LES ARTS DE LIRE DES PHILOSOPHES MODERNES
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LES ARTS DE LIRE DES PHILOSOPHES MODERNES
Sous la direction de Delphine Antoine-Mahut Josiane Boulad-Ayoub et Alexandra Torero-Ibad LES ARTS DE LIRE DES PHILOSOPHES MODERNES LES ARTS DE LIRE DES PHILOSOPHES MODERNES À la mémoire d'Épaminondas Vampoulis et de Paule-Monique Vernes COLLECTION MERCURE DU NORD La collection « Mercure du Nord » se veut le point de rencontre des chemins multiples arpentés par la philosophie de concert avec les sciences humaines et sociales, l’économie politique ou les théories de la communication. La collection est ouverte et se propose de diffuser largement des écrits qui apporteront une nouvelle texture aux défis majeurs d’aujourd’hui, passés au crible d’une nouvelle réflexivité : rouvrir en profondeur le débat sur le mégacapitalisme, sur la marchandisation et la médiatisation mondiales et tenter d’esquisser les contours d’une mondialisation alternative. La collection ne saurait atteindre son but qu’en accueillant des textes qui se penchent sur l’histoire sans laquelle les concepts véhiculés par notre temps seraient inintelligibles, montrant dans les pensées nouvelles les infléchissements d’un long héritage. Titres parus Rousseau anticipateur-retardataire. Les grandes figures du monde moderne. L’autre de la technique. Comment l’esprit vint à l’homme ou l’aventure de la liberté. L’éclatement de la Yougoslavie de Tito. Désintégration d’une fédération et guerres interethniques. Kosovo : les Mémoires qui tuent. La guerre vue sur Internet. Charles Taylor, penseur de la pluralité. Mondialisation : perspectives philosophiques. La Renaissance, hier et aujourd’hui. La philosophie morale et politique de Charles Taylor. Analyse et dynamique. Études sur l’œuvre de d’Alembert. Le discours antireligieux au XVIIIe siècle. Du curé Meslier au Marquis de Sade. Enjeux philosophiques de la guerre, de la paix et du terrorisme. Souverainetés en crise. Une éthique sans point de vue moral. La pensée éthique de Bernard Williams. L’antimilitarisme : idéologie et utopie. La démocratie, c’est le mal. Michel Foucault et le contrôle social. Tableaux de Kyoto. Images du Japon 1994-2004. La révolution cartésienne. Aux fondements théoriques de la représentation politique. John Rawls. Droits de l’homme et justice politique. Les signes de la justice et de la loi dans les arts. Matérialismes des Modernes. Nature et mœurs. Philosophies de la connaissance. La vision nouvelle de la société dans l'Encyclopédie méthodique. Volume I Jurisprudence La vision nouvelle de la société dans l'Encyclopédie méthodique. Volume II Assemblée constituante La vision nouvelle de la société dans l'Encyclopédie méthodique. Volume III Économie politique. suivi des Observations de Jefferson sur la Virginie. L'homme est né libre... Raison, politique, droit. Mélanges en hommage à Paule-Monique Vernes Réflexions sur l'université. Le devoir de vigilance. Voir: http://www.pulaval.com/collection/mercure-nord-42.html Sous la direction de Delphine Antoine-Mahut, Josiane Boulad-Ayoub et Alexandra Torero-Ibad LES ARTS DE LIRE DES PHILOSOPHES MODERNES Avec les contributions de Delphine Antoine-Mahut, Roger Ariew, Hélène Bah-Ostrowiecki, Josiane Boulad-Ayoub, Laurence Bouquiaux, Jean-Pierre Cavaillé, Antonella Del Prete, Maï-Linh Eddi, Nawalle El Yadari, Sébastien Galland, Nicole Gengoux, Pierre Girard, Julie Henry, Mogens Laerke, Antony McKenna, Gabriel Monette, Pierre-François Moreau, Marie-Frédérique Pellegrin, François Pépin, Mitia Rioux-Beaulne, Jean-Pierre Schandeler, Justin Smith, Épaminondas Vampoulis†, Catherine Volpilhac-Auger, Aude Volpilhac Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 1er trimestre 2015 ISBN: 978-2-7637-9830-1 PDF : 9782763798318 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. LES ARTS DE LIRE DES PHILOSOPHES MODERNES INTRODUCTION GÉNÉRALE P Si le livre est moins le livre que l’ensemble d’une situation de parole où il circule et se modifie, c’est donc à cette situation qu’il faut être sensible pour parler avec précision d’un livre sans l’avoir lu. Car ce dernier n’est pas en cause, mais ce qu’il est devenu dans l’espace critique où il intervient et ne cesse de se transformer, et c’est sur ce nouvel objet mobile, lequel est un tissu mouvant de relations entre les textes et les êtres, qu’il faut être en mesure de formuler au bon moment des propositions justes. Pierre Bayard1. eut-on savoir avec certitude ce qui a vraiment été lu ? Personne n’a épuisé tous les livres de sa bibliothèque : elle compte en effet des livres que nous n’avons pas lus du tout, d’autres que nous avons seulement parcourus, d’autres encore que nous avons lus à un moment où nous ne possédions pas tous les éléments pour les comprendre et que nous lirions autrement si nous les lisions aujourd’hui – et d’autres enfin que nous avions vraiment cru comprendre, dont nous nous sentions proches, et qui aujourd’hui nous paraîtraient étrangers, parce que nous nous sommes éloignés de ce dont ils parlent – parce que d’autres livres, peut-être, nous en ont éloignés et ont comme effacé l’influence des premiers sur nos rêves et nos pensées. Mais si cette distance existe entre les livres de notre bibliothèque et nous-mêmes, chacun(e), en revanche, en a emprunté, en a consulté chez une relation ou dans une autre bibliothèque ; chacun(e) en a parlé, entendu parler et a remarqué ou cru remarquer des emprunts ici et là ; chacun(e) a pu à son tour en faire circuler et en parler de seconde ou de enième main, donc, en un sens, en inventer. Les pratiques de lecture se définissent ainsi, avant tout, comme des réceptions de textes possibles. Qu’est-ce que recevoir un texte ? C’est y choisir et y hiérarchiser ce que l’on juge intéressant ou dont on a besoin pour élaborer sa propre pensée, parfois dans un autre et avec d’autres livres, mais toujours dans un contexte et avec des motivations différents de ceux du texte originel. De temps en temps, c’est annoter, 1. Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Chap. III : « Inventer les livres », Paris, Éditions de Minuit, 2007, p. 133. 7 les arts de lire des philosophes modernes citer ou discuter directement un passage précis, seul ou collectivement ; à d’autres moments, et quelquefois dans un même livre, c’est faire fonds sur ce que d’autres en ont pensé ou dit, mais sans qu’il soit requis d’être plus précis puisque les amis, adversaires et colporteurs d’idées en tous genres savent bien, tacitement, de quoi et de qui il retourne ; parfois, enfin, le lecteur ne remarque qu’une vague ressemblance entre des arguments ou un lexique, dont l’éloignement temporel lui rend l’identification et l’interprétation précises de plus en plus ardues. La notion de texte possible renvoie ainsi aux prismes successifs qui s’intercalent entre un texte de départ, qui est déjà celui d’un lecteur, et nos propres lectures, ellesmêmes réfractées dans toute une série de médiations : l’enseignement, emblématisé par des statures intellectuelles et institutionnalisé dans des manuels et des « programmes » ; les critiques et les différents choix d’éditions et de traductions ; l’« idéologie dominante », qui construit des figures repoussoirs et des icônes ; l’ « air du temps », qui biaise l’approche des corpus par des problématiques propres à un contexte qui n’a parfois plus rien à voir avec celui de l’auteur en question, etc. Un texte possible en somme, c’est une réception qui s’est imposée au terme d’une succession de circulations et de transformations plus ou moins monstrueuses du matériau de départ. Le matériau en question peut être très défiguré, mais on doit toujours pouvoir en retrouver un ou plusieurs éléments constitutifs, voire la figure générale, qui autorisent le passage de la simple lecture possible à une réappropriation effective. Et quand le livre qu’on lit a été rédigé dans une langue étrangère, et qu’on le lit dans une traduction, on est soumis aux choix effectués, volontairement ou non, par le traducteur : a-t-il tout traduit ? Quels mots de la langue d’arrivée a-t-il choisis pour rendre ceux de la langue de départ ? Et s’il les a empruntés à un complexe d’idées et d’usages qui n’est pas celui de l’auteur, mais qui est plus courant dans la culture d’arrivée, n’a-t-il pas émoussé l’originalité de ce qu’il a traduit ? Même lorsqu’on lit dans la langue originale, n’est-on pas influencé par les traductions dont on a entendu parler, par les discussions qui les ont accueillies – bref, par les cadres de réception qui ont déjà commencé à donner au livre étranger une autre biographie que celle qui était la sienne dans son milieu d’origine ? 8 introduction générale { Ces réceptions de textes possibles ou ces réappropriations effectives définissent les arts de lire qui font l’objet de ce volume collectif. Ces arts de lire peuvent être spontanés ou réfléchis. Tout le monde en effet a mis au point, plus ou moins lucidement, des protocoles de lecture, des habitudes de traiter ses livres, depuis les modes les plus matériels (prend-on des notes ? souligne-t-on ? en parle-t-on avec son entourage ou dans ses lettres ?) jusqu’aux plus intellectuels (qu’est-ce qui nous mène vers tel livre ? comment nous situons-nous à l’égard de l’auteur ? que cherchons-nous à en tirer ?) ; mais à côté de cette pluralité d’attitudes que nous avons reçues de nos maîtres ou élaborées peu à peu, il y a place aussi pour des méthodes affichées, des démarches revendiquées qui assignent explicitement telle ou telle place à la lecture, à la référence ou à la polémique. Lorsque les philosophes théorisent la façon dont il lisent leurs prédécesseurs ou leurs contemporains, pourquoi ils les lisent et comment ils souhaitent eux-mêmes être lus par ceux que Descartes appelait leurs « neveux », ils nous laissent des traces matérielles de ce que signifie penser philosophiquement. Et si penser est un des modes de l’engagement intellectuel dans le monde culturel, alors il faut accepter d’encourir à chaque instant deux types de risques en lisant ce volume. Un risque de dogmatisme : en analysant l’explicitation, par un auteur, de ce que ce dernier considère comme la « bonne » réception de sa propre pensée, nous risquons de considérer comme « fausses » les autres lectures réelles, et qui donc étaient possibles, de son propre texte. Et qui peut-être même étaient les siennes, à un autre moment de son itinéraire. Un risque de relativisme : en mettant au jour les différentes lectures possibles d’un même texte, nous risquons de perdre en chemin la notion de « sens » d’un texte, de souscrire à l’idée de simple interprétation exégétique, ou bien encore, de penser qu’on lirait mieux l’auteur en se passant des indications précises qu’il nous donne pour cela. Autrement dit, la tentation de comprendre sa pensée mieux que lui. Ces deux risques entraînent en réalité une même conséquence : ne plus considérer les textes des philosophes que comme autant de prétextes à penser ou, pire, à parler. Le travail de l’historien(ne) des idées philosophiques se retrouve alors cantonné à l’étude d’autant de flatus vocis perdant en chemin toute exigence d’un rapport à la vérité. 9 les arts de lire des philosophes modernes Précisément : il n’est pas de pratique scientifique sans prise de risque et l’historien des idées philosophiques a en permanence à tenir et à ajuster ces deux fils du devenir autonome d’un texte et de son ancrage dans un terreau conceptuel sans lequel il meurt et à partir duquel seul il peut s’hybrider. Ainsi, la robustesse d’une idée ou d’un énoncé se testent aussi bien dans la structure dans laquelle ils prennent sens, que dans les différents contextes qui les réinvestissent et les déforment, en en réfractant en retour d’autres possibles. Si lire c’est s’engager, c’est-à-dire penser en se réappropriant, alors un des effets inattendus de cette réflexion sur les arts de lire des philosophes modernes pourrait être la mise en question critique, au sens large du terme, de notre propre actualité culturelle, comprise comme stock de médiations et lieu renouvelé de réceptions inaperçues comme telles. DELPHINE ANTOINE-MAHUT ANTONY MCKENNA PIERRE-FRANÇOIS MOREAU (IHPC, UMR 5037) 10 I THÉORISATIONS DE L'ART DE LIRE COMMENT DESCARTES ET LEIBNIZ (DISENT QU’ILS) LISENT COMMENT DESCARTES LIT E La lecture de tous les bons livres, écrit Descartes, est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées1 . t pourtant, Descartes affirme qu’il lit peu. La « plus grande volupté de l’étude » n’est pas, selon lui, d’« écouter les raisonnements d’autrui mais de les découvrir [soi]-même par [ses] propres ressources. » Et il ne veut pas gâcher ce « plaisir innocent » par une « lecture précipitée2 . » L’érudition offusque la lumière naturelle et « ceux qui ne se sont jamais consacrés aux lettres portent très souvent sur ce qui se présente à eux des jugements bien plus solides et bien plus clairs que ceux qui ont passé tout leur temps dans les écoles3. » Il y a même une anecdote qui court selon laquelle Descartes aurait jeté tous ses livres quand il a quitté La Flèche. Cette anecdote est sans doute fausse, mais, comme le dit D. Garber, elle en dit long sur la manière dont ses contemporains considéraient Descartes4. Les commentateurs se sont employés à corriger ce que peut avoir d’excessif ce portrait de Descartes en brûleur de livres et en pourfendeur de l’enseignement traditionnel5. Il n’en reste pas moins que, lorsque Descartes lit, c’est souvent avec une intention critique. S’il prend connaissance de diverses doctrines ou opinions, c’est dans le but de les combattre les unes par les autres, en sorte de rétablir la balance de l’entendement d’abord faussée par nos préjugés et ceux de nos précepteurs. La lecture aurait donc une fonction négative ou cathartique : il s’agirait de se défaire de l’ensemble des opinions par annihilation mutuelle. La phase constructive de l’acquisition de la connaissance ne commencerait qu’ensuite, 1. Discours de la méthode, AT VI, 5. 2. Règles pour la direction de l’esprit. Descartes, Œuvres philosophiques, Textes établis, présentés et annotés par F. Alquié, Paris, Garnier, 1963 (cité Alquié ci-dessous) I, 126. 3. Ibid, p. 91. 4. D. Garber, Corps cartésiens, PUF, 2004, p. 348. 5. Voir par exemple l’exposé de D. Kambouchner, dans le Bulletin de la société française de philosophie, séance du 21 mars 1998. 13 les arts de lire des philosophes modernes lorsque l’on referme tous les livres et que l’on ne fait plus confiance qu’à sa raison. Les voyages, la rencontre d’autres peuples, d’autres coutumes et d’autres opinions aurait, si l’on en croit le Discours, la même fonction que la lecture : juger plus sainement nos mœurs et nos préjugés et nous permettre de déraciner toutes les erreurs qui se sont glissées dans notre esprit depuis l’enfance. Les lectures du Collège ont appris à Descartes qu’on ne peut rien imaginer « de si étrange et de si peu croyable », qu’il n’ait été dit par quelque philosophe. Ses voyages lui ont appris que plusieurs choses qui nous semblent « extravagantes et ridicules » sont pourtant « communément reçues et approuvées » par d’autres peuples. Le profit qu’il retire de toutes ces expériences, c’est de s’être persuadé que l’erreur est partout et que nous devons nous défier de ce que nous croyons savoir. Reconnaître que l’on ne nous a appris que des choses douteuses est chez Descartes le premier pas vers la connaissance, et l’on peut même, comme l’Eudoxe de la Recherche1 se réjouir que l’École, parce qu’elle n’enseigne rien de certain, incite l’esprit à s’appliquer lui-même à la recherche de la vérité. La lecture telle que la pratique Descartes est le plus souvent critique. On trouve néanmoins dans la Lettre à Voet2 la description d’une autre lecture, que l’on pourrait, avec D. Kambouchner, qualifier d’« assimilatrice » puisqu’il s’agit, cette fois, de s’approprier un texte, de le transformer, dit Descartes, « en sa propre substance ». Dans cette Lettre, Descartes décrit ce que l’on pourrait nommer un « art de lire », qu’il oppose à la pratique de Voet et de ses disciples. Apprendre à bien lire est, aux yeux de Descartes, indispensable, parce que la lecture ne laisse jamais intact, pour le meilleur ou pour le pire. Les bons livres, comme la société des grands hommes, nous rendent meilleurs, mais « la lecture trop fréquente des méchants livres n’est guère moins nuisible que la société des méchants. » Voet a lu trop de livres de controverses « dont les auteurs regardent comme un acte de piété de s’accabler mutuellement d’injures. » Ces livres, écrit Descartes, « apportent toujours avec eux quelque funeste contagion », et « de même que l’on ne visite jamais un hôpital de pestiférés uniquement par plaisir, de même un homme véritablement pieux n’ira jamais, dans le seul désir de passer pour avoir une immense lecture, nourrir habituellement son esprit de mauvais livres. » De plus, Voet ferait un usage excessif – et, suggère Descartes, à peu près exclusif – des commentaires, 1. Alquié II, 1125. 2. R. Descartes et M. Schoock, La querelle d’Utrecht, Textes établis, traduits et annotés par Théo Verbeek, Paris, Les impressions nouvelles, 1988, p. 321-399. C’est dans cet écrit, composé dans le contexte particulièrement polémique de la querelle d’Utrecht qui oppose Descartes et Regius aux théologiens hollandais, que l’on trouve le développement le plus élaboré que Descartes ait consacré à la lecture. Voir en particulier les p. 349-358, d’où sont extraites les citations reprises dans ce paragraphe. 14 comment descartes et leibniz (disent qu’ils) lisent des abrégés, et des index qui ne contiennent que « des pensées détachées ». Or, ce qu’il y a de précieux dans un livre ne peut être transmis par des propositions isolées, mais « surgit du corps entier de l’ouvrage ». Il n’y a, dans les index, aucun raisonnement suivi, tout y est décidé par l’autorité, en sorte que celui qui en abuse peut bien remplir sa mémoire, mais ne devient « ni plus éclairé ni meilleur ». De plus, comme ces lecteurs d’index et d’abrégés se croient très savants, parce qu’ils ont beaucoup retenu de ce qu’ont écrit les autres, « ils se gonflent d’une arrogance ridicule, et tout à fait pédantesque. » Ce genre d’étude, conclut Descartes, rend « méchants, sots et dangereux » même ceux qui n’auraient pas naturellement « un mauvais cœur et un esprit borné. » Un bon livre n’accumule pas des propositions isolées, il apprend au lecteur à construire des raisonnements solides. Pour autant, bien sûr, que l’on accepte d’y consacrer le temps et les efforts nécessaires. Car le bon livre est aussi un livre exigeant, qui ne se donne qu’à celui qui le mérite : « ce n’est pas de prime abord et par une seule lecture, mais peu à peu, par une lecture attentive et souvent répétée, que nous nous pénétrons sans nous en apercevoir des idées de ces grands hommes, que nous les digérons, que nous les convertissons en quelque sorte en notre propre sève. » Voet a peut-être beaucoup lu, mais il a mal lu. Il mérite peutêtre le nom d’érudit, mais certainement pas celui de savant, car ce n’est pas en lisant indistinctement toute espèce de livres que l’on devient savant, mais « en ne lisant que les livres excellents en chaque genre », et en y revenant plusieurs fois. De plus, lorsqu’on lit mal, on ne peut écrire à son tour que de mauvais livres. Descartes fait une description impitoyable de la manière dont Voet et ses disciples composent leurs ouvrages : ils parcourent des index, rassemblent pêle-mêle tout ce qui concerne le sujet qu’ils ont à traiter, puis disposent tous ces matériaux selon des lieux communs. Il y aurait donc, pour Descartes, de mauvais livres, que lisent ceux qui ne visent que l’érudition et l’ornement de la mémoire, et de bons livres, qu’il convient de lire autrement, comme un savant qui cherche la vérité. La nature du livre ne suffit cependant pas à déterminer l’usage que l’on peut en faire. Beaucoup de livres contiennent du bon et du mauvais, et chaque lecteur viendra y chercher ce qui correspond le mieux à sa nature. Car s’il est vrai que la lecture peut corrompre le caractère, inversement, selon son naturel, chacun retiendra de la lecture ce qui lui correspond, comme l’abeille fait du miel à partir du suc des fleurs tandis que l’araignée en fait du venin : « c’est ainsi que l’étude rend meilleurs et plus éclairés ceux qui sont portés au bien, plus méchants et plus sots ceux qui n’ont de penchant que pour le mal. » La Lettre à Voet s’attarde longuement sur la description du 15 les arts de lire des philosophes modernes mauvais lecteur qu’est Voet. Mais elle esquisse aussi le portrait du bon lecteur, celui pour lequel Descartes écrit. COMMENT DESCARTES VEUT ÊTRE LU Descartes n’écrit pas pour tout le monde. Il a une idée précise des dispositions que doit avoir son lecteur, et il sait que ces dispositions sont peu répandues. Dès le Discours, il reconnaît que le chemin radicalement nouveau qu’il propose ne convient pas à tous. Le monde n’est, écrit Descartes, « quasi composé que de deux sortes d’esprits auxquels il ne convient aucunement » : ceux qui sont trop présomptueux et ceux qui sont trop modestes. Dans la préface de l’auteur au lecteur de l’édition latine des Méditations, Descartes affirme que, s’il écrit en latin, c’est parce qu’il propose un chemin si éloigné de la route ordinaire qu’il n’a pas cru utile que tout le monde puisse le lire « de peur que les faibles esprits ne crussent qu’il leur fût permis de tenter cette voie. » Un peu plus bas, il précise qu’il ne conseille à personne de lire son livre, sauf à ceux qui sont prêts à méditer avec lui, et qui peuvent détacher leur esprit des sens et des préjugés, lesquels sont, il le sait, en petit nombre. Dans la Lettre-préface à la traduction française des Principes, Descartes tiendra un discours moins élitiste. Si l’on en croit ce texte, tout le monde ou presque serait capable de le suivre. Descartes évoque à nouveau les modestes et les présomptueux dont il était question dans le Discours, mais il ne s’agit plus, cette fois, de constater simplement que la voie qu’il propose ne leur convient pas ; Descartes les engage à modifier leur attitude. Il rassure les modestes, ceux qui se défient trop de leurs forces : « il n’y a aucune chose en [ses] écrits qu’ils ne puissent entièrement entendre s’ils prennent la peine de les examiner » et met en garde les présomptueux guettés par la précipitation : « même les plus excellents esprits auront besoin de beaucoup de temps et d’attention. » Au-delà des divergences que l’on peut repérer entre ces différents textes, il faut noter une constante : le lecteur que vise Descartes ne peut se contenter de prendre connaissance d’une série de thèses. Il doit être prêt à accompagner l’auteur dans un exercice de méditation. On retrouve ce motif dans la Préface de l’auteur au lecteur des Méditations : Descartes « supplie » son lecteur de lire tout son texte, ainsi que les objections et leurs réponses, avant de se former aucun jugement. L’auteur des Méditations propose une expérience intellectuelle à celui qui acceptera de se lancer dans l’aventure avec lui et de le suivre jusqu’au bout. Il n’a nullement l’intention de soumettre son livre à un censeur myope qui en examinerait les propositions les unes après les autres sans saisir l’ordre général et le mouvement de l’ensemble. 16 comment descartes et leibniz (disent qu’ils) lisent Pour ceux qui, sans se soucier beaucoup de l’ordre et de la liaison de mes raisons, s’amuseront à épiloguer sur chacune des parties, comme font plusieurs, ceux-là, dis-je, ne feront pas grand profit de la lecture de ce traité ; et bien que peut-être ils trouvent occasion de pointiller en plusieurs lieux, à grand peine pourront-ils objecter rien de pressant ou qui soit digne de réponse1. Cette opposition entre deux lecteurs – le compagnon et le censeur – peut être rapprochée de la distinction que Descartes fait, à la fin des Secondes Réponses, entre analyse et synthèse. Pour le dire trop vite, le lecteur idéal serait celui auquel il peut exposer son système selon la voie analytique, celui qu’il peut faire participer à la découverte de la vérité. Alors que lorsqu’on a affaire à un adversaire opiniâtre, il faudrait en passer par la voie synthétique, qui permet d’extorquer le consentement des plus obstinés : L’analyse montre la vraie voie par laquelle une chose a été méthodiquement inventée, […] en sorte que, si le lecteur la veut suivre et jeter les yeux soigneusement sur tout ce qu’elle contient, il n’entendra pas moins parfaitement la chose ainsi démontrée, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-même l’avait inventée. Mais cette sorte de démonstration n’est pas propre à convaincre les lecteurs opiniâtres ou peu attentifs […] La synthèse […] se sert d’une longue suite de définitions, de demandes, d’axiomes, de théorèmes et de problèmes, afin que, si on lui nie quelques conséquences, elle fasse voir comment elles sont contenues dans les antécédents, et qu’elle arrache le consentement du lecteur, tout obstiné et opiniâtre qu’il puisse être ; mais elle ne donne pas comme l’autre, une entière satisfaction aux esprits de ceux qui désirent d’apprendre, parce qu’elle n’enseigne pas la méthode par laquelle la chose a été inventée2. Le lecteur idéal, pour Descartes, c’est celui qui cherche à s’approprier la vérité exposée comme s’il l’avait inventée lui-même. Avec lui, on peut emprunter la voie analytique qui est, aux yeux de Descartes, la plus appropriée à la métaphysique. Il l’affirme sans détours et lorsqu’à la fin des Secondes Réponses, il consent finalement, avec beaucoup de réticences, à proposer un exposé synthétique, il ne peut s’empêcher d’introduire après ses définitions trois pages de « demandes » destinées à s’assurer que le lecteur va bien « jouer le jeu avec lui » : que les lecteurs considèrent comme les raisons qu’il a eu de faire confiance à ses sens sont faibles, et « qu’ils repassent si longtemps et si souvent cette considération en leur esprit, qu’enfin ils acquièrent l’habitude de ne se plus confier si fort en leurs sens », que les lecteurs méditent, qu’ils prennent gardent, qu’ils s’arrêtent longuement, etc. 1. Alquié, II, 393. 2. AT IX, 121-122. 17 les arts de lire des philosophes modernes Ces trois pages de mises en garde et de conseils pratiques semblent un peu incongrues dans un exposé more geometrico. Elles sont néanmoins indispensables à Descartes parce que, contrairement à ce qui se passe en mathématique, un exposé métaphysique ne peut pas relever exclusivement de la synthèse : les principes métaphysiques sont tellement éloignés des sens qu’un esprit porté à la contradiction les niera facilement alors que les principes géométriques, « ayant de la convenance avec les sens », sont facilement reçus. Il faut donc amener le lecteur à accomplir tout le parcours qui lui permettra de se convaincre que les principes qu’il faut poser sont bien ceux qu’on lui propose. Or ce parcours que doit effectuer celui qui cherche la vérité, fait de tâtonnements, de tentatives et de retours en arrière, de suppositions avancées puis abandonnées – et si j’étais fou ? et si je rêvais ? et si je n’avais pas de corps ? – relève nécessairement de la démarche analytique1. Les Méditations2 sont bien une invitation à méditer, non l’exposé d’un système déductif3. S’il a écrit des Méditations plutôt que « des disputes ou des questions, comme font les philosophes, ou bien des théorèmes ou des problèmes comme les géomètres », c’est, nous dit Descartes, « afin de témoigner par là que je n’ai écrit que pour ceux qui se voudront donner la peine de méditer avec moi sérieusement et considérer les choses avec attention. » Descartes nous convie à un exercice intellectuel et même « spirituel », dans le sens que M. Foucault donne à ce terme4, et qui suppose que l’exercice en question vise une transformation du sujet. Le lecteur des Méditations devra lutter sans relâche contre ses habitudes et ses préjugés afin de les déraciner5. Il lui faudra refaire souvent l’exercice. S’il n’y prend pas garde, ses opinions anciennes se glisseront à nouveau dans son esprit et l’occuperont contre son gré. Dans les Secondes Réponses, Descartes formule le souhait que « les lecteurs n’employassent pas seulement le peu de temps qu’il faut pour la lire [la Première Méditation], mais quelques mois, ou du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle traite, auparavant que de passer outre6. » 1. Voir aussi les Quatrièmes Réponses : « la manière d’écrire analytique que j’y ai suivie permet de faire quelquefois des suppositions lorsqu’on n’a pas encore assez soigneusement examiné les choses, comme il a paru dans la Première Méditation, où j’avais supposé beaucoup de choses que j’ai depuis réfutées dans les suivantes. » AT IX, 192. 2. Voir D. Kambouchner, Les Méditations métaphysiques de Descartes, PUF, 2005, p. 137 sq. et p. 408-409 pour l’histoire de cette interprétation des Méditations comme médiations. 3. Secondes Réponses, Alquié, II, 584-585. 4. L'herméneutique du sujet, Paris, Gallimard, 2001. 5. AT IX, 83. 6. AT IX, 103. 18 comment descartes et leibniz (disent qu’ils) lisent Il faudra ensuite s’attarder sur la Deuxième Méditation pour que « l’habitude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s’est enracinée en nous pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une habitude contraire de les distinguer1. » Et c’est encore à une sorte d’exercice spirituel que nous invite la résolution sur laquelle s’ouvre la Troisième Méditation : « je fermerai les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai de ma pensée toutes les images des choses ou, en tout cas, je les réputerai comme vaines et comme fausses. » Cette pratique exigeante de la méditation à laquelle Descartes engage son lecteur est une condition nécessaire pour comprendre ses raisonnements : aux auteurs des Secondes Objections qui contestent sa démonstration de l’existence de Dieu, Descartes répond avec une certaine impatience que sa démonstration « deviendra manifeste à ceux qui y penseront sérieusement, et qui voudront prendre la peine d’y méditer », et il ajoute : « mais je ne la saurais pas mettre par force en l’esprit de ceux qui ne liront mes Méditations que comme un roman, pour se désennuyer, et sans y avoir grande attention2 . » Les Septièmes Objections mettent quant à elles en scène un personnage, le Père Bourdin, qui refuse de faire des Méditations le type de lecture qu’en recommande Descartes. Plutôt que d’y voir le récit d’une expérience, d’un parcours qui explore des voies auxquelles on peut ensuite renoncer, le P. Bourdin lit les Méditations comme s’il s’agissait de l’exposé d’un système statique, achevé, où toutes les propositions avancées devraient être vraies. En témoigne par exemple le passage dans lequel il affirme que la recommandation cartésienne de tenir pour faux ce qui est douteux mène à des contradictions logiques : parce que je ne suis pas certain qu’il y a quelque corps au monde, je dirai qu’il n’y en a pas ; mais comme il n’est pas non plus certain qu’il n’y en ait pas, je dirai en même temps qu’il y a quelque corps au monde3. Dans sa réponse, Descartes accuse le P. Bourdin d ’avoir très mal lu le passage incriminé, à la fin de la Première Méditation. S’il a voulu, explique-t-il, se persuader pour quelque temps qu’il n’y avait pas de corps, pas de ciel, etc., c’était seulement pour redresser la balance de ses préjugés qui penche naturellement vers la proposition opposée (il y a des corps). Il s’agit là d’une expérience psychologique qui ne peut être inversée (cela n’aurait aucun sens de vouloir « redresser la balance » en se persuadant qu’il y a des corps, puisque la balance penche spontanément de ce côté) ; une expérience 1. AT IX, 104. 2. Secondes Réponses, AT IX, 107. 3. Alquié II, 956. 19 les arts de lire des philosophes modernes psychologique, un moyen pour se délivrer de ses préjugés et certainement pas l’énoncé des « fondements d’une métaphysique tout à fait certaine et accomplie. » Parce qu’il lit les Méditations comme s’il s’agissait d’un système statique, le P. Bourdin considère que le doute et la certitude sont des propriétés des objets mêmes « qui y demeurent toujours attachées ; en sorte que les choses que nous avons une fois reconnues être douteuses ne peuvent jamais être rendues certaines1. » Or, Descartes décrit un processus de transformation des relations de connaissance qui lient le sujet et le monde : « en méditant et repassant les choses avec attention en notre esprit, nous pouvons faire que celles que nous ne connaissons que confusément et indéterminément nous soient par après connues clairement et déterminément2 . » Lorsque Descartes (ré)expose à Bourdin certaines étapes des Méditations, il le fait en insistant sur les indications temporelles : « un peu après le commencement de la Seconde Méditation, […] je n’ai pu douter davantage qu’un esprit existât. De même, après la Sixième Méditation, dans laquelle j’ai reconnu l’existence du corps, je n’ai pu aussi douter davantage de son existence3. » Contrairement à ce que semble penser Bourdin, il ne s’agit pas de fonder sur des principes tels que « il n’y a pas d’esprit, il n’y a pas de corps » un système qui affirmerait ensuite des thèses contraires à ses principes. Il s’agit de rapporter l’évolution du méditant et d’inviter le lecteur à la réitérer. Bourdin lit les Méditations comme s’il s’agissait d’une suite de propositions logiques. Il ne comprend pas qu’il s’agit d’une suite d’expériences : « À quoi bon nous objecter les tromperies des sens, les illusions de ceux qui dorment et les extravagances des fous ? Quelle est la fin de cette abdication si austère qu’elle ne nous laisse que le néant de reste ? Pourquoi des pérégrinations si longues et qui durent si longtemps dans des pays étrangers ?4 » Or, précisément, si l’on veut tirer quelque fruit de la lecture de Descartes, il faut faire avec lui l’expérience de l’illusion, du rêve, de la folie. Et le suivre dans ses pérégrinations. C’est donc, comme il le dit lui-même, avec « tout un tas de guillemets » qu’il convient de parler avec M. Foucault de « moment cartésien5 » pour désigner le passage de l’âge de la spiritualité à celui de la théorie de la connaissance, le moment 1. Alquié II, 974. 2. Aquié II, 1021. 3. Alquié II, 1030. 4. Alquié II, 1041. 5. Foucault précise qu’il s’agit « d’un mot qu’il sait mauvais, qui est là à titre purement conventionnel. » L’herméneutique du sujet, op.cit., p. 15. 20