Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès. Un théâtre

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Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès. Un théâtre
Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès.
Un théâtre « cristallin » du contemporain
Raymond MICHEL
Université Paul Verlaine- Metz,
CELTED EA 3474
Mon idéal, quand j’écris sur un auteur, ce serait de ne rien écrire
qui puisse l’affecter de tristesse, ou, s’il est mort, qui le fasse pleurer dans sa tombe : penser à l’auteur sur lequel on écrit. Penser à
lui si fort qu’il ne puisse plus être un objet, et qu’on ne puisse pas
non plus s’identifier à lui. Éviter la double ignominie du savant et
du familier. Rapporter à un auteur un peu de cette joie, de cette
force, de cette vie amoureuse et politique, qu’il a su donner, inventer. Tant d’écrivains morts ont dû pleurer de ce qu’on écrivait sur
eux. (Gilles Deleuze, Dialogues, 142)
La rencontre avec les pièces de Bernard-Marie Koltès produit toujours un
choc. Elles semblent échapper à tous les schèmes d’interprétation qui font les
délices des herméneutes patentés que nous sommes à l’envi, et souvent avec
joie. Il m’a donc semblé que la nouveauté de ce théâtre demandait à être ap prochée avec d’autres concepts. Et ce, non pas dans un exercice d’application
mécanique, mais dans la volonté de tresser ensemble dans un nouvel agence ment deux systèmes de signes : celui de Bernard-Marie Koltès et celui de
Gilles Deleuze. Il me semble que la lecture est toujours confrontation de tex tes, qui prennent, chacun, un éclairage nouveau. Le texte de Bernard-Marie
Koltès s’éclaire de dimensions inattendues à l’aune des concepts deleuziens ;
de même les textes deleuziens deviennent « concrets » et « limpides » face au
texte koltésien.
La deuxième question que je me suis posée est de savoir en quoi BernardMarie Koltès pouvait être notre contemporain. Que signifie ce qualificatif de
« moderne » qu’on lui attribue sans grande précaution ? Certes, il l’est d’un
point de vue chronologique, par sa biographie ; mais une telle remarque, on
me l’accordera facilement, est peu satisfaisante pour l’esprit. Les réflexions
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RAYMOND MICHEL
que Giorgio Agamben nous propose dans un petit livre – Qu’est-ce que le contemporain ? 1 – m’ont paru fort intéressantes et me serviront de guide dans
cette réflexion.
Enfin, il m’a semblé que le choix du dernier texte de Bernard-Marie
Koltès, Roberto Zucco 2, répondait bien aux enjeux qui me guidaient : montrer
la modernité d’un texte, saisir la spécificité d’une écriture par confrontation
avec un fait divers, et voir à quoi répond le « nom propre » de Bernard-Marie
Koltès.
L’inactuel et l’intempestif
Dans une note de ses cours au Collège de France, Roland Barthes résume la
position de Nietzsche sur le contemporain : « Le contemporain est l’inactuel ». Donc, pour l’auteur des « Considérations inactuelles » (Unzeitgemässe
Betrachtungen), comme le rappelle Agamben :
Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui
qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit en ce sens comme inactuel ; pas précisément pour cette raison, précisément
par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte à percevoir et à saisir son
temps 3 .
Cela ne signifie pas, bien évidemment, que le contemporain se complaît
dans une nostalgie des temps anciens, car il sait qu’il appartient sans conteste
à son temps.
La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation
au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme4 .
Il ne s’agit pas de penser la contemporanéité seulement en termes chronologiques, mais de mettre à jour et de saisir par l’anachronisme, par l’inactuel,
ce qui travaille de l’intérieur le temps linéaire, Chronos¸ notre temps, « sous
la forme d’un “trop tôt” qui est aussi un “trop tard”, d’un “déjà” qui est aussi
un “pas encore” » 5 . Qu’en-est-il de Roberto Zucco ?
L’intempestif, comme son étymon latin, intempestivus, le signale, est ce
qui est « hors saison », qui est fait à contretemps, qui se produit mal à propos
1. G. AGAMBEN ,Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2008, 64 p.
2. B.-M. KOLTÈS, Roberto Zucco, Paris, éd. Minuit, 1990. Dorénavant, ce texte sera cité
sous l’abréviation « RZ », suivie du numéro de page.
3.
4.
5.
G. AGAMBEN , Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 9-10.
G. AGAMBEN , Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 11. Souligné par l’auteur.
G. AGAMBEN , Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 26.
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ou apparaît comme inconvenant (déplacé, inopportun, malvenu). En ce sens
là on peut dire que Roberto Zucco a pu apparaître, à sa création, et peut-être
aujourd’hui encore, comme une pièce intempestive.
Sans entrer dans les détails, on peut rappeler que la première représentation, en France 6 , de Roberto Zucco, en 1991, dans une mise en scène de Bruno
Boëglin, au TNP, a soulevé des polémiques sans fin ; Louis Besson, maire de
Chambéry, s’est opposé avec violence à sa représentation. La pièce de Bernard-Marie Koltès est, en effet, alors, considérée comme « indécente » et perçue comme une apologie du crime, comme la glorification d’un assassin qui
avait sévi dans la région de Chambéry : Roberto Succo.
En effet, Roberto Succo 7, né le 3 avril 1962 à Mestres (près de Venise) tue,
à 19 ans, le 9 avril 1981, sa mère Marisa Succo de coups de couteaux ; puis il
tue son père Nazario de coups de hachette et couche son cadavre sur le corps
de sa mère qu’il avait traîné dans la salle de bains et mis dans la baignoire remplie d’eau. Il prend la fuite, mais il est arrêté et condamné à 10 ans de prison.
Déclaré schizophrène par les psychiatres (c'est-à-dire « incapable d’entendre
et de vouloir », selon le Code pénal italien), il est interné dans un hôpital psychiatrique. Après 5 ans d’internement, le 15 mai 1986, il parvient à s’échapper et se rend en France, où il commet vols, cambriolages, viols et meurtres.
D’avril 1987 à janvier 1988, il va faire régner la terreur dans le sud-est de la
France. La police ne fait pas immédiatement le lien entre les différents meurtres, qu’elle attribue à des tueurs séparés. Le vendredi 3 avril 1987, à 6h, à
Tresserve, près du lac du Bourget, Roberto Succo tue André Cadtillo, 38 ans,
policier à Chambéry, à 50m de chez lui, d’une balle de 22 Long Rifle à la
gorge, et lui vole, par la même occasion, son arme de service, un Manurhin de
9 mm. Les meurtres vont se succéder. Le 27 avril 1987, dans la région d’Annecy, il enlève France Vu-Dinh, 30 ans, professeur d’anglais – on ne retrouvera
jamais son corps : Succo, selon ses dires, l’aurait jeté dans la mer, près de
Nice. Le même jour, avec l’arme qu’il a volée, il tue le docteur Michel Astoul,
26 ans. Le samedi 24 octobre 1987, Claudine Duchosal, 40 ans, est assassinée
chez elle d’une balle de 9 mm dans la tête à Menthon-Saint-Bernard, près de
Veyrier-du-lac. Le 28 janvier 1988, Roberto tue le policier Michel Morandin,
35 ans, à Toulon, au seuil d’entrée de l’hôtel Prémar, de trois balles de calibre
357 Magnum. C’est l’assassinat de cet inspecteur qui permet d’identifier le
jeune homme et un avis de recherche est diffusé dans toute la France et en Italie. Une jeune fille de 16 ans, prénommée Sabrina, avec qui il a eu une relation, révèle qu’elle a été sa maîtresse et qu’il s’appelle Roberto Succo. Il est,
alors, considéré comme l’ennemi public n°1 en France, en Suisse et en Italie.
Il est arrêté en Vénétie, à Mestre, le 28 février 1988. Quelques jours après son
arrestation et après avoir multiplié les provocations à la presse, le 1er mars, il
6. Roberto Zucco est montée pour la première fois à la Schaubühne de Berlin par Peter
Stein en avril 1990.
7. Voir Pascale FROMENT , Roberto Succo. Histoire vraie d’un assassin sans raison, Paris,
Gallimard, « Folio », 1999. Je reprends, rapidement, les éléments de son enquête.
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trompe la vigilance des gardiens et grimpe sur le toit de la prison d’où il se
laisse tomber sous l’œil de centaines de caméras. Il est de nouveau déclaré
schizophrène, mis sous étroite surveillance. Moins de trois mois plus tard, le
23 mai 1988, il se suicide dans sa cellule, dans la prison de Livourne, avec une
recharge de gaz qu’il ouvre dans un sac de plastique, dont il a recouvert sa
tête. Il échappe ainsi à ses procès en Italie et en France.
Bernard-Marie Koltès ne cache pas que ce fait divers a été à l’origine de
l’écriture de sa pièce :
En février de cette année, j’ai vu, placardé dans le métro, l’avis de recherche de
l’assassin d’un policier. J’étais fasciné par la photo du visage. Quelque temps
après, je vois à la télévision le même garçon qui, à peine emprisonné, s’échappait des mains des policiers, montait sur le toit de la prison défiait le monde. [...]
Son nom était Roberto Succo : il avait tué ses parents à l’âge de quinze ans (sic),
puis redevenu « raisonnable » jusqu’à vingt-cinq ans, brusquement il déraille
une nouvelle fois. [...] C’est la première fois que je m’inspire d’un fait divers,
mais celui-là n’est pas un fait divers. Succo a une trajectoire d’une pureté incroyable.
La pièce aurait, donc, été intempestive, au sens de trop actuelle, tant le fait
divers était encore dans les esprits en 1991. Mais il est intéressant d’essayer
de comprendre, aussi, pourquoi Bernard-Marie Koltès a pu être « fasciné »
par ce Roberto Succo, « héros » d’un fait divers. On sait que c’est toujours la
même histoire que raconte le fait divers : l’amour, la haine, le meurtre. Il s’écrit et se comprend dans le registre de l’incroyable et de l’effroyable. Il est,
comme le dit André Breton, « l’infracassable noyau de nuit », car il est l’irruption du désordre dans l’ordre du monde, de l’irrationnel dans le rationnel. Il
est à proprement parler en déficit de sens, ou du moins ouvert à toutes les significations. D’ailleurs, les journalistes, en général, se dépêchent de le re-territorialiser ; en remplissant frénétiquement les interstices, les silences et les
blancs, ils trouvent des causes à ce qui apparaissait sans cause. La psychologie du romanesque, mâtinée d’une sociologie primaire, comme l’a montré
Roland Barthes dans Mythologies à propos du procès du vieux Dominici 8,
transforme l’impossible à dire, le réel, en réalité claire et consommable par
tous, à savoir les journalistes, les juges et le « bon peuple ». Dès lors, l’ordre
est sauf, circulez braves gens, il n’y a rien à voir ! Il s’ensuit un immanentisme
du fait divers, ramené à l’Un, qu’a bien relevé R. Barthes, à nouveau :
[...] le fait divers [...] est une information totale, ou plus exactement, immanente ; il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaître rien du monde
pour consommer un fait divers ; il ne renvoie formellement à rien d'autre qu'à
lui-même [...] Au niveau de la lecture, tout est donné dans un fait divers ; ses circonstances, ses causes, son passé, son issue ; sans durée et sans contexte, il cons-
8. R. BARTHES , « Dominici ou le triomphe de la Littérature », in Mythologies, Paris, Seuil,
Points, p. 50-53.

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