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Bulletin de la Société géographique de Liège, 48, 2006, 7-17 à propos du Cauchemar de Darwin1 L’Afrique (une fois de plus) victimisée Libre propos Sylvie Brunel2 Résumé Critique accablante des conséquences de la mondialisation en Afrique, le film « Le Cauchemar de Darwin » a été très largement primé par la critique internationale, avant de susciter une polémique portant notamment sur le parti pris accusateur du réalisateur. La note revient sur les faits présentés dans le film, nuance par rapport à la situation sur le terrain et dénonce une nouvelles victimisation de l‚Afrique. Mots-clés Cauchemar de Darwin, cinéma, afrique, perche du Nil, Tanzanie, victimisation Abstract The Film « Darwin’s Nightmare » presents a damming critic of the globalization effects in Africa. The film was several times awarded. Nevertheless, it gives rise to controversy because of the bias of the director. The paper enlightens the facts showed in the film and denounces a new victimization of Africa. Keywords Darwin’s Nightmare, Cinema, Africa, Nile Perch, Tanzania, Victimization Le Cauchemar de Darwin est un film du réalisateur Hubert Sauper, qui met en scène les conséquences de l’exploitation de la perche du Nil dans la ville de Mwanza en Tanzanie. Critique accablante des conséquences de la mondialisation en Afrique, il a été très largement primé par la critique internationale, avant de susciter une polémique portant notamment sur le parti pris accusateur du réalisateur, auquel certains ont reproché de n’aborder l’activité créée que de façon négative, voire de biaiser les faits. Pour résumer le propos du film : avant l’exploitation de la perche, Mwanza était un village de pêcheurs dont les habitants vivaient essentiellement d’activités primaires à faible rendement ; la mise en place d’une usine moderne de conditionnement de filets de perche, financée par l’Union européenne, a bouleversé l’économie et la société locale ; la création d’environ mille emplois directs a exercé un effet attractif sur la région, qui a entraîné un exode rural important et le développement de nombreuses activités, directement ou indirectement liées à l’existence de l’usine : en amont la pêche, le transport, la fourniture de produits d’emballage, en aval la récupération locale des sous-produits du traitement des perches (têtes et carcasses), autour : la prostitution, les enfants des rues en milieu désormais urbain, et même le trafic d’armes, moyens pour les compagnies aériennes de rentabiliser les transports aller des avions. Au bilan le réalisateur dresse un tableau très négatif de cette activité, qu’il accuse de produire mendicité, misère et malnutrition. L’Union européenne qui en a financé la création est elle aussi mise en cause. Il est intéressant de mettre ce film en parallèle avec un autre film sur l’Afrique centrale paru quelques mois plus tard, celui du réalisateur Thierry Michel, Congo River, au-delà des ténèbres. Thierry Michel nous avait donné avec Mobutu, roi du Zaïre, une vision saisissante de la déliquescence de ce pays géant du cœur de l’Afrique, totalement désorganisé et livré à lui-même après la décolonisation, sous la férule du dictateur à la toque de léopard. Il poursuit ici son analyse à partir d’une lente remontée en barge du fleuve Congo jusqu’à Kisangani, qui nous fait découvrir comment, dans ce pays laissé à l’abandon, s’organisent les habitants, privés de tout, pour survivre, échanger, continuer malgré tout de vivre, en dépit de la misère, des séquelles de la guerre civile, de la maladie, de l’absence de transport terrestre et de revenus. Et curieusement, alors que le tableau dressé par Thierry Michel de la situation au Congo est infiniment plus tragique que celui de la Tanzanie, Congo River ne Téléchargé depuis / Downloaded from www.bsglg.be 02brunel.indd 7 23/01/07 14:10:47 Sylvie BRUNEL laisse pas la même impression d’accablement que celui de Sauper. Alors que la Tanzanie est un PMA (pays moins avancé) certes, mais un PMA relié au monde moderne par une aide internationale massive et, qui tire un quart de ses recettes d’exportation de la perche du Nil, tout semble y aller mal. Le Congo, lui, a sombré dans la pauvreté absolue malgré sa richesse géologique, tout y va à vau l’eau, et pourtant, ce qui émane du film de Michel, c’est une capacité de résilience inouïe, une dignité qui force l’admiration. Car Thierry Michel nous montre des Africains qui tentent de s’en sortir malgré le chaos et la pauvreté, des Africains qui pallient le dénuement des moyens dont ils disposent par un savoir-faire et une créativité jamais à court d’ingéniosité. Tandis que Hubert Sauper, lui, ne nous dépeint que des victimes. L’angle adopté par le réalisateur du film Le Cauchemar de Darwin est révélateur des écueils systématiquement rencontrés dès lors qu’il s’agit de l’Afrique. Imagine-ton à propos d’un autre continent un réalisateur enquêter sur les conséquences économiques et sociales d’une activité économique dominante – ici l’industrie de la pêche de la perche du Nil dans le lac Victoria – en ne donnant la parole qu’aux prostituées, gardiens de nuit et mendiants ? C’est ce que fait pourtant Hubert Sauper, qui nous assène un film presque entièrement tourné de nuit ou au crépuscule, autour de déclassés, de petites gens, de malheureux. Plans interminables sur un enfant éclopé, sur un ancien soldat devenu vigile, sur une prostituée qui rêve d’aller à l’école et dont on apprend à la fin du film qu’elle est morte, assassinée par un client, évidemment occidental. Convaincu que les avions cargo transportent à l’aller des armes, qu’ils livrent à différents pays africains avant de repartir acheminer les filets de perches du Nil exportés par la Tanzanie en Europe, le réalisateur interroge longuement leurs pilotes ukrainiens, reprochant notamment au mécanicien de bord de ne pas se préoccuper du contenu des caisses transportées. Comme si un tel procédé pouvait tenir lieu d’enquête approfondie et étayée. Le film adopte un parti pris : celui de démontrer que la mondialisation est néfaste à l’Afrique car elle engendre misère et malnutrition. Le montage et le choix des scènes, comme des portraits individuels, ne sont dès lors qu’un systématique procès à charge, exactement comme le fait Michaël Moore dans ses propres films, tels Bowling for Colombine. De tels films se veulent édifiants, militants. Mais s’ils sont vrais - on ne peut nier la situation difficile des protagonistes du « Cauchemar » -, ils ne sont pas forcément justes. Et, dans le cas du Cauchemar de Darwin, le résultat auquel le réalisateur aboutit va précisément à l’inverse du but recherché : contribuer à un développement juste et équilibré de l’Afrique. Tous ceux qui travaillent sur ou en Afrique connaissent le décalage entre la proportion de jeunes dans la population et la faiblesse des emplois existants, en ville notamment, le nombre infini d’enfants des rues, de prostituées, de petits métiers engendrés par une croissance démogra- 02brunel.indd 8 phique très rapide et une urbanisation anarchique en l’absence de développement économique. La Tanzanie est un PMA qui ne fait pas exception à la règle. Montrer uniquement le pays sous cet angle est biaisé : pourquoi le réalisateur ne donne-t-il pas la parole à tous ceux que les pêcheries font vivre, aux employés des usines de conditionnement des filets de perche par exemple, qui bénéficient d’un emploi dans le secteur formel, dont les normes sanitaires et de travail sont conformes aux standards internationaux ? Un autre angle du film aurait pu être qu’avec la perche du Nil, la Tanzanie montre sa capacité à intégrer la mondialisation, par le biais d’un produit à très forte valeur ajoutée qui suppose une fabrication à flux tendus (les filets préparés sont expédiés par caisses réfrigérées dans toute l’Europe). Comme l’horticulture au Kenya ou les haricots verts au Burkina Faso. Aux antipodes de l’assistanat humanitaire habituel, elle reçoit pour cette activité des financements et le satisfecit de l’Union européenne (dont les représentants sont ici tournés en dérision, à mon sens de façon malhonnête). Mais le réalisateur préfère mettre l’accent sur ce qu’il présente comme des sous-produits malencontreux, voire néfastes de cette activité économique moderne : d’une part, toute l’activité de recyclage des sous-produits, têtes et carcasses, fumées et préparées dans les villages environnants, dans des conditions sanitaires désastreuses. Idée sous-jacente du réalisateur : pourquoi les Africains n’auraient-ils pas droit, eux, aux bons filets de perche, au lieu de devoir manger les rebus ? Mais ce que ne comprend pas Hubert Sauper, et que l’on voit aussi par exemple à propos du manioc en Thaïlande ou des fraises et des tomates au Maroc, c’est que les filets de perche sont bien trop précieux en termes de revenus pour la Tanzanie pour que les locaux veuillent les manger : quand un produit nécessite la mise en place de pêcheries, d’une usine de transformation en filets, de flux aériens et bénéficie de débouchés rémunérateurs, il est beaucoup plus intéressant de le vendre pour en tirer une rémunération intéressante (et acheter notamment avec ce revenu des produits à moindre valeur ajoutée) plutôt que de le consommer directement. La même problématique se pose à propos des périmètres irrigués, mis en place à grands frais un peu partout dans le monde, et qu’il est économiquement absurde de consacrer à la culture d’un blé vendu à bas prix sur les marchés mondiaux, sauf pour des raisons de souveraineté alimentaire. Les Tanzaniens considèrent la consommation des filets de perche comme du gaspillage. Ils préfèrent se nourrir d’autres aliments locaux (ou importés à bas prix) et exporter les filets de perche, qui se vendent bien en Occident. Mais cette transformation engendre d’importants sous-produits : une fois les filets découpés, restent les têtes et les carcasses de poissons. Par des images poignantes, le réalisateur explique que c’est tout ce qui subsiste pour l’alimentation des pauvres Tanzaniens. Une polémique est née à ce propos, des enquêteurs ayant montré que les carcasses fumées dans les villages étaient utilisées pour l’alimentation animale et non humaine. Face à 23/01/07 14:10:47 L’Afrique (une fois de plus) victimisée cette contestation, Sauper a protesté en prétendant qu’il n’affirmait jamais dans le film que les habitants consommaient les carcasses. La réalité est plus ambiguë : non seulement le réalisateur laisse entendre clairement dans le film que les pauvres Tanzaniens doivent se contenter de ces rebuts, effectuant sans cesse des allers-retours entre les appels de la Tanzanie à l’aide alimentaire internationale et les plans saisissants des montagnes de déchets, mais il montre des enfants en train de s’affronter sur les rives du Lac pour un plat fabriqué à partir des immondes rebuts. Il est fort probable qu’il ait raison : comme partout en Afrique et dans tous les pays les plus pauvres, il existe une classe importante de personnes exclues, misérables, qui vivent d’expédients, aux marges de la société moderne. Plus le pays est pauvre et urbanisé, plus cette classe est importante. Imagine-t-on pour autant construire un film entièrement autour des mendiants et des SDF de Paris ou de New York pour montrer à quel point l’activité économique et l’industrialisation de la France ou des états-Unis engendrent des tragédies ? Les « naufragés » de Patrick Declerk (Terre Humaine) pour illustrer les ratés de l’agro-industrie ? C’est le procédé qu’emploie Sauper, mais comme il s’agit de l’Afrique et que beaucoup fonctionnent à propos de ce continent avec des représentations mentales misérabilistes, personne ne voit la supercherie. On pourrait de la même façon bâtir un film qui braquerait longuement des plans fixes sur les dents gâtés des clochards parisiens, leur visage ruiné par l’alcool et leurs abris de fortune pour discréditer nos sociétés modernes. Et le réalisateur qui se livrerait à cette opération aurait en partie raison de le faire : les sociétés industrielles occidentales ont engendré leurs déclassés et ils sont malheureusement trop nombreux. Mais la vérité de leur existence misérable ne suffit pas à appréhender la réalité du développement des pays riches. En Afrique, il existe un secteur informel incroyablement diversifié qui fait littéralement feu de tout bois pour pallier l’insuffisance du secteur formel. Beaucoup de ses acteurs vivent dans des conditions extrêmes, mais pas tous. Et la femme borgne ou l’enfant handicapé longuement montrés dans le film de Sauper souffrent plus de la carence des services publics tanzaniens, anéantis par l’alliance de la crise de la dette et l’indifférence des élites à l’égard de leurs plus démunis que de la perche du Nil, qui leur procure au moins un revenu et de la nourriture. à ce sujet, l’analyse faite par Sauper de la faim en Tanzanie est profondément malhonnête : le réalisateur établit un lien direct entre les appels du pays à l’aide alimentaire internationale et la misère des déclassés du Lac Victoria. Pourquoi la Tanzanie importe-t-elle de l’aide alimentaire alors qu’elle exporte des perches ? demandet-il sans cesse. La réponse est simple : parce que toutes deux, l’aide alimentaire d’une part, les exportations de filets de perches d’autre part, fournissent des recettes. La situation des malnutris a peu à voir avec cela : les malnutris sont ceux qui n’ont pas de pouvoir d’achat. Quand bien même la perche serait vendue en Tanzanie, elle serait financièrement inaccessible aux pauvres. Et il 02brunel.indd 9 est fort probable que l’activité économique de la pêcherie industrielle s’arrêterait très vite faute de débouchés, sans que l’on puisse garantir pour autant que les Tanzaniens en vivent mieux. Tout le monde est d’accord que pour qu’un pays se développe, il faut un marché intérieur. Mais l’expérience montre que c’est souvent l’existence d’une industrie moderne tournée vers l’exportation qui permet le développement de ce marché intérieur, pas le maintien d’une société autarcique de pêcheurs et de cultivateurs aux maigres rendements. Que le secteur public tanzanien soit profondément déficitaire est une réalité douloureuse, malheureusement généralisée en Afrique subsaharienne. En rendre responsable la perche du Nil est une erreur. Si l’on regarde d’un peu plus près la situation de la faim en Tanzanie, on se rend compte que les malnutris (et non les affamés, contrairement à ce que dit Sauper) sont d’une part des ruraux, d’autre part des personnes déplacées ou réfugiées, dans tous les cas des minorités politiques et ethniques, qui ont fort peu à voir avec la perche du Nil. Le pays fait appel à l’aide alimentaire parce qu’elle lui permet de drainer des céréales, une assistance technique, des ONG qui allègent d’autant son budget et lui procurent des ressources bienvenues. Les victimes de la sécheresse et de la pauvreté rurale sont ainsi prises en charge par l’aide humanitaire internationale. En aucun cas, cette aide alimentaire n’est destinée à ceux qui vivent de et autour de la perche du Nil. Ceux-là s’en sortent au contraire et montrer des enfants des rues sniffer de la colle ou se battre pour un plat de carcasses de poissons met juste le doigt sur une triste réalité des villes africaines : l’explosion du nombre de mendiants (que Patrick Gilliard montre bien notamment dans son étude sur Niamey, dans son livre sur L’extrême pauvreté au Niger, paru en 2005 aux éditions Karthala) parce que les solidarités traditionnelles, qui supposent des relations de réciprocité, se sont effondrées avec l’urbanisation, l’exode rural et la montée de l’individualisme. La crise de la dette et la « décennie du chaos » ont accéléré ce déclassement d’une partie des populations africaines, et notamment des jeunes, pour lesquels la guerre devient plus intéressante que la paix, parce qu’elle permet de se procurer des armes, des revenus, des femmes, un statut social, bref « le mode de vie kalachnikov » comme le disent les jeunes Sierra Leonais ou Libériens. Précisément ces armes dont Sauper soupçonnent l’acheminement par les avions de fret qui rapportent en Europe les filets de perche. Quel affréteur ne cherche pas à rentabiliser ses rotations aériennes, qu’il s’agisse d’aide humanitaire… ou d’armes ? Il est fort probable qu’il ait raison, même s’il ne parvient pas à le prouver (il faut dire qu’il se contente de poser la question aux prostituées et aux pilotes ukrainiens !). Mais une fois de plus, en quoi la perche du Nil est-elle responsable de l’usage fait des avions cargo qui relient l’Afrique au reste du monde ? Tout le monde sait bien que l’Afrique orientale est le siège de tous les trafics (diamants, armes, or, minéraux rares, pétrole, etc.) et qu’elle a connu une décennie presque ininterrompue de guerres civiles (ex-Zaïre, Soudan, 23/01/07 14:10:48 10 Sylvie BRUNEL Tchad, Ethiopie, Rwanda, Burundi, Ouganda, Angola, etc.). La Tanzanie se trouve au cœur du cyclone, ce qui explique le nombre de déplacés et de réfugiés qu’elle a accueillis sur son sol… et de ce fait, en raison de sa pauvreté et de la faible diversification de son économie, essentiellement agricole et à faibles rendements, sa dépendance envers l’aide humanitaire internationale, qui assure les deux tiers de son PNB. Que souhaite au fond Sauper ? Que l’aide fournisse la totalité des recettes de la Tanzanie, et non l’exportation des filets de perche ? Pourquoi pas, mais la dignité des Tanzaniens s’en trouvera-t-elle grandie pour autant ? Reste dans ce film un volet important, qui n’a pas été abordé jusque là : la question écologique. Le Cauchemar de Darwin dénonce en effet le désastre écologique qu’a été l’introduction dans les eaux du Lac Victoria de ce prédateur glouton qu’est la perche du Nil, qui a proliféré dans le lac depuis un demi-siècle au point d’en détruire la plupart des espèces locales. L’ampleur des rejets industriels, domestiques et urbains de l’ensemble des villes et villages riverains a aussi considérablement pollué cette étendue d’eau, qui constitue l’un des plus grands lacs intérieurs du monde. Désastre sanitaire, perte de la biodiversité, pollution sont imputés également à la perche, dont la gueule dentée et, filmée en gros plan, évidemment monstrueuse nous est assénée tout au long du film pour mieux étayer l’accusation. Le Cauchemar nous montre ainsi, comment lors d’une réunion de l’Union internationale de Conservation de la Nature à Nairobi, un ministre tanzanien se voit mis en accusation à l’issue de la projection d’un film montrant l’étendue du désastre écologique, les eaux polluées et stérilisées du lac. Sur cette question, le film ne répond pas aux contradictions suivantes : - si le lac est aussi monstrueusement pollué et stérilisé que l’accuse le film, comment la perche peut-elle y survivre ? - si la perche y survit néanmoins grâce à son exceptionnelle résistance, ne peut-on considérer qu’elle permet au moins aux riverains de continuer à tirer leurs revenus et leurs subsistances d’une étendue d’eau qui, sans l’existence de ce prédateur, ne leur apporterait plus rien en raison de sa pollution ? - il semble que les riverains continuent à consommer d’autres poissons, notamment des tilapias (silures), préférant réserver la perche à l’industrie exportatrice, l’existence de ces poissons n’est-elle pas en contradiction avec la thèse précédemment exposée : la disparition des espèces endémiques au profit de la perche du Nil ? - si la perche, trop pêchée, semble en voie de raréfaction (la taille des prises se réduit), le réalisateur ne devraitil pas considérer ce fait comme une bonne nouvelle, puisqu’il ne cesse de dénoncer les effets néfastes de l’industrie des pêcheries, au lieu d’y voir une catastrophe supplémentaire ? Ainsi, le film Le Cauchemar de Darwin se veut-il une accusation à charge, un procès systématique des méfaits 02brunel.indd 10 de l’insertion internationale de l’Afrique. L’idée qui en émerge est que la mondialisation est néfaste pour le continent, puisqu’elle engendre dans un pays aussi pauvre que la Tanzanie tout un ensemble de conséquences négatives : appauvrissement, malnutrition, pauvreté, épuisement des ressources naturelles. Pourtant, une analyse plus approfondie montre qu’une fois encore, le regard porté sur le continent est un regard partiel et passéiste. Ce regard fonctionne sur le mythe d’une Afrique éternelle, à laquelle la modernité ne pourrait que faire du tort, car elle en menacerait l’authenticité. Mise en icône de ces « gens de peu », la prostituée, le mendiant, l’enfant handicapé, à qui le reste du monde ne donne qu’exceptionnellement la parole, mais qui, en Afrique, paraissent toujours incarner la vérité du continent, aux yeux de Blancs imprégnés de la représentation mentale du bon sauvage coloré, authentique, simple et vrai (la prostituée veut forcément faire des études, l’enfant devenir pilote d’avion, mais l’exploitation égoïste de leurs ressources par l’Occident le leur interdit). Pathos poussé à l’extrême : gros plan sur les misères physiologiques, la crasse, les ordures, le dénuement, dans un film tourné volontairement de nuit ou le soir, aux antipodes de cette lumière africaine qui caractérise pourtant aussi l’Afrique. Démonstration à charge visant à prouver que la modernité est mauvaise pour les noirs, le développement impossible, les élites forcément cyniques mais les pauvres miséricordieux et attendrissants, le Cauchemar de Darwin est en réalité un film foncièrement raciste. Hubert Sauper déploie dans le Cauchemar de Darwin ce racisme que Gaston Kelman, dans son livre Je suis noir et je n’aime pas le manioc, qualifie de « racisme angélique », celui de certaines organisations humanitaires et des dames patronnesses. « Mieux que vous, petits Africains innocents, nous savons ce qui est bien pour votre salut et ce n’est certainement pas cette affreuse perche cannibale, horrible et monstrueuse, qui ne vous a porté que du tort ». Battons notre coulpe, nous les Blancs forcément méchants, qui contaminons vos prostituées, exploitons vos pêcheurs, vous vendons des armes et ôtons la nourriture de votre bouche pour en gaver nos bouches repues, tout en paraissant vous aider (curieusement, les représentants de l’Union européenne, qui fournissent pourtant les deux tiers de cette aide humanitaire que le réalisateur porte aux nues, ne sont présentés que comme de cyniques exploiteurs encourageant le développement d’une activité économique prédatrice, l’exploitation de la perche du Nil). Ce film profondément rédempteur ne pouvait qu’être salué par la critique internationale car il alimente ce que Pascal Bruckner qualifiait déjà en son temps de « sanglot de l’Homme blanc ». Le récompenser, l’ensevelir d’éloges sont une façon pour l’Occident de racheter son éternelle mauvaise conscience à l’égard de l’Afrique, de se montrer magnanime et généreux à peu de frais. Les critiques qui ont concentré leurs attaques sur les aspects mensongers du film se sont trompées de cible : on n’attaque pas une icône. Dire que Le Cauchemar de 23/01/07 14:10:48 L’Afrique (une fois de plus) victimisée Darwin est mensonger est une erreur, car les réalités qu’il montre sont vraies. On ne peut nier la misère, la malnutrition, le désastre écologique d’une partie de cette Afrique urbaine. Mais elle ne suffit pas à désigner la totalité du continent. Tout comme Négrologie, le livre à charge de Stéphen Smith, fut encensé par les médias en dépit de son aspect partial de recueil des abominations africaines, le Cauchemar de Darwin est encensé par tous ceux qui y voient une légitimation de leur regard humanitaire sur un continent pitoyable. Abaisser l’Afrique au statut de victime nous grandit, nous les généreux samaritains galvanisés par notre grandeur d’âme. Sauper ne dépasse pas la vision de Conrad : il se veut toujours « au cœur des ténèbres ». Mais Thierry Michel, lui, sous-titre son film « au-delà des ténèbres », et la vision qu’il nous livre des Congolais du fleuve est une vision profondément empathique, son film veut exalter la dignité de l’homo africanus et non l’abaisser au statut d’éternelle victime. Les Africains ne méritent-ils pas mieux qu’un regard éternellement condescendant ? NOTES Lors de ma venue à Liège, au mois de février 2006, j’ai donné une conférence sur les ONG et le développement durable. Parmi les personnes présentes dans l’assistance, l’une d’elles m’a interrogée sur mon sentiment à propos du film Le Cauchemar de Darwin, 1 02brunel.indd 11 11 mais il était difficile de s’étendre longuement sur la question car ce n’était pas l’objet de la rencontre. Le Bulletin de la Société Géographique de Liège me demandant de revenir sur cette conférence, je lui ai proposé cette communication. Sylvie Brunel est depuis 2002 professeur des universités à l’Université Paul Valéry (Montpellier III) après avoir travaillé dix-sept ans dans l’action humanitaire et elle enseigne depuis 1988 à l’Institut d’études Politiques de Paris. Derniers ouvrages parus : La planète disneylandisée (éditions Sciences Humaines, Auxerre, 2006), L’Afrique dans la mondialisation (La Documentation photographique n° 8048, La Documentation française, Paris, 2006), Le développement durable (PUF Que Sais-Je ?, Paris, 2004), L’Afrique, un continent en réserve de développement (Bréal, Paris, 2004). Ainsi que deux romans, tous deux parus aux éditions Denoël (Paris) : La Déliaison (avec Ariane Fornia) en 2005, Frontières en 2003. 2 Adresse de l’auteur : Sylvie BRUNEL Université Paul Valéry (Montpellier III) Route de Mende - BP 5043 34199 Montpellier Cedex 05 France 23/01/07 14:10:49