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Bulletin de la Société géographique de Liège, 48, 2006, 7-17
à propos du Cauchemar de Darwin1
L’Afrique (une fois de plus) victimisée
Libre propos
Sylvie Brunel2
Résumé
Critique accablante des conséquences de la mondialisation en Afrique, le film « Le Cauchemar
de Darwin » a été très largement primé par la critique internationale, avant de susciter une polémique portant notamment sur le parti pris accusateur du réalisateur. La note revient sur les faits
présentés dans le film, nuance par rapport à la situation sur le terrain et dénonce une nouvelles
victimisation de l‚Afrique.
Mots-clés
Cauchemar de Darwin, cinéma, afrique, perche du Nil, Tanzanie, victimisation
Abstract
The Film « Darwin’s Nightmare » presents a damming critic of the globalization effects in
Africa. The film was several times awarded. Nevertheless, it gives rise to controversy because
of the bias of the director. The paper enlightens the facts showed in the film and denounces a
new victimization of Africa.
Keywords
Darwin’s Nightmare, Cinema, Africa, Nile Perch, Tanzania, Victimization
Le Cauchemar de Darwin est un film du réalisateur
Hubert Sauper, qui met en scène les conséquences de
l’exploitation de la perche du Nil dans la ville de Mwanza
en Tanzanie. Critique accablante des conséquences de la
mondialisation en Afrique, il a été très largement primé
par la critique internationale, avant de susciter une polémique portant notamment sur le parti pris accusateur
du réalisateur, auquel certains ont reproché de n’aborder
l’activité créée que de façon négative, voire de biaiser les
faits. Pour résumer le propos du film : avant l’exploitation de la perche, Mwanza était un village de pêcheurs
dont les habitants vivaient essentiellement d’activités
primaires à faible rendement ; la mise en place d’une
usine moderne de conditionnement de filets de perche, financée par l’Union européenne, a bouleversé l’économie
et la société locale ; la création d’environ mille emplois
directs a exercé un effet attractif sur la région, qui a
entraîné un exode rural important et le développement
de nombreuses activités, directement ou indirectement
liées à l’existence de l’usine : en amont la pêche, le
transport, la fourniture de produits d’emballage, en aval
la récupération locale des sous-produits du traitement
des perches (têtes et carcasses), autour : la prostitution,
les enfants des rues en milieu désormais urbain, et
même le trafic d’armes, moyens pour les compagnies
aériennes de rentabiliser les transports aller des avions.
Au bilan le réalisateur dresse un tableau très négatif de
cette activité, qu’il accuse de produire mendicité, misère
et malnutrition. L’Union européenne qui en a financé la
création est elle aussi mise en cause.
Il est intéressant de mettre ce film en parallèle avec un
autre film sur l’Afrique centrale paru quelques mois plus
tard, celui du réalisateur Thierry Michel, Congo River,
au-delà des ténèbres. Thierry Michel nous avait donné
avec Mobutu, roi du Zaïre, une vision saisissante de la
déliquescence de ce pays géant du cœur de l’Afrique,
totalement désorganisé et livré à lui-même après la
décolonisation, sous la férule du dictateur à la toque de
léopard. Il poursuit ici son analyse à partir d’une lente
remontée en barge du fleuve Congo jusqu’à Kisangani,
qui nous fait découvrir comment, dans ce pays laissé
à l’abandon, s’organisent les habitants, privés de tout,
pour survivre, échanger, continuer malgré tout de vivre,
en dépit de la misère, des séquelles de la guerre civile,
de la maladie, de l’absence de transport terrestre et de
revenus. Et curieusement, alors que le tableau dressé par
Thierry Michel de la situation au Congo est infiniment
plus tragique que celui de la Tanzanie, Congo River ne
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Sylvie BRUNEL
laisse pas la même impression d’accablement que celui
de Sauper. Alors que la Tanzanie est un PMA (pays moins
avancé) certes, mais un PMA relié au monde moderne
par une aide internationale massive et, qui tire un quart
de ses recettes d’exportation de la perche du Nil, tout
semble y aller mal. Le Congo, lui, a sombré dans la pauvreté absolue malgré sa richesse géologique, tout y va à
vau l’eau, et pourtant, ce qui émane du film de Michel,
c’est une capacité de résilience inouïe, une dignité qui
force l’admiration. Car Thierry Michel nous montre
des Africains qui tentent de s’en sortir malgré le chaos
et la pauvreté, des Africains qui pallient le dénuement
des moyens dont ils disposent par un savoir-faire et une
créativité jamais à court d’ingéniosité. Tandis que Hubert
Sauper, lui, ne nous dépeint que des victimes.
L’angle adopté par le réalisateur du film Le Cauchemar
de Darwin est révélateur des écueils systématiquement
rencontrés dès lors qu’il s’agit de l’Afrique. Imagine-ton à propos d’un autre continent un réalisateur enquêter
sur les conséquences économiques et sociales d’une
activité économique dominante – ici l’industrie de la
pêche de la perche du Nil dans le lac Victoria – en ne
donnant la parole qu’aux prostituées, gardiens de nuit
et mendiants ? C’est ce que fait pourtant Hubert Sauper,
qui nous assène un film presque entièrement tourné de
nuit ou au crépuscule, autour de déclassés, de petites
gens, de malheureux. Plans interminables sur un enfant
éclopé, sur un ancien soldat devenu vigile, sur une prostituée qui rêve d’aller à l’école et dont on apprend à la
fin du film qu’elle est morte, assassinée par un client,
évidemment occidental. Convaincu que les avions cargo
transportent à l’aller des armes, qu’ils livrent à différents
pays africains avant de repartir acheminer les filets de
perches du Nil exportés par la Tanzanie en Europe, le
réalisateur interroge longuement leurs pilotes ukrainiens,
reprochant notamment au mécanicien de bord de ne
pas se préoccuper du contenu des caisses transportées.
Comme si un tel procédé pouvait tenir lieu d’enquête
approfondie et étayée.
Le film adopte un parti pris : celui de démontrer que la
mondialisation est néfaste à l’Afrique car elle engendre
misère et malnutrition. Le montage et le choix des scènes,
comme des portraits individuels, ne sont dès lors qu’un
systématique procès à charge, exactement comme le fait
Michaël Moore dans ses propres films, tels Bowling for
Colombine. De tels films se veulent édifiants, militants.
Mais s’ils sont vrais - on ne peut nier la situation difficile des protagonistes du « Cauchemar » -, ils ne sont
pas forcément justes. Et, dans le cas du Cauchemar de
Darwin, le résultat auquel le réalisateur aboutit va précisément à l’inverse du but recherché : contribuer à un
développement juste et équilibré de l’Afrique.
Tous ceux qui travaillent sur ou en Afrique connaissent le
décalage entre la proportion de jeunes dans la population
et la faiblesse des emplois existants, en ville notamment,
le nombre infini d’enfants des rues, de prostituées, de
petits métiers engendrés par une croissance démogra-
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phique très rapide et une urbanisation anarchique en
l’absence de développement économique. La Tanzanie
est un PMA qui ne fait pas exception à la règle. Montrer
uniquement le pays sous cet angle est biaisé : pourquoi
le réalisateur ne donne-t-il pas la parole à tous ceux que
les pêcheries font vivre, aux employés des usines de
conditionnement des filets de perche par exemple, qui
bénéficient d’un emploi dans le secteur formel, dont
les normes sanitaires et de travail sont conformes aux
standards internationaux ? Un autre angle du film aurait
pu être qu’avec la perche du Nil, la Tanzanie montre sa
capacité à intégrer la mondialisation, par le biais d’un
produit à très forte valeur ajoutée qui suppose une fabrication à flux tendus (les filets préparés sont expédiés par
caisses réfrigérées dans toute l’Europe). Comme l’horticulture au Kenya ou les haricots verts au Burkina Faso.
Aux antipodes de l’assistanat humanitaire habituel, elle
reçoit pour cette activité des financements et le satisfecit
de l’Union européenne (dont les représentants sont ici
tournés en dérision, à mon sens de façon malhonnête).
Mais le réalisateur préfère mettre l’accent sur ce qu’il
présente comme des sous-produits malencontreux,
voire néfastes de cette activité économique moderne :
d’une part, toute l’activité de recyclage des sous-produits, têtes et carcasses, fumées et préparées dans les
villages environnants, dans des conditions sanitaires
désastreuses. Idée sous-jacente du réalisateur : pourquoi
les Africains n’auraient-ils pas droit, eux, aux bons filets
de perche, au lieu de devoir manger les rebus ? Mais ce
que ne comprend pas Hubert Sauper, et que l’on voit
aussi par exemple à propos du manioc en Thaïlande ou
des fraises et des tomates au Maroc, c’est que les filets
de perche sont bien trop précieux en termes de revenus pour la Tanzanie pour que les locaux veuillent les
manger : quand un produit nécessite la mise en place de
pêcheries, d’une usine de transformation en filets, de flux
aériens et bénéficie de débouchés rémunérateurs, il est
beaucoup plus intéressant de le vendre pour en tirer une
rémunération intéressante (et acheter notamment avec ce
revenu des produits à moindre valeur ajoutée) plutôt que
de le consommer directement. La même problématique
se pose à propos des périmètres irrigués, mis en place à
grands frais un peu partout dans le monde, et qu’il est
économiquement absurde de consacrer à la culture d’un
blé vendu à bas prix sur les marchés mondiaux, sauf
pour des raisons de souveraineté alimentaire. Les Tanzaniens considèrent la consommation des filets de perche
comme du gaspillage. Ils préfèrent se nourrir d’autres
aliments locaux (ou importés à bas prix) et exporter les
filets de perche, qui se vendent bien en Occident. Mais
cette transformation engendre d’importants sous-produits : une fois les filets découpés, restent les têtes et
les carcasses de poissons. Par des images poignantes, le
réalisateur explique que c’est tout ce qui subsiste pour
l’alimentation des pauvres Tanzaniens. Une polémique
est née à ce propos, des enquêteurs ayant montré que
les carcasses fumées dans les villages étaient utilisées
pour l’alimentation animale et non humaine. Face à
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L’Afrique (une fois de plus) victimisée
cette contestation, Sauper a protesté en prétendant qu’il
n’affirmait jamais dans le film que les habitants consommaient les carcasses. La réalité est plus ambiguë : non
seulement le réalisateur laisse entendre clairement dans
le film que les pauvres Tanzaniens doivent se contenter
de ces rebuts, effectuant sans cesse des allers-retours
entre les appels de la Tanzanie à l’aide alimentaire
internationale et les plans saisissants des montagnes de
déchets, mais il montre des enfants en train de s’affronter
sur les rives du Lac pour un plat fabriqué à partir des
immondes rebuts. Il est fort probable qu’il ait raison :
comme partout en Afrique et dans tous les pays les plus
pauvres, il existe une classe importante de personnes
exclues, misérables, qui vivent d’expédients, aux marges
de la société moderne. Plus le pays est pauvre et urbanisé,
plus cette classe est importante. Imagine-t-on pour autant
construire un film entièrement autour des mendiants et
des SDF de Paris ou de New York pour montrer à quel
point l’activité économique et l’industrialisation de la
France ou des états-Unis engendrent des tragédies ? Les
« naufragés » de Patrick Declerk (Terre Humaine) pour
illustrer les ratés de l’agro-industrie ? C’est le procédé
qu’emploie Sauper, mais comme il s’agit de l’Afrique et
que beaucoup fonctionnent à propos de ce continent avec
des représentations mentales misérabilistes, personne ne
voit la supercherie. On pourrait de la même façon bâtir
un film qui braquerait longuement des plans fixes sur
les dents gâtés des clochards parisiens, leur visage ruiné
par l’alcool et leurs abris de fortune pour discréditer nos
sociétés modernes. Et le réalisateur qui se livrerait à cette
opération aurait en partie raison de le faire : les sociétés
industrielles occidentales ont engendré leurs déclassés et
ils sont malheureusement trop nombreux. Mais la vérité
de leur existence misérable ne suffit pas à appréhender la
réalité du développement des pays riches. En Afrique, il
existe un secteur informel incroyablement diversifié qui
fait littéralement feu de tout bois pour pallier l’insuffisance du secteur formel. Beaucoup de ses acteurs vivent
dans des conditions extrêmes, mais pas tous. Et la femme
borgne ou l’enfant handicapé longuement montrés dans
le film de Sauper souffrent plus de la carence des services
publics tanzaniens, anéantis par l’alliance de la crise
de la dette et l’indifférence des élites à l’égard de leurs
plus démunis que de la perche du Nil, qui leur procure
au moins un revenu et de la nourriture.
à ce sujet, l’analyse faite par Sauper de la faim en
Tanzanie est profondément malhonnête : le réalisateur
établit un lien direct entre les appels du pays à l’aide alimentaire internationale et la misère des déclassés du Lac
Victoria. Pourquoi la Tanzanie importe-t-elle de l’aide
alimentaire alors qu’elle exporte des perches ? demandet-il sans cesse. La réponse est simple : parce que toutes
deux, l’aide alimentaire d’une part, les exportations de
filets de perches d’autre part, fournissent des recettes.
La situation des malnutris a peu à voir avec cela : les
malnutris sont ceux qui n’ont pas de pouvoir d’achat.
Quand bien même la perche serait vendue en Tanzanie,
elle serait financièrement inaccessible aux pauvres. Et il
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est fort probable que l’activité économique de la pêcherie
industrielle s’arrêterait très vite faute de débouchés, sans
que l’on puisse garantir pour autant que les Tanzaniens
en vivent mieux. Tout le monde est d’accord que pour
qu’un pays se développe, il faut un marché intérieur.
Mais l’expérience montre que c’est souvent l’existence
d’une industrie moderne tournée vers l’exportation qui
permet le développement de ce marché intérieur, pas
le maintien d’une société autarcique de pêcheurs et de
cultivateurs aux maigres rendements. Que le secteur
public tanzanien soit profondément déficitaire est une
réalité douloureuse, malheureusement généralisée en
Afrique subsaharienne. En rendre responsable la perche
du Nil est une erreur. Si l’on regarde d’un peu plus près
la situation de la faim en Tanzanie, on se rend compte
que les malnutris (et non les affamés, contrairement à ce
que dit Sauper) sont d’une part des ruraux, d’autre part
des personnes déplacées ou réfugiées, dans tous les cas
des minorités politiques et ethniques, qui ont fort peu à
voir avec la perche du Nil. Le pays fait appel à l’aide alimentaire parce qu’elle lui permet de drainer des céréales,
une assistance technique, des ONG qui allègent d’autant
son budget et lui procurent des ressources bienvenues.
Les victimes de la sécheresse et de la pauvreté rurale sont
ainsi prises en charge par l’aide humanitaire internationale. En aucun cas, cette aide alimentaire n’est destinée à
ceux qui vivent de et autour de la perche du Nil. Ceux-là
s’en sortent au contraire et montrer des enfants des rues
sniffer de la colle ou se battre pour un plat de carcasses
de poissons met juste le doigt sur une triste réalité des
villes africaines : l’explosion du nombre de mendiants
(que Patrick Gilliard montre bien notamment dans son
étude sur Niamey, dans son livre sur L’extrême pauvreté
au Niger, paru en 2005 aux éditions Karthala) parce que
les solidarités traditionnelles, qui supposent des relations
de réciprocité, se sont effondrées avec l’urbanisation,
l’exode rural et la montée de l’individualisme. La crise
de la dette et la « décennie du chaos » ont accéléré ce
déclassement d’une partie des populations africaines, et
notamment des jeunes, pour lesquels la guerre devient
plus intéressante que la paix, parce qu’elle permet de se
procurer des armes, des revenus, des femmes, un statut
social, bref « le mode de vie kalachnikov » comme le disent les jeunes Sierra Leonais ou Libériens. Précisément
ces armes dont Sauper soupçonnent l’acheminement par
les avions de fret qui rapportent en Europe les filets de
perche. Quel affréteur ne cherche pas à rentabiliser ses
rotations aériennes, qu’il s’agisse d’aide humanitaire…
ou d’armes ? Il est fort probable qu’il ait raison, même
s’il ne parvient pas à le prouver (il faut dire qu’il se
contente de poser la question aux prostituées et aux
pilotes ukrainiens !). Mais une fois de plus, en quoi la
perche du Nil est-elle responsable de l’usage fait des
avions cargo qui relient l’Afrique au reste du monde ?
Tout le monde sait bien que l’Afrique orientale est le
siège de tous les trafics (diamants, armes, or, minéraux
rares, pétrole, etc.) et qu’elle a connu une décennie presque ininterrompue de guerres civiles (ex-Zaïre, Soudan,
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Tchad, Ethiopie, Rwanda, Burundi, Ouganda, Angola,
etc.). La Tanzanie se trouve au cœur du cyclone, ce qui
explique le nombre de déplacés et de réfugiés qu’elle
a accueillis sur son sol… et de ce fait, en raison de sa
pauvreté et de la faible diversification de son économie,
essentiellement agricole et à faibles rendements, sa dépendance envers l’aide humanitaire internationale, qui
assure les deux tiers de son PNB. Que souhaite au fond
Sauper ? Que l’aide fournisse la totalité des recettes de
la Tanzanie, et non l’exportation des filets de perche ?
Pourquoi pas, mais la dignité des Tanzaniens s’en trouvera-t-elle grandie pour autant ?
Reste dans ce film un volet important, qui n’a pas été
abordé jusque là : la question écologique. Le Cauchemar de Darwin dénonce en effet le désastre écologique
qu’a été l’introduction dans les eaux du Lac Victoria
de ce prédateur glouton qu’est la perche du Nil, qui a
proliféré dans le lac depuis un demi-siècle au point d’en
détruire la plupart des espèces locales. L’ampleur des
rejets industriels, domestiques et urbains de l’ensemble
des villes et villages riverains a aussi considérablement
pollué cette étendue d’eau, qui constitue l’un des plus
grands lacs intérieurs du monde. Désastre sanitaire, perte
de la biodiversité, pollution sont imputés également à
la perche, dont la gueule dentée et, filmée en gros plan,
évidemment monstrueuse nous est assénée tout au long
du film pour mieux étayer l’accusation. Le Cauchemar
nous montre ainsi, comment lors d’une réunion de
l’Union internationale de Conservation de la Nature à
Nairobi, un ministre tanzanien se voit mis en accusation
à l’issue de la projection d’un film montrant l’étendue
du désastre écologique, les eaux polluées et stérilisées
du lac. Sur cette question, le film ne répond pas aux
contradictions suivantes :
- si le lac est aussi monstrueusement pollué et stérilisé
que l’accuse le film, comment la perche peut-elle y
survivre ?
- si la perche y survit néanmoins grâce à son exceptionnelle résistance, ne peut-on considérer qu’elle permet au
moins aux riverains de continuer à tirer leurs revenus et
leurs subsistances d’une étendue d’eau qui, sans l’existence de ce prédateur, ne leur apporterait plus rien en
raison de sa pollution ?
- il semble que les riverains continuent à consommer
d’autres poissons, notamment des tilapias (silures),
préférant réserver la perche à l’industrie exportatrice,
l’existence de ces poissons n’est-elle pas en contradiction
avec la thèse précédemment exposée : la disparition des
espèces endémiques au profit de la perche du Nil ?
- si la perche, trop pêchée, semble en voie de raréfaction
(la taille des prises se réduit), le réalisateur ne devraitil pas considérer ce fait comme une bonne nouvelle,
puisqu’il ne cesse de dénoncer les effets néfastes de
l’industrie des pêcheries, au lieu d’y voir une catastrophe
supplémentaire ?
Ainsi, le film Le Cauchemar de Darwin se veut-il une
accusation à charge, un procès systématique des méfaits
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de l’insertion internationale de l’Afrique. L’idée qui en
émerge est que la mondialisation est néfaste pour le
continent, puisqu’elle engendre dans un pays aussi pauvre que la Tanzanie tout un ensemble de conséquences
négatives : appauvrissement, malnutrition, pauvreté,
épuisement des ressources naturelles.
Pourtant, une analyse plus approfondie montre qu’une
fois encore, le regard porté sur le continent est un regard partiel et passéiste. Ce regard fonctionne sur le
mythe d’une Afrique éternelle, à laquelle la modernité
ne pourrait que faire du tort, car elle en menacerait
l’authenticité. Mise en icône de ces « gens de peu »,
la prostituée, le mendiant, l’enfant handicapé, à qui le
reste du monde ne donne qu’exceptionnellement la parole, mais qui, en Afrique, paraissent toujours incarner
la vérité du continent, aux yeux de Blancs imprégnés
de la représentation mentale du bon sauvage coloré,
authentique, simple et vrai (la prostituée veut forcément
faire des études, l’enfant devenir pilote d’avion, mais
l’exploitation égoïste de leurs ressources par l’Occident
le leur interdit). Pathos poussé à l’extrême : gros plan
sur les misères physiologiques, la crasse, les ordures, le
dénuement, dans un film tourné volontairement de nuit
ou le soir, aux antipodes de cette lumière africaine qui
caractérise pourtant aussi l’Afrique.
Démonstration à charge visant à prouver que la modernité est mauvaise pour les noirs, le développement
impossible, les élites forcément cyniques mais les
pauvres miséricordieux et attendrissants, le Cauchemar
de Darwin est en réalité un film foncièrement raciste.
Hubert Sauper déploie dans le Cauchemar de Darwin ce
racisme que Gaston Kelman, dans son livre Je suis noir
et je n’aime pas le manioc, qualifie de « racisme angélique », celui de certaines organisations humanitaires et
des dames patronnesses. « Mieux que vous, petits Africains innocents, nous savons ce qui est bien pour votre
salut et ce n’est certainement pas cette affreuse perche
cannibale, horrible et monstrueuse, qui ne vous a porté
que du tort ». Battons notre coulpe, nous les Blancs forcément méchants, qui contaminons vos prostituées, exploitons vos pêcheurs, vous vendons des armes et ôtons
la nourriture de votre bouche pour en gaver nos bouches
repues, tout en paraissant vous aider (curieusement, les
représentants de l’Union européenne, qui fournissent
pourtant les deux tiers de cette aide humanitaire que le
réalisateur porte aux nues, ne sont présentés que comme
de cyniques exploiteurs encourageant le développement
d’une activité économique prédatrice, l’exploitation de
la perche du Nil). Ce film profondément rédempteur ne
pouvait qu’être salué par la critique internationale car il
alimente ce que Pascal Bruckner qualifiait déjà en son
temps de « sanglot de l’Homme blanc ». Le récompenser,
l’ensevelir d’éloges sont une façon pour l’Occident de
racheter son éternelle mauvaise conscience à l’égard de
l’Afrique, de se montrer magnanime et généreux à peu de
frais. Les critiques qui ont concentré leurs attaques sur les
aspects mensongers du film se sont trompées de cible :
on n’attaque pas une icône. Dire que Le Cauchemar de
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L’Afrique (une fois de plus) victimisée
Darwin est mensonger est une erreur, car les réalités qu’il
montre sont vraies. On ne peut nier la misère, la malnutrition, le désastre écologique d’une partie de cette Afrique
urbaine. Mais elle ne suffit pas à désigner la totalité du
continent. Tout comme Négrologie, le livre à charge de
Stéphen Smith, fut encensé par les médias en dépit de
son aspect partial de recueil des abominations africaines,
le Cauchemar de Darwin est encensé par tous ceux qui
y voient une légitimation de leur regard humanitaire
sur un continent pitoyable. Abaisser l’Afrique au statut
de victime nous grandit, nous les généreux samaritains
galvanisés par notre grandeur d’âme. Sauper ne dépasse
pas la vision de Conrad : il se veut toujours « au cœur
des ténèbres ». Mais Thierry Michel, lui, sous-titre son
film « au-delà des ténèbres », et la vision qu’il nous livre
des Congolais du fleuve est une vision profondément
empathique, son film veut exalter la dignité de l’homo
africanus et non l’abaisser au statut d’éternelle victime.
Les Africains ne méritent-ils pas mieux qu’un regard
éternellement condescendant ?
NOTES
Lors de ma venue à Liège, au mois de février 2006,
j’ai donné une conférence sur les ONG et le développement durable. Parmi les personnes présentes dans
l’assistance, l’une d’elles m’a interrogée sur mon
sentiment à propos du film Le Cauchemar de Darwin,
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mais il était difficile de s’étendre longuement sur la
question car ce n’était pas l’objet de la rencontre. Le
Bulletin de la Société Géographique de Liège me
demandant de revenir sur cette conférence, je lui ai
proposé cette communication.
Sylvie Brunel est depuis 2002 professeur des universités à l’Université Paul Valéry (Montpellier III) après
avoir travaillé dix-sept ans dans l’action humanitaire
et elle enseigne depuis 1988 à l’Institut d’études Politiques de Paris. Derniers ouvrages parus : La planète
disneylandisée (éditions Sciences Humaines, Auxerre,
2006), L’Afrique dans la mondialisation (La Documentation photographique n° 8048, La Documentation
française, Paris, 2006), Le développement durable
(PUF Que Sais-Je ?, Paris, 2004), L’Afrique, un continent en réserve de développement (Bréal, Paris, 2004).
Ainsi que deux romans, tous deux parus aux éditions
Denoël (Paris) : La Déliaison (avec Ariane Fornia) en
2005, Frontières en 2003.
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Adresse de l’auteur :
Sylvie BRUNEL
Université Paul Valéry (Montpellier III)
Route de Mende - BP 5043
34199 Montpellier Cedex 05
France
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