent à l’esprit de
vivre en lui fournissant aliments et informations sensorielles29. C’est l’esprit qui intègre
toutes les informations. Elles représentent de microscopiques mouvements, et finissent
par en former un général. En montrant le mouvement invisible, le caractère Tao
l’explique. Tao est une figure qui explique que partant de l’observation humaine (et du
fonctionnement de l’humain) on explique et on progresse d’un niveau au suivant. Tao
est telle que l’eau qui parcourt et montre les niveaux différents du sol en remplissant un
creux puis le suivant (confère Mencius, traduit par Billetter).
Tao est une figure qui permet de marcher (cheminer) d’un niveau à un autre.
Enfin, notons comme une évidence que le mouvement invisible est manifesté par deux
types de « traces » : ce sont les traces du pied gauche et du pied droit, qui sont des
formes « inversées ». Ces deux traces attestent et rythment le mouvement invisible
auquel elles sont indéfectiblement liées. « Un Yin Un Yang C’est le Tao » (texte du
Grand Commentaire du Yi Jing). Un pas, un autre, révèlent le mouvement de l’esprit
auquel ils sont unis. Ce mouvement est à la fois invisible car il est caché à l’intérieur de
la tête et du corps (influx nerveux, psychisme), à la fois visible, apparaissant sur le sol.
La « forme du corps » permet aux pas de marquer le mouvement au sol. Et cette
« forme du corps » masque tous les mouvements internes. La vie est « forme en
mouvement ». « Tao » est « forme en mouvement ». Tao est toute la « forme de
l’Univers » et tous les mouvements visibles et invisibles de cette forme.
Quelle est la description de ce mouvement ? Quels sont les pas de l’Univers ? Ils
se perçoivent dans l’alternance de deux formes « inversées ».
Le Tao figure donc une communication, une information, un mouvement
invisible, ininterrompu et à double sens entre le haut et le bas, le bas et le haut.
Granet mentionne à propos du Tao (page 264) toutes sortes de figures verticales,
qui font penser à la circulation figurée dans le terme Tao. Nous trouvons :
-Le gnomon.
29
Les jambes sont la continuité de l’ensemble du corps, étant reliés au tronc, aux bras et
aux cinq sens ainsi qu’au sixième : ensemble, ils sont Treize.
60
-Le pivot de l’instrument qui permet aux deux plaquettes de bois, l’une carrée
figurant la terre, l’autre ronde le ciel, de tourner l’une par rapport à l’autre.
-Le trait vertical qui dans le caractère du Jade figure la liaison de trois disques de
jade superposés horizontalement qui figurent les trois étages, en bas la terre, au
milieu l’homme, et en haut le ciel, ces trois niveaux constituant le caractère qui
désigne le « Roi ».
Granet mentionne aussi des fêtes au cours desquelles on mesurait sa capacité à
rester droit, vertical, par des épreuves de beuverie, des épreuves sexuelles, et
l’ascension d’un mât de cocagne. La plus importante est celle du mât.Nous remarquons
que :
« ce mât était dressé au centre de cette Maison des Hommes qui fut le prototype
du Ming t’ang et qui était une maison souterraine, car, parvenu au faîte du mât, on
pouvait téter le Ciel » (Granet, page 265).
Tout cela converge vers une seule idée : quelque chose de vertical sert de mesure
(comme dans une graphie ancienne) et montre une communication, entre haut et bas,
bas et haut. Le mât est même emprunté par l’homme pour monter, téter (téter « la
mère » dit le TTK). Le gnomon sert à suivre la course du soleil dans la journée. C’est un
bâton de bois qui, est planté dans le sol et aussi planté dans le ciel ! Le gnomon est le
trait d’union vertical du Ciel Terre : il les relie. Le gnomon détermine le centre, le lieu
exact de l’observation. Il intercepte une partie de la lumière du soleil, apparaissant luimême moitié éclairé moitié ombré. De la même façon que le bâton se fait de l’ombre, il
fait de l’ombre à la terre. C’est l’ombre du bâton qui montre la course du soleil.
Le gnomon, le mât et l’homme indiquent le centre d’observation et
d’expérimentation. Le gnomon dessine (désigne) un espace-temps singulier sur le sol :
précisément celui de cet espace et cette période.
L’idéogramme qui désigne le centre « Zhong » est formé d’un trait vertical « qui
relie le bas et le haut » (« Gun », Morel page 8), passant au centre de ce que certains ont
appelé une cible. Certaines anciennes graphies montrent en fait l’emblème d’un clan
porté sur une hampe que l’on tenait verticale pour montrer le lieu de rassemblement.
S’il existe une infinité de centres (et Dix mille êtres) qui font cette expérience
perceptive, et qui singularisent la course du Soleil en se l’appropriant (ils absorbent sa
lumière, et forment une ombre), la course du Soleil reste quant à elle Unique. Tous
autant que nous sommes, nous montrons la course du soleil. Nous sommes des
gnomons, pieds carrés plantés dans la Terre, tête ronde plongeant dans le Ciel. Nous
relions Ciel et Terre, figurons et permettons les mouvements invisibles qui s’échangent
entre eux.
Le mât au centre de la maison est analogue à la colonne vertébrale dans le corps.
En tant que centre du corps, elle correspond à une branche du méridien de la Rate, né de
l’orient « centre ». La colonne vertébrale enfermant la moelle épinière est ce qui assure
effectivement dans le corps la communication verticale.
DE :
Avec les moyens dont je dispose (temps et références) je n’ai pu retrouver
l’étymologie du caractère « De » que nous traduisons traditionnellement par « Vertu ».
Je remarque néanmoins, qu’il présente la clé de la « marche à petits pas, représentée par
les trois parties de la jambe de l’homme » (« Chi », page 147, Morel). Il est composé du
signe du cœur (« Xin », page 152), de l’œil (« Mu », page 250), entre autres. Il semble
que De soit une marche rendue possible par la « clairvoyance » dispensée par la
conjugaison (l’harmonie) des perceptions internes (émotions, sixième sens avec le
cœur) et des perceptions externes (représentée par la vision de l’œil). Dans ce sens, De
est une marche peut-être « attentive », « hésitante » (« comme qui en hiver passe à gué
une rivière », chapitre 15 du TTK : tous les sens sont en éveil et coopèrent de concert).
C’est une démarche à petits pas, que nous imaginons lents, une démarche attentive
effective, perceptible. Cette marche est effective, car décidée par la clairvoyance : elle
est elle-même clairement vue. C’est la marche correcte car rien ne s’interpose entre le
ciel et la terre, ou, autrement dit, entre l’externe et l’interne : tous les sens participent à
percevoir le mouvement de Tao (ordre cosmique) et à laisser le corps se faire traverser
par lui, sans résister, sans forcer.
61
Alors que la marche du terme Tao garde toujours un pied dans le potentiel, le
non-manifesté (une « partie » du Tao étant invisible) celle du terme De est résolument
manifestée. « De » serait donc le passage à l’acte effectif de ce qui peut
« potentiellement marcher » (Tao). De et Dao sont une seule et même chose, qui
peuvent présenter des différences fines à un certain niveau de perception.
L’avantage de l’étude étymologique est de faire comprendre l’image, par
l’origine même de ces termes, leurs ressemblances et leurs différences. Dao et De sont
une marche, et en cela identiques. Dao est la partie de la marche pas encore marchée
(l’arrêt, qui est arrêt de perception de trace, dans le mouvement « tantôt marcher tantôt
s’arrêter ») et De le pied qui se pose, la trace effectivement perçue.
JING :
Je n’ai pas trouvé l’étymologie globale pour le caractère Jing. En revanche, il est
constitué de « Chuan » (page 128 Morel) qui désigne un cours d’eau. Le sens dépasse ce
point de vue : c’est « régulariser le cours des eaux. Le livre de Yu dit : J’ai fait creuser le
lit des petites et moyennes rivières afin que leurs eaux se réunissent avec celles des
grandes rivières ». Sous « Chuan » figure « Gong » (page 129), l’ouvrage qui est réalisé
avec une équerre. La partie à gauche des deux précédentes est constituée de « Yao »
(page 135), en haut, qui signifie menu, petit, fil noué, et « Xiao » en bas qui signifie
petit. Javary signale page 108 que cet ensemble de gauche signifie : soie, tout ce qui est
tissé, ou ce qui est organisé en réseau.
Jing signifie : « chaîne d’un tissu, route du nord au sud, méridien (sens
géographique), vaisseaux d’un corps organique (artères, veines, nerfs), livres
canoniques » (Marié, page 79). C’est initialement un réseau qui maintient (les eaux), et
relie (rivières en fleuve, comme dans le TTK). Par extension Jing représente un tissu. Le
sens de Livre Classique s’entend comme réseau d’idées qui maintient le réseau des
humains, la cohésion sociale, car en lisant le classique, ils se calent sur les mêmes idées.
Les méridiens connus en médecine forment un réseau pour régulariser, pour connecter
avec le ou les autres réseaux, la rivière se jetant dans le fleuve, puis dans la mer. Les
points Ro sont dits … « se jeter dans la mer »…Ils permettent l’entrée et la sortie de la
profondeur. Ils permettent de réaliser l’unité entre profondeur et superficiel. Les points
ont pour les méridiens Yin une nature eau…
DAO DE JING :
Dao De Jing est communément le « Classique de la Vertu de la Voie ». Nous
pouvons y voir le « classique de l’efficacité puissante et naturelle du Tao », ou encore
« ce que tisse le passage de l’imperceptible au perceptible ». C’est encore « le réseau de
la Vertu (et) de la Voie », ou « le réseau qui régularise par la Vertu (et) la Voie ». Dans
ce sens (tous les sens se surimposent) le Dao De Jing a une portée médicale, comme
nous l’avions remarqué, en ce qu’il propose d’harmoniser notre niveau au niveau « le
plus grand » représenté par Dao. Le Dao De Jing est fait le « Classique du
Fonctionnement de l’Univers », où « Fonctionnement » vient de Dao, et « Univers » de
De : la manifestation, dans ses différents pas perçus.
WU :
Je n’ai pas trouvé l’étymologie globale dans le Morel. Néanmoins, Eyssalet
donne une indication recoupée par celle de Larre : Wu c’est l’action d’homme(s) sur la
forêt par le feu. Morel donne pour « forêt » le caractère « Sen » (page 191) : « formée
de trois arbres, trois a le sens de : beaucoup. De nombreux arbres forment la forêt »
(tandis que deux arbres signifient « le bosquet », puis « touffu »). Il poursuit : « Dans la
forêt, la lumière du soleil pénètre difficilement, d’où le sens de : sombre ». En sousbois, la perception visuelle est donc difficile voir impossible : c’est comme la nuit.
Sous cette forêt se trouve le radical du feu « Huo » (page216). Nous trouvons
page 217 le terme « Fen », qui est composé du feu sous deux arbres, idée que nous
retrouvons dans « Wu », et même si la graphie actuelle n’est pas rigoureusement
identique, c’est l’idée qui prime. « Fen » c’est mettre le feu, brûler, détruire. « C’était
une façon de préparer les terres pour la culture, l’écobuage » (page 217). L’arbre, le bois
62
« Mu » (page 187) est ce qui « se dégage de la Terre et croît. (…) construite à partir de
« Che » (clé N°45 : pousse, page 125), la partie inférieure représente la racine » (page
187). L’idée globale est donc que ce qui est sorti de terre pour prendre la forme d’un
arbre a fini par créer une perception difficile (obscurité, ne voir rien), forme qui est
détruite par l’action du feu ! Quelque chose donne forme au bois, et quelque chose lui
retire sa forme : c’est l’action du feu.
L’homme (« Ren », page 21) est placé au-dessus des arbres. Il pourrait être placé
en clé à gauche comme dans de nombreux autres caractères pour signifier par exemple :
l’homme met le feu sous les arbres. Ici la disposition fait plutôt penser à un homme, qui,
de dessus, ne peut voir ce qui se passe au cœur de la forêt, car elle est sombre. Il ne
perçoit donc pas le feu qui la consume, et qui concourt à lui faire perdre sa forme.
Ce sens de perte de forme est confirmé par « Fen » (brûler, détruire) : feu allumé
par l’homme dans le bosquet qui laisse la place libre pour un nouveau cycle cultural. De
plus, l’idée de sans-forme caractérisée par le brûlage est renforcée par l’idée de
perception visuelle difficile : ce sont les limites de la perception qui font que nous ne
voyons pas le feu détruire la forme. Nous voyons la forêt de l’extérieur, telle un être
impénétrable (ce qu’elle est à son niveau), mais ne percevons pas son mystère intérieur
(son dedans est sombre, imperceptible). Nous ne voyons pas son feu intérieur qui la
consume. Cela confirme ce que nous disions à propos du Tao : il peut y avoir feu sans
fumée.
Larre mentionne que l’idée n’est « pas tellement (…) une négation inerte (mais)
une action de destruction (page 109). (…) wu signifie perdre une ou des formes. Un
sens actif relie le monde de l’Avoir des formes (you) au monde qui n’a plus de formes
(wu). » Mais, n’ayant pas accès au récent matériel étymologique, il n’a pas pu relever
que c’est bel et bien le Feu qui retire sa forme à la forêt. Je pense que c’est là un point
essentiel du mécanisme de la perte de forme, et du mécanisme de la vie. Nous y
reviendrons à propos de l’étude des caractères Feu et Eau. L’avidité de vivre du chapitre
50 du TTK, celle qui meut les vivants aux sites de mort, c’est l’avidité du Feu qui
consume la forme. Les Treize sont les orifices et les membres qui s’épuisent à alimenter
le feu interne.
Aujourd’hui nous trouvons l’expression « Wu Wei », écrite avec un autre
caractère pour « Wu » : la clé N°71 (page 176 de Morel). Cela est dû à la simplification
de l’écriture chinoise. Il n’en demeure pas moins, que, langue vivante depuis son
origine jusqu’à nos jours, le Chinois ne perd pas nécessairement du sens dans la
simplification. Au contraire, il donne peut-être une chance de compléter le sens premier
de Wu. Morel rapporte :
« Il n’y a pas. « graphie étrange de Wu : il n’y a pas. Wu est formé à partir de
Yuan (caractère III de la clé N°10 : origine. page 32). Le vide, c’est la Voie. Wang Yu
dit : le Ciel courbé au Nord-Ouest, c’est Wu ». Wang Yu est un célèbre philologue. Le
ciel courbé au Nord-Ouest, c’est la description de la forme du caractère. Le ciel, c’est
Tian (page 97), nous voyons que dans Wu, la jambe droite du caractère Tian est
courbée. La partie inférieure droite correspond au Nord-Ouest, les directions étant
l’inverse des nôtres dans la Chine ancienne. » (page 176).
Dans cette nouvelle figure « Wu » c’est effectivement la jambe droite de
l’homme « ren » (montrant le ciel dans « Tian ») qui est courbée. Car, nous dit-on, elle
est au Nord-Ouest. Nord et ouest sont Yin, et donc à la droite du corps. La jambe est le
bas, Yin. La jambe droite appartient à l’élément Eau. Selon ce que dit la glose : « le ciel
est courbé au nord-ouest ». Cela implique que l’eau est au « secteur » nord-ouest, ce que
montre la figure 1 de l’annexe 230. Nous en déduisons donc que l’élément Eau est Wu !
C’est ce que nous montre sans cesser de se répéter Lao Tseu dans le TTK. Nous
« apprenons » par la même occasion que le caractère Wu est formé avec le caractère
« Yuan », l’origine, la source. Morel rapporte à propos de « Yuan » : « le premier sens
de Yuan est : tête, chef, commencement » (page 32). Un lien étroit se tisse entre ce
caractère « Wu » et le caractère « Tao » : ils montrent tous les deux la tête et les pieds
30
Je n’expliquerais pas ici la figure que j’ai donnée dans l’annexe, montrant que le
mouvement de l’eau commence à l’Ouest et finit au Nord : c’est le travail de tout un
projet initié avant celui-ci, qui m’a amené à m’interroger sur le Yin Yang.
63
(ou les pas). Wu qui est le non manifesté est la tête, le « chef », le commencement,
comparable à la tête de Tao, « dans laquelle » la psyché est cachée. Notre interprétation
de Tao n’est donc pas fantaisiste, elle est corroborée par recoupement analytique.
Avant toute manifestation (y compris la première s’il y a eu « une première ») il
y a une potentialité. Nous retrouvons donc ici que l’élément eau est à l’origine des cinq
éléments. C’est le premier élément à arriver. L’élément eau possède toutes les
potentialités, ce qui n’est pas étonnant, étant donné que nous lui faisons correspondre
par exemple le stade graine de la plante : petite, ténue, et toute potentielle. Nous
retrouvons également que l’origine, ainsi que Wu, sont deux réalités « noires » et
« obscures » (couleur de l’eau) ce qui correspond à une limite de notre perception
visuelle « ordinaire ».
Nous voyons donc, que ce changement de graphie pour Wu dans l’expression
« Wu Wei », nous amène à confirmer notre interprétation du premier caractère Wu
étudié. Le sous-bois (l’intérieur de la forêt) est imperceptible (et signifie « sombre »).
L’homme n’y perçoit pas le feu qui la consume. Cet idéogramme met directement en
garde sur la nécessité de prendre conscience de notre feu interne, afin d’en régler le
régime. L’idéogramme cadre totalement avec la sagesse du TTK, celle du TT, et celle du
Yi Jing, qui nous conseille une attitude « Eau », ou généralement Yin.
YOU :
Larre donne la constitution de cet idéogramme que je n’ai pas trouvé en entier
dans le Morel : Il s’agit du signe de la lune (Yue, page 184, Morel) placé sous celui
d’une main « qui la cache partiellement » écrit-il (page 109). L’idéogramme
montre simplement : la lune sous la main. Nous manquons de références sur le sens
original de ce caractère, mais nous pouvons faire des suppositions : « sous la main nous
voyons la lune » peut être une phrase découlant de l’observation du caractère (étant
donné que le chinois se lisait originalement de haut en bas). Le caractère montre que
nous observons la lune, et que notre main apparaît au-dessus. La main peut constituer
une visière qui indique l’intensification de notre observation. De plus elle indique que
quelque chose peut venir troubler l’observation. Une visière est surtout nécessaire en
cas de soleil éblouissant.
Chacun a déjà constaté que la lune peut être visible en plein jour (même si on
l’oublie souvent). Il arrive alors parfois, que la lumière solaire tende à empêcher cette
observation. You peut très bien montrer cette observation attentive de la lune !
L’observer avec attention, c’est répéter les observations. Nous constatons qu’elle est
toujours lune (identique), et toujours différente (elle présente différentes phases) ! You
montre toujours la même réalité sous différents « jours », sous différentes « nuits ». Tout
au long de l’année la lune change de visage, et son parcours est longtemps resté un
mystère. Pourtant elle suit un cours, un « ordre », une loi. Elle n’infléchit pas
spontanément sa course, ni ne disparaît brutalement. Yue, la lune, signifie le mois. Le
caractère lune est un indicateur du temps, surtout à l’échelle annuelle. Nous percevons
cependant ces changements quotidiens.
Larre poursuit sa courte explication en soulignant que « tous les êtres visibles
sont affectés de formes changeantes. C’est toujours la même lune qui apparaît
différemment au cours d’une lunaison ». Morel écrit à propos de la lune : « Incomplet.
Essence du grand Yin ». Elle figure l’incomplet nous apparaissant rarement complète.
Une plus ou moins grande portion d’elle est donc cachée, invisible. Nous avons beau la
voir, et l’observer, elle reste mystérieuse. Elle nous présente toujours le même visage,
en cache une portion puis une autre. Elle présente une course indéchiffrable …
Le soleil est le grand Yang (Morel, page 177 « c’est l’essence du grand yang au
complet » ; le soleil c’est Tae Yang (Eyssalet, page 37). La course solaire semble plus
évidente, même si variable. Le soleil paraît toujours plein, à partir du moment où il
paraît. Il n’est donc pas paradoxal que ce soit la lune, d’essence Yin, qui ait été choisie
pour figurer « ce qui a une forme », parce qu’elle montre par une évidence vécue
quotidiennement que toute forme est changeante et recèle une part de mystère, part
d’imperceptible et d’inconnaissable. « You » montre « ce qui a… une forme…
changeante » en montrant implicitement le changement, la mutation. You invite à
considérer l’observation minutieuse, répétée et mémorisée, afin de constater le
64
changement, de se localiser dans la ronde du changement. Le caractère You propose
également d’aiguiser notre raisonnement et notre compréhension du monde, comme
nous l’a montré Lao Tseu à propos du faible et du fort qui révèlent leur vrai nature sur la
durée.
Chacun des termes Wu et You figure donc le changement dans le temps et
l’espace, qui se caractérise (au moment et lieu donné de l’observation) pour « Wu » par
une absence de perception positive (d’où le « sans-forme »), et pour « You » par une
perception particulière (d’où forme particulière au moment-espace considéré).
WEI :
Formé de « Zhao » qui montre une main tournée vers le bas, qui signifie « saisir,
agripper, d’où ongle, griffe » (page 219 Morel). Une ancienne graphie de Wei, montre
une main qui conduit un éléphant en le tenant par la trompe. « Le premier sens est
diriger, faire agir : la main dirige l’éléphant pour lui faire accomplir les tâches que
l’homme ne pourrait pas faire seul. Conduire est parfois forcer sur le licou pour
« amener » la bête dans la direction que nous avons déterminée.
Wei a quelquefois le sens de : être (…), pour le compte de, afin, à cause de, agir
dans l’intérêt de » (Morel même page). L’idée figurée par Wei est donc « agir d’après
des plans, des calculs, une intention », ce qui correspond à nos actions quotidiennes,
motivées par les informations que nous percevons de notre environnement (et de nousmêmes), ainsi que par les modèles que nous nous sommes forgés au cours de notre
développement pour tenter de déduire de ces informations (les causes) l’à-venir (les
conséquences). Nous faisons cela toute la journée, inconsciemment (à cause de), ou
consciemment (dans l’intérêt de).
Le problème majeur de cette façon d’agir est de nous écarter de la « vertu » qui
est action (marche) en suivant le cours des choses, sans le forcer, sans intention de. Nos
actions sont originellement commandées par des mécanismes liés au maintien de notre
forme vivante, aux instincts viscéraux (le troisième système nerveux autonome !) et
cérébraux. La faim, la peur, la tristesse, déclenchent des réactions (comme tout
stimulus) destinées à rester en vie. La tristesse correspond à la projection de sa propre
mort. La peur est celle de mourir. Ces perceptions internes doivent s’accorder avec
toutes les autres qui ensemble constituent le sixième sens, ainsi qu’avec les perceptions
externes. Sinon il y a déséquilibre(s), hormonal, nerveux, physiologique, psychologique,
postural etc…
Lorsqu’un déséquilibre se manifeste, il faut pouvoir harmoniser de nouveau
toutes ces informations. Or il paraît difficile de le faire en agissant sur les différents
niveaux environnementaux (comment « déplacer » le soleil si nous avons trop chaud ?).
Nous ne sommes que des hommes malgré tout. Contentons-nous d’agir à notre niveau,
contentons-nous d’intervenir pour notre intérieur : contrôlons ce que nous y faisons
entrer, ce que nous mangeons (c’est ainsi la première des médecines, la plus évidente),
et trouvons un moyen de fluidifier les échanges dans notre corps. Dès que nous sommes
dés-équilibrés, notre fonctionnement est mis à mal, et nos réactions sont bancales et ne
correspondent pas à un besoin (même en ce qui concerne les besoins élaborés, comme
l’affection).
Lao Tseu montre que nos perceptions sont erronées et avec elles notre modèle du
monde est faussé. Nous croyons bien faire, mais en fait nous disposons de tous les outils
pour nous dérégler, au lieu de rester en phase avec l’ordre (cosmos). Lao Tseu dénonce
les modèles ordinaires erronés : « Bel usage est sincérité et fidélité en surface Et
l’instigateur du désordre Où calcul et prévision sont fleur de la Voie Et commencement
de la sottise » (chapitre 38). Le passage est clair : le modèle culturel de sincérité n’agit
qu’en surface, mais crée le désordre en profondeur. Avec un modèle faux, le calcul et les
prévisions ne peuvent qu’être faux : la sottise commence. L’homme de caractère (pour
souligner ici qu’il ne s’agit pas d’une sorte d’homme à tête de choux, ou autre, légume,
blanc et mou, oublié et assis au fond d’une grotte !) s’en tient à soi : il se connaît, et
connaît ses faiblesses. Il peut espérer en prenant conscience de son propre
fonctionnement prendre en compte ses manques pour se créer un nouveau modèle,
moins mauvais. Pour se connecter aux niveaux plus vastes, afin de ne rien oublier dans
son modèle, « l’homme de caractère » vit, observe, et pratique de temps à autre (sinon
65
tout le temps) la non-pratique : « Wu Wei ».
WU WEI :
Nous venons de voir que « Wei » c’est faire, agir, selon des perceptions et des
modèles désaccordés par rapport au niveau d’ordre le plus vaste. En ce sens, « wei » est
suivre un cours qui est autre que le cours naturel, normal. Si ce chemin emprunté est
autre, il demande nécessairement un effort, nous forçons donc contre un courant
naturel. Nous faisons donc un travail coûteux en énergie, contre le cours naturel, et sans
garantie de résultat. La nage à contre courant en est un exemple évident.
Le comportement le plus « économique » (et qui concentre toutes les
« chances » de réussite) consiste à se laisser porter par le courant (qui finit de toutes les
façons à nous emporter) qui finira par passer par là où nous désirions aller. L’attitude la
moins coûteuse consiste donc à attendre le moment opportun pour agir. Il ne reste plus
qu’à savoir comment déceler ce moment : c’est la question qui a semble-t-il motivé
toute la démarche des « inventeurs » du Yi Jing (lire Javary, Le discours de la tortue), et
aussi du calendrier.
Tout l’intérêt est de comprendre les mouvements « naturels », les modéliser,
pour nous y accorder, et suivre cette « économie de la vie ». Nous ne nous épuiserons
donc pas inutilement à la tâche dans une direction contreproductive. Le travail sera à
notre échelle, avec un résultat sinon « garanti », qui a de fortes chances de l’être.
Wu Wei, c’est cette économie de vie, c’est épouser le mouvement général. C’est
pourquoi Billeter écrit que « wou wei n’est donc pas l’inaction (…) mais une action qui
ne force pas (…) ne point forcer » (page 108, contre François Julien31). Pour parvenir à
sentir ce mouvement, et se laisser bercer par lui, il faut « perdre sa forme », il faut « agir
sans-forme ». Wu Wei est peut-être moins « sans agir » que « agir sans …», ou
autrement dit, Wu Wei c’est « sans-forme agir », ce qui équivaut à « agir sans-forme ».
L’expression donne d’elle-même la marche à suivre : « Wu ». Cette démarche c’est
l’absence de perception, le calme des sens, la quiétude des pensées, qui peuvent être
atteints dans une attitude physique indifféremment figée ou mouvante, pourvu que nous
parvenions à congédier nos sens ordinaires, modifier notre régime quotidien de
« conscience, et que nous fassions telle chose ou telle autre sans y penser.
C’est le sens de l’histoire de l’hygiène du boucher de TT (chapitre III, page 31 et
32), qui détaille la carcasse sans plus y réfléchir (lire à ce propos la Leçon sur TT, de
Billeter), qui apparaît dans le chapitre « nourrir sa vie ». Toute activité peut amener à
cela : détailler des carottes en rondelles, pratiquer du Tae Chi, faire l’amour, marcher,
jouer de la musique…ou rester assis dans l’oubli. C’est peut-être le sens de : la véritable
méditation est l’absence de méditation. Le sens premier de « méditer » c’est « songer »,
donc être « perdu » dans ses pensées, sans direction choisie, laisser libre cours aux
pensées. C’est l’absence d’intention, se vider le cœur, mettre en vacance son esprit.
Lao Tseu donne une image claire de Wu et de Wu Wei (en réalité, différencier
Wu et Wu Wei n’a pas de sens). L’eau figure la « démarche » à suivre : se laisser couler,
comme l’eau. Le « lâcher prise » est souvent nommé, il correspond à lâcher, au sens
propre comme au figuré, ce qui nous fige et nous empêche de suivre le courant. Il
correspond au « relâcher », au relâchement du corps, celui qui le rend plus fluide, et que
l’on perçoit dès qu’il se manifeste, car une onde bienfaisante nous traverse, parce qu’un
frisson subtil ou puissant parcours nôtre échine, et nous fait sourire. Notre corps ne s’y
trompe pas : il reconnaît que cela lui est bénéfique. Il ne se force plus à tenir une posture
contractée, figée, tendue, qui demande un effort et l’épuise, qui fatigue et finit par faire
« mal », sans pourtant être efficace, au contraire. Le corps remercie l’esprit d’avoir
permis cette libération en l’inondant d’un choc émotionnel, climax sensoriel, décharge
de dopamine, « orgasme »…C’est peut-être l’Illumination (décrite dans Lao Tseu), qui
est « illumination de tous les sens » comme pour dire : tu es sur la « bonne » voie, la
voie du « bon », du « bien-être ».
En mentionnant la quiétude, Lao Tseu ne pense pas nécessairement quiétude du
corps, mais plutôt celle de l’esprit. Le boucher réalise sa tâche, et pourtant il suit le Tao,
31
où il décide de traduire le début du chapitre 37 du TTK par : « qui ne force rien peut
tout ».
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il « Wu Wei », il fait sans vouloir faire, sans être conscient de faire. TT montre un
homme, et parle d’un autre, « assis dans l’oubli » pour « rendre son corps pareil à du
bois mort et son cœur à de la cendre éteinte ». Le feu éteint est l’image de l’arrêt du
mouvement incessant des pensées. Lao Tseu n’exclu pas la méditation assise. Sur la
« méthode » il ne précise pas réellement, comme pour laisser au lecteur la liberté de
choisir l’activité lui permettant de « nourrir sa vie », d’atteindre Wu Wei. Lao Tseu ne
précise pas, car il risquerait d’exclure. Lao Tseu n’exclut pas, il ne rejette personne.
Aucun lieu ni aucun temps n’est précisé dans le TTK. Lao Tseu ne rejette aucun
lieu, aucune période. Le TTK est totalement atemporel et adimensionnel. Il peut durer et
rester toujours actuel. Lao Tseu respecte le lecteur, et lui laisse libre choix. Il montre les
voies qui se jettent dans la Voie et permettent de remonter d’origines à l’Origine, en
passant la porte du mystère merveilleux32. Lao Tseu met le lecteur face sa responsabilité,
lui montrant les rouages du monde, lui transmettant les modèles des savants anciens, il
ne saurait plus les ignorer. Cette grande leçon est la seule (celle du Tao et de la Vertu,
tao ayant le sens d’expliquer, de dire) et elle est difficile à dire (concevoir, donner une
forme), à entendre (percevoir et reconstruire), à accepter (intégrer au modèle
préexistant) et enfin à pratiquer (volonté et force de…).
Nous avons vu le thème Wu Wei, que le sens de Wu Wei peut être : « ne pas
sembler agir » et « ne pas sembler conduire ». Le cavalier « fait corps » avec son
cheval : ils se conduisent mutuellement, sans « conduire consciemment ». L’esprit/corps
est harmonieux, la gestuelle fluide, précise et « inspirée ». Une sensation de facilité se
dégage de l’observation de cette activité qui « ne semble pas demander d’effort, de
contrôle ».
CIEL :
Le caractère est constitué de celui de l’homme qui écarte les jambes (Ren) et les
bras (pour figurer « Da » Grand), à quoi est ajouté un trait tout en haut (Tian, le Ciel
page 97 de Morel). Ce dernier trait peut figurer indifféremment la tête elle-même, qui
est le Haut du corps, et donc tout ce qui est en haut ou « au-dessus » de ce qui est
considéré. Le Ciel signifie aussi le jour, moment lumineux. La tête est l’équivalent du
Ciel : les Chinois la disent ronde comme le Ciel.
Le caractère « Tian », le Ciel, est très présent dans le TTK, et on le trouve dans
le Yi Jing où il est « l’image naturelle » du trigramme « Qian » où tous les traits sont
Yang (nous reviendrons à la notion de traits Yang). Le Ciel est « dans l’esprit de tous les
Chinois » : il est représenté par leur tête dans leur corps. Nous trouvons « Tian » dans
toute la littérature, et dans l’esprit taoïste il représente ce qui est au-dessus et qui
commande au reste du corps.
Tian résonne donc fortement avec le caractère « Dao », et souligne (avec le trait
placé en haut) particulièrement la « Tête du Dao ». L’instance agissante du corps est
cachée dans la tête, équivalant à l’instance agissante de l’Univers cachée dans le Ciel.
Ce raisonnement est confirmé par l’étude d’un caractère très proche : « Yao » (page 98).
Il est identique à Tian, excepté que « la tête » est inclinée, penchée. Prononcé au
troisième ton il signifie : faible, mourir jeune. Cela rappelle que si la tête est
déséquilibrée, le corps ne fonctionne pas bien. Si la communication entre Ciel et Terre
est défectueuse, penchée, pas droite, il y a déséquilibre, et risque de mort prématurée
(dans le Lao Tseu, la Voie est perdue, l’on ne meurt pas de sa belle mort).
Nous pouvons aussi étendre la signification de Tian à « l’espace situé entre les
bras et la tête » clairement défini entre les deux trait horizontaux. Ainsi le Ciel est ce
qu’il y a de plus haut, et aussi la partie haute d’un ensemble, ici le corps, le Ciel dans
l’ensemble Ciel Terre. Nous remarquons également que le ciel peut être ce qui est audessus de l’atmosphère terrestre, sinon sa partie haute. Nous avons déjà cité le Su Wen
mentionnant « l’humidité des nuages et du brouillard, air de la terre yin (…) » (chapitre
2, page 28). Nous comprenons effectivement que l’atmosphère terrestre peut être
considérée, parfois, et à un certain niveau, comme appartenant à la terre. Les
32
Le chapitre 1 est la porte de notre entrée dans la Voie, et porte de la sortie de la Voie
vers nous.
67
manifestations de changement y ayant lieu ressemblent à ce qui se passe à la « surface
de la terre ». Le Grand Ciel, reste quant à lui, apparemment beaucoup plus ordonné : il
offre à voir des tracés constants d’objets célestes.
TERRE :
Le caractère « Di » qui apparaît dans le TTK pour signifier Terre, est formé de
« Tu » la terre dans la partie gauche et de « Ye » (dérivé de la clé N°5, page 14) à droite,
lui même composé à partir de Yi, le second tronc céleste. « Tu », la terre, figure un
espace duquel sort une tige : « la terre crache la multitude des choses qui croissent. Des
deux traits horizontaux, l’un représente le sol, l’autre l’intérieur du sol, le trait vertical
figure les plantes qui sortent de la terre » (Morel page 87). « Tu », c’est donc l’espace
représenté par la terre dont nous ne percevons que la surface (trait supérieur) ainsi que
ce qui sort de ce « réservoir » à être. « Tu » c’est ce qui est imperceptible, caché à
l’intérieur. La terre est la plus grande entité (pour l’homme) qui présente cette
caractéristique. Elle est donc « l’égale du Ciel » en ce qu’elle est l’espace immense et
inconnaissable sous nous, le Ciel étant l’espace immense (encore plus immense peutêtre) au-dessus de nous. A eux deux ils réunissent tous les espaces, et représentent
l’ensemble de l’Univers. Nous observons dans « Tu » que quelque chose sort, monte du
bas vers le haut, de la Terre vers le Ciel. Dans « Tian », le Ciel, l’idée était plutôt celle
d’une information qui descend, « de la tête les membres ».
La Terre est figurée par un autre caractère dans le TTK. Nous pouvons penser
que ce caractère en montre plus…et précise un sens de la Terre « Tu ». Nous
remarquons déjà que le caractère « Di », la Terre, est composé de deux caractères (alors
que le Ciel « Tian » d’un unique caractère). Cela n’est pas anodin, car le ciel, yang,
correspond aux nombres impairs, et la terre, yin, aux nombres pairs. C’est confirmé par
la présence du caractère « Ye » formé à partir « Yi » et qui signifie second (Morel page
456). La terre correspond ainsi au nombre 2 : c’est le second tronc céleste. Les dix
troncs célestes marquent les stades de développement d’une plante, de la graine
jusqu’au retour à la graine (Morel, page 481). Ici, c’est le stade où la jeune pousse
germe, et se courbe (c’est ce qu’elle fait souvent en sortant de l’intérieur au grand jour).
Yi confirme l’idée de sortie vers l’extérieur, qui est le second temps. Il sert à constituer
« Ye », « forme voisine de celle du serpent, ou la queue d’un animal ». Pour un autre
auteur chinois « Ye signifie : sexe féminin » (Morel page 14). Le sexe féminin c’est bien
« le lieu d’où sort le nouveau-né (même idée que dans « Yi », jeune pousse qui sort de
sa gangue nourricière et protectrice, en se courbant). L’utérus est considéré comme le
lieu le plus Yin du corps. Pour d’autres, c’est encore « couler », ce qui n’exclut pas le
sens précédent, lorsque nous songeons à l’évacuation des urines, mais surtout à celle des
menstrues qui montrent la fertilité de la femme.
Lao Tseu mentionne au chapitre 6 : « La Porte de la Femelle originelle » Evoque
la Racine du Ciel Terre Qui coule filet sans fin. Nous imaginons donc au niveau de
l’Univers que tout ce que nous percevons, vient à la vie (devient perceptible) à partir du
moment où cela sort par cette porte. Cette porte est, pour les Chinois, Tae Yi, le centre
autour duquel le Ciel tourne. Ce centre est nécessairement un espace vide, un creux,
équivalent à une porte (confère chapitre 11 du TTK). Ce qui est caché (imperceptible)
au-delà de Tae Yi est appelé « Chuan », le mystère33.
« Di », la Terre, est également trouvée dans le Yi Jing, où elle désigne l’image
naturelle du trigramme Kun, constitué de trois traits Yin. De fait, le Yi Jing commence
par l’image naturelle du Ciel qui est redoublée dans l’hexagramme N°1 (Qian). Cet
hexagramme est constitué de traits Yang uniquement. « Qian » est parfois traduit par
Ciel. Le second hexagramme (Kun) du Yi Jing est constitué des deux trigrammes terre
(ne comportant que des traits Yin), et est parfois traduit par « Terre ». Javary mentionne
la qualité syntaxique de « Ye », partie droite de « Di », qui dans les textes classiques
marque une coupure entre deux phrases (page 352). Ye marque donc la segmentation, la
33
« Xuan : sombre, caché, foncé et lointain, recouvert par « pénétrer », noir, mystère »
(page 231). Un dessin représente un fil qui prend la forme d’une lemniscate ! C’est le
caractère « Yao », menu, que nous avons déjà étudié dans « Jing ». La lumière dessinant
cette lemniscate sort du mystère noir.
68
limite entre deux parties différentes.
La terre est caractéristique de la multiplicité. Le Yi Jing est Un Tout. Il est ce
Tout potentiel à l’hexagramme N°1. Il se décline dans les traits tous divisés de
l’hexagramme N°2, toutes les autres figures étant des entre-ces-deux « extrêmes »
(extrême haut et extrême bas).
CIEL TERRE :
Morel mentionne page 87 à propos de « Di » (le caractère terre rencontré dans le
TTK) le caractère Yin de la terre, conçue dans la cosmogonie comme l’accrétion de ce
qu’il y a de plus lourd. La terre est en effet si compacte que la lumière peine à la
traverser. Plutôt notre perception limitée peine à distinguer le peu de lumière transmise
depuis l’intérieur de cette masse. Ainsi la terre Yin est de la matière si dense que son
« intérieur » est non perceptible. Elle est double : elle présente une forme extérieure
(You) perceptible, et cache son intérieur qui est qualifié de « sans-forme » (Wu) car
imperceptible.
Le ciel est yang : nous voyons la lumière qu’il dispense, et nous voyons aussi
son obscurité. Lumière et obscurité forment l’unité du Ciel. L’obscurité de la terre est
inaccessible, cachée, ou guerre perceptible, que dans la grotte, ou la crypte, lieu
hautement symbolique donc). Le ciel est donc Unitaire, les différentes perceptions y
étant Unifiées, visibles dans sa continuité. La terre est manifestement double,
perceptible et non-perceptible.
Ainsi au Yang les Chinois font correspondre les nombres impairs, et au Yin les
Nombres pairs. Le Ciel est Yang subtil car léger et « aéré », la lumière peut traverser ce
qui le compose (et arriver à notre rétine). La terre est yin « grossier », lourd, car la
matière est tellement compactée que nous n’en percevons plus les vides qui sont
minimisés. Dans le Ciel la matière est si espacée, que nous percevons le Vide qui est
entre : ce vide, c’est Wu, noir, mystérieux.
Si ciel et terre avaient la même densité nous ne verrions ni ciel ni terre. Une
perception est par essence toujours perception de deux densités différentes (d’une
variation de deux densités entre deux espaces). Une perception se manifeste donc
toujours par une surface qui « semble » séparer deux espaces de densité différente. C’est
la capacité de nos sens à discriminer des densités différentes qui « positionne » la
surface de perception. La position de cette surface de perception n’a pas plus de réalité
qu’une autre : elle est arbitrairement déterminée par les limites de nos sens. Ce sont les
limites de nos sens qui déterminent les limites (surfaces) perçues.
L’image du Ciel Terre rencontrée à mainte reprise dans le TTK figure l’Unité
réunie de l’Univers, à partir des perceptions que nous en avons. La première différence
trouvée par nos sens à propos de ce qui nous entoure dessine le Ciel en haut, et la terre
en bas. Ils sont les deux plus vastes ensembles que nous discrimons.
Lao Tseu, en employant le « Ciel Terre », nous dit que l’Unité de l’Univers est
bien réelle, malgré la différenciation opérée par notre perception entre des variations de
densité. Notre perception découpe, taille le réel, afin que nous puissions nous adapter à
ces variations de densités pour continuer à vivre. Mais en tant qu’êtres dotés de modèles
du monde élaborés, nous ne devons pas oublier dans notre modèle le plus global de refusionner nos perceptions (ainsi que les non-perceptions qui constituent en elles-mêmes
des informations). Il s’agit de reconstruire Une image du monde, et non pas de rester au
niveau « des images du monde ».
En tant qu’êtres autoproclamés supérieurement pensants, nous faisons
(ordinairement) cette grave erreur, lourde de conséquences dans notre système de
pensée, qui se traduit par des actes non cohérents avec l’ensemble dont nous faisons
partie. C’est ce que souligne Lao Tseu : la Voie perdue et le dérèglement survient
« Ainsi la Voie perdue on eut la vertu La vertu perdue la Bienveillance La Bienveillance
perdue la Justice La Justice perdue le Bel usage Bel usage est sincérité et fidélité en
surface Et l’instigateur du désordre Où calcul et prévision sont fleur de la Voie Et
commencement de la sottise » (chapitre 38). Nous nous sommes confectionné des
modèles que je qualifierais « d’humains » (comme la Justice par exemple) et qui se
révèlent jour après jour déséquilibrants. Nous déplaçons chaque jour le cœur de
l’équilibre fragile, par ajout de nouvelles modalités dans le modèle, qui découpent
69
toujours plus « le réel ». Pour respecter et trouver l’équilibre, il faut au contraire voir le
monde dans son ensemble, afin de voir et de comprendre qu’une mesure destinée à
« forcer » le retour dans une direction donnée, va fatalement finir par avoir des effets sur
quelque point non vu, et non considéré par la mesure.
Cette étude sur les caractères Ciel et Terre montre que ces symboles de la langue
contiennent en eux et projettent la pensée chinoise dans son ensemble (tout comme le
font Wu et You). Mais permettent-ils de « montrer » ou d’évoquer le modèle chinois qui
permet de « conduire le présent » ? Ce modèle doit permettre de se repérer au sein d’un
mouvement circulaire. Les caractères Ciel et Terre ne permettent pas selon moi de
montrer ce mouvement circulaire et d’en comprendre la dynamique : ils font le constat
du résultat du mouvement cyclique qui forme la Terre en bas et le Ciel en Haut.
Avant de nous plonger enfin au cœur du Yin Yang, nous allons étudier les
caractères de quelques autres termes qui ont pu apparaître au cours de l’exposé et que je
considère utile d’expliquer.
QI (TCHI) :
Les formes anciennes de « Qi » montrent le feu placé sous l’eau, ce qui produit
de la vapeur (page 209 du Morel). On dit que c’est la vapeur, ou la vapeur nuageuse.
Cette vapeur nuageuse est donc le constat de l’action solaire sur les masses d’eau, dont
une fraction vient à s’évaporer. L’action du soleil sur l’eau est invisible, la
transformation en vapeur aussi, l’ascension de la vapeur l’est encore, et ce n’est qu’au
moment où cette vapeur invisible se condense (dans l’air froid, ou sur une fenêtre
froide) que l’on prend conscience de tout ce circuit invisible. Il y a une circulation
invisible, entre le soleil (ou le feu), et l’eau, et entre l’eau et le lieu de condensation :
pourtant il y a bien quelque chose qui circule. Qi figure cette circulation, par le feu l’eau
et la vapeur produite. Qi décrit la vapeur montante, c’est-à-dire le courant qui la fait
monter. La cause de ce courant était identifiée dans les graphies anciennes comme la
conjugaison du feu et de l’eau.
Chaque être humain, à commencer par les enfants, s’amuse de la « fumée »
formée par l’air qu’il expire, lorsque l’air frais environnant condense la vapeur cachée
dans son souffle. Cette expérience montre avec force que « le souffle expiré » devient
visible, tangible. Ce souffle existe toujours, même s’il n’est pas perçu visuellement.
« Qi » montre le « souffle » invisible qui fait monter l’eau « invisible » : ce mouvement
est cependant rendu visible par certaines conditions atmosphériques.
Le chapitre 5 du TTK rend l’image de souffle « expiré » à travers le soufflet (le
grand soufflet de forge) qu’est le Ciel Terre. Le caractère « Qi » n’apparaît toutefois pas
dans ce chapitre, où c’est notamment le caractère « Xu » (traduit souvent par vide) qui
évoque le souffle parcourant la colline dénudée. « Qi » apparaît dans le chapitre 10, sous
sa forme complétée par « Mi » (figurant le grain décortiqué). Nous pouvons penser que
cuire du grain dégage de la vapeur, voire de la fumée, s’il grille. Il est intéressant de
noter que le caractère « Jing » dont les acupuncteurs connaissent l’importance médicale
(c’est la quintessence mise en réserve dans les reins) est formé de « Mi » placé à gauche
du caractère « Qing » couleur bleu-vert (appartenant à l’élément bois !).
« Jing », c’est un grain de choix, la fine fleur, fin subtil, la connaissance, la force
vitale, la vigueur, l’esprit (page 272 Morel). Il faut noter qu’aussi loin que notre
connaissance puisse remonter, les Chinois (comme toutes les cultures) font brûler des
« choses » qui produisent de la fumée, afin de montrer le mouvement ascendant entre
eux et le ciel, et afin de faire monter, en offrande, la part subtile de cette chose vers les
êtres subtils (les esprits en général, les esprits des dieux, les esprits des défunts, etc…) Il
n’était pas rare que cela soit de la viande ou même du grain grillé. En réalité cette
cuisson était utile aux hommes, car elle diminuait les problèmes d’infection par
exemple, et elle était utile aux esprits, car nous leur montrions notre « conscience » de
leur existence, et nourrissions leur subtil appétit.
Tous ces signes montrent l’idée de « subtil » et ainsi le « potentiellement
invisible ». Cette invisibilité n’est pas due à une densité importante bloquant la lumière
comme l’invisibilité constatée à l’intérieur de la matière. Au contraire, cette invisibilité
est due à une très faible densité, qui n’offre pas (pas assez) de matière à percevoir pour
70
notre vision limitée.
Notre sensibilité visuelle est comprise dans une plage réduite de longueurs
d’ondes, entre l’infrarouge et l’ultraviolet. De la même façon, la plage de densité
perceptible par la vision est limitée. Ce qui est très subtil n’est pas visible, comme la
plupart des gaz. Le radical «Qi » est d’ailleurs sans doute formé d’un reliquat du radical
« Yu », la pluie (page 392), comme le montre certaines formes anciennes du caractère
« Fen » (vapeur, exhalaison, gaz, Morel, page 209). Le caractère pluie montre la
multitude de gouttelettes d’eau condensées suspendues dans l’air et prêtes à s’agréger
pour tomber en filaments. Le radical pluie a été remplacé dans « Fen » par cette
« montée de fumée » caractéristique de « Qi », sans doute pour insister sur l’aspect
subtil et montant, sur l’aspect gazeux, et non sur l’aspect « condensat » du nuage qui
menace de tomber en pluie.
Pourtant, il faut bien représenter le gaz invisible par quelque chose de visible.
Les Chinois ont représenté l’évaporation (passage de la phase liquide à la phase
gazeuse) sous forme d’une montée de condensat (ou de très fines particules en
suspension que l’on nomme les fumées) de gouttelettes d’eau en suspension. Dans
« Qi », il y a cette notion de subtil, voire de gaz, qui peut devenir visible s’il change de
phase, de densité.
Nous trouvons « Shui » la clé de l’eau juste après celle de « Qi » dans le
répertoire des clés ! « Shui » représente une multitude de gouttes assemblées qui
s’écoulent (page 210 Morel). On y découvre le sens passé inaperçu de passage de phase
gazeuse à liquide dans le caractère de l’eau, qui complète à merveille le sens de « Qi »
(une telle proximité dans le répertoire, et dans les sens peut-il être une coïncidence dans
la conception chinoise ? Je vous laisse en décider).
FENG (FONG) :
L’explication dans le Morel est longue et insiste beaucoup sur la notion des Huit
vents. Elle montre en outre que les vents sont ce qui fait changer, chacun ayant une
qualité particulière selon leur orient d’origine. Ainsi les vents font changer, et ils
permettent notamment l’apparition et la disparition des êtres. Les insectes « naissent
avec le vent du Nord-Est (le début du printemps), et disparaissent avec le vent du NordOuest (le début de l’hiver) ». Il est dit (même page 406, Morel) que « le vent ne peut
être représenté ». Il est donc subtil, invisible, car ce qui est dense et invisible peut être
représenté, comme caché à l’intérieur. Nous retrouvons donc dans « Feng » l’idée
signalée dans « Qi » : le mouvement d’une chose « subtile » qui entraîne des
transformations, celles des phases de l’eau dans le cas de Qi, celles des insectes, et de
tous les animaux à pattes dans Feng. « Feng » est composé en bas de la clé N°142 qui
montre initialement un serpent venimeux (et lui donne son nom), représenté lové, puis
tous les animaux à pattes, et les insectes (Morel, page 313). Feng est délimité en haut à
droite et à gauche par deux traits. L’un d’eux est identique à celui que nous observons
dans Qi. Il y a donc une liaison évidente, visible et observable, entre « Qi » et « Feng »
le vent.
Une forme qui attire particulièrement mon attention dans une des graphies
anciennes de « Feng ». C’est la forme ronde et pointée qui pourrait être symbolique du
soleil « Ri » (morel page 177). Morel signale l’utilisation du phénix pour figurer le vent,
celui-ci étant un symbole solaire. Le sens de « Feng » pourrait donc être encore plus
explicite, et rejoindre l’idée incluse dans « Qi », de « souffle » dispensé par le soleil ou
le feu qui amène les « choses » à se transformer par son mouvement subtil. Un caractère
qui prend le nom de « Yang » (ce n’est pas celui qui constitue le sujet direct de ce
mémoire), page 407, est composé de « Feng » et de « Yang » (même partie droite que
dans le « Yang » de Yin Yang). Ce caractère est composé de l’ancien caractère du soleil
(qui sonne « Yang » : c’est lui qui confère à ces caractères la prononciation identique
« Yang »). « Yang » (Feng + Yang) signifie vent qui soulève, élève, s’envole, exalte ! Le
matériel étymologique dont je dispose aujourd’hui ne me permet pas d’affirmer qu’il y
avait initialement le signe du soleil pour former le vent. Je ne peux qu’émettre une
hypothèse, qui ne paraît toutefois pas remettre en question la pensée chinoise.
Le TTK semble aller dans ce sens : les souffles seraient produits par l’interaction
entre le Ciel (dont le soleil), et la Terre (dont l’eau par exemple). Selon mon hypothèse,
71
dans « Feng », le soleil serait donc ce qui est au centre, au cœur, des phénomènes de
vent, comme notre esprit et notre pensée subtils sont au cœur de nos mouvements (voir
caractère Tao) visibles.
Nous parlons volontiers d’énergie, pour traduire Qi. C’est que nous sentons cette
notion de mouvement qui demande à notre niveau la mobilisation d’une force, d’un
effort, d’un « travail ». Nous dépensons de l’énergie, en brûlant notre essence, afin
d’alimenter le feu qui dispense l’énergie, le souffle, le mouvement.
L’étude approfondie des caractères « Qi » et « Feng » montre la notion des
souffles, de mouvements subtils et puissants, qui émanent d’une source (soleil, feu). Les
souffles entraînent dans leurs mouvements la transformation des êtres (insectes,
animaux, par extension « tout et tous », Tout ce qui est aussi parfois trouvé au cœur du
caractère vent « Feng », Morel page 406).
VIDE :
La notion de vide, pour les Chinois n’est pas restreinte au sens occidental du
vide de matière. Cette conception n’exclut pas le sens occidental : elle le complète.
Larre a traduit par « Vide » dans le chapitre 11 du TTK le caractère « Wu » : ce qui n’est
pas perceptible ce qui n’a pas de forme (ou n’a plus de forme pour être plus précis),
donc ce qui ne « présente » pas de matière visible. Cette notion correspond bien à notre
notion de vide, même moderne : vide de perception, malgré nos outils élaborés destinés
à étendre nos perceptions. Au chapitre 16 du TTK, c’est le « vide » « Xu » qui est
employé.
« Xu » est formé du signe du grand tumulus « Qiu » (caractère 10 de la clé N°1,
page 6 du Morel), sépulture, ruine, levée de terre qui délimite un champ. Morel
mentionne : « Le tumulus est élevé, mais son centre est vide. D’où le sens de vide »
(page 312). Nous comprenons dans le cas de la sépulture, que le centre soit considéré
comme vide, ne serait-ce que par la présence d’une pièce « vide » capable d’accueillir la
dépouille. Nous imaginons avec la forme de Qiu, qu’un monticule a été érigé au-dessus
du sol en prenant le soin de ménager un vide central.
Le caractère « Hu » (placé en haut et à gauche dans Xu) représente la tête d’un
tigre, gueule ouverte (page 311). La gueule évoque un trou béant que nous imaginons
délimité par les babines, et les rangées de dents. Ce « vide », au milieu de la tête du
tigre, permet le passage des aliments, mais aussi de son souffle, de ses différentes
formes de cris (feulement, rugissement, « ouf » etc…). Nous rejoignons la notion de
vide que nous avons expliquée à propos du chapitre 11 du TTK, vide délimité, qui
permet l’usage.
Une autre explication fait mention du caractère inférieur comme figurant « de
petites pousses, toujours pareilles ; c’est la surface de la terre avec quelque chose de
minuscule qui apparaît, sur le sommet d’une colline dénudée » (Larre page 98). Larre
poursuit : « Autrement dit, ce qui pousse n’est pas à considérer. Les minuscules pousses
sont plutôt là pour indiquer que la colline est, en fait, dénudée. Sur une colline dénudée
passe naturellement le vent ». Malgré le fait de penser qu’un signe chinois ne considère
pas ce qui le représente34, Larre parvient à donner une bonne idée du « vide » que
montre le caractère « Xu ». C’est un espace vide, libre, où les vents (équivalents aux
souffles) soufflent librement, c’est-à-dire sans être entravés par des obstacles (la colline
est dénudée).
Larre poursuit par l’autre partie du caractère qui correspondrait à un
escarpement. Cela vient sans doute du rapprochement que l’on peut réaliser entre le
signe de gauche de « Xu » et les signes « Han » et « An ». « Han » est un abri rupestre,
une caverne au flanc d’une montagne (page 65 Morel). Les composés, et donc dérivés
de ce terme, « Han » font référence à la caverne (« Ze », homme qui marche incliné
dans la caverne, page 65), au tombeau de l’empereur dans le tertre épais de terre
(« Hou » page 66), et enfin à la plaine, l’endroit plat, (dérivant du sens premier source,
le terme « Yuan »). « An » est un auvent, une grande maison (page 137), et les sens des
caractères qu’il sert à composer indique toujours l’idée d’une pièce ou d’un palais,
34
… ce qui est étonnant, et certainement dû à un manque de matériel étymologique au
moment où Larre réalise son analyse.
72
espace « vide » permettant d’accueillir.
L’un des composés à partir de « An » est « Fu », dépôt où l’on gardait des choses
précieuses, y compris les archives, mais aussi un palais habité par un haut fonctionnaire
(page 137). Ce « fu », catégorisé par le radical de la chair, est le « fu » que nous
connaissons, organe creux, se remplissant et se vidant.
Nous voyons donc avec tous ces termes, que l’idée est celle d’un espace vide qui
peut être habité, traversé, par du visible, mais pourquoi pas aussi traversé par de
l’invisible comme de l’air. Rappelons nous la première explication donnée, celle de la
bouche ouverte du tigre (qui dérive de l’analyse étymologique du caractère « Xu » et de
ses composants). C’est bien un trou béant qui ne demande qu’à se remplir (de nourriture
visible), ou à expulser son souffle puissant (invisible, mais sonore !). Larre ne démérite
pas dans ses efforts de nous faire comprendre une notion qu’il a parfaitement intégrée. Il
prend comme référence de cet « espace vide » l’espace placé au-dessus de la terre, entre
Ciel et Terre. Mais finalement, les nouvelles découvertes permettent de montrer plus
directement que ce que nous traduisons par vide implique l’espace vide dans lequel se
meut l’invisible (souffle du tigre, souffle-esprit des ancêtres, avec les nombreuses
références aux tombeaux) comme le visible, (les aliments, les nuages …).
Nous pouvons mentionner que le point d’acupuncture se dit « Xue Wei » (voir
Javary, 100 mots, page 80). Or « Xue » c’est un toit (formé lui-même à partir de « Mi »
couvrir), qui couvre le chiffre Huit35. Le sens de Xue est donc celui d’un abri sous
lequel cela se construit bien, et se sépare, sous lequel les souffles (vents) circulent.
« Wei » désigne une position, un lieu. C’est un « point » dont le « vide » permet
d’apprécier et de régulariser les souffles qui construisent et qui se séparent pour former
le réseau des méridiens.
Larre mentionne un autre terme « Kong » pour vide. « Il est plutôt réservé à
l’espace vide de la voûte céleste » (Larre, page 99). Kong est formé du caractère
« Xue » (celui donné par Javary) « une espèce de construction qui représente le toit
d’une grotte (…) et désigne le point d’acupuncture ». C’est en fait « une demeure
creusée dans la terre » (Morel page 265), caractère formé du radical « toit » et « Huit »
(signifiant séparé). « Kong » est constitué de « Xue » et du caractère « Gong » qui est
l’équerre, et désigne un ouvrage, ou le travail (Morel, page 129). « Kong » signifie donc
« espace vide (disponible) qui travaille à couvert et à couvrir (construction du corps),
qui construit en se ramifiant (se divisant) ». Un point d’acupuncture est défini comme
une légère dépression, et doit donc être par définition toujours « un peu vide » pour
permettre sa fonction : laisser circuler les souffles.
Nous pourrions étudier les étymologies des termes désignant la plénitude, et les
couples « Biao » et « Li », et « Nei » et « Wai », couples qui figurent respectivement
endroit/doublure (manifeste et caché) et interne/externe (Larre page 79), mais le temps
manque.
LES CARACTÈRES YIN ET YANG :
Les termes Yin et Yang sont tous les deux constitués de plusieurs signes. Nous
remarquons que leur radical gauche est identique. Il s’agit de « Fu », un plateau, haut
plateau, une montagne sans rocher. Certaines graphies « semblent présenter une sorte
d’échelle, ou des degrés permettant d’accéder à un lieu élevé » ou « une resserre élevée,
placée au-dessus des degrés qui permettent d’y accéder. « Fu » est un lieu élevé plat et
non rocheux, à la différence de la montagne qui est rocheuse » (Morel page 380). Nous
remarquons que des graphies anciennes de « Di », la terre, que nous avons déjà
étudiées, montrent le même type de trait vertical sur lequel viennent se greffer trois
« loges », ou degrés, superposés (page 87). S’il ne s’agit pas de roche, nous avons bien à
faire à une « éminence » de terre, haute, mais pas dressée.
Certains auteurs mentionnent le sens de « tertre » (Marié, Eyssalet, Javary) qui
est « une borne, une petite élévation de terre, à sommet plat, et isolée. Cette éminence
35
« 8 » est le symbole numérique de ce qui est bien structuré, et qui fait implicitement
référence aux huit vents, comme nous l’avons déjà vu dans l’étude du caractère
« Feng » ; huit prend aussi le sens de séparer, voir Morel page 37.
73
de terre peut recouvrir une sépulture, on parle de tertre funéraire » (définition du Grand
Usuel Larousse). Or, si l’on retient la caractéristique construite des degrés, ou de
l’échelle, que l’on retrouve dans les graphies anciennes de « Di », la terre, et si l’on
considère les sens des nombreux caractères formés à partir de « Fu »36, tout semble
indiquer que le champ lexical de « Fu » n’a rien de « naturel » : il est le fruit de
l’activité humaine.
Javary est la seule trouvée qui mentionne la partie gauche de Fu « représentant à
l’origine les tertres rituels élevés pour les cérémonies dédiées aux esprits chamaniques
et aux dieux du sol » (page 31). Il m’est impossible de vérifier la particularité
chamanique de ce pictogramme, mais il semble que ce lieu soit assez important, de par
son élévation « naturelle », ou de par sa symbolique haute, pour y poster une échelle ou
fabriquer des marches afin de s’y élever.
Commençons par étudier la partie droite du caractère Yang. Morel rapporte que
c’est « yang », un caractère ancien signifiant soleil (que nous avons déjà mentionné et
que nous noterons « yang » pour ne pas le confondre avec « Yang »). Il m’a été à ce jour
impossible de trouver l’étymologie exacte de cette partie droite, mais nous disposons
néanmoins de plusieurs pistes pour l’étudier sérieusement.
Morel s’en tient au soleil. Nous constatons en effet que « yang » est constitué du
caractère « Ri » soleil en haut. Ce caractère se compose par un carré (l’écriture au
pinceau ayant proscrit le tracé circulaire ancien) au centre duquel figure un point, pour
le qualifier de plein. Morel cite page 177 : « Plein. L’essence du grand Yang au
complet », « Ri signifie également : le jour ». Nous pouvons souligner à cette occasion
que le soleil est considéré comme le grand Yang, « Tae Yang » en chinois (ou « Tai
Yang »). Dans « yang », le soleil surmonte un trait, comme celui de l’horizon37. Cette
figure est celle du caractère « Dan », où le soleil « à son apparition, dissipe
l’obscurité ». « Dan signifie : l’aurore, le matin. Il a pris par extension le sens de : clair,
lumineux » (morel page 177). Je n’ai pas trouvé d’auteur qui mentionne « Dan » pour
expliciter « yang », alors que cette dynamique matinale me paraît receler beaucoup de
sens.
Enfin, le signe placé au-dessous de « yang » suscite la plus grande variété de
références. Certains citent les rayons du soleil (Marié page 45), ou encore des
banderoles agitées par le vent (Larre page 53 ; Eyssalet page 37), et enfin Javary cite la
pluie qui tombe. Javary rapporte un sens qu’il m’est impossible de vérifier, qui éveille
notre intérêt dans son explication du caractère "Yi", changement, mutation (nous y
reviendrons). J’ai trouvé dans le Morel le caractère « Wu » placé en dessous dans
« yang ». Il représenterait un mât, auquel on hissait des bannières de différentes
couleurs figurées par les traits de gauche (page 56). Cet emblème servait au
rassemblement des membres d’une même communauté.
Cette référence « Wu » va donc dans le sens des auteurs qui citent les banderoles
agitées par le vent. Le caractère « Wu » considéré fait référence au même univers
représenté par « Zhong » (que nous avons déjà rencontré). Dans Zhong, il y a une forme
ronde interprétée comme un emblème, mais qui pourrait fort bien être le soleil aligné
avec un gnomon, signifiant ainsi le centre, le lieu et le moment juste (le midi par
exemple). Nous ne pouvons affirmer cette lecture, mais c’est une voie d’exploration
envisageable, l’origine historique n’étant qu’hypothétiquement atteinte.
Toutefois, dans « yang » le soleil levant ferait flotter les banderoles en produisant
le vent, par réchauffement de l’air. La mention des rayons du soleil par Marié fait
36
Les caractères composés avec « Fu » comportent le signe de la main (voir « Fu » page
381), le sens d’édifier (dans « Fang » page 380), le signe d’une tablette de sacrifice
(dans « Zu » page 381), le sens de monter et descendre (respectivement « Zhi » et
« Jiang » page 382), les sens de « marches du trône », et de ranger, disposer (dans « Bi »
et « Chen », page 383) Morel.
37
Cette Clé N°1, est le chiffre Un, elle marque assurément une limite entre un haut et un
bas, celle de l’horizon, du faîte ou de la base, selon le niveau considéré : cette limite
n’est donc pas absolue mais relative à l’ensemble considéré (voire perçu: cela rappelle
la surface perceptive).
74
finalement référence à cette action du soleil, lumineuse et chaude, qui descend de lui à
nous. Le plus curieux dans cet ancien caractère Soleil « yang », est que « Wu » (les
banderoles flottant au vent), a très tôt été emprunté comme négation exprimant une
défense : il ne faut pas (Morel, page 56).
Nous devons considérer deux possibilités :
Soit l’ancien caractère soleil (« yang ») signifiait le soleil (qui darde ses rayons,
ou crée le vent qui met en mouvement les drapeaux) avant que « Wu » soit utilisé
comme négation, et cette utilisation de Wu fit abandonner l’ancienne graphie de Soleil.
Soit il faut compter avec le sens de négation de « Wu » dans notre interprétation
de « Yang ». Cette seconde possibilité revêt une difficulté, qui confine à la pure
spéculation. Nous pouvons néanmoins nous y essayer.
« Wu » est formé de « Bao » qui signifie envelopper, figurant la forme courbée
d’un homme enveloppant quelque chose (page 56). Nous trouvons également la clé N°4
« Pie », dont l’unique trait courbe est le symbole du pouvoir (Morel page 11). Wu serait
donc un homme qui enveloppe le pouvoir, le signe « Pie » redoublé insistant sur la
« puissante » puissance ! Or envelopper cette grande puissance est impossible pour un
homme. C’est ainsi que je peux comprendre le sens rapidement pris par « Wu » : on ne
peut pas envelopper, contenir, la puissance.
Chose curieuse, Morel ne cite pas de lien de sens entre « Wu » et « Bao » dont il
dérive pourtant apparemment, et que l’on trouve l’un au-dessous de l’autre dans ce
répertoire. Nous pouvons aussi comprendre qu’il est impossible d’envelopper ou de
plier des drapeaux qui volent aux vents. Poussons donc la spéculation jusqu’au bout :
l’ancienne graphie du soleil, « yang », exprimerait la puissance du soleil que l’on ne
peut contraindre, la plus grande puissance, le soleil étant placé au-dessus. Une autre
possibilité : le soleil enveloppe notre propre puissance, il nous la confère. Tous ces sens
sont symboliquement et analogiquement justes, mais ils ne sont pas confirmés par la
glose. Le plus important pour nous est de retenir pour « yang » qu’il s’agit du soleil, de
son ancienne graphie.
Javary surprend donc quand il introduit la pluie dans « yang » et nous voudrions
trouver ses références pour pouvoir le suivre dans ses conclusions qui sont intéressantes.
Il explique le caractère « Yi » du changement (ou mutation, qui donne son nom au « Yi
Jing », classique du changement, ou livre des mutations) par rapport à « yang » car ils
ne diffèrent que par le trait horizontal (présent dans yang, absent dans Yi). Javary
commente que l’idée de changement découle de la succession du soleil et de la pluie,
sans arrêt, comme observation simple d’un phénomène météorologique. Rappelons
encore que la lecture chinoise se fait classiquement de haut en bas, puis de droite à
gauche. Cette explication satisfaisante ne souffre que d’une référence inconnue qui
mentionne la pluie dessinée sous forme de traits. Nous pouvons en outre supposer dans
l’hypothèse de cette référence juste, que la négation en forme d’interdiction vienne au
départ d’un conseil de ne pas sortir quand il pleut.
Citons Wang Dongliang qui dans un livre consacré au Yi Jing (les signes et les
mutations) parle du problème de l’étymologie de « Yi » (page 142) :
« l’étymologie de ce caractère est difficile à établir car le premier dictionnaire
chinois, Shuowen jiezi, est déjà imprégné de la pensée du Livre des mutations au sens où
il ne retient en fait que la définition de yi comme « changement » : « Yi, lézard,
caméléon, reptile saurien. Pictogramme. On (MiChu) dit que le soleil (partie supérieure
de l’idéogramme) et la lune (partie inférieure) font le yi. C’est le symbole du yin/yang.
On dit aussi que la partie inférieure est wu (pictogramme du drapeau dont le sens dérivé
est l’interdiction, la négation) ».
Nous trouvons plus loin, page 143, des formules annexées du Grand
Commentaire du Yi Jing :
« Le Yi, il ne pense ni n’agit, silencieux et immobile, en incitant, il fait
communiquer toutes les situations sous le Ciel (I, §9) ». Cela fait immanquablement
penser à la Voie, qui s’étend, visible, sous le Ciel.
« Le Maître dit : « Le Yi, que fait-il donc ? Le Yi ouvre les êtres, achève les
affaires et couvre toutes les Voies de l’univers. Cela et rien d’autre » (I, §10) ». Et
enfin :
« Le Yi est à la hauteur du ciel-terre, c’est pourquoi il peut envelopper la Voie du
75
ciel et de la terre (I, §3)… ». Il est frappant de retrouver dans ces citations les termes
« couvre » et « envelopper », dont j’ai parlé à propos de « Wu » ! Il est frappant de noter
que Yi est à la hauteur du ciel, et par une sorte de puissance silencieuse englobe tout
sous le ciel. Ce qui ne me permet pas d’affirmer que Yi est entièrement assimilable au
soleil, et à sa puissance enveloppante, c’est le terme « immobile », du premier passage,
à moins de considérer que les Chinois d’alors savaient que c’est la terre qui tourne
autour de lui, relativement « immobile ».
D’après notre analyse précédente et ce que l’on vient de lire, « Yi » figure peutêtre la puissance enveloppante du soleil, que rien ne peut surpasser (origine
hypothétique de la négation). Les descriptions de « Yi » rapprochent beaucoup ce
caractère de « Wu », Vide sans-forme que nous avons étudié en détail. Nous pourrions
penser qu’il s’agit de la même réalité, sous une « forme » symbolique (ou sous un nom)
différent. Une ressemblance caractérise le lien de « Wu » et « Yi » : il s’agit de la
présence du feu (le feu dans « Wu », et le feu solaire dans « Yi ») qui produit le
changement. La différence entre ces caractères est que le feu n’est pas perceptible dans
« Wu », et bien identifié sous la forme du soleil dans « Yi », émettant lumière et chaleur.
Le « Wu » (vide) et le « wu » (interdiction) résonnent dans leur sens et dans leur
homophonie. Selon mes spéculations, et les textes ci-dessus, « Yi » c’est la puissance de
mutation enveloppante du soleil. Quand à « yang », ancienne graphie du soleil, c’est le
soleil qui est au-dessus de toute puissance qui confère la puissance, qui agite les
banderoles.
Nous pouvons remarquer que le soleil est au-dessus de la négation : il existe
toujours, même si nous ne le voyons pas. Il est immortel, puisqu’il se lève tous les
matins. L’ancienne graphie du soleil, « yang », est aussi « Dan » le matin, la lumière,
qui se lève et enveloppe de sa puissance.
Il y a l’autre possibilité présente dans la citation du dictionnaire chinois cité par
Wang Dongliang : « wu » est une forme de la lune « Yue », qui est extrêmement
modifiée. La lune « Yue » serait donc placée sous le signe du soleil « Ri ». La lune
présente des phases changeantes, qui signifie dans le caractère « You » le caractère
changeant des formes. Nous pouvons penser que c’est le soleil qui produit l’aspect
changeant de la lune (ses phases) celle-ci « ne faisant que » réfléchir la lumière solaire.
Dans tous les cas de figure, c’est le soleil qui produit un changement, qui fournit
le mouvement qui fait changer (le vent dans les banderoles, les phases de la lune, qui
crée l’évaporation qui finira par former un nuage et la pluie).
Le changement, « Yi », la mutation, serait efficacement figuré par les deux
symboles conjugués du Grand Yang, le soleil, et du grand Yin, la lune (grand Yin cité
dans Morel, page 184). Selon cette possibilité, « yang » serait donc le soleil grand Yang,
au-dessus de la lune, car plus puissant qu’elle. Le soleil est plus puissant en lumière, en
chaleur, et gêne d’ailleurs son observation (confère You). Le soleil inonde de lumière le
monde, et amoindrit en même temps le pouvoir éclairant de la lune. « yang » insisterait
donc sur la puissance solaire. Quant à « Yi », il montrerait que tout change par l’action
conjuguée du soleil et de la lune, respectivement essences célestes du Yang et du Yin.
Cette hypothèse me paraît symboliquement assez justifiable, si ce n’est qu’elle ne
permet pas d’expliquer le sens d’interdiction pris par « wu » (donc une lune modifiée,
tordue), autrement que par une interdiction de sortir une fois la nuit venue (lune
n’éclairant pas assez pour y déceler les dangers).
Ce qu’il faut d’après moi retenir à propos de la partie droite « yang », c’est qu’il
s’agit d’une graphie ancienne du soleil. Cette graphie fait soit directement référence à
l’action puissante du soleil, (par ses rayons ou par le vent qu’il fait souffler au travers de
banderoles), soit indirectement référence à sa puissance supérieure à celle de la lune
(soleil « ri » et lune « yue » étant séparés par un trait horizontal). « Yi » indique donc le
changement : soit par l’action puissante et unique du soleil qui souffle le vent dans les
banderoles ; soit par l’union et l’action céleste conjuguée du soleil « ri » et de la lune
« Yue » ; soit par la lumière du soleil qui fait changer les phases de la lune.
Le caméléon, figuré par « Yi » change effectivement sous l’effet de la lumière du
soleil, il est capable de changer d’apparence, plus ou moins lumineuse, plus ou moins
colorée, mais il est toujours le même. Un point important dans la notion de changement,
de mutation et de transformation chez les Chinois vient du fait qu’ils considèrent que les
76
êtres persistent en changeant d’apparence.
Etudions à présent le caractère de droite dans « yin ». Morel signale que les
graphies anciennes sont formées de « You » (clé N°164 : vase à vin), placé au dessous
de « Jin » (présent, maintenant, dont il ne donne pas l’étymologie, partie qui donne la
prononciation du caractère de droite, et de l’ensemble « Yin »). Il rapporte : « Certains
commentateurs pensent que Jin représenterait le couvercle du vase, soit sa partie Yin,
tandis que le corps du vase représenterait la partie Yang » (page 385). « You » est le
dixième rameau terrestre, et est formé à partir du quatrième « Mao », représentant la
porte du ciel ouverte par laquelle sortent les dix mille choses au printemps, qui couvrent
la terre (page 468). Dans « You » une barre ferme cette porte par le haut, ce qui signifie
que la porte du printemps est maintenant refermée, changeant donc de fonction et de
nom : « la porte de l’automne par laquelle rentrent les dix mille choses » (page 474).
Cette graphie souligne donc la perte de communication entre le ciel et la terre
caractéristique de la période automnale : c’est la période de rentrée dans la mort, la
nature suit cette injonction, la végétation perd ses feuilles, les annuelles meurent.
Le Yi Jing représente cette période de l’équinoxe d’automne par l’hexagramme
12 (Adversité), dans lequel les trois traits du bas sont Yin et les trois traits du haut sont
Yang. Yin et Yang étant à leur place (à l’échelle du ciel terre) ils ne communiquent plus,
momentanément, et les souffles issus des échanges entre ciel et terre sont comme
arrêtés. Cette situation annuelle, mais aussi quotidienne (le soir à 18 heures « solaire »)
est appelée « adversité » au travers de l’hexagramme 12, dont la Grande Image
commence par « Ciel et Terre ne sont pas en relation »38. La Dixième Aile proclame
« Adversité et Prospérité39 se retournent par nature ». Le caractère choisi pour
dénommer cet hexagramme figure une négation en général, prend le sens de noncommunication en particulier. Or la graphie de « You » figure aussi cette fermeture, de
la porte, du vase. Dixième rameau terrestre, elle correspond à la même période de
l’équinoxe d’automne.
L’ensemble de « You » placé sous « Jin » montre donc : maintenant, à présent, il
y a fermeture, plus rien ne circule. Ce qui est contenu dans le vase y reste, comme ce
qui est contenu dans la terre doit attendre le printemps prochain pour en sortir. Ce qui
vient fermer la porte de l’éternel printemps, et boucher le vase à vin, symbolise une
rupture de communication entre haut et bas, rupture due à un moment précis où tout est
à sa place (à l’échelle du Yi Jing).
« Jin » semble être formé par le Nombre huit qui symbolise ce qui est bien
construit et ce qui est séparé par ses deux traits disjoints (page 37 du Morel), et un trait
permettant la réunion de ces deux traits séparés. Cette caractéristique de bien achevé
représentée par le huit, possède en elle-même le germe de la séparation, car pour
poursuivre vers un nouveau cycle décimal elle doit d’abord passer par la transformation
que représente le neuf. Huit peut être considéré comme concrétisation des souffles
échangés, arrêt, et nouvelle impulsion (le Huit c’est l’élément bois). Le neuf peut être
considéré comme transformation, perte de forme, passage par « Wu » (sans-forme),
pour une nouvelle forme, caractéristique du métal (le Neuf c’est l’élément métal). Le
dixième rameau terrestre peut correspondre symboliquement à un nouveau cycle qui
déjà commence, dans la perte présente et effective d’une forme qui implique
nécessairement qu’une nouvelle est à venir. « Mao », quatrième rameau terrestre, qui
forme « You », est pair comme les deux autres nombres qui apparaissent dans « yin »
(le 8 et le 10). Numérologiquement, la partie droite « yin » (de « Yin ») est donc très
yin, et tournée plus vers la différenciation, la séparation, le dé-doublement que vers
l’union. Les souffles du ciel et de la terre ne se fécondent plus. Il y a momentanément
obstruction à leurs mouvements.
D’autres formes anciennes du caractère « Yin » montrent une « forme abrégée
du caractère ancien Yin, soleil caché par les nuages » (page 385 du Morel). Le nuage,
est une densification de la vapeur d’eau qui bloque les rayons du soleil, et les empêche
d’atteindre et de dynamiser la terre. Il n’y a plus de mouvement vers le bas, et en retour
38
39
Confère la traduction de Javary et Faure, Yi Jing Le livre des changements, page 227.
Nom de l’hexagramme de situation inverse, correspondant à l’équinoxe de printemps.
77
plus de mouvement vers le haut. La lumière n’atteint plus le sol, « yin » indique donc
l’obscurité relative, par rapport à la luminosité directe plus importante du soleil. Cette
version de « Yin » n’indique pas l’absence du soleil, mais le fait qu’il ne nous apparaît
pas directement. L’obscurité « Yin » n’est donc pas conçue comme une absence du
soleil (une absence de lumière) mais comme le soleil (la lumière) caché par une densité.
Dans « Yin » c’est un nuage dense qui masque le soleil. La nuit, c’est la terre
encore plus dense qui nous masque le soleil, car elle « se pose » entre le soleil et nous
qui ne le percevons plus. Il est remarquable que les Chinois figurent l’idée d’obscurité à
partir d’un élément lumineux. L’exemple de « Yin » n’est pas exceptionnel. Nous
trouvons par exemple pour la couleur noire le signe du feu dans la cheminée (où l’on
peut voir la suie noire, mais aussi la couleur de la fumée, page 439, Morel). Nous
trouvons le caractère « Hun » qui signifie sombre, montrant le soleil « Ri » sous « Di »
(tomber en dessous) : le soleil est tombé sous l’horizon.
« Yin » est donc conçu dans ces graphies comme un « Yang » caché, sachant que
« yang » est l’ancien caractère pour le soleil. Nous remarquons que dans le caractère
« yang » le soleil flirte avec une de ses manifestations moins lumineuse et changeante,
« Yin », la lune, (toujours présente, même si cachée par la terre, ou amoindrie par le
soleil). Soleil et lune sont toujours présents et se combinent pour donner toutes les
nuances de luminosité perçues par l’humain (excepté la lumière fournie par le seul ciel
étoilé. Soleil et lune sont les principaux pourvoyeur de lumière pour l’homme).
La glose qui, pour « yin » mentionne le couvercle comme partie Yin placée audessus du corps du vase comme partie yang (Morel page 385), est intéressante car elle
énonce bien que c’est le yin qui bouche, qui bloque le mouvement possible. L’image en
elle-même n’est peut-être pas assez figurative, c’est peut-être pourquoi elle a été
remplacée par un soleil caché par un nuage. Néanmoins, la graphie ancienne montrant
un vase fermé est très instructive en ce qu’elle rattache « yin » (et donc « Yang ») aux
rameaux terrestres, et aux douze périodes de l’année, « yin » représentant l’équinoxe
d’automne. Cela correspond dans le cycle journalier à 18 heures « solaire ».
Nous avons déjà vu, avec le complexe « Ri » placé au-dessus du trait horizontal,
que « yang » peut signifier l’aurore, moment où le soleil s’élève au-dessus de l’horizon.
Ce moment correspond à 6 heures « solaire »40, et à l’équinoxe de printemps dans le
cycle annuel (quatrième rameau terrestre, caractère « Mao », porte du ciel qui
correspond au printemps, et qui sert dans la graphie ancienne de « Yin »).
Les parties droites des caractères « Yin » et « Yang » font donc référence à des
heures ou des saisons, notamment en montrant une dynamique du ciel (même avec le
vase « You » qui représente la porte céleste), et en particulier une dynamique de la
lumière solaire.
Cela est confirmé par la graphie « moderne » datant des Song (960-1127), où les
parties droites des caractères « Yin » et « Yang » sont remplacées par des signes plus
simples et facilement identifiables, respectivement par la lune « Yue » et par le soleil
« Ri ». Nous trouvons donc toujours, dans la partie droite, une manifestation lumineuse
du ciel. Elles sont à considérer l’une par rapport à l’autre. Cette simplification a été
réalisée à une époque où la notion même du Yin et du Yang a complètement intégré la
culture chinoise, au moins 1500 ans après les textes comme le TT, le TTK, ou encore le
Yi Jing, dans lesquels les termes Yin et Yang ne sont encore que peu répandus.
Ces choix ne faisaient qu’entériner l’évidence qui entourait cette notion : la
partie droite de « Yin » est une manifestation, le symbole céleste du Yin, celle de
« Yang », le symbole céleste du Yang. Le rapport entre les deux reste assez évident : le
soleil appartient au jour, et inonde de sa puissante lumière ; la lune appartient plus à la
nuit sombre (même si on peut l’observer de jour), elle est secondaire, plus mesurée et
variable dans la lumière qu’elle prodigue.
Cependant, profitant d’une intégration déjà lointaine dans les mentalités, cette
simplification a entériné l’abstraction grandissante que revêtent ces notions, et les a
coupées d’une partie de leur origine. Nous remarquons qu’avec cette simplification la
double présence du caractère soleil dans « Yin » et « Yang » est perdue. L’obscurité de
40
6 et 18 heures « solaire » sont la moyenne annuelle du lever et du coucher du soleil,
représenté par les deux équinoxes, respectivement de printemps et d’automne.
78
« Yin » ne montre donc plus la persistance du soleil (qui a été perdu) dans le mécanisme
de l’assombrissement.
Nous remarquons que de nombreux auteurs français interprètent la partie droite
de « yin » comme « il y a actuellement des nuages qui roulent dans le ciel ». C’est de la
vapeur d’eau qui se condense et forme les nuages (voir Larre, Eyssalet, Marié, Javary).
Ces auteurs ne possédaient pas encore les sources redécouvertes, présentées par Morel,
et méconnaissaient la présence du soleil dans une des graphies de « Yin ». Nous prenons
à présent conscience de la constance du soleil dans le ciel chinois, et de la conscience
qu’ils avaient sur les phénomènes de variations lumineuses.
Si la lumière décline, ce n’est pas dû à la disparition ou au déclin du soleil en
lui-même : c’est dû à quelque chose qui vient s’interposer entre lui et nous, comme ces
nuages qui se forment dans le ciel, ou comme la terre qui le cache sous son horizon. La
baisse de luminosité laisse paraître d’autres corps célestes, traditionnellement rattachés
à la nuit, mais qui comme le soleil sont toujours présents. Dans l’esprit chinois, rien ne
disparaît, tout change et prend une forme particulière en un lieu et moment donné. Nous
ne pouvons concevoir que le ciel déroge à la règle que le Chinois énonce… étant donné
que c’est le Ciel Terre, et particulièrement le Ciel, qui constitue le modèle de l’homme
(ce que nous avons appris de Lao Tseu : chapitre 25).
Morel cite page 386 les différents sens étymologiques connus et rapportés du
caractère Yang : clair, lumineux, adret, versant ensoleillé d’une montagne, et aussi le
coté ensoleillé d’une vallée située au nord d’une rivière, chaleur agréable. Le caractère
de droite est « yang » ancien caractère signifiant soleil. Nous avons déjà rapporté que le
soleil est considéré comme le « grand » yang (Tae yang), yang étant donc sans doute
l’ancien « nom » du soleil, ou le nom d’une position du soleil, position « grande », la
plus haute, celle qui détermine le midi « solaire ». Yang en représentant le soleil,
représente aussi toutes ses caractéristiques, que nous percevons directement,
principalement lumière et chaleur, mais aussi lourdeur (due aux hautes pressions). Le
Yang se décline donc en trois qualités (perceptions humaines) majeures du soleil Chao
Yang (pression), YangMing (lumière) et Tae Yang (chaleur)41.
Selon Morel, page 385, Le premier sens de Yin est sombre, obscure, obscurité.
Puis viennent les sens : secrètement, caché, parties génitales. Il signifie encore le coté
septentrional d’une montagne, et la rive sud d’une rivière qui coule au nord d’une
montagne. C’est l’ubac. Yin a aussi le sens de froid, humide, ombrage. Tous ces sens,
que nous avons trouvés dans notre étude bibliographique française exposée dans
l’introduction, dérivent donc du sens de la graphie où figure la présence de nuages, qui
masquent la lumière et la chaleur du soleil. La conception de l’obscurité et du froid,
dérive de l’observation d’un ciel qui se « bouche », empêchant la lumière du soleil
d’arriver au sol. Le sol est représenté par le signe du haut plateau, de la colline, du
tertre, ou d’une montagne non-rocheuse, qui est agrémentée de traces humaines : une
échelle, ou trois degrés.
La seule définition qui prend en compte le caractère dans son ensemble est
« ubac ». Cette définition précise que l’ubac est le versant Nord de la montagne, faisant
correspondre le Nord au « Yin ». Le fait que cette définition précise que ce nord de la
montagne est potentiellement une rive sud de rivière (qui présente les mêmes
caractéristiques de non-ensoleillement), ne contredit pas la correspondance Nord du
Yin, elle la relativise. Tout est question de point de vue, de centre, de position
d’observation : la rive est à la fois au sud de la rivière et au nord de la montagne qui
constitue l’obstacle à la lumière, et qui crée l’ombre. Cette précision n’est là que pour
entériner le fait qu’il y a toujours un sud dans un nord, et par extension du Yang dans le
Yin. Cela est manifeste dans l’écriture du caractère : le soleil est présent, bien que caché
par le nuage.
La définition « ubac » m’a donc paru primordiale, car elle montre bien qu’il
41
Le Tae Yang « énergétique » est le cœur, appartenant au feu (Feu Empereur) : c’est la
chaleur. Nous connaissons le Tae Yang de qualité « froide » parce qu’il est considéré
comme appartenant à l’élément Eau. Ainsi, le Tae Yang (grand Yang) se conserve au
cœur du Yin.
79
existe dans le caractère Yin (comme dans le Yang d’ailleurs) un rapport, un lien étroit
entre ce qui se passe dans le ciel et ce que nous ressentons sur terre. Elle montre aussi
que ce qui obstrue la lumière du soleil peut être un nuage ou encore une montagne (car
dans « ubac », c’est la montagne qui crée l’ombre). Du cas particulier du blocage de la
lumière par un nuage, le caractère généralise le blocage de la lumière solaire par tout ce
qui a une certaine densité que l’on pourrait qualifier de « visible », perceptible.
Le nuage est en réalité une émanation de l’eau qui, appartenant au sol, en a été
arrachée par la puissante force de soulèvement de l’énergie solaire (qui en a permis
l’évaporation). De là, nous pouvons comprendre que le caractère Yin représente le
résultat d’une obstruction de la lumière solaire (Grand Yang, Tae Yang) et donc céleste
par la densité de la terre. Le soleil est toujours présent, dans l’univers, il ne disparaît
jamais réellement. Il ne disparaît jamais qu’à nos yeux, étant caché par la terre.
Regardons ce que nous montre le Yin Yang. Yang est le soleil de midi qui inonde
de sa puissante force la surface du sol (en l’occurrence la partie où il fait jour !). Cette
puissante force à son maximum de midi peut être stoppée par une grande densité. Cette
densité est également une très grande puissance car elle bloque la puissance du soleil.
Nous pouvons dire que la densité est plus forte que la force du soleil car elle en vient à
bout. Cela nous ramène aux chapitres du TTK où l’apparente puissance est vaincue par
une puissance plus et moins perceptible. Le Yang est ainsi naturellement rattaché à tout
ce qu’il y a de perceptible, à l’extérieur, au ciel, le soleil en étant l’occupant principal.
Le Yin correspond à tout ce qui ne produit pas de perception humaine directe :
tout ce qui n’est pas assez dense pour être perçu, tout ce qui est trop dense pour être
perçu. C’est donc ce qui n’a pas (ou plus, ou as encore) de forme, c’est « Wou ».
Comme nous l’avons appris du TTK, l’eau fournit une image de ce qu’est « Wou »,
l’eau est donc un symbole perceptible du Yin. Toutefois, dans le caractère Yin, c’est une
densité qui bloque la perception du soleil (le nuage, la terre). Le Yin renvoie donc
naturellement à la notion de densité, et d’intérieur caché, à la terre (celle des deux
perceptions primordiales de l’espace universel, Ciel et Terre, qui caractérise le mieux
« Wu »).
Le feu est naturellement associé au yang, présentant des perceptions
comparables au soleil (le Grand Yang) : lumière, chaleur et pression.
TAO YIN YANG : UN MOUVEMENT
L’eau et le feu que nous trouvons dans les textes antiques sont des images très
utiles pour comprendre le Yin Yang. Eau et Feu apparaissent dans les caractères Yin et
Yang, pour montrer leur fonctionnement.
D’une façon générale l’eau montre une notion de mouvement. Lorsqu’elle est
perceptible elle est la plupart du temps sous forme liquide. La particularité de l’eau
liquide est de descendre : l’eau qui se condense dans les nuages finit par tomber sous
forme de pluie. Elle coule toujours du haut vers le bas, pour finalement atteindre
l’Océan. « L’eau remplit un creux puis le suivant, c’est ainsi qu’elle avance (…) »
(Mencius traduit par Billeter).
Le feu montre également une notion de mouvement. Les flammes lumineuses
s’agitent et montent toujours plus haut, elles embrasent rapidement le bois ajouté sur le
dessus du feu. Même si la chaleur diffuse dans toutes les directions, elle est plus
importante au-dessus du feu.
Le caractère Yang montre le soleil au-dessus de l’horizon (le caractère « Dan »).
On nous dit que c’est l’aurore, le matin. Le soleil est donc dans un mouvement de
montée, apparaît au-dessus de l’horizon, et continue son ascension jusqu’au midi
« solaire », le grand Yang. Il atteint dans ce moment-position le maximum du Yang
(lumière, chaleur et pression directe). Le Yang correspond donc à un mouvement de
montée, montré par l’ascension du soleil. Ce mouvement correspond à celui perçu dans
le « phénomène du feu ».
Le caractère Yin montre le nuage en train de se former, qui cache le soleil,
source de lumière et de chaleur. La pluie va tomber, la lumière et la chaleur chutent.
80
L’on constate également que la lumière et la chaleur directe chutent lorsque le soleil
décline depuis sa position-moment de midi solaire jusque lorsqu’il passe sous l’horizon.
Le Yin correspond donc à un mouvement de descente, à la fois du soleil, mais aussi de
l’eau sous forme de pluie, (l’eau est comme toutes les densités « lourdes »).
Le Yin Yang montre donc dans son ensemble le cycle quotidien du soleil. Il
montre aussi une phase du cycle de l’eau : l’instant de la condensation de la vapeur
d’eau gazeuse en nuage de gouttelettes, prêtes à tomber sous forme de pluie, puis à
ruisseler sous forme de cours d’eau. La phase d’évaporation, qui est imperceptible, est
déduite, et figurée par l’action des rayons du soleil, par l’action du vent qu’il déclenche.
Le caractère « Qi », souffle (mouvement, proche du caractère « Feng », vent), ne
montre-t-il pas originalement le feu qui, placé sous un récipient d’eau, transforme cette
eau liquide visible en eau gazeuse (vapeur) invisible ? Ce mouvement ascendant est
parfois perceptible lorsque la vapeur évaporée se condense et continue son mouvement
d’ascension, l’eau étant entraînée par l’élan du mouvement initial communiqué par le
feu, et par sa densité, son inertie.
Le Yin Yang montre par extension le cycle annuel du soleil, suivi de ses
caractéristiques, la luminosité et la chaleur. Le soleil monte de plus en plus haut dans le
ciel du solstice d’hiver jusqu’à celui d’été, et la lumière augmente du minimum au
maximum. Puis le soleil descend du solstice d’été à celui d’hiver, la lumière décline de
son maximum à son minimum. La chaleur directe (directement perçue du soleil sur
notre peau) suit la lumière.
La chaleur ambiante, restituée par la terre et son atmosphère suit la lumière avec
un certain retard. Cela est dû à la densité, à l’inertie terrestre. Les températures
« terrestres », Yin, sont donc toujours décalées, « en retard », par rapport au message
céleste que constitue le soleil Yang. La notion de cycle annuel du soleil est présente
dans le caractère Yin, sous la forme du dixième rameau terrestre (qui sert notamment à
noter et marquer le dixième mois de l’année sur les douze qu’elle compte), comme la
notion de cycle journalier est présente dans le caractère Yang, sous la forme du soleil
qui se lève au-dessus de l’horizon, ce qui marque le matin.
UNE TRADUCTION POUR YIN YANG ?
Si nous voulons rendre le Yin Yang par un couple de mot français, il faut qu’ils
puissent évoquer le mouvement cyclique (du soleil ?), si possible à différentes échelles
(différents niveaux). Deux mots me viennent alors naturellement à l’esprit, et qui
figurent dans certaines graphies des caractères Yin et Yang :
automne aurore
L’automne et l’aurore évoquent des images qui renvoient à des expériences
vécues. L’aurore évoque le soleil levant, l’automne la chute des feuilles. Ensemble ils
invitent à considérer le cycle des saisons et la course solaire quotidienne (et annuelle).
Ils renvoient directement à l’observation de la nature, au décryptage de ses signes et de
ses cycles, emprunts du Tao, tournant sans relâche. Ces deux mots français possèdent
les deux mêmes premières lettres, ce qui les fait se ressembler dans leur partie gauche,
tout comme leurs originaux chinois.
Toutefois nous pensons qu’il n’est pas préférable de transcrire le Yin Yang en
français. Nous devons conserver à l’esprit qu’il s’agit d’une invention étrangère vaste,
qu’il s’agit d’étudier avec attention. La transcription en français permet simplement de
se remémorer instantanément ce qui se cache sous le Yin Yang, de l’évoquer « en deux
mots ». Automne et Aurore forment une harmonieuse image poétique. Peuvent-ils
évoquer directement toute la richesse d’une figuration par dessins d’idées ?
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE :
UNE AUTRE DÉFINITION ORIGINALE POUR LE YIN ET LE YANG ?
81
L’insatisfaction de ma curiosité réside dans un détail des caractères Yin et Yang.
C’est le sens de leur partie commune, « fu », qui m’échappe encore. Si nous avions été
d’anciens Chinois et avions voulu représenter un ubac nous aurions certainement
construit un caractère en utilisant le radical d’une « montagne pointue » et non pas celui
d’un plateau si haut soit-il. Cela n’a pas de sens de préciser que c’est un plateau si
seules les pentes importent.
La caractéristique d’un plateau est son altitude et sa platitude. Ces deux qualités
ont de l’importance pour celui qui se trouve sur cette élévation plate. J’émets donc
l’hypothèse que les caractères Yin et Yang n’ont pas été construits pour décrire et écrire
« adret » et « ubac ». Adret et ubac ne sont donc pas les premiers sens historiques de
Yin et Yang qui prennent en compte l’ensemble de leur graphie (parties gauches
communes, le plateau, plus parties droites différentes).
Imaginons que le sens initial de Yin et Yang (que nous cherchons à déterminer)
soit perdu, ou qu’il perde sa valeur dans la culture ou la structure sociale à un moment
donné. Les caractères existants peuvent être recyclés pour décrire et écrire de nouveaux
concepts, de nouveaux besoins. « On » choisi donc Yin et Yang pour dire Ubac, le coté
nord de la « montagne » et la rive sud de la rivière, et adret son pendant. L’idée des deux
faces (deux lieux) d’une même réalité (la montagne, le plateau) est « plutôt bien »
rendue par ce couple qui partage le même caractère « Fu ».
Nous avons vu qu’il s’agit en réalité d’un plateau, qui présente des traces
d’humanité (échelle ou degrés…). Le raisonnement qui sous-tend les sens « ubac » et
« adret » pour Yin et Yang, considère qu’il s’agit de deux « lieux » différents, de deux
cotés « opposés » d’une montagne. Or rien n’indique dans les caractères que l’on
considère en effet un côté particulier du plateau. Il paraît plus évident de considérer
qu’il s’agit en fait de deux « moments » différents. Nous trouvons en effet dans les
parties droites de Yin et Yang la description de l’automne et de l’aurore, la description
d’un temps ensoleillé et d’un temps nuageux et potentiellement pluvieux. C’est l’idée
d’alternance temporelle qui prime au sein de chaque caractère et de l’ensemble qu’ils
forment. La notion de « plateau plat » n’évoque pas une notion de deux lieux, ou deux
côtés différents.
Cet unique lieu plat, en terre, sert à l’activité humaine, ils est marqué de cette
activité. Il présente un moyen d’accès (échelle ou marches) ou un abri (resserre,
tombeau ?). Nous pouvons imaginer que les hommes cultivent sur ce plateau (il est bien
précisé qu’il s’agit d’un hauteur de terre, et non de roche), et qu’ils entreposent sous un
abri des outils et une partie de la récolte (au moins momentanément). C’est un haut lieu
dégagé de tous les côtés qui est propice à l’observation humaine des phénomènes
« naturels » comme les phénomènes météorologiques (le cycle de l’eau) dont dépendent
leurs cultures et leurs conditions de vies générales. Ils y observent les cycles naturels
célestes diurnes et nocturnes.
Ce plateau est donc envisagé comme un lieu de vie ou d’activité, privilégié par
l’humain. Nous pouvons considérer que l’homme y ressent l’interaction particulière du
Ciel et de la Terre, et la possibilité d’être un lien, un canal de cette communication, de
cette circulation. Cette description rejoint en tous points la conception « énergétique »
de l’homme dans son milieu.
En gagnant de la hauteur sur cette formation terreuse élevée, l’homme fait donc
un chemin significatif vers le haut pour entrer en contact avec le Ciel. « Fu »,
représentant une resserre (et peut-être un tertre, une tombe ou un complexe funéraire),
est considéré comme un « haut lieu », un autel, comme un vide dans la terre à partir
duquel les esprits-souffles peuvent circuler entre le Ciel Terre. Ce lieu particulier de et
dans la terre peut être assimilé à l’homme lui-même, puisqu’il l’a marqué par son
existence, son activité. A mi-chemin entre ciel et terre, les esprits-souffles du ciel et de
la terre communiquent aisément et permettent les dix mille différentes manifestations.
L’humain vient donc en ce lieu pour observer les manifestations « naturelles »
des différents cycles et demander aux esprits du ciel et de la terre de s’harmoniser afin
d’assurer les conditions nécessaires à la vie sur le plateau et/ou dans la vallée. Ils
observent les signes météorologiques, questionnent et demandent aux esprits-souffles de
manifester la pluie ou le soleil selon les besoins agricoles du moment.
82
Selon ces conditions et ce scénario, Yin et Yang pourraient donc représenter
deux moments, deux tendances, les manifestations des deux souffles (esprits), et la
possibilité de communiquer avec eux. Yin et Yang résonnerait ainsi davantage encore
avec le caractère Dao, qui évoque une danse chamanique. Yin pourrait par exemple être
une fête d’automne à l’occasion de laquelle les chamans et le groupe humain montent à
l’autel pour montrer à la nature qu’ils sont conscients du moment difficile qu’ils se
préparent tous à traverser (l’hiver) et qui débute avec la « fermeture » de la porte du
printemps. Ils demandent par la même occasion à la nature une clémence caractérisée
par une saison hivernale pas trop rude, pas trop longue, et une bonne prochaine année.
Ils en profitent pour offrir aux esprits trois gouttes d’essence alcoolique contenues dans
le vase (bouteille) de l’ancien caractère Yin, et pour s’en verser une bonne rasade dans
les boyaux avant de refermer la fiole jusqu’au printemps et de débuter enfin la danse
chamanique débridée.
Avec cette nouvelle définition (originale), nous ne dissocions plus Yin et Yang en
deux lieux « opposés », deux faces d’une même montagne. Nous incluons par la même
occasion l’homme dans la communication du Ciel-Terre-Homme. Yin et Yang n’ont pas
de valeur sans l’homme qui en est la création et l’observateur central : c’est lui qui les
perçoit.
« Où que vos parents vous disent d’aller, on obéit. Et il n’en irait pas de même
avec les souffles yin et yang dont l’autorité est bien supérieure à celle des parents ? Si
ceux-ci décident de hâter ma fin, et que je résiste, il n’y a nulle faute de leur part, mais
seulement obstination stupide de la mienne… » (TT, chapitre VI, page 59).
« Assez ! Assez ! Jours et nuits nous les subissons sans même savoir d’où ils
naissent !
Toutefois, sans eux pas de moi, mais sans moi ils ne pourraient avoir lieu. Cela
nous est infiniment proche, sans que pour autant nous puissions en comprendre la
cause » (TT, chapitre page 20).
C’est en ce lieu central (qui ne peut être que terrestre !) que l’homme décrit,
participe et modélise le cycle naturel de la nature, qu’il décrypte le cycle quotidien et
annuel du soleil, de la lune, des étoiles et des autres objets célestes.
L’homme est intrinsèquement inclus entre, et dans, le Ciel Terre (l’univers), dans
cette nouvelle « imagination » du Yin Yang. Le Ciel Terre est lui-même inclus dans le
caractère Tao : c’est l’homme qui a la tête dans les étoiles et les pieds sur terre (y
laissant sa trace).
C’est l’homme qui fait le lien entre haut et bas au niveau du Ciel Terre
(univers) : caractères Yin et Yang. Dans l’homme c’est sa colonne vertébrale qui fait le
lien entre haut et bas, entre la tête et les jambes : caractère Tao.
Nous trouvons encore l’Homme dans le couple « Wou/You » respectivement
sous la forme de l’homme « Ren », et sous celle d’une main levée dans You.
L’homme est encore présent dans le caractère Ciel (qui est composé, nous
l’avons vu, par l’homme, grand et enfin ciel, sa tête). L’homme n’est pas directement
identifiable dans le caractère Terre « Di », mais « tout » sort de terre « La terre me
charge avec un corps, m’éprouve avec la vie, me détend avec l’âge, me repose avec la
mort. Ce qui me rend douce la vie me rendra douce la mort » (TT, chapitre VI, page 59,
suite du passage cité ci-dessus).
Lao Tseu fait référence aux Anciens que l’on ne peut comprendre : il s’agit peutêtre de ces chamans aux pratiques oubliées, capables de visions extra-ordinaires, et de
connaissances hors normes, hors conception ordinaire. Le propos de Lao Tseu n’est pas
un retour en arrière et l’explication de la méthode chamanique. Il propose au lecteur de
regarder le monde, de vivre ses expériences et de s’ouvrir en se vidant le cœur et
« l’esprit » l’espace d’un instant afin de contempler l’étendue de l’Univers, d’embrasser
l’Unité, et de se sentir bien, calme, quiet, détendu, en harmonie en soi et dans le monde.
Lao Tseu arrose les graines d’un modèle qui germe et se développe dans l’esprit
humain, y étant présent sous forme latente, attendant le moment juste : Wu Wei. Il sait
que cette graine donnera le grand et vieil arbre de la sagesse, dont « les pétioles se
détachent et les feuilles tombent » (Su Wen, chapitre 25, Tome I, age 262) et « attire la
83
cognée » (TTK, chapitre 76). Ce modèle germe se développe, décline et disparaît…et
reparaît, suivant la loi constante de la Voie.
Lao Tseu n’exclut pas la démarche intellectuelle du grand programme du vaste
savoir, pourvu que cette démarche mène à la réunification et ne s’attache pas à découper
le monde en poussières par des mots. Il n’exclut pas l’usage du langage l’utilisant luimême comme outil de transmission directe, non pas d’une idée, mais d’une image
naturellement perceptible.
84
CONCLUSION GÉNÉRALE
La lecture attentive du Lao Tseu et l’étude sérieuse des caractères permettent de
révéler l’origine du Yin Yang et du Tao. Le Tao est invariablement et éternellement
l’Origine. L’Origine de lui-même, dépassant l’espace-temps connu, il est le mystère
Chuan. Il n’est pas une origine dans le sens de commencement « historique » : il est une
source qui ne cesse de couler. Il est comme la femelle qui ne meurt point, et « met bas »
les dix mille êtres : le mystère devient visible en passant par la porte de la Grande
Unité Tae Yi qui reste éternellement ouverte, vide.
Le caractère Tao et Lao Tseu nous montrent que « Tao » est un mouvement
cyclique, circulaire. Il est invisible au niveau du chuan. Passé par Tae Yi son
mouvement circulaire devient clairement perceptible dans celui des étoiles. Ce
mouvement entraîne à la fois le brassage et la diversification de ce « mélange » (Lao
Tseu, chapitre 25) de « densités ». Entraînant Tout dans ses danses folles il sépare les
matières des vides, il forme les étoiles qui brillent et le vide intersidéral imperceptible.
Ils offre à l’œil humain du perceptible et du non-perceptible.
Tao est l’Unité Primordiale, nécessairement imperceptible à l’homme
(ordinaire ?) parce que la perception, intrinsèquement, discrimine une différence de
densité, et détermine une surface qui sépare « arbitrairement » ces « deux » densités. Le
caractère arbitraire (vu d’un vaste niveau) provient des caractéristiques singulières de
notre perception humaine. Le Dragon et le lotus voient le monde, différent du nôtre, ni
mieux, ni plus beau : ils le voient tel qu’ils doivent le voir pour vivre selon leur propre
nature.
Tao, Un, donne vie en Deux : il crée une perception dont le minimum est la
perception de deux entités différentes, qui n’ont pas de réalités propres, en elles-mêmes,
mais sont certainement utiles à notre nature. Les étoiles brillent et tournent en crachant
la lumière et le vide attire notre curiosité en l’avalant comme un puits sans fond. Sur
terre les mouvements du Tao sont clairement perceptibles dans ceux du Ciel Terre, que
l’Homme décrypte et imite, étant son modèle le plus Grand, le plus proche du Tao (Lao
Tseu, chapitre 25). Les mouvements du Tao entraînent invariablement le soleil, la lune,
selon des trajectoires différentes, mais circulaires.
« Les étoiles ont pour rôle la fonction de constituer le système du mouvement
solaire et lunaire » (Su Wen, chapitre 26, Tome I, page 272).
Soleil et lune sont eux-mêmes de forme circulaire, lorsqu’ils se dévoilent
totalement. Le mouvement relatif du soleil produit deux perceptions différentes :
lumière du jour et obscurité de la nuit. Mais cette « vision » du monde est une
simplification, un raccourci de l’esprit : l’esprit rassemble les perceptions qui se
ressemblent, pour former un minimum de deux « espaces différents » pour qu’il puisse
les manipuler. Il existe en réalité une infinité de combinaisons dans ce gradient de
densité que nous découpons, et nous percevons d’innombrables nuances de lumière, au
point que, peut-être, nous ne percevons jamais deux fois la même nuance dans notre vie.
Notre esprit est mu par le mouvement taoïque : il sépare, mélange et rassemble,
et forme finalement deux perceptions minimums. Yin et Yang sont les deux perceptions
de base qui permettent de décrire le mouvement circulaire et invisible du Tao. Et ils sont
en réalité la somme d’une infinité de perceptions, et la division de l’Unité imperceptible.
Yin et Yang « ne sont pas une réalité », du point de vue de la Voie : elle est unitaire et
infinie. C’est parce qu’elle est à la fois Unité et Infini qu’elle dépasse nos sens. Les
niveaux Deux et Trois du chapitre 42, ne sont que des stades transitoires, fugaces et
arrêtés entre le Un et le Dix mille, comme le ferait une photographie. Nos yeux ne font
que multiplier cette « capture » photographique infinie (dans l’espace et le temps) et
notre cerveau tente de reconstruire l’image globale continue, dans l’espace et le temps.
« Si on compte le yin et le yang proprement-dits, ils seront une unité ou une
douzaine. Si on les approfondit, ils seront une centaine ou dix mille. Bien que dix mille
soit un nombre incalculable, le principal est toujours l’unité » (Su Wen, chapitre 6,
Tome I, page 71).
85
Ainsi le cerveau Humain ne sait-il « pas quoi faire » de l’unité et de l’infinité. La
perception lui sert avant tout à agir : il lui faut pouvoir établir des différences, des
comparaisons et des liens, entre différentes perceptions pour pouvoir « choisir »,
décider. D’une infinité de perceptions, le cerveau ne retient au final que deux
possibilités : « faire ou ne pas faire », dont il doit décider. Le choix se réalise en
tranchant entre deux espaces de possibles, et en en retenant Un. Si le choix est « juste »,
ce Un est celui de la Voie. S’il n’est pas juste, il exclut et nie la Voie. Le modèle qui
permet à l’homme « conduire le présent » doit être juste, et donc épouser les
mouvements de la Voie. La « vision juste » est une perception claire et un modèle clair,
et un décideur clairement identifié. Ce décideur est l’Empereur qui loge en nous sous le
nom de « Je ». Nous devons écouter la Voix de notre Feu Empereur, subtile, qui nous
dicte ses besoins vitaux, au travers de « nos sixièmes sens » qui s’unifient en lui.
Le modèle « utilisable » du mouvement du Tao comporte donc au moins deux
termes : c’est le Yin Yang. Et ce modèle prend en compte que « le Yin Yang » est perçu
initialement comme « Dix mille ». Il faut donc toujours se souvenir que le Deux du Yin
Yang est « arbitraire et utile » et se rapporte toujours à l’Unité et l’Infinité, faisant des
aller-retours incessants entre ces deux Extrêmes.
L’homme, dans son infinie curiosité trouve utile de décrire le mouvement
taoïque, dont il n’a plus conscience, en Trois, Quatre, Cinq, Six, Sept, Huit, Neuf, Dix,
Douze, 33, 60, 64, 81 (la liste n’épuise pas le sujet) modalités, phases, mouvements,
termes, perceptions, chapitres…
Ainsi l’homme chinois ancien décrit trois foyers, quatre saisons, cinq éléments
(mouvements, ou voies), six énergies, sept sentiments, huit vents, neuf régions et
aiguilles qui relient ces régions, dix troncs célestes et douze ramures terrestres, 33
chapitres de Tchouang-Tseu, 60 combinaisons (des troncs et ramures, qui permettent de
se retrouver par le calcul dans l’entremêlement des mouvements cycliques du Tao à
Tous ces niveaux), 64 hexagrammes du Yi Jing (qui permettent la même chose que les
60 combinaisons, en « laissant faire »les souffles au travers de l’homme, des tiges
d’achillées, des pièces…) et 81 chapitres des Classiques : Su Wen, Ling Shru, TTK…
L’homme chinois, raisonnable, ne passe pas la mesure de Dix mille, qui est une
infinité, non pas mathématique, mais pour la mesure humaine.
Aussi convient-il de connaître et d’utiliser ces « modèles » du Tao, pour nous y
retrouver, nous connaître, connaître (notre) (l’) Unité. « L’homme (…) initié de la Voie
La pratique de tout son cœur » (TTK, chapitre 41). Le Yin Yang seul ne suffit pas. Les
cinq éléments non plus. Il faut réellement pouvoir tout embrasser, pour tout voir.
Pouvoir Tout voir est recréer l’Unité à partir de ces innombrables modèles qui n’en font
qu’un seul : celui du mouvement taoïque, qui se multiplie à l’infini, en une infinité de
niveaux. Nous constatons aujourd’hui que tout tourne réellement : protons, électrons,
atomes, sang, air, eau, terre, lune soleil, système solaire, galaxie, groupe de galaxies,
univers, Chuan…
Nous devons maîtriser tous ces modèles conscients afin de Tout voir et pré-voir.
Ainsi :
« Magnifier l’infime Valoriser le moindre Rendre en vertu le tort reçu
Appréhender le difficile par son biais aisé Traiter le grand par un détail minime Les
grandes difficultés dans l’Empire Sont à aborder par leur biais aisé Ce qui devient une
affaire d’Etat Se règle quand ce n’est encore rien » (TTK, chapitre 63).
« Ce qui est en repos est aisément tenu Ce qui est latent est aisé à prévenir Ce
qui est frêle facile à rompre Ce qui est ténu se dissipe Agissez sur ce qui n’est pas
encore Gouvernez en obviant au désordre L’arbre qu’on enserre à deux bras Vient d’une
imperceptible pousse … On s’affaire et on échoue toujours près du but La vigilance du
début à la fin eut évité l’échec …» (TTK, chapitre 64).
Nous pouvons conserver la fluidité (imagée et réalisée puissamment et utilement
par l’Eau) qui caractérise notre « vitalité » (tous nos circuits de circulation cyclique
circulaire), en nous trouvant une pratique, quelle qu’elle soit, qui nous fasse
instantanément ressentir ses bien-faits, et conduise finalement à la quiétude, au
relâchement, à la détente, à l’apaisement, au repos, à la jouissance saine et sans borne,
86
au sous-rire et enfin au rire, l’expression d’un Empereur satisfait, sans extrême, sans
excès. Nous devons trouver le moyen de mener nos « amis » sur la Voie de leur propre
réalisation en les incitant à rechercher et trouver leur propre pratique « fluidifiante ».
Cette pratique doit faire Le Vide et permettre au souffle de s’écouler sans
rencontrer d’obstacle. Notre cœur est le vase vide qui reçoit l’eau noire rougie par le
feu. Eau et Feu sont au cœur du vide, de la vie. Nous devons écouter la leçon de Lao
Tseu qui nous incite sans cesse à « abaisser » notre Feu par l’Eau, à réduire le régime de
combustion de notre essence. Nous devons écouter notre cœur pour subvenir à ses
véritables besoins. Toute nourriture alimente notre feu et doit, en tant que telle, être
surveillée de prêt, et choisie avec soin. Les désirs attisent l’avidité de notre appétit de
vivre. Nous nous fatiguons à alimenter notre feu.
Nous affinons nos sens en observant les mouvements de la nature extérieure et
en les reliant aux expériences de notre vie intérieure. Notre sixième sens recrée l’unité
découpée par les perceptions. Il est parfois difficile de croire ce que l’on ne voit pas.
C’est bien « naturel ».
« Le mystère (xuan), donne naissance au shen. Quand le shen est au ciel c’est le
vent » (Su Wen, chapitre 66, Tome II, page 212).
« La loi naturelle de l’univers communique et correspond avec le shen de
l’homme » (Su Wen, chapitre 74, Tome III, page 165).
Le Su Wen nous rapporte que l’Empereur Huang lui-même émet des doutes
quant à la faculté de l’homme à décrire précisément le système acupunctural.
« j’ai entendu dire autrefois, que les Saints ont obtenu les résultats suivants, en
étudiant le corps humain » : il cite entre autres choses la circulation des méridiens, de
leur vaisseaux secondaires, et des pouls, la découverte de la loi d’organisation du yin et
du yang dans les quatre saisons, et demande : « Croyez-vous à tout cela ? » (Su Wen,
chapitre 5, Tome I, page 53). La question qui se cache peut-être derrière l’apparente
naïveté de la question de Huang pourrait être : Comment les Saints ont-ils obtenu ces
résultats et puis-je y accéder moi aussi directement ? Qi Bai ne semble pas répondre
directement à la question de Huang. Il lui répond silencieusement : c’est un mystère
dévoilé et rapporté, il nous faut l’accepter. A la question : « qu’est-ce que le shen ? » de
Huang, Qi Bai répond :
« Le shen est le shen, on ne peut pas l’expliquer. Mais sous l’influence de son
action les yeux voient clairement, comme si on retirait une taie sur la cornée.
L’ouverture du cœur ressemble à la lecture d’un livre intéressant pour une personne
inintelligente, dont la pensée progresse et se développe ; on pourra ainsi comprendre
tout seul et clairement une question, sans que l’on puisse forcément l’expliquer
oralement. (…) étant donné que cet être a des yeux clairvoyants, un cœur ouvert, une
pensée avancée, il peut comprendre seul tout ce qu’il rencontre, telle la clarté du soleil
réapparaissant après la dissipation des nuages sous le souffle des vents. Ainsi l’appellet-on le shen » (Su Wen, chapitre 26, Tome I, page 275).
Qi Bai dit encore :
« Lorsque le Cheun de l’homme, atteint de maladie, communique en pénétrant,
avec l’énergie du ciel et retourne vers son origine fondamentale, cela est dénommé « le
retour vers les ancêtres » (Su Wen, chapitre 72, Tome III, page 127).
Voilà comment le Su Wen confirme l’existence de notre shen, de notre esprit, qui
dont la Voix résonne en nous par notre sixième sens. Conscient, inconscient, tout les
« scients », il parle d’Une voix : « Je ».
Dans notre pratique du « traitement des shens » (confère le Su Wen, chapitre
2542) nous devons donc au préalable unifier le nôtre, et nous préparer à l’unifier à celui
du patient par « le jeûne de l’esprit ».
« Le principal est (…) de concentrer son esprit (shen) sur le malade uniquement,
sans regarder ailleurs » (à propos de la piqûre,Su Wen, chapitre 25, Tome I, page 267).
« Rien au monde comme l’eau (…) Recevant la boue du sol du pays Vous êtes
fait seigneur des autels des esprits » (TTK, chapitre 78).
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Dans ces conditions, nous ne saurions prétendre exercer la pratique illégale de la
médecine.
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Après avoir aiguisé nos sens, notre compréhension et notre modèle du monde,
nous devons entrer dans « Wu » « la non-perception ordinaire », pour « Wu Wei ». Nous
devons réaliser que nous avons un pied dans la tombe afin de ne pas précipiter « la
marche ». TT pense : « Ce qui me rend douce la vie me rendra douce la mort » (TT,
passage déjà cité ci-dessus).
Le désir d’immortalité est le désir du Feu. Ce désir attisé, précipite sa fin. Le feu
ne perçoit pas, qu’à vouloir monter et briller, il fait littéralement brûler ses ailes fragiles,
et qu’il retombe brutalement.
Huang montre là encore son désir de « jeune fou », de jeune feu, de yang
naissant. Il demande :
« Chez l’homme, serait-il possible d’échapper à l’influence du yin et du yang,
d’une part ; à la génération et la transformation, d’autre part ; pour mener une vie
éternelle, ressemblant à celle de l’univers ?
- Lorsque le corps s’accorde et se réunit avec le Dao, c’est l’homme
bienheureux » (Su Wen, chapitre 68, Tome II, page 274).
Huang n’a donc pas retenu sa première leçon. Huang c’est nous, qui devons
entendre plusieurs fois, pour écouter, et enfin comprendre. Qi Bai ne lui dit pas que sa
question montre sa lumière, ce qui indique qu’il n’est pas dans la Voie de lumière. Il lui
répond que le désir d’immortalité et l’immortalité sont hors de « l’homme
bienheureux ». Il serait illusoire de croire que l’on peut échapper aux souffles de la
transformation. TT nous a déjà prévenus de la stupidité de ce désir. Celui qui a compris
en s’accordant avec le Dao ne fait plus de différence entre Vie et Mort. Le Su Wen
répète sans cesse : « c’est la mort ». Il ne veut pas nous démoraliser mais nous faire
comprendre que nous avons « effectivement » un pied dans la tombe, qu’il est temps
d’agir (Wu Wei !) et que c’est le cours « naturel » des choses que de finir au trou.
La question de Huang sur l’immortalité montre qu’il n’a pas compris
l’avertissement fait à la leçon précédente, chapitre 68 : le Ciel lui-même est
exceptionnellement mortel.
« Les neuf étoiles brillaient et la circulation des cinq éléments fonctionnait
normalement. Vers le moyen âge, la conduite vertueuse de l’homme s’affaiblit de plus
en plus. Ainsi, parmi les neuf étoiles, il y a deux étoiles qui ont perdu de leur éclat. Les
sept luminaires suivent le pourtour du ciel, en se dirigeant vers la gauche » (Su Wen,
chapitre 66, Tome II, page 216).
Les étoiles meurent. Elles meurent de la faute des hommes, peut-être. Cela sert
dans tous les cas à aiguillonner l’intérêt des homme pour la « vertu » (puissance
agissante naturelle).
Au début du chapitre 69 Huang avoue son « peu de chose », peut-être pour que
Qi Bai lui livre le « précieux secret du Ciel ». Voici la réponse de Qi Bai :
« permettez moi de vous l’exposer comme suit. D’après le texte du « Jing
supérieur » : Celui qui connaît bien le Dao, qui connaît en haut l’astronomie, en bas la
géographie et entre les deux, les affaires courantes de l’homme, peut ainsi prolonger son
existence jusqu’à l’infini » (Su Wen, chapitre 69, Tome II, page 276).
Comme cela montre la lumière de « Qi Bai » (signifiant peut-être Souffle-Blanc).
Huang qui est vraiment un élève peu perceptif (comme nous-même ?) ne comprend pas
la Voie du vide du cœur : il devra donc étudier durement, observer l’extérieur, avant de
trouver son intérieur. Qi Bai donne un coup de soufflet au feu de Huang : il attise son
désir de recherche et lui promet l’éternité s’il étudie durement. Cette étude est censée
amener le feu de Huang à se calmer de lui même, en parvenant au stade climacique.
Finalement, Qi Bai donne peut-être une piste, et offre une issue pour l’étude
intellectuelle (de Huang et la notre) :
« Celui qui se conforme à la modification du yin et du yang du ciel et de la terre,
s’accorde toujours en conformité avec la croissance et le développement des quatre
saisons. Celui qui connaît la raison des douze périodes mensuelles, ne sera pas trompé
même par les hommes saints et sages, car ils respectent cette raison » (Su Wen, chapitre
25, Tome I, page 263).
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« Ah, si je connaissais un homme qui oublie le langage, pour avoir à qui
parler ! »
(chapitre XXVI du TT traduit par Billeter, dans Leçon sur TT, page 61)
NOTE SUR LA LOGIQUE CHINOISE :
Logique : de lire, « cueillir », « choisir », « rassembler » ; de legein
« rassembler » et « dire » se rattachant à logos « parole », « discussion », « raison ».
logikos « qui concerne la parole, le raisonnement » (dans Le Robert étymologique du
français, page 289 et 290).
La logique chinoise est « analogique » : elle s’attache à rassembler les
différentes perceptions par petits groupes, manipulables par la pensée. Elle a donc une
tendance naturelle à recréer l’unité que les sens s’attachent à découper. La logique
chinoise épouse donc naturellement et consciemment le mouvement de l’esprit (souffleesprit-chen) issu de celui du Tao. La pensée consciente passe ainsi inexorablement du
Un au Dix mille et du Dix mille au Un. Que dire de notre logique « analytique » qui
rime avec « dé-composition ». Elle poursuit l’œuvre des sens qui découpe, sans recréer
d’Unité. Elle pense le cerveau capable de traiter Dix mille données, et appelle au secours
les machines. Elle perd les hommes.
Il n’est jamais trop tard pour apprendre des anciens, qui nous laissent un héritage
colossal, sous forme écrite, d’un système de pensée global, qui prend en compte les ses
propres mécanismes.
NOTE SUR LA CONTINUITÉ DE MON TRAVAIL :
J’ai décidé de ne pas faire apparaître dans ce mémoire toute une troisième partie
déjà rédigée et non corrigée, qui traite d’une question importante que je voulais
aborder : celle des autres symboles du Yin Yang, et donc la raison qui a poussé les
anciens à les choisir pour décrire le modèle à base Deux. Cette étude m’a permis de
comprendre beaucoup de choses à propos notamment du Feu et de l’Eau, que j’ai fait
ressortir du TTK et des autres Classiques. Je souhaite pouvoir vous faire partager
bientôt le fruit de mes recherches, et vous demande de bien vouloir considérer que ce
« manque » aurait encore ajouté au volume déjà trop important de ce mémoire.
AVERTIT-SE-MENT AU LECTEUR (J’EN SUIS LE PREMIER) :
J’ai tenté cet essai de mémoire comme un « chef-d’œuvre de Compagnon » de
cheminement. Le jeune fou s’est dit au pied d’un Everest : pourquoi pas ? Si je
n’ai atteint qu’un camp de base vers le sommet, le chemin n’aura pas été vain. Je
redescends pour prendre à nouveau la mesure du monument.
Ce « chef-d’œuvre » de fin d’étude, de fin de formation, comporte bien des
imperfections, malgré toute mon attention le cœur et l’esprit que j’y ai mis. Vous
serez toujours les sages qui ont contribué à me faire, et qui m’ont vu naître : que
j’aimerais toujours vous entendre et comprendre !
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