rock`n`roll féminin rock`n`roll féminin

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ROCK'N'ROLL FÉMININ
Christian Victor revient aux sources des grands courants musicaux des années 50 qui ont façonné toute
la musique de la seconde moitié du 20e siècle et au-delà. Une rétrospective qui permet de mieux
comprendre l’évolution du rock’n’roll 50 vers la pop 60, jetant les bases des quarante années à venir.
ans ces années 50 heureuses, quand un
père de famille américain rentre du bureau,
il retrouve dans sa maison un univers harmonieux. Il y a l’environnement, de larges avenues bordées d’arbres, des pelouses bien vertes,
des voitures imposantes et rutilantes, d’agréables
relations de voisinage. Le feuilleton télévisé Papa
A Raison reflète ce climat sans ombre et exporte
dans le monde cet american way of life.
D
LA FEMME AMÉRICAINE
Si l’homme américain semble si heureux, c’est
parce que sa vie devient plus confortable chaque
jour, sans bouleversement des mœurs et des
mentalités. Dans son foyer, règne un ordre on ne
peut plus rassurant. Le bonheur s’appuie sur un
confort matériel qui mobilise toutes les énergies
et, même si les enfants ont leurs lubies, sont parfois fatigants, ils reviennent bien vite dans l’orbite
familial. Il y a une fée qui règne dans ce foyer, sur
laquelle repose tout l’édifice, c’est la femme américaine, mère des enfants et maîtresse de la maison. J.K. Galbraith, économiste et homme de
confiance de Kennedy, se demande pourquoi les
jeunes filles aisées américaines font des études
supérieures, alors que la plupart d’entre elles seront femmes au foyer. Il finit par conclure qu’elles
ont un rôle économique. Elles sont les premières
à utiliser les nouveaux produits de consommation. Leur réaction détermine l’avenir des créations industrielles et les pratiques des ménagères
du monde entier. Cela vaut bien quelques années
d’études. Elles tiennent entre leurs mains les clés
du bonheur. Et, rien que dans leur maison, il y a
de quoi s’occuper entre le ménage de printemps,
le renouvellement des stocks, les réunions tupperware, faire remonter les tartines du grille-pain
ou jaillir les glaçons du réfrigérateur. Il y a quand
même des moments de repos, de flottement, de
solitude où la fée du logis pense à elle. Des instants quelque peu dangereux pour l’équilibre familial, où un désir individuel, féminin, pointe son
nez. Dieu merci, aucune héroïne de feuilleton ne
fréquente ces lieux de rencontre sexuels auxquels
fait allusion « The Velvet Underground », un livre
sulfureux dont le titre sera repris par un groupe de
Long Island. Mais on ne peut empêcher les ménagères de moins de 50 ans de rêver à une autre
vie que celle des séries TV ! En attendant, pour
donner un peu de corps au rêve, il y a la télévision
et puis la radio, les chanteurs, les crooners qui
vous roucoulent des douceurs, vous confient leur
désarroi avec tant de conviction que ça vous
étreint le cœur.
PORTRAITS DE CHANTEUSE
Au cinéma, il y a bien des femmes dont les aventures amoureuses et le physique resplendissant
peuvent faire fantasmer les autres. Mais Hollywood, avec ses cinéastes suspects de communisme, se permet des audaces que ni la télé ni le
music-hall ne peuvent envisager. Il n’y a pas de
Liz Taylor ou de Marilyn Monroe chanteuse. Dans
les années 50, il n’est pas question qu’une
femme mette en avant son sex-appeal, la chanteuse blanche évolue dans un cadre moral très
strict. Pour les ligues puritaines et aussi pour la
majorité des Américaines, une telle vedette séductrice ressemblerait à une prostituée. Il y a des
endroits pour ça, les cabarets. Au cinéma, c’est
déjà discutable. Mais dans son foyer, à la radio, à
la télé, c’est hors de question. On admet que des
chanteurs fassent rêver les femmes au foyer, mais
pas qu’elles détournent les hommes du droit chemin. De fait, une chanteuse a un potentiel bien
plus limité qu’un chanteur. Dans la country des
années 30-40, elles sont rares et on ne les voit
guère qu’au sein de leur famille. Ainsi Sara et
Maybelle de la Carter Family, qui inventent la guitare country, ou la charmante Rose entourée de
ses quatre frères aînés, les Maddox Brothers. Au
début des années 50, Kitty Wells fait entendre
une certaine sensibilité chrétienne féminine dans
« It Was Not God Who Made Honky Tonk
Women ». Mais cette authentique paysanne ne
veut ni quitter sa ferme ni sa famille pour mener
une vie d’artiste. Ce n’est pas une existence facile pour une fille si on en croit les refrains de
Patsy Cline, première star féminine country, qui
émeut beaucoup le public par ses malheurs chantés et réels. Loretta Lynn, fille de mineur des Appalaches, mère de quatre enfants à 18 ans,
grand-mère à 32 ans, qui, à 25 ans, se produit
avec le soutien de son mari, sera la porte-parole
des femmes au foyer non soumises. Elle aborde
l’alcoolisme, la pilule, la violence conjugale, le plaisir sexuel, en termes assez crus dans ses compositions. Mais cette artiste de caractère, dont la
vie inspirera le film « Nashville Lady » de Michael
Apted, reste une exception dans la country.
La musique noire n’a pas le même problème. Des
chanteuses de gospel comme Mahalia Jackson
ou Sister Rosetta Tharpe apportent au répertoire
sacré une touche particulière d’émotion féminine.
Si le gospel ne permet pas de jouer avec la morale et limite l’effusion sensuelle, il n’en est pas de
même pour le blues et les filles y ont toujours tenu
leur place. Si aucune chanteuse guitariste itinérante n’a été retenue par l’histoire, les blueswomen deviennent vite nombreuses dans les années 20, quand les populations noires arrivent en
masse dans les centres urbains. Depuis ses débuts, le blues se joue dans des endroits peu recommandables et les églises noires le condamnent. Cela ne l’empêche pas d’exister et lui offre
une grande liberté vis-à-vis de la morale. Cela ne
choque pas les clients qu’une chanteuse s’y exprime et interprète en termes crus les déboires
d’une prostituée, la dépendance amoureuse, les
désespoirs noyés dans l’alcool et autres malheurs. Ma Rainey, Bessie Smith, Ida Cox, Memphis Minnie sont des stars auprès du public masculin et féminin noir. Au milieu des années 50,
quand le rock’n’roll révolutionne les variétés,
ouvre de nouvelles portes aux genres ruraux et
ethniques, les chanteuses noires sont bien arrimées à un style adulte, rude, proche des bars où
il est né et les artistes blanches sont une denrée
rare et sans identité propre. Le rock repose sur
une énergie, un déchaînement sensuel qu’on
imagine mal dans la nature féminine. Les blueswomen expriment d’ordinaire leur sensualité sur
des rythmes plus lents et de manière nuancée et
théâtrale. L’adaptation à un esprit plus vif, plus
léger, exclut une bonne partie de leurs points
forts. Quant aux chanteuses country, il ne leur est
pas facile d’adopter des rythmes débridés sans
atteindre à la dignité, à la bonne morale liée à leur
statut. Elles risquent, plus qu’un homme, les moqueries des frustrés, les foudres des ligues bienpensantes. Durant toute la fin des années 50, le
rock’n’roll change bien peu le style des artistes
noires et des chanteuses country débutantes.
Les équivalents féminins d’Elvis Presley, Buddy
Holly ou Eddie Cochran, qui s’essaient au genre,
adoptent souvent une façon calquée sur leurs
homologues masculins qui ne met pas en valeur
leur féminité. Leur succès est modéré. Le public
féminin préfère les garçons que les filles qui les
imitent. Les hommes, eux, s’identifient plus facilement à des rebelles ou crooners qu’à des
femmes qui ne peuvent donner libre cours ni à
leur charme ni à leur sensualité. Tout bascule au
début des années 60 quand arrivent les girl
groups et des twisteuses du même courant qui,
avec des rythmes effrénés, des paroles adolescentes, posent les bases d’une branche féminine
du rock. ■
RUTH BROWN
Rockin’ With Ruth (Charly CRB 1069,
1984) : Teardrops From My Eyes/ 5-10-15
Hours/ Daddy Daddy/ Mama, He Treats Your
Daughter Mean/ Wild Wild Young Men/ Love
Contest/ Hello Little Boy/ Oh, What A Dream/
Somebody Touched Me/ Bye Bye Young Men/
I Can See Everybody’s Baby/ As Long As I’m
Moving/ This Little Girl’s Gone Rockin’/ I Can’t
Hear A Word You Say/ Papa Daddy/ Don’t Deceive Me.
y a toujours un risque pour un père à faire
Iétélchanter
sa fille. Ainsi, Ruth Weston, après avoir
dans la chorale de son père, prêcheur à
Portsmouth en Virginie, quitte le domicile, à 17
ans, pour se produire dans un club de Norfolk, la
ville voisine. Elle y rencontre le trompettiste Jimmy
Brown qui l’épouse. Elle le suit, chantant toujours,
à Détroit, Washington où elle fait partie de l’orchestre jazz de Lucky Millinder. Elle est bientôt
séparée de son mari mais prise en charge par
Blanche Calloway, la sœur de Cab, qui la fait travailler dans des cabarets de Harlem et lui obtient
un contrat avec Atlantic. En 1949, Ruth Brown a
21 ans et débute avec « So Long », une ballade
dans la manière jazz intimiste de Dinah Washington et Billie Holiday. Elle perce vraiment en 1950,
avec un style plus écorché, une voix vibrante, une
orchestration jazz chaleureuse. « Teardrops
From My Eyes » reste deux mois au sommet des
classements R&B. Ce titre est l’œuvre du compositeur Rudolph Toombs, habitué d’Atlantic et
des morceaux sur l’alcool. Il écrit des chansons
sur ce thème pour Amos Milburn et les Clovers. Il
apporte aussi un nouveau N°1 à Ruth, en 1952,
avec « 5-10-15 Hours », remarquable par son accompagnement de piano et son solo de saxo dû
à Chuck Jackson, nouveau mari de Ruth. En
1953, un titre du même moule, « Mama He
Treats Your Daughter Mean », atteint les
mêmes sommets, suivi, en 1954, du latin « Mambo Baby » et de la ballade suppliante « Oh ! What
A Dream », composition de Chuck Willis. Au milieu des années 50, Ruth Brown, surnommée
Miss Rhythm, est la vedette la plus populaire
d’Atlantic et du R&B. Mais l’émergence du
rock’n’roll perturbe quelque peu son style ancré
dans le jazz et le blues. Elle perd de son intensité
expressive, de son intimisme, en adoptant des
tempos plus rapides. Des morceaux orientés vers
le grand public, « This Little Girl Loves
Rockin’ », de Bobby Darin, et « Lucky Lips », de
51

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