abstract régimes d`interaction entre littérature et médecine dans l
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ABSTRACT RÉGIMES D'INTERACTION ENTRE LITTÉRATURE ET MÉDECINE DANS L'ŒUVRE DE LOUIS FERDINAND CÉLINE, VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT. by Sophie Chopin This thesis, written in French, aims at defining the possible interactions between medicine and literature in Louis-Ferdinand Céline's Voyage au bout de la nuit. It explores the ways in which the war between literature and science has settled in France from the 19th century onwards. We will contradict the theories claiming an incompatibility between literature and science. Furthermore, the analysis of the novel will draw the features of two new discourses, identified as medical literature and narrative medicine. In this way, reaching a compromise between the two disciplines will enable us to grasp a clearer definition of what literature is, as well as to highlight some new aspects of narratology, semiotics and modernism, that are related to the medical practice. RÉGIMES D'INTERACTION ENTRE LITTÉRATURE ET MÉDECINE DANS L'ŒUVRE DE LOUIS FERDINAND CÉLINE, VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT. A Thesis Submitted to the Faculty of Miami University in partial fulfillment of the requirements for the degree of Master of Arts Department of French and Italian by Sophie Chopin Miami University Oxford, Ohio 2014 Advisor: Dr. Jonathan Strauss Reader: Dr. Elisabeth Hodges Reader: Dr. Anna Klosowska Table of Contents Introduction ............................................................................................................................................... 1 Chapitre 1: AUX ORIGINES DE LA GUERRE DES LETTRES ET DES SCIENCES.................................................. 3 I. La naissance des « deux cultures » .................................................................................................... 3 Le cas des sciences ........................................................................................................................... 6 II. La mise en place d’une définition de la littérature ........................................................................... 9 Le problème de la définition moderne ........................................................................................... 12 III. L'identification de deux discours alternatifs ................................................................................. 14 De la médecine à la littérature ........................................................................................................ 16 De la littérature à la médecine ........................................................................................................ 18 Chapitre 2 : LA MEDECINE COMME MOTEUR DU RECIT CELINIEN ............................................................. 20 I. L'origine médicale du premier roman de Céline ............................................................................. 20 La situation de l’auteur................................................................................................................... 20 La situation de l’œuvre................................................................................................................... 25 II. La sémiotique médicale et l'étude des signes dans Voyage au bout de la nuit .............................. 29 La synesthésie ................................................................................................................................ 32 L’hypostase .................................................................................................................................... 34 Chapitre 3: LES EFFETS DE LA LITTERATURE SUR LA MEDECINE ............................................................... 38 I. L'origine intertextuelle de Voyage au bout de la nuit...................................................................... 39 II. Les manifestations littéraires de la médecine dans Voyage au bout de la nuit .............................. 45 La théâtralité du monde médical .................................................................................................... 45 Les pathologies comme textes scriptibles ...................................................................................... 48 III. Les subjectivités du médecin et du patient et leur manifestation esthétique ................................ 54 Les affinités baroques et le roman picaresque : le médecin ........................................................... 55 Le modernisme dissimulé et la subjectivité chaotique : le patient ................................................. 58 Conclusion ............................................................................................................................................... 62 Works Cited ............................................................................................................................................. 63 ii Acknowledgments First and foremost, I would like to express my sincere gratitude to my advisor, Dr. Jonathan Strauss, who has supported me throughout this thesis. His knowledge, guidance, and patience added considerably to my graduate experience. I wish to thank the rest of my thesis committee, Dr. Hodges and Dr. Klosowska, as well as the other professors in the French and Italian department at Miami University, who all contributed in some manner to the accomplishment of this work. A very special thanks goes out to Michel Pactat for his optimism and ongoing support. I also must acknowledge Annie-Paule de Prinsac, former professor at the Université de Bourgogne in Dijon, for her suggestion to enroll Miami University. Finally, I would like to thank my family for the support they provided me throughout my life and in particular, I must acknowledge the friends I met at Miami University, whose encouragements were very precious and played a crucial role in the completion of this thesis. iii Introduction Au XIXe siècle, la France connaît de profonds changements, dont certains vont permettre de définir aujourd'hui ce qu'est l'objet littéraire. Nous allons voir, en effet, que non seulement cette période coïncide à l'ancrage de la définition moderne de la littérature dans les dictionnaires, mais qu’elle incarne aussi un moment particulier de séparation entre les sciences et les lettres. Par exemple, les deux disciplines vont progressivement se distinguer dans le milieu académique. De nombreux théoriciens vont également s'accorder sur le fait que sciences et littérature s'opposent, et justifierons cette division. Leurs multiples opinions expriment l'incompatibilité des deux champs, aussi bien dès le XIXe siècle, qu’à travers des théories plus développées sur la question au XXe siècle. Ce mémoire s'intéresse à cette opinion la plus parcourue et vise à la retourner. Pour cela, nous considèrerons l'exemple d'une branche particulière des sciences, qui symbolise selon nous la résistance à cette guerre entre les lettres et les sciences. L'exploration des champs d'interaction entre la médecine et la littérature, à la lumière du premier roman de Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, mettra en évidence les mécanismes d'une possible réconciliation. Sur ce sujet, l'étude menée par l'historien George Sebastian Rousseau, à propos des interférences pouvant exister entre médecine et littérature, servira de cadre théorique. En outre, nous mettrons à contribution deux problématiques majeures soulevées dans son article, intitulé "Literature and Medicine : The State of the Field". D'une part, l’auteur se demande pourquoi les effets de la médecine sur la littérature sont généralement beaucoup plus étudiés que, à l’inverse, ceux de la littérature sur la médecine, ouvrant ainsi un champ d'étude encore sombre et qui mérite d'être analysé. La troisième partie de ce mémoire traitera de cette question laissée en suspens, afin de savoir si la littérature peut influencer le monde médical. D'autre part, à travers le mouvement que nous avons premièrement cité, à savoir l'influence de la médecine sur la littérature – qui selon G.S. Rousseau a déjà richement été exploré – un élément énigmatique subsiste. Le statut de la médecine n'a en effet jamais évolué de son simple statut de source illustratrice du récit. Cette perplexité ouvre sur une possible théorisation de la médecine comme véritablement actrice dans la production littéraire. Nous proposerons l'éventualité d'élever la médecine au stade de sujet 1 actif à part entière dans une œuvre. Le deuxième chapitre de ce mémoire explore ce type de discours identifié par G.S. Rousseau, afin d'aller au delà des simples allusions énumératives des éléments médicaux dans le texte, et de pouvoir conjecturer leurs effets producteurs du récit dans l'œuvre de Céline. Le roman Voyage au bout de la nuit constitue, selon nous, une matière adaptée pour éclaircir ces deux problématiques amenées par l'historien américain. Entre autre, nous nous demanderons de manière générale s’il est possible de donner raison à l'hétérogénéité de la littérature et des sciences qui se radicalise en France à partir du XIXe siècle. Si une quelconque interaction est possible, de quelle manière se manifeste-t-elle dans le texte ? Peut-on envisager un traitement médical de la fiction – c’est-à-dire associer une interprétation littéraire à une interprétation symptomatique d'une maladie – ou, à l'inverse, est-il envisageable d’adopter une approche littéraire et narratologique de la médecine? Ces deux mouvements seront analysés à travers l'œuvre de Céline, après avoir identifié clairement l'origine et la nature de la dichotomie dans notre premier chapitre. L’objectif est d'illustrer la manière dont la médecine est productrice de fiction, avant de proposer l’hypothèse d’un mouvement inverse, à savoir considérer la possibilité d'une influence littéraire sur le monde de la médecine. Finalement, cette harmonisation de l'incompatibilité entre lettres et sciences servira, peut-être, à nous rapprocher au plus près d'une nouvelle définition de la littérature. 2 Chapitre 1: Aux origines de la guerre des lettres et des sciences I. La naissance des « deux cultures » La particularité du roman Voyage au bout de la nuit réside dans la formation de son récit. Sa structure met en valeur une interaction intéressante entre, d'une part, des principes narratologiques, et d'autre part certains concepts médicaux. Or, cette œuvre s'inscrit dans un contexte de conflit entre les sciences et la littérature, qui, nous allons voir, est très présent au XXe siècle. C’est pourquoi la convergence des deux champs confère à l’ouvrage une originalité digne d’être étudiée. Afin d'offrir des bases solides à notre analyse, il est nécessaire, en premier lieu, d'adopter une approche historique, afin de démontrer l'origine de la dichotomie culturelle établie entre les deux disciplines, et ainsi faire valoir la singularité de notre approche. On constate que l'historien américain George Sebastian Rousseau avait déjà remarqué, dans son article de 1981, qu’une division entre littérature et médecine était palpable à la fin du XXe siècle. Par exemple, très peu d'études traitent de l'intersection entre les deux univers. La raison principale est un manque d’intérêt sur la question : […] the few students who have studied the interrelation of literature and medicine have either been unable to communicate their enthusiasm to readers or have failed to view the interrelation as so profound, for there has been less scholarship about this subject than about any other area of traditional literary history or conventional history of science.1 G.S. Rousseau développe ainsi l'idée que la littérature et le monde médical sont considérés comme souvent incompatibles, à cause de la rareté d’une telle entreprise qui consisterait à étudier les deux champs de manière liée. Si l’une des raisons principales est un manque d’intérêt, trois raisons secondaires sont soulignées par la suite : There may be other reasons for a lack of interest: reasons related to professional values, to the traditional separation of subjects into classes (sciences and humanities, and specializations within these categories, e.g., physics, chemistry, astronomy), or to the considerable knowledge required to write about this interaction.2 Il est intéressant de prendre en compte l’une des raisons secondaires de la dichotomie, et de 1 2 Rousseau, G. S. "Literature and Medicine: The State of the Field." Isis 72.3 (1981). Print. 407 Ibid. 3 considérer le fait qu’elle soit qualifiée de « traditionnelle ». En France, l'opposition entre les deux disciplines s’est en effet installée dans les coutumes. Par exemple, le système d'enseignement secondaire actuel établit une séparation claire entre la filière littéraire, scientifique, et économique. La littérature et les sciences sont donc considérées comme deux sujet d’études distincts et par conséquent incompatibles, car il est nécessaire de faire un choix qui ne permet pas de compromis entre ces disciplines. De manière similaire, les enseignements à l’université sont organisés selon la même logique monodisciplinaire, et il est quasiment impossible de concilier l’étude des sciences avec celle des lettres. Cette organisation remonte au lendemain de la Révolution française, plus précisément au règne de Napoléon Ier. La création de l’Université impériale, au début des années 1800, impose la division de notre système universitaire en différents pôles inconciliables. Comme le témoigne vers la fin du XIXe siècle le philosophe français Louis Liard, l’enseignement y était alors réparti à travers cinq types de facultés, en théologie, médecine, droit, lettres et sciences3. Il est important de noter l’incompatibilité saillante entre ces différents cercles disciplinaires : Entre elles [les cinq facultés], pas de liens, pas de rapports, parfois même pas de contacts. Tantôt dispersées, tantôt juxtaposées au hasard d’une distribution empirique, elles devaient vivre sans s’aider, sans même toujours se connaître les unes les autres, appliquées chacune à sa besogne particulière4 L’historien des mathématiques Jean Dhombres souligne également que l’instauration de l’Université impériale a marqué le début d’une intensification de l’opposition entre lettres et sciences: D’autre part, l’opposition des lettres et des sciences se trouvait renforcée par la loi du 10 mai 1806, qui portait fondation de l’Université impériale. En effet, celle-ci était volontairement divisée en Faculté des lettres et Faculté des sciences, comme l’indiquait Fourcroy dans son rapport du 27 Février 1806.5 Cette séparation disciplinaire suscite de nombreuses théories sur le sujet au XXe siècle. Les principaux théoriciens qui s’intéressent à la question sont G.S. Rousseau, comme nous l’avons remarqué en rapport à la médecine, mais également, le chimiste anglais Charles Percy Snow 3 Liard, Louis. Universités et Facultés. Paris: A. Colin, 1880. Print. 6 Ibid. 7 5 Dhombres, Nicole, and Jean G. Dhombres. Naissance D'un Pouvoir: Sciences Et Savants En France, 1793-1824. Paris: Payot, 1989. Print. 611 4 4 identifie aussi la dichotomie. Ce dernier est connu pour avoir utilisé l’appellation de « deux cultures » pour désigner les univers scientifique et littéraire, expression également employée comme titre de la première partie de son séminaire de 1959 : I have had, of course, intimate friends among both scientists and writers. It was through living among these groups and much more, I think through moving regularly from one to the other and back again that I got occupied with the problem of what long before I put it on paper, I christened to myself as the two cultures.6 Cet article illustre la manière dont la vie intellectuelle des sociétés occidentales s'est scindée progressivement en deux cultures disjointes – celle des sciences et celle des lettres. L’incompatibilité entre les deux champs est soulignée par la métaphore de l’aimant, désignant les lettres et les sciences comme deux pôles contradictoires et opposés : Literary intellectuals at one pole - at the other scientists, and at the most representative, the physical scientists. Between the two a gulf of mutual incomprehension - sometimes (particularly among the young) hostility and dislike, but most of all a lack of understanding. They have a curious distorted image of each other.7 De manière plus précise à présent, les propos d'un homme politique contemporain à la Révolution française, Louis de Bonald, permettent de visualiser pertinemment cette situation de divergence entre les deux cultures pour la France, et ce dès le XIXe siècle. Dans un essai de 1819, il note de manière visionnaire les prémices d'une hostilité entre la littérature et sciences, et déjà remarque-t-il le « manque de compréhensibilité », souligné ci-dessus par C.P. Snow, entre les deux univers: On aperçoit depuis quelques temps des symptômes de mésintelligence entre la république des sciences et celle des lettres.8 Tandis que G.S. Rousseau et C.P Snow constatent une opposition visible entre littérature et sciences dans les sociétés du XXe siècle, L. de Bonald décèle déjà les prémices de ce phénomène en France au début des années 1800. Son témoignage permet donc de justifier que le clivage entre littérature et sciences tend à apparaître en France de manière significative à partir du XIXe 6 Snow, C. P. The Two Cultures and the Scientific Revolution. New York: Cambridge UP, 1961. Print. 2 Ibid. 4 8 Bonald, Louis de. "Sur la guerre des sciences et des lettres." Œuvres complètes de M. De Bonald, Pair de France et de l’Académie Française. Paris : J.-P. Migne Editeur, 1859. Print. 1072 7 5 siècle. La métaphore pathologique, véhiculée par le médical de « symptômes », dénote une attache négative à ce phénomène. Notre objectif est de définir davantage ces manifestations d’hostilité entre les deux pôles, afin de comprendre la manière dont Voyage au bout de la nuit peut les réconcilier. Finalement, nous avons noté à travers les exemples de J. Dhombres, G.S. Rousseau, C.P. Snow et L. De Bonald une constatation évidente de la divergence entre la littérature et les sciences. Cette dernière devient perceptible en France particulièrement à partir des années 1800. Il est à présent nécessaire de déceler les raisons plus tangibles de cette incompatibilité, afin de mesurer la fiabilité et la validité de ce phénomène. Le cas des sciences Premièrement, un signe notable d'une incompatibilité se manifeste du côté des sciences. Nous allons voir que le XIXe siècle est, pour la France, une période de spécialisation professionnelle à grande échelle, et particulièrement dans le domaine des sciences. Dans un ouvrage consacré à l'histoire des savants français, The Savant and the State, Robert Fox caractérise le XIXe siècle en France comme une période de transition: « the drift to the professionalization of scientific life in higher education »9. Si les professions scientifiques gagnent en reconnaissance dans la sphère publique, et donc en individualité, il s’agit peut-être de l’une des raisons de la séparation progressive des sciences et des lettres. Notons qu’à la charnière du XVIIIe et XIXe siècle, caractérisée par la Révolution Française et la chute du pouvoir monarchique, de nombreux textes de lois vont règlementer l’exercice du travail. Alors que la polymathie régnait au siècle précédent, favorisant l’existence de doubles spécialisations professionnelles, ce phénomène de liberté va tendre à disparaître après 1800. R. Fox souligne également ce syncrétisme existant en France au XVIIIe siècle, et qui s’effacera au XIXe : The eighteenth century Republic of Letters had been well peopled by the savants and other cultivated men and women throughout France who pursued their scientific, antiquarian, and literary interests with little concern for the authority exercised, or at least claimed, by either ministers or the national academies. What changed in the nineteenth-century, especially after the creation of an autonomous Ministry of Public 9 Fox, Robert. The Savant and the State: Science and Cultural Politics in Nineteenth-Century France. Baltimore: Johns Hopkins UP, 2012. Print. 3 6 Instruction in 1832, was the size and capacity for instructiveness of the “official” world of learning. For science, this meant that even savants who had no ties with the state found themselves having to adjust to decisions taken at ministerial level10 Ainsi, la réglementation progressive de l’exercice des métiers scientifiques en France à partir du XIXe siècle contribue à centraliser les intérêts des savants davantage sur le domaine des sciences, entravant les pratiques professionnelles périphériques pouvant se rattacher aux lettres. Il est nécessaire d’illustrer ce phénomène par un autre exemple. On s’aperçoit que de nombreuses figures de la littérature classique française incarnent la tendance de double spécialisation du XVIIIe siècle, telles que d’Alembert qui fut mathématicien et critique littéraire, Diderot naturaliste, Rousseau botaniste, et Buffon philosophe et biologiste. Cette variété professionnelle, témoignée par le statut de ces nombreux savants et écrivains, rendait possible une cohabitation de l'univers scientifique et littéraire. Or cette situation disparaît presque totalement après 1800. En effet, nous allons voir se multiplier au XIXe siècle les formules concluant que l'époque est à la spécialisation des activités, ainsi qu'à la professionnalisation des scientifiques. Observons plus particulièrement ces formules à travers une optique juridique. La Révolution française a ouvert un large champ de liberté pour l'exercice de diverse professions simultanées, ce que dévoile par exemple le Décret d'Allarde, loi du 2 mars 1791 qui proclame, dans l'article 7 : « A compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon, mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix d’après les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits ». Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, il était encore possible de pratiquer une profession à son gré. Nicole et Jean Dhombres, dans leur ouvrage traitant de l’histoire des sciences en France entre 1793 et 1824, soulignent l'impact de ce décret le monde de la médecine, pour affirmer spécifiquement la grande liberté octroyée aux médecins : La Révolution apportait brutalement à chacun la liberté de soigner les malades. […] Un vide juridique s'en suivit, et si la plupart des facultés médicales maintinrent une existence plus ou moins clandestine, les conditions pratiques furent difficiles pour les 10 Ibid. 7 professeurs, tandis que disparaissait une certaine tradition, celle du passage de maître à disciple.11 En revanche, des changements considérables vont se produire au tournant du siècle, et cette liberté de l’exercice professionnel va progressivement disparaître au profit d’une spécialisation à grande échelle. C’est l'arrivée de Napoléon au pouvoir, et particulièrement la création de l'université impériale en 1808, qui va redéfinir la notion du travail, tout particulièrement dans le cercle scientifique. Par exemple, alors que l'exercice de la médecine demeurait très libre, seuls des praticiens qui auront suivi une formation à l'université pourront exercer la profession de médecin : En 1808, avec la création de l’Université impériale, une Faculté de médecine fut créée et la stabilité retrouvée : dès le 19 ventôse an IX l’exercice de la médecine était réservé aux seuls docteurs sortis diplômés d’une école et aux officiers de santé. Sous l’Empire, la profession médicale était structurée à partir de la formation reçue et l’organisation était nationale.12 Parallèlement, on constate un développement global du milieu académique scientifique au XIXe siècle : le nombre de nouveaux professeurs titulaires d'une thèse en faculté de sciences est multiplié par 20 entre 1820 et 187913, ce qui a pour effet de centraliser les savoirs scientifiques dans une administration contrôlée. Cela prouve que l'enseignement nécessaire à la pratique d'un métier scientifique devient formalisé. De même, la multiplication du nombre de facultés de sciences, à l’origine de cette augmentation du nombre de diplômés en doctorat scientifique, offre un ancrage professionnel unique pour l'univers des sciences. Cet univers va alors se distinguer de plus en plus de l'univers multidisciplinaire et traditionnel, et se séparer de celui des lettres. Ainsi, contrairement aux nombreuses doubles spécialisations courantes au XVIIIe siècle, un processus de centralisation professionnelle s'instaure au début du XIXe siècle, détachant les sciences de toute autre discipline professionnelle. Les institutions académiques développent alors les sciences de manière exclusive sous l'impulsion du règne de Napoléon. Ce phénomène se poursuivra également jusqu'à la fin du siècle. La spécificité de la profession scientifique tend à 11 Dhombres, Nicole, and Jean G.. Naissance D'un Pouvoir: Sciences Et Savants En France, 1793-1824. 195 Ibid. 197 13 Fox, Robert. The Savant and the State: Science and Cultural Politics in Nineteenth-Century France. Baltimore: Johns Hopkins UP, 2012. 57 12 8 faire proliférer une incompréhension du monde des lettres. La dichotomie culturelle décrite par C.P. Snow prend donc une source probable dans la Révolution française, et se radicalise au XIXe siècle. Nicole et Jean Dhombres aboutissent à une formulation similaire de l'incompatibilité, en se référant au « basculement révolutionnaire du domaine éducatif » qui se produit entre 1793 et 1824 : C'est effectivement en son sein [le basculement] que naquit l'opposition entre les tenants des disciplines littéraires et deux des disciplines scientifiques.14 Ils exemplifient le phénomène à travers les discours de trois mathématiciens du début du XIXe siècle – Hauchecorne, Terquem et Lacroix. Ceux-ci expliquent la manière dont se profile la querelle entre les communautés littéraire et scientifique sur la scène publique : […] le thème de l’opposition lettres-sciences à peine lancé était déjà à la mode et sa rhétorique facile alimenta le gros des discours de distributions des prix, ces solennités où le corps académique réglait ses comptes sous des fleurs d’éloquence.15 Ainsi, si nous devions la séparation culturelle entre lettres et sciences, il serait donc possible de la situer approximativement à 1800. La pertinence de cette conjecture va se profiler à travers la section suivante. II. La mise en place d’une définition de la littérature Deuxièmement, un autre signe de mésintelligence des deux cultures est observable du côté littéraire. Une nouvelle définition de la littérature se profile parallèlement à la divergence culturelle qui s'installe. Si l'on compare la définition du mot « littérature » dans l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert du XVIIIe siècle, avec les définitions qui apparaissent au XIXe siècle, on constate une évolution sémantique intéressante. Un changement de conception s'effectue, à un moment donné au XIXe siècle. Tout d'abord, dans le volume 9 de l'Encyclopédie publiée de 1751 à 1765, la définition du mot « littérature » semble être relié à la notion de sciences. LITTÉRATURE, s. f. (Sciences, Belles-Lettres, Antiq.) terme général, qui désigne l’érudition, la connaissance des Belles-Lettres & des matières qui y ont rapport. Voyez le mot LETTRES, où en faisant leur éloge on a démontré leur intime union 14 15 Dhombres, Nicole, and Jean G.. Naissance D'un Pouvoir: Sciences Et Savants En France, 1793-1824. 605 Ibid. 606 9 avec les Sciences proprement dites.16 La littérature était donc, au XVIIIe siècle, associée à la connaissance des belles-lettres. Il est suggéré que celles-ci s'apparenteraient aux sciences. Ainsi, la littérature et les sciences sont d’emblées mises en rapport étroit, d’après ses quelques lignes. D’une part, cette mise en relation reflète la situation des professions multidisciplinaire du XVIIIe siècle. D’autre part, l'auteur de l'encyclopédie propose ici de se référer au mot « lettres » pour préciser davantage le sens du mot littérature. Ce qui est crucial ici, est de noter l'amalgame entre lettres et belles-lettres : si la littérature est définie par la connaissance des belles-lettres, l'auteur nous conseille de se référer à l'entée « lettres » dans l'encyclopédie. En suivant cette directive, les points communs entre les sciences et les lettres apparaissent : Lettres les, (Encyclopédie.) ce mot désigne en général les lumières que procurent l’étude, & en particulier celle des belles-lettres ou de la littérature. Dans ce dernier sens, on distingue les gens de lettres, qui cultivent seulement l’érudition variée & pleine d’aménités, de ceux qui s’attachent aux sciences abstraites, & à celles d’une utilité plus sensible. Mais on ne peut les acquérir à un degré éminent sans la connaissance des lettres, il en résulte que les lettres & les sciences proprement dites, ont entre elles l’enchaînement, les liaisons, & les rapports les plus étroits ; c’est dans l’Encyclopédie qu’il importe de le démontrer, & je n’en veux pour preuve que l’exemple des siècles d’Athènes & de Rome.17 Ainsi, Diderot et d'Alembert se proposaient déjà de démontrer l'union possible entre la littérature – à savoir la connaissance de ce qui est appelé les « lettres » – et les sciences. Il est nécessaire de constater maintenant l'évolution du terme « littérature » dans les dictionnaires à la toute fin du siècle. Observons par exemple cette définition dans le Dictionnaire de l'Académie Françoise de 1798. De manière similaire, la littérature s'apparente à la connaissance des « lettres ». Si l'on se réfère de nouveau à la définition du mot « lettres », la référence aux sciences subsiste, à l'instar de l'encyclopédie de Diderot. En revanche, le terme de « belles-lettres » n’est plus relié de manière aussi évidente à celui de « lettres ». Notons la précision importante entre les deux définitions différentes : 16 Diderot, Denis, and Jean L. R. Alembert. Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Tome Neuvième. Paris: Briasson, Michel-Antoine David, Le Breton, Durand. 1751-1765. Print. 594 17 Ibid. 409 10 LETTRES, se dit aussi au pluriel, De toute sorte de science et de doctrine. On entend par Belles-Lettres, la Grammaire, L'Eloquence, La Poésie. 18 Ainsi, alors que les lettres désignent une pluralité disciplinaire intégrant les sciences, les belles-lettres se focalisent davantage sur une recherche esthétique du langage. Or, c'est la définition de « belles-lettres » qui persistera davantage dans les imaginaires collectifs, car aujourd’hui, le sens moderne de « littérature » se rattache à la qualité esthétique du langage : LITTERATURE n.f. (lat. litteratura, écriture). Ensemble des œuvres écrites ou orales auxquelles on reconnaît une finalité esthétique.19 La conséquence majeure est donc l'effacement du sens originel de « lettres » comme évoquant les sciences, car c’est celui de « belles-lettres » (évoquant l’esthétique) qui persistera. La visée scientifique des lettres se retrouve alors exclue à un moment donné à l’orée du XIXe siècle. Prenons enfin l'exemple de fin de siècle du dictionnaire d'Emile Littré, en 1883, dans lequel nous retrouvons l’entrée du nom « littérature » et de l’adjectif « littéraire » : LITTERAIRE, qui appartient aux belles-lettres.20 LITTERATURE, connaissance des belles-lettres.21 Le mot littérature, tout comme l’adjectif qui en dérive, devient radicalement associé aux belleslettres, c'est à dire à la recherche esthétique du langage, comme le suggérait le Dictionnaire De l'Académie Françoise. La dernière étape de l’évolution sémantique se situe à l’aube du XXe siècle. Le premier Petit Larousse Illustré de 1905 souligne un nouvel amalgame entre belles-lettres et lettres. En prenant en compte la mise à l’écart du lien avec les sciences, cela va contribuer à exclure définitivement l’ancienne attache scientifique du mot « lettres », pour lui conférer le sens moderne de recherche esthétique du langage. En effet, puisque le terme de « lettres » va se fondre dans l'ombre de celui des belles-lettres, le terme de lettres va alors désigner, à l’instar des « belles-lettres », tout texte à recherche esthétique, et exclure définitivement les sciences de sa définition. Les belles-lettres ou absol. les lettres, la littérature, l'histoire, la grammaire, 18 Dictionnaire De L'académie Françoise, revu, corrigé et augmenté par l’Académie elle-même, Tome second, L-Z. Paris: J.J. Smits, 1798. Print. 21 19 Le Petit Larousse Illustré 2011. Paris : Larousse, 2011. Print. 594 20 Littré, Emile. Dictionnaire De La Langue Française. Tome troisième. Paris: Hachette, 1883. Print. 324 21 Ibid. 325 11 l'éloquence et la poésie.22 En un siècle, la signification du mot « lettres » est renversée. Alors que les belles-lettres et les lettres étaient apparentées et attachées aux sciences, seule la définition de belles-lettres comme étude esthétique du langage va s'imposer, et par la suite englober la notion de lettres. A début du XXe siècle, les lettres ne possèdent plus les caractéristiques scientifiques du XVIIIe siècle. Les lettres et les sciences deviennent sémantiquement deux choses incompatibles. Finalement, l’étude des mots « littérature » présents dans les dictionnaires du XVIIIe, XIXe et XXe siècle a permis de constater une évolution flagrante de la définition de ce terme. Elle met en relief l'installation progressive d'une dichotomie sémantique entre les termes de « littérature » et « sciences », et révèle leur incompatibilité. Accompagné par l'apparition de deux filières littéraire et scientifique distinctes – grâce à une solidification des institutions universitaires sous Napoléon – cet ancrage du sens dans les dictionnaires contribue à installer clairement une idée de séparation entre le monde littéraire et scientifique. Finalement, les divers changements qui s'opèrent au XIXe siècle constituent le socle conceptuel pour l'hétérogénéité et la non compatibilité de la littérature et des sciences, bien connues de manière contemporaine. Le problème de la définition moderne Aujourd'hui, le mot « littérature » demeure néanmoins une notion complexe qui suscite de nombreuses tentatives descriptives. En dépit de cet ancrage du sens moderne dans les dictionnaires, les années 1960 connaissent un renouveau théorique sur la question. Une recherche toujours plus poussée sur le langage et sur les aspects formels du texte est traduite dans de nouvelles théories sémiologiques, structuralistes, et narratologiques qui se développent au cours du XXe siècle, notamment sous l'influence de Ferdinand de Saussure, Claude Lévi-Strauss, et Gérard Genette. La littérature demeure donc source de problématiques diverses, et est mise au centre d'une tentative d'éclaircissement toujours plus précise. C'est pourquoi définir la littérature comme incompatible face aux sciences est peut-être l'origine du problème : le terme semble être construit en rapport à ce qu’il n’est pas, plutôt que défini positivement. Par exemple, à travers 22 Larousse, Pierre. Petit Larousse: Dictionnaire Encyclopédique Pour Tous. Paris: Larousse, 1905. Print. 12 certaines de ces théories développées au XXe siècle, la littérature semble parfois définie négativement, comme altérité des sciences. Une description plus positive n'a peut être pas été pleinement envisagée, problème qui donne peut-être l'impulsion à ces nouvelles recherches récentes. Par exemple, l'écrivain Marcel Proust opposera lui-même littérature et sciences. Dans son ouvrage, il réfute la vision du premier critique littéraire français au XIXe siècle, SainteBeuve, selon lequel les évènements biographiques d'un auteur définissent la qualité d'une œuvre. D’après Proust, tout est toujours à refaire en art, quelle que soit la situation personnelle d'un artiste. Il explique ainsi qu'il n’y a pas de progrès dans l’art, ou d'influence des prédécesseurs, contrairement au progrès scientifique. Or, en art, il n'y a pas (au moins dans le sens scientifique) l'initiateur, de précurseur. Tout étant dans l'individu, chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou littéraire ; et les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise, dont profite celui qui suit. Un écrivain de génie, aujourd'hui, a tout à refaire. Il n'est pas beaucoup plus avancé qu'Homère.23 De la même manière que la définition de la littérature s’oppose progressivement aux sciences pendant les deux derniers siècles, Proust émet aussi un contraste entre l'évolution littéraire et le progrès scientifique. Notre théorie est de considérer que l'aspect scientifique, bien que rejeté, semble peut-être nous apporter des éléments d'explication plus précis sur la littérature. Finalement, la particularisation de la définition de la littérature au XIXe siècle contribue à accentuer la divergence entre lettres et sciences. Il s’agit d’un moment spécial pour l’ancrage de notre définition moderne dans les dictionnaires : la littérature devient un type de texte qui explore la valeur esthétique du langage uniquement. De même, nous avons évalué l’apparition des symptômes de mésintelligence disciplinaire à environ 1800. Nous allons montrer à présent qu'il peut exister une certaine forme de discours permettant le compromis entre les lettres et les sciences, notamment dans Voyage au bout de la nuit. L'œuvre de Louis-Ferdinand Céline constituerait ainsi une grande originalité, car elle se placerait à contre courant des tendances historiques qui prônent l’opposition culturelle. Nous allons voir qu’elle remédie à la dichotomie 23 Proust, Marcel. Contre Sainte-Beuve. Paris: Gallimard, 1987. Print. 124 13 des lettres et des sciences soulignée par C.P. Snow. Dans les second et troisième chapitres, nous proposons de conjecturer une réconciliation possible entre les deux cultures, et plus particulièrement d'illustrer les modes d'interactions entre littérature et médecine. Ceci nous permettra d’entrevoir une harmonisation de la dichotomie culturelle, et donc de remettre en question la définition qui s’est établie de la littérature au XIXe siècle. Avant tout, c'est l'identification de deux types de discours dans Voyage au bout de la nuit qui va nous permettre d’illustrer les champs d’interaction possibles entre médecine et littérature. III. L'identification de deux discours alternatifs Les régimes d'interaction entre littérature et sciences offrent un sujet d'étude complexe et intéressant, en partie à cause de la séparation culturelle des deux disciplines, qui non seulement tend à exclure la possibilité d'un tel discours, mais également, en raison de la rareté d’entreprise de telles recherches dans le cadre académique. La mise en relief de la branche particulière des sciences, la médecine, permet d'ouvrir un champ d'analyse atypique dans l'univers de la recherche. Nous avons vu que George Sebastian Rousseau s'intéressait à identifier les formes de discours résultant d'une interaction entre médecine et littérature. L'intérêt pour un tel objet d'étude viendrait de la quasi-absence de toute recherche sur le sujet24. La raréfaction d'un discours faisant converger littérature et médecine rend nécessaire un approfondissement théorique sur cette interaction. Michel Foucault s’intéresse également à la nature des discours exclus et a cherché à en dresser les caractéristiques. L'exclusion et la raréfaction sont précisément des spécificités du discours notoires dans l'Ordre du Discours, leçon inaugurale Michel Foucault au Collège de France en 1970 : Des trois grands types de systèmes d’exclusion qui frappent le discours, la parole interdite, le partage de la folie et de la volonté de vérité, c’est du troisième que j’ai parlé le plus longuement.25 Un discours chez Foucault se traduit par les différentes utilisations du langage à des fins sociales, institutionnelles ou disciplinaires. Certains de ces discours se retrouvent exclus car ils ne visent 24 Page 3 de ce mémoire. Foucault, Michel. L'ordre Du Discours: Leçon Inaugurale Au Collège De France Prononcée Le 2 Décembre 1970. Paris: Gallimard, 1971. Print. 21 25 14 pas à ces fins : par exemple, le discours du fou ou le discours reconnu comme faux sont rejetés. En prenant en compte les trois exemples mis en valeur par Michel Foucault, on constate que la convergence de la médecine et de la littérature ne relève ni du tabou, ni d’une expression de la folie, mais peut condamner la recherche d’une vérité, car les deux éléments sont considérés, comme nous l’avons vu à partir du XIXe siècle, comme institutionnellement incompatibles. Néanmoins, au début de son essai, G.S. Rousseau note que malgré les rares études sur le sujet, les deux disciplines sont très souvent confrontées. On constate en effet l’apparition fréquente de la figure du médecin dans le roman de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, tout comme l'influence de la médecine antique grecque dans les poèmes d'Homer26, ou encore les théories pathologiques de la mélancolie développées chez Burton pendant la Renaissance27. Il y a donc une difficulté qui subsiste dans la problématique d'une possible interaction entre médecine et littérature. G.S. Rousseau va parvenir à l’identifier. D'une part, l'interaction est caractérisée par un premier mouvement, qui se traduit par l'intrusion fréquente de la source médicale dans les récits de fiction, comme nous l'avons vu à travers les exemples ci-dessus. Toutefois, la direction inverse, traduite par les effets de la littérature sur la médecine, n'a pas suscité beaucoup d'intérêt dans la sphère académique. The arrows of influence in this body of scholarship are always drawn in one direction: from medicine to literature.28 On constate alors qu’il existe un dialogisme intrinsèque dans une telle interaction. Deux mouvements sont en réalité possibles : de la médecine vers la littérature, le plus commun, ou à l'inverse, celui de la littérature vers la médecine. G.S. Rousseau illustre la manière dont le premier de ces mouvements a toujours prévalu sur le second. La grande majorité des analyses ne considère l’interaction que d'une façon monologique, alors qu'en réalité, deux types de discours doivent être considérés. Par conséquent, il est possible que la raréfaction et l'exclusion des discours traitant de l'interaction viennent de ce problème d’ignorer le dialogisme de l’interaction. Il est préalablement nécessaire de définir les deux sortes de discours que nous venons 26 Voir Holmes, B. (2010). The symptom and the subject: The emergence of the physical body in ancient Greece. Princeton, N.J: Princeton University Press. Print 27 Voir Burton, Robert. The Anatomy of Melancholy. Philadelphia: Jas. B. Smith, 1859. Print. 28 Rousseau, G. S. "Literature and Medicine: The State of the Field." Isis 72.3 (1981). Print. 409 15 d'identifier, illustrés par deux mouvements opposés, pour ainsi explorer de manière plus précise leur correspondance avec le roman de Céline. Nous conférerons l’appellation de "littérature médicale" au premier discours, plus commun et plus largement traité par les chercheurs. Puis, nous tenterons de mettre en lumière l'autre direction de l'influence sous le terme de "médecine narrative", exemple potentiel de l’influence de la littérature sur la médecine. De la médecine à la littérature Bien que la médecine soit présente à travers les intrigues, en tant que cadre diégétique, ou bien attachée à la profession des personnages d'un récit, ces constatations manquent à définir l'interaction de manière claire. Le problème vient du fait que la médecine soit souvent considérée comme une simple illustration du récit, un élément passif qui fait partie de l'histoire qui n'est là que de manière descriptive. De telles inclusions superficielles peuvent s'expliquer, premièrement, par le contexte historique et la vie de l'auteur. Par exemple, si l'on considère que dans une œuvre, un écrivain reflète, d'une certaine manière, les habitudes et pratiques de son époque, alors les pratiques médicales d'une certaine période historique peuvent se manifester textuellement. Selon les termes de G.S. Rousseau, un auteur parlant de médecine « absorbe » et assimile le savoir scientifique de son siècle. Il n'est donc pas nécessaire d'avoir développé de compétences requises dans le domaine médical afin de retransmettre la médecine dans une œuvre. De la même manière que l'on peut délimiter différents mouvements littéraires suivant une période historique donnée, ce type de catégorisation historique séparant les différentes pratiques de la médecine sont observables en littérature. Par exemple, la pathologie mélancolique devient un thème très commun dans les ouvrages de la Renaissance, et l'eugénisme se développe dans les fictions du XXe siècle29. Cette périodisation de la médecine permet non seulement d'expliquer la création littéraire historiquement, à partir du reflet des pratiques médicales d'une époque, mais aussi de justifier facilement l'absorption du savoir médical par un écrivain non praticien. Notons ici que la médecine est alors mise à contribution de la littérature de manière non productive, mettant la littérature à priori dans une posture passive et non créatrice par rapport à son moment culturel et 29 Sur l’eugénisme en France, voir Schneider, William H. Quality and Quantity: The Quest for Biological Regeneration in Twentieth-century France. Cambridge: Cambridge UP, 1990. Print. 16 social. La médecine est traitée alors comme objet passif et non comme sujet actif. La manière dont un auteur est influencé, ancré, ou absorbé par la médecine de son temps demeure en effet un élément énigmatique : Secondly, explanations of the method by which the writer has "absorbed" the medicine of his age are often lacking. It may be that the omission is necessary, even in the best of possible worlds. Except for cases in which the libraries of writers are extant in sales catalogues-hopefully with their marginalia-or for cases in which the authors have revealed their method of composition, there is no discussion, let alone analysis, of the dynamics of influence.30 L'auteur reconnaît la lacune de son argument et parle d'une « omission » dans le discours. Notre objectif est de révéler, dans Voyage au bout de la nuit, ce qui a été omis dans le type de discours, identifié comme littérature médicale. Le mouvement de la médecine vers la littérature, jusqu'à présent analysé, omet de considérer une forme particulière de l'influence : il s'agirait d'une influence de type « dynamique » de la médecine sur la littérature, et qui n'aurait jamais été encore considérée. En d'autres termes, la médecine a toujours été perçue comme un élément passif dans le récit, preuve de l'ancrage d'un écrivain dans son temps. La présence de la médecine dans une œuvre littéraire n'a jamais été pleinement considérée comme elle-même productrice du récit. Finalement, cet article nous permet d'identifier le premier discours que nous avons appelé littérature médicale. Il s'agira, dans la deuxième partie de ce mémoire, de révéler ces zones d'ombres soulignées par G.S. Rousseau, afin de compléter les caractéristiques de ce discours, et de définir clairement ses mécanismes. Nous visons à poursuivre la thèse de G.S. Rousseau, selon laquelle la médecine est l'élément créateur du récit. Il a généralement été considéré que la médecine était une simple source historique absorbée par un écrivain, alors qu'au contraire, il serait nécessaire de la voir comme cause ou dynamique productrice du récit. Nous allons entrevoir la mesure selon laquelle la médecine n'est pas une source, mais un sujet à part entière, qui agit et peut produire le récit, se détachant complètement de l'impact de la vie de l'auteur. Entrevoir la médecine comme élément producteur permettra de remédier à l'« omission » qui rend les analyses des récits au contenu médical jusqu'à présent très superficielles. Dans cette 30 Rousseau, G. S. "Literature and Medicine: The State of the Field." Isis 72.3 (1981). Print. 408 17 optique, le roman Voyage au bout de la nuit se révèlera particulièrement intéressant. De la littérature à la médecine Dans un second temps, le discours que nous avons identifié en tant que "médecine narrative" résulte de l'influence de la littérature sur la médecine. Selon G.S. Rousseau, ce mouvement de l'interaction n'a jamais été traité de manière significative dans le cadre universitaire, et c'est avec d'autant plus de difficulté que l'on peut tenter d'en établir les caractéristiques. Alors que précédemment, le tableau de la "littérature médicale", bien que critiqué pour sa superficialité, a pu être clairement dressé, celui qui définirait la "médecine narrative" semble plus difficile à établir. Tout d'abord, G.S. Rousseau note que l'utilisation du langage est commune dans les deux disciplines. De la même manière, dans un ouvrage intitulé Open Fields : science in cultural encounter, Gillian Beer souligne que le lien entre les sciences et la littérature peut se trouver dans l'utilisation du langage. Much recent work on ‘science and literature’ has emphasized those features which the two enterprises have in common, particularly in their relation to language.31 De façon similaire, G.S. Rousseau note dans son article que le mot « choléra » peut avoir une signification différente dans un texte littéraire et dans un texte en médecine, alors que toutefois l'utilisation du signifiant demeure la même. Finalement, il évoque aussi la manière dont la production littéraire influence le monde médical, dans la mesure où elle peut être une source d'inspiration pour, par exemple, l'architecture des hôpitaux, ou la manière dont les espaces cliniques sont organisés: Research may reveal that imaginative literature (and other arts, especially painting) had provided medicine with some of the ideas for its environments. Certainly there can be no doubt that the scripts performed on television are the source of some of the recent visual changes in these medical spaces.32 Les scripts en télévision ne sont peut-être pas de la littérature, toutefois ils utilisent aussi les méthodes de construction du récit propres à une approche narratologique. En soulignant à la fois 31 32 Beer, Gillian. Open Fields: Science in Cultural Encounter. Oxford: Clarendon, 1996. Print. 149 Rousseau, G. S. "Literature and Medicine: The State of the Field." Isis 72.3 (1981). Print. 413 18 l'étude du langage (étude du mot « choléra ») et le principe de narratologie comme liens possible entre littérature et médecine, G.S. Rousseau vient de mettre en lumière deux éléments cruciaux qui contribueront à définir l'influence de la littérature sur la médecine. Il s’agit en effet de deux outils mis en lumière dans la théorie de Rita Charon sur la médecine narrative, appellation qui nous a inspiré pour designer le deuxième type de discours. Son argument illustre une influence possible de la littérature sur la médecine : il est nécessaire pour un médecin de développer des compétences narratives, c’est-à-dire la capacité à lire et à interpréter des textes, afin de faire meilleur usage de l'exercice de la médecine : I use the term narrative medicine to mean medicine practiced with these narrative skills of recognizing, absorbing, interpreting and being moved by stories of illness.33 En outre, les capacités narratives pouvant être mises au service de la médecine seront davantage illustrées dans le troisième chapitre de ce mémoire. Nous venons ainsi d'identifier le dialogisme intrinsèque à l'interaction entre médecine et littérature. Dans Voyage au bout de la nuit, il est intéressant de noter, d'une part, la manière dont les deux disciplines cohabitent de manière homogène et non hétérogène, et, d'autre part, la présence simultanée des deux discours identifiés plus tôt – à savoir la littérature médicale et la médecine narrative. Nos analyses viseront à explorer davantage les champs d'interaction entre médecine et littérature, sujet encore très peu traité dans les études littéraires, pour également définir plus clairement ce qu'est la littérature. Premièrement, nous constaterons des effets dynamiques de la médecine sur le récit. Deuxièmement, il s'agira d'illustrer l'influence d’aspects littéraires tels que la narratologie sur l’exercice de la médecine. 33 Charon, Rita. Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness. Oxford: Oxford UP, 2008. Print. 4 19 Chapitre 2 : La médecine comme moteur du récit Célinien I. L'origine médicale du premier roman de Céline Les profonds changements du XIXe siècle en France établissent une certaine division entre les sciences et la littérature, qui sont alors considérées comme deux univers poreux. Par conséquent, le premier roman de Céline est problématique, dans la mesure où il semble faire converger les deux univers. La situation de l’auteur Un syncrétisme culturel se reflète à travers, tout d'abord, la duplicité identitaire de l'auteur. Certains aspects autobiographiques retrouvés dans le roman – comme par exemples les voyages en Afrique et en Amérique du personnage principal Bardamu qui correspondent à deux LouisFerdinand Céline – nous invitent à investiguer sur la vie de l'écrivain. Louis-Ferdinand Céline, né Louis-Ferdinand Destouches au mois de mai 1894, est un médecin et écrivain français qui a soutenu sa thèse en médecine en 1924. Il installe sa propre office en banlieue parisienne dès 1928. S'étant plus tôt engagé comme volontaire pendant la première guerre mondiale, il sera toutefois réformé héroïquement pour cause de grave blessure. Dans une biographie consacrée à Céline, Nicolas Hewitt révèle les circonstances de celle-ci34. Ferdinand reçoit une balle dans le bras une nuit de novembre 1914, avant d’être récompensé de la médaille militaire à l'hôpital du Val de Grâce, quelques jours plus tard, à Paris. Les mois de convalescences dans les hôpitaux parisiens prirent donc une place importante dans la vie de Céline, ce qui révèle notamment une peur de l'anesthésie : Celine refused anesthetic, fearing that his arm might be amputated35 Les premiers chapitres de Voyage au bout de la nuit s’inspirent de cet épisode, et traduisent l’aventure de la guerre et des tribulations entre les différents hôpitaux après sa blessure : « Alors je suis tombé malade, fiévreux, rendu fou, qu’ils ont expliqué à l’hôpital, par la peur. C’était 34 35 Hewitt, Nicholas. The life of Céline: a critical biography. Oxford, UK: Blackwell, 1999. 26 Ibid. 28 20 possible. »36 (61). La pathologie de la peur qui se développe par la suite dans les hôpitaux est davantage renforcée dans le récit que la blessure de guerre étant elle-même à l’origine du séjour en clinique. Cela dévoile sans doute que le développement de l’hypocondrie a été plus marquant pour Céline que sa blessure. Si l'insistance du thème de la nuit pendant la guerre lors des déplacements de l'escadron à l'aveugle à travers les villages permet de définir le voyage au bout de la nuit au sens propre du terme37, il s’agira cependant véritablement d’un voyage au bout de la maladie dans la suite du roman. Le futur auteur Louis-Ferdinand Céline cherchera ensuite à se faire une situation financière, et parviendra à entreprendre des études de médecine pendant sa convalescence. Il rédigera fortuitement un premier roman, Voyage au bout de la nuit, en 1932, en prenant le pseudonyme de Céline, nom emprunté à sa grand-mère, pour signer ses œuvres littéraires. Le lien entre ces deux épisodes de la vie de Céline, à savoir le passage entre le monde médical et littéraire, est tout à fait intéressant. Le roman Voyage au bout de la nuit, qui certes s’inspire d’éléments médicaux à partir de la vie de l’auteur, ne semble pas lié à la médecine de manière totalement anecdotique. Nous avions vu dans le premier chapitre de ce mémoire que les auteurs sont souvent influencés par la situation médicale de leur époque, mais que la médecine était alors un élément anecdotique et non créateur du récit. Nous allons voir ici que la médecine semble au contraire avoir joué un rôle prépondérant dans la genèse du texte. En dépit de cette entrée en littérature en 1932, Céline souhaite par exemple conserver sa profession de médecin, et accueille volontiers les journalistes dans son cabinet, en blouse blanche de praticien. Philippe Roussin, dans son ouvrage Misère de la littérature, terreur de l'histoire, souligne la manière dont l'identité de Céline portait cette duplicité dans les articles de presse de 1932 : Tandis que les premières photographies de Céline qui paraissent dans la presse le montrent dans l'habit de la profession, entourés de collègues attachés comme lui au dispensaire municipal d'hygiène de Clichy, lui-même choisit de se présenter ainsi à 36 Toutes les références ne renvoyant pas à un auteur ou à une note de bas de page sont issues de: Céline, Louis, and Henri Mondor. Voyage au bout de la nuit suivi de Mort à crédit. Paris: Gallimard, 1962. 37 Ceci est illustré dans les premiers chapitres décrivant l’épisode de la guerre par le nom de la ville de NoirceurLes-Lys qui évoque la nuit, la répétition récurrente du mot « feu » permettant de se distinguer pendant la nuit, ou encore l’importance du bruit comme moyen seul moyen de distinguer les choses pendant la nuit et se déplacer. 21 L. Desclaves, l'un des membres influents du jury du prix Goncourt, dans une lettre sur papier à en-tête du dispensaire (Ville de Clichy. Seine / Services municipaux d'hygiène et d'assistance sociale / 10, rue Fanny/ Dispensaires municipaux) : « Vous avez peut être eu la bienveillance de parcourir mon livre Voyage au bout de la nuit que je présente à votre suffrage pour le Goncourt de cette année. Je me suis demandé s'il vous serait agréable ou utile de connaître l'auteur, et dans ce cas j'aurais l'honneur de me présenter à vous, quand vous voudrez, où vous voudrez. Je suis médecin dans ce dispensaire municipal, c'est mon métier après vingt autres. » 38 Cette double spécialisation incarne l'intersection des champs littéraire et médical. On constate aussi qu’à travers certaines correspondances retrouvées, notamment recueillie dans les Lettres à Henri Mondor39, Céline souhaitais que le chirurgien et écrivain Henri Mondor rédige la préface de l'édition pléiade de ses deux premiers romans, Voyage au bout de la Nuit suivi de Mort à crédit, en 1962. En faisant introduire son œuvre par un médecin renommé, Céline contribue une fois de plus à renforcer la provenance médicale de son œuvre. Henri Mondor y tente de décrire la vocation littéraire de Céline, et souligne déjà la complexité identitaire de l’auteur, oscillant entre médecin et écrivain. Il débute l’avant-propos par cette citation d’une interview de Céline : Tant écrire, soudain, était-ce vocation littéraire ? A cette question Céline a opposé, en le commentant, un non très énergique : ‘je n'avais pas, je n'a jamais eu de vocation littéraire, mais j'avais très fort la vocation médicale... tout enfant... être écrivain me paraissait stupide et fat... je fus écrivain malgré moi, si j'ose dire ! Et par la médecine !’40 L’auteur incarne donc le syncrétisme de l'expérience de la médecine et de la littérature. Toutefois, l'identité médicale semble précéder l'identité littéraire. Comme l'affirme Céline ici, sa vocation était d'abord médicale, et l'entrée en littérature s'est faite par la suite. Cette citation démontre aussi clairement l’origine médicale de l'écriture du roman: l'inspiration ne serait pas venue de lui-même, mais « par » la médecine. L'idée de l'extériorité de la création littéraire, aperçue sous l'effet de la préposition par, sous-entend l'engendrement extérieur à l'écrivain de l'écriture. Comme nous l'avons précisé dans la première partie de ce mémoire, G.S. Rousseau 38 Roussin, Philippe. Misère De La Littérature, Terreur De L'histoire: Céline Et La Littérature Contemporaine. Paris, France: Gallimard, 2005. 29 39 Lettre du 15 février 1957, voir Céline, Louis-Ferdinand, and Cécile Leblanc. Lettres à Henri Mondor. Paris: Gallimard, 2013. Print. 87 40 Céline, Louis, and Henri Mondor. Voyage au bout de la nuit suivi de Mort à crédit. Paris: Gallimard, 1962. Avant propos, VIII. 22 déclare que parfois, c'est la médecine qui provoque l'acte de création d'une production littéraire. Cette conception n'a selon lui pas été encore développée suffisamment dans le milieu académique, car la création littéraire est souvent considérée comme "organique", se générant elle-même, et non engendrée par un corps externe de manière "mécanique" : These interdisciplinary discussions have often avoided crucial questions and produced superficial analyses. Especially lacking is any notion that medicine itself can have formed the writer's primary urge, perhaps because such an idea is too constricting to be entertained seriously by literary critics whose sense of "the act of creation" is organic rather than mechanistic.41 Ainsi, le récit serait né de la situation d'être médecin. De manière plus évidente, nous allons voir que le début de la pratique de la médecine, parallèlement à la lutte contre la maladie elle-même, vont, chez Céline, déclencher une ambition littéraire. N. Hewitt note une discordance entre la vie de Céline d’une part, et l’attitude du narrateur dans le roman d’autre part, à travers ce premier épisode de guerre. Par exemple, le début de Voyage au bout de la nuit illustre une attitude fortement antipatriotique de la part de Bardamu, qui souhaite déserter, tandis que les correspondances réelles de Ferdinand à ses parents, ainsi que son expérience sur le front d'après les témoignages de ces compagnons, ont prouvé un comportement patriotique et motivé à gagner cette guerre42. Suite à sa blessure pendant la nuit de 1914 et une convalescence de quelques mois, Ferdinand est envoyé dès mai 1915 dans les colonies d'Afrique, afin de travailler au service d'une compagnie forestière au Cameroun. Cette période de la vie de Céline révèle non seulement un travail très rude et démoralisant, mais surtout une prise abusive de médicaments afin de lutter contre les maladies de la colonie : […] the demoralization also took a form of hypochondria, and Céline spent the voyage dipping into his medicine chest, particularly for quinine, the same quinine which left him buzzing in the ears.43 Alors que le biographe avait noté, dans les correspondances de Céline, de nombreuses difformités entre l'attitude de l'auteur et celle de son personnage, une similarité commence à 41 Rousseau, G. S. "Literature and Medicine: The State of the Field." Isis 72.3 (1981). Print. 408 Hewitt, Nicholas. The life of Céline: a critical biography. Oxford, UK: Blackwell, 1999. 25 43 Ibid. 33 42 23 apparaître dans ces lettres d'Afrique. C'est donc probablement la situation en Afrique – caractérisée par le manque d’hygiène et la multiplication des maladies, un contexte favorisant l’attitude hypocondriaque de l’auteur – qui semble avoir forgé l'imaginaire de Voyage au bout de la nuit. Les correspondances de Céline faite à ses parents durant cette période montrent que c’est dans ce contexte de lutte contre l’infection que les attitudes de l’auteur et du narrateur se recroisent. En effet, N. Hewitt met en parallèle le changement de comportement de Céline en Afrique avec l’animosité retrouvée dans le style d’écriture célinien : His capacity for animosity, so characteristic of his later career and so a vital fuel for his writing, was already clearly visible in his writing from Africa.44 Il note aussi que c'est en Afrique que Céline débute à pratiquer la médecine de manière clandestine, avant d'entreprendre ses études dès son retour en France. L'exercice de la médecine, dans la vie de Céline, semble ainsi constituer l'élément qui a motivé l'écriture d'un premier roman : ce commencement de l’exercice de la médecine en Afrique correspond aussi au moment ou Céline a débuté à écrire : At the same time, the African episode is the first period in Celine’s life when a consistent literary ambition begins to emerge. Much more than the correspondence from Germany and England, or the letters from the army and the front, the correspondence from Africa is essentially literary, striving for verbal pictures and, above all, effect. It is no coincidence, therefore, that this should be the period of his first attempts at formal creative writing45 Ainsi, un mouvement du médecin vers l'écrivain est visible chronologiquement, de part le fait que Céline soutienne sa thèse de médecine en 1924 et que son entrée dans le monde littéraire ne se fait qu'en 1932, mais aussi, car l'œuvre littéraire semble être née de la situation de la médecine et de la peur de la maladie. Dans les deux cas, la médecine précède la littérature. On constate cela au niveau des dates, mais aussi dans la manière dont l’univers de la maladie, des hôpitaux et de l’exercice de la médecine ont contribué à lancer Céline dans l’écriture. Ainsi, la convalescence hospitalière développe une hypocondrie chez Céline, qui va se radicaliser en Afrique, et développer une obsession de lutte contre l’infection et une animosité visible dans le style d’écriture Célinien. Ajoutés à la volonté de garder l’identité de médecin après la parution 44 45 Hewitt, Nicholas. The Life of Céline: A Critical Biography. Oxford, UK: Blackwell, 1999. Print. 33 Ibid. 35 24 du premier roman, ces éléments soulignent à quel point la maladie et la médecine ont joué un rôle non anecdotique, et ont contribué à créer Voyage au bout de la nuit. Finalement, le fait que la médecine et la maladie précèdent le roman est important, dans la mesure où notre objectif est de démontrer la manière exacte dont la médecine est un élément producteur de récit, et donc précède la genèse d’une œuvre, au lieu de représenter un univers passivement produit par la narration. Ces mécanismes seront révélés dans la seconde section de ce chapitre. La situation de l’œuvre D'autre part, l'hybridité est aussi reflétée par la forme de l'œuvre. Il s'agit d'une autobiographie apocryphe, portant à la fois les caractéristiques subjectives de l'autobiographie, tout en possédant une envergure fictionnelle. Voyage au bout de la nuit est un roman écrit à la première personne depuis la focalisation interne de Ferdinand Bardamu, personnage dont les multiples expériences correspondent étroitement à celles de la vie de Louis Ferdinand Céline. Ainsi, les bases d'un univers réel, et fortement médicalisé, va servir de socle pour produire de la fiction. En outre, l'identité du personnage fictionnel identifiable à Céline est également double. Ferdinand Bardamu sera, au début du roman, un patient à part entière, souffrant de maux divers et fréquentant différents hôpitaux. Puis, à la fin de l'œuvre, il exercera définitivement la médecine en banlieue parisienne. De nombreux liens entre l'auteur et le personnage principal narrateur contribuent à l'effet autobiographique dans la fiction. Le récit à la première personne d'un protagoniste portant le même nom que Céline, le docteur Ferdinand Destouches Bardamu, reflète une chronologie évènementielle similaire à la vie de l'auteur. D'une jeunesse en tant que soldat en 1914, en passant à travers les hôpitaux pour blessés de guerre, puis un voyage aux Etats-Unis et en Afrique, avant un retour en France pour exercer la médecine dans la banlieue parisienne, les frontières entre la fiction et l'autobiographie sont donc très minces. D'autre part, au niveau du style de l'écriture, Céline va innover vers une écriture qui lui est propre, et qui elle-même oscille entre différents niveaux de crédibilité. Par exemple, de nombreux recours à la vraisemblance ornent le récit par touches, ce qui brouille les frontières entre fiction et réalité. Ces courts passage descriptifs de lieux connus par l'auteur Céline, et donc inspirés d'une expérience réelle, 25 permettent d'entrer dans des détails et fournir des éléments parfois non indispensables à la progression du récit. Selon Roland Barthes, cet effet de réel se définit par un arrêt du temps de la narration pour s’attarder sur un détail qui n’est pas moteur du récit, mais source de vraisemblance46. Cet effet de réel ne sert pas l’intrigue, mais n’est pas non plus totalement inutile, car il contribue à un effet de style. Lors de son transfert vers l'hôpital de Bicêtre, le personnage principal décrit avec vraisemblance l'architecture du bâtiment : Dans ce même bastion séjournèrent par la suite avec nous des vieillards de l'Assistance publique. On avait construit pour eux, d'urgence, de nouveaux bâtiments garnis de kilomètres de vitrage, comme des insectes. Sur les buttes d'alentours, une éruption de lotissements étriqués se disputait des tas de boue fuyante mal contenue entre des séries de cabanons précaires. A l'abri de ceux-ci poussent de temps en temps une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dégoutées consentent à faire hommage au propriétaire. (85) Notons ici l'opposition entre les ordres de grandeurs : les « kilomètres de vitrage », les « séries de cabanons », les « buttes » et les « lotissements » se réfèrent à des objets dont la taille excède celle des « insectes » et des « limaces ». Dans cette courte parenthèse descriptive qui suspend l'écoulement du temps du récit, on peut remarquer un mouvement d’une vue générale vers la vision du particulier. Ce mouvement est véhiculé grâce aux variations lexicales indiquant différentes échelles de mesure. La « limace » peut incarner ce que R. Barthes appelle un référent blanc, car elle constitue une information non indispensable au déroulement récit, tel un ornement qui certes apporte un effet de vraisemblance au roman, mais lui confère aussi une certaine superficialité. Il est possible de comparer l'élément de la limace au tas pyramidal dans ce passage de Flaubert, donné pour exemple chez R. Barthes de réfèrent blanc : […] un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons47 Par ailleurs, ce mouvement illustrant la capacité visuelle à déceler les détails depuis une vue universelle à grande échelle souligne également un regard clinique. Selon la théoricienne Rita Charon, auteur de l'ouvrage Narrative Medicine, la distinction de l'élément particulier depuis un ensemble plus général, au fil de la narration, correspond à un mécanisme propre à l'exercice de la 46 Barthes Roland. L'effet de réel. In: Communications, 11 (1968). Recherches sémiologiques le vraisemblable. Print. 84-89 47 Ibid. 26 médecine. Selon elle, la pratique de la médecine peut être améliorée par ce qu'elle appelle une compétence narrative : Nonnarrative knowledge attempts to illuminate the universal by transcending the particular; narrative knowledge, by looking closely at individual human beings grappling with the condition of life, attempts to illuminate the universals of the human condition by revealing the particular.48 Un médecin établit donc un diagnostic, et parvient à révéler la généralité d'une maladie d'après une observation particulière des différents symptômes exprimés par le corps. Ce type de description confirme l'identité médicale du regard depuis lequel la narration se focalise. Il s’agit d’un regard clinique du médecin sur son environnement. Michel Foucault confirme cette idée dans son ouvrage The Birth of the Clinic; an Archaeology of Medical Perception, lorsqu’il décrit la manière dont le regard clinique s’exprime chez un médecin : […] the gaze must restore as truth what was produced in accordance with a genesis: in other words, it must reproduce in its own operations what has been given in the very movement of composition. It is precisely in this sense that it is ‘analytic’.49 Selon Foucault, le regard clinique lève le masque d’une vérité – la maladie à déceler – en restaurant les éléments qui la constituent au départ. La finalité se trouverait donc dans l’origine. Cela correspond bien au rôle du médecin, car sa tâche est de traduire, par l’observation, les signes présentés par le corps. Pour traduire ces signes, le médecin met en rapport les manifestations pathologiques avec le désordre organique qui les pose ou les constitue au départ. Cette situation de départ est donc reliée à la maladie à déchiffrer au final. Le regard clinique décrit par M. Foucault correspond ainsi à l’exercice de la médecine. L’importance du regard est également très présente pour le narrateur de Voyage au bout de la nuit. Bardamu possède un regard expressément clinique, car non seulement il parvient à déceler le particulier de l’universel, mais aussi, il note systématiquement, par le regard, les aspects physiques des personnages qu'il rencontre dès le premier abord. C'est particulièrement le cas lorsque Ferdinand rencontre l'abbé protiste à la fin du roman : Et puis je me l'imaginais, pour m'amuser, tout nu devant son autel... C'est ainsi qu'il 48 Charon, Rita. Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness. Oxford: Oxford UP, 2006. 9 Foucault, Michel. The Birth of the Clinic; an Archaeology of Medical Perception. New York: Pantheon, 1973. Print. 108 49 27 faut s'habituer à transposer dès le premier abord les hommes qui viennent vous rendre visite, on les comprend bien plus vite après ça, on discerne tout de suite n'importe quel personnage dans sa réalité (332) Pareillement, il se décrit également lui-même comme un malade lors de son retour à Rancy : « Je prenais l'air d'un tuberculeux. » (263). L’importance de la vue et du regard est soulignée dans ces exemples par les verbes « discerner » et « prendre l’air ». L’observation visuelle chez le médecin est la première étape de l’établissement d’un diagnostic d’après M. Foucault : In the schema of the ideal investigation sketched by Pinel, the general indication of the first stage is visual: one observes the present states in its manifestations.50 Ainsi, le regard clinique selon M. Foucault est capable de restaurer et analyser les éléments de départs qui causent une maladie grâce au discernement des symptômes. La capacité à restaurer les détails visuels d’une vision générale, chez le narrateur dans Voyage au bout de la nuit, se traduit textuellement par d’autres exemples de procédé récurrents tels que l’énumération. Ce procédé se rattache également au regard analytique clinique foucaldien qui consiste à restaurer tous les éléments de départ pour constituer un tout à révéler, notamment dans cette description qui vise à résumer la situation de la guerre : J’avais vingt ans d’âge à ce moment là. Fermes désertes au loin, des églises vides et ouvertes, comme si les paysans étaient partis de ces hameaux pour la journée, tous, fêter à l’autre bout du canon, et qu’ils nous eussent laissés en confiance tout ce qu’ils possédaient, leurs campagne, les charrettes, brancards en l’air, leurs champs, leurs enclos, la route, les arbres, et même les vaches, un chien avec sa chaîne, tout quoi. (16) Parmi tous ces "référents blancs" ou éléments descriptifs qui ne semblent pas influer sur le cours du récit, l’intrusion médicale de l’expression « brancards en l’air », servant de métaphore pour décrire les charrettes, mise en exergue par l’absence d’article et brisant ainsi le rythme de la phrase, renvoie implicitement, de manière proleptique, au savoir médical présent chez le narrateur plus tard dans la narration. Ainsi, l'optique de Rita Charon, selon laquelle le regard du médecin illumine l'universel de l'humain en révélant une particularité, ou bien, d’autre part, la théorie de Michel Foucault sur le regard clinique, illustrent la même vision médicale du personnage de Bardamu. Ainsi, la manière 50 Ibid. 111 28 dont la narration est formée, depuis la focalisation interne de Bardamu, montre à quel point la structure du récit a pu se construire à partir de l’univers extérieur de la médecine. Finalement, l'esthétique de l'hybridité à plusieurs niveaux – celui de l'auteur, de l'œuvre et du personnage principal – permet d'entrevoir une coexistence possible de la dualité entre médecine et littérature. Néanmoins, il est nécessaire de remarquer que le médecin et le patient constituent deux subjectivités très différentes. Il est à présent crucial de prendre en compte les différences qui se manifestent entre chaque intériorité, afin de mieux comprendre l'influence de la médecine sur ce roman. Notons que l'expérience du médecin et celle du patient encadrent le roman : Bardamu est souffrant au début de l'œuvre, avant de finir le récit en exerçant la médecine. A l'instar des interactions présentes lors d'une consultation entre médecin et patient, nous allons voir qu'il est possible de procéder à une lecture médicale du récit, et ainsi d'élever la médecine au niveau de théorie à part entière. Nous avons vu que rôle du médecin était d'interpréter les signes émis par le patient afin de détecter la maladie et de constituer un diagnostic. Dans cette même logique, de nouvelles théories sur le langage au cours du XXe siècle permettent de définir le langage comme un système de signes à interpréter. Les principes de sémiologie et sémiotique peuvent éclairer la manière dont fonctionne le langage, mais aussi illustrent des mécanismes médicaux qui ici sont intrinsèques à la production romanesque. En effet, la sémiotique et la sémiologie sont à la fois des termes linguistiques et médicaux. Par conséquent, l'expérience vécue par le médecin dans un cabinet médical s'apparente à l'expérience littéraire d’un lecteur, dans la mesure où les deux possèdent la tâche commune d'interprétation des signes. Il est à présent possible de mettre en lumière les mécanismes propres à la médecine qui ont généré le récit. II. La sémiotique médicale et l'étude des signes dans Voyage au bout de la nuit Au début du XXe siècle, une nouvelle théorie vient bouleverser la façon dont on peut considérer la production de signification. Ferdinand de Saussure reprend et développe le concept de sémiologie, originellement situé dans le paradigme médical, afin de le retranscrire au niveau de l'étude du langage. La sémiologie se réfère traditionnellement à l'étude des signes permettant de diagnostiquer un trouble ou une lésion chez un patient. Le concept fut inventé par le 29 philosophe grec Hippocrate au Ve siècle av. J-C, et révolutionne la façon d'exercer la médecine dans l'Antiquité. Cette définition se conservera jusqu'au XIXe siècle, visible notamment dans le dictionnaire d'Emile Littré de 1883, dans lequel on constate que la notion de sémiologie se réfère à la « partie de la médecine qui traite des signes des maladie »51. Saussure va ainsi réutiliser la sémiologie pour développer une nouvelle théorie qui consiste à associer un mot à sa signification, c'est à dire le signifiant et le signifié. Un système entier de production de signification prend donc son origine sur des mécanismes propres à la médecine. Aujourd'hui appliquée à l'analyse de textes, la sémiologie nous permet d'entrevoir la possibilité d'étudier les signes d'une maladie comme les signes du langage. Dans cette tentative, notons toutefois une différence fondamentale. La relation établie entre un symptôme et une maladie est différente de celle qui relie le signifiant et le signifié. En premier lieu, le lien qui rattache une maladie et son symptôme est existentiel. Le symptôme peut être lu comme un signe qui se réfère à une maladie en particulier, car cette dernière ne peut exister sans la manifestation de ce symptôme. Or, à l'inverse, la relation entre le signifiant et le signifié est totalement arbitraire. Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant et d’un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire.52 Ferdinand de Saussure donne l'exemple du mot « bœuf » qui se prononce différemment à travers les langues. Ainsi, le signifié de « bœuf » possède un signifiant différent selon l'utilisation variée du langage, ce qui prouve l’arbitrarité entre les deux éléments: Ainsi l’idée de « sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-ö-r qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes : le signifié « bœuf » a pour signifiant b-ö-f d’un coté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de l’autre.53 Les travaux du philosophe américain Charles Sanders Peirce permettent de remédier à cette différence. Par exemple, ce dernier prend en compte d’autres types de relations entre un 51 Littré, Emile. Dictionnaire De La Langue Française. Tome quatrième. Paris: Hachette, 1883. Print. 1889 Saussure, Ferdinand De. Cours De Linguistique Générale. Paris: Payot, 1982. Print. 100 53 Ibid. 52 30 signifiant et son signifié, qui ne sont pas arbitraires. Il dénombre en effet trois types de signes qui diffèrent de ceux du langage. Entre autres, le terme "d’index", ou plus généralement "indice", est utilisé pour illustrer la relation de contiguïté ontologique entre les deux éléments, à l'instar du symptôme et de la maladie. Ainsi, dans l’optique de Charles Peirce permet d’entrevoir un certain type de signe – ou de relation entre signifiant et signifié – qui ne soit pas arbitraire : I define an Index as a sign determined by its dynamic object by virtue of being in a real relation to it. Such is a Proper Name (a legisign); such is the occurrence of a symptom of a disease.54 Ducrot et Todorov confirment cet exemple médical de l'index – ou en français « indice » – dans leur Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage : L’indice est un signe qui se trouve lui-même en contiguïté avec l’objet dénoté, par exemple l’apparition d’un symptôme de maladie, la baisse du baromètre, la girouette qui montre la direction du vent, le geste de pointer.55 Les deux autres types de signes sont l'icône, qui fonctionne par ressemblance, tel une image qui renvoie à une certaine signification picturale, et le symbole, qui renvoie à la convention culturelle de l'objet.56 Au delà de la notion de sémiologie développée par F. de Saussure, la notion de sémiotique inaugurée par Charles Peirce permet ainsi d'entrevoir un traitement médical de la fiction dans Voyage au bout de la nuit pour une raison principale : la sémiologie rend possible une interprétation textuelle (interprétation de signes linguistiques) selon les mêmes mécanismes d’interprétation des symptômes médicaux. Il s’agit d’un principe d’analyse textuelle basé sur des mécanismes qui sont aussi inhérents à la médecine. Nous allons tenter de montrer la façon dont la production du récit peut passer sous la supervision de la médecine, dans Voyage au bout de la nuit, à travers deux symptômes particuliers du texte. Finalement, la littérature peut théoriquement être traitée dans une optique pathologique, car il est possible d'interpréter ses signes tels les symptômes d'un patient. En considérant les parallèles possibles entre patient et écrivain, maladie et récit, et médecin et lecteur, nous allons tenter 54 Peirce, Charles S. Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Volume 4. Cambridge: Belknap Press of Harvard University Press, 1958. Print. 228 55 Ducrot, Oswald, and Tzvetan Todorov. Dictionnaire Encyclopédique Des Sciences Du Langage. Paris: Éditions du Seuil, 1972. Print. 115 56 Ibid. 31 d'élever la médecine à un statut de système de signes à part entière. Notre but est de déceler les différents indices ou symptômes à travers le texte. Ce nouveau système producteur de sens permettra de fournir une interprétation littéraire. A l'instar du symptôme et de la maladie, il est possible de déceler des signes qui se relèvent être de la nature de l'index dans Voyage au bout de la nuit. La synesthésie Tout d'abord, l'expérience des sens, chez l'être humain, est véhiculée de manière existentielle. Les différents récepteurs sensoriels du corps humain envoient des signaux au système cérébral, et ce de manière ontologique. La douleur, les sensations visuelles ou olfactives sont des significations interprétées comme des signes. La réception et l'interprétation des sens fonctionnent de la même manière que l'index de Charles Peirce, car le sens se trouve lui-même en contiguïté avec l’objet dénoté. L'anatomie nerveuse étant une condition biologique et donc existentielle à l'être humain, cela engendre un lien existentiel entre un signe et son interprétation. L'exemple de cette logique neuroscientifique peut être soulignée dans le récit par le concept de synesthésie. En médecine, la synesthésie se manifeste par un transfert : celui d'une stimulation sensorielle vers l'expérience corporelle d'un autre sens. En littérature, la synesthésie traduit également ce transfert de signification, mais de manière esthétique. Dans Voyage au bout de la nuit, le choix d'une telle représentation esthétique, basée sur la sémiotique – lien existentiel entre un signe et sa signification – plutôt que sur la sémiologie – arbitrarité des signifiants – est essentielle pour considérer la construction du récit à l'image d'une pathologie. A titre d'exemple, dans la première partie du roman, la peinture de la guerre est construite de manière synesthésique, à travers notamment la convergence de plusieurs expériences empiriques du corps. L'iconographie de la nourriture et l'allusion à la capacité sensorielle du goût constituent une métaphore filée de la guerre tout au long de ce début du récit. L'univers extérieur est réceptionné non pas de manière visuelle mais gustative : « Le village suintait de nourriture et d'escouades dans la nuit bouffie de graisse, de pommes, d'avoine, de sucre qu'il fallait coltiner et bazarder en route, au hasard des escouades » (37). La formation militaire de l'« escouade » renforce l'omniprésence de la guerre rattachée à la contamination du sens gustatif. Ce terme 32 guerrier est repris plus loin dans le récit, après la blessure de Bardamu, pour décrire l'organisation de l'hôpital dans lequel il effectue sa convalescence : « Ce parc fort bien surveillé par des escouades d'infirmiers alertes. » (67). Le cadre spatial de l'hôpital est également rattaché à l'expérience sensorielle, ce qui est le cas lorsque le protagoniste séjourne dans les colonies d'Afrique : « Quand j'avais fini d'inhaler l'hôpital, de le renifler ainsi, profondément, j'allais, suivant la foule indigène, m'immobiliser un moment devant cette sorte de pagode érigée près du fort... » (142). Pour revenir à la première partie du roman, la description du Général de guerre faite au premier abord du point de vue de Bardamu est de nouveau présentée en rapport à l'inclinaison à la nourriture : « Les exigences ménagères du général des Entrayes l'agaçaient, surtout que lui, jaune, gastrique au possible et constipé, n'était nullement porté sur la nourriture » (23). Notons le nom propre « Entrayes » qui se réfère également à la partie anatomique des entrailles, à savoir l'appareil digestif. Dès le début du roman, le récit en focalisation interne dévoile une esthétique illustrant de manière saillante la synesthésie vécue par le personnage, qui comme nous l’avons vu, possède un regard exclusivement clinique. Il déploie en effet une capacité à exposer de multiples références anatomiques, utilisées jusque dans le nom même des personnages, en parallèle à une riche utilisation de la synesthésie. La synesthésie esthétique est complétée par l'élément récurrent de la musique, juxtaposé à l'expérience empirique de la guerre. Notons que lors d'une vision proleptique de sa propre mort, pendant un déplacement dans la nuit vers le village de Noirceur les lys, l'absence de lumière ne fait subsister que les bruits des déplacements pour Bardamu : Dès que j'avais pris la route, à cause de la fatigue, j'avais du mal à m'imaginer, quoique je fisse, mon propre meurtre avec assez de précision et de détails. J'avançais d'arbre en arbre, dans mon bruit de ferraille. Mon beau sabre à lui seul, pour le potin, valait un piano. Peut-être étais-je à plaindre, mais en tout cas seulement, j'étais grotesque. (39) Cette nouvelle expérience synesthésique, qui tend à faire remplacer la sensation des images par le bruit, est reprise à la page précédente. La dissolution des objets en ondes sonores est une métaphore qui revient au cours de cette partie décrivant la première guerre mondiale : « Le canon pour eux c'était rien que du bruit. Même ceux qui la font ne l'imaginent pas. » (38). Cette dissolution d'un objet matériel du canon en ondes auditives résonne avec la décomposition 33 cadavérique des corps provoquée de la guerre. Ainsi, l'expérience de la guerre ne peut être représentée par les images, d'où la difficulté répétitive à « imaginer » et à rendre une image au contexte. A partir de cette logique de synesthésie littéraire, Céline met en place dès le début du roman des mécanismes narratifs qui relèvent d'une logique sémiotique, permettant d'entrevoir une pathologisation de la littérature. Le point de vue du protagoniste s'illustre par le choix représentatif du signe comme symptôme ou index. On constate que d'autres exemples d’indices sont visibles dans le récit. L’hypostase Par exemple, on remarque aussi une manifestation esthétique de l’hypostase dans le récit. Le terme d'hypostase désigne en médecine une accumulation de sang dans les parties déclives d'un organe. Lorsqu’un cadavre est délaissé à l’air libre, comme ce fut le cas pendant la première Guerre Mondiale, l’hypostase marque début d’une décomposition du corps. Le sang migre vers les parties basses du cadavre, ce qui provoque une décomposition et une pourriture progressive du corps. L’omniprésence des cadavres est marquée dès le début du récit : « Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés. » (17). Il est intéressant de noter que le dégout du narrateur pour les cadavres est aussi accompagné par un dégout des corps vivants, marqué par des références implicites à la viande et à la pourriture : « nous les viandes destinées au sacrifice » (97), « mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des tropiques » (113) « échapper vivant d’un abattoir international en folie » (111), « pour purifier le bord de ma putride présence » (123). Ainsi, les corps vivants sont souvent assimilés à des corps pourrissants. Le narrateur prend conscience de sa propre condition physique et de celle des gens qui l’entourent, une réalité qui tourne à l’obsession lorsqu’il se trouve à bord de l’Amiral en direction de l’Afrique : « Dès que j’entrais dans la salle à manger, les cent vingt passagers tressautaient » (117). Dans cette étape du Voyage mettant en lumière les aventures du protagoniste en Afrique, nous allons voir que l'accent porté sur les maladies du sang illustre de manière intéressante le concept médical de l'hypostase. Dans le douzième chapitre notamment, l'intérêt du narrateur pour le lexique des 34 maladies infectieuses d’Afrique – la syphilis, l'anémie, et le paludisme – constitue un véritable tableau des maladie du sang. Les expressions telles que « un fleuve tout rouge » ou « la buée écarlate » (129) complètent également l'allusion à cette couleur caractéristique du sang. Ce n’était plus un voyage, c’était une espèce de maladie. Les membres de ce concile matinal, à les examiner de mon coin, me semblaient tous assez profondément malades, paludéens, alcooliques, syphilitiques sans doute, leur déchéance visible à dix mètres me consolait un peu de mes tracas personnels. Après tout, c’étaient des vaincus, tout de même que moi ces Matamores !... ils crânaient encore voilà tout ! Seule différence ! Les moustiques s’étaient chargés de les sucer et de leur distiller à pleines veines ces poisons qui ne s’en vont plus… Le tréponème à l’heure qu’il était leur limaillait déjà les artères… L’alcool leur bouffait les foies… Le soleil leur fendillait les rognons… (115) Ici, l’obsession pour la transition des corps vivants vers un état cadavérique s’accompagne par de nombreuses références à des organes, ainsi qu’au sang. La convergence de ces aspects, que l’on retrouve de part et d’autre de ce récit en Afrique, tend à véhiculer toutes les manifestations de l’hypostase. Finalement, les allusions au sang sont souvent motifs de morbidité, ce qui véhicule et illustre la manière dont la connaissance d’un concept médical a influencé l’esthétique du récit. L'intersubjectivité cadavérique est encore mise en valeur à la fin du roman : « Ils me regardaient alors, Madelon et lui, comme s'ils s'étaient trouvés devant un intoxiqué, un gazé, un baveux, et que ça vaille même plus la peine qu'on me réponde... » (470). L'hypostase, d'autre part, possède une deuxième signification. Il s'agit d'un événement propre à la structure du lexique dans le récit, qui consiste à remplacer une catégorie grammaticale par une autre. Or, l’une des caractéristiques principales du langage utilisée chez Céline réside dans l'utilisation d'un langage argotique scindé de néologismes. Les néologismes de Céline, qui se définissent par des inventions et des transformations dans la langue, sont, selon Henri Godard, le prolongement naturel de la langue populaire57. Dans son ouvrage Poétique de Céline, la multiplicité des manipulations lexicales mises en place par Céline sont soulignées : Avant même d'être créatif dans son style, Céline l'est dans le lexique. Aucun autre écrivain de langue française, dans les temps modernes, n'a ainsi proposé plusieurs milliers de mots nouveaux qui pour une bonne part sont par leur formation tout prêts, 57 Godard, Henri. Poétique de Céline. Paris: Gallimard, 1985. 100 35 les circonstances aidant, à entrer dans l'usage.58 On constate par exemple l'utilisation d'anglicismes, dans la dernière partie du roman, lorsque Ferdinand propose à Robinson et à Madelon une promenade à la fête foraine : « (…)'expensifs59' comme on dit en anglais » (467), « En avant pour le 'Caterpillar' comme l'on appelle » (469). Parfois, il s'agit de transposer le genre féminin au genre masculin, lorsque le narrateur fait le portrait de l'homme qu'il rencontre aux usines Ford de Détroit : « Il était venu de Yougoslavie, ce brebis, pour se faire embaucher » (223). On note aussi le passage à la voix intransitive de verbes transitifs : « Après la mort de son fils, elle n'avait pas chagriné longtemps » (385). L'insistance sur la voix passive de verbes peut aussi aller jusqu'à l'invention de mots. Durant son séjour en Afrique, la ville de Fort-Gono est « garnie » de divers bâtiments, les falaises y sont « farcies » de larves et même « trépignées » par des générations de garnisaires (127). Ainsi, le symptôme de l'hypostase se manifeste à la surface texte célinien par le jeu sur le sens d'un même signifié. L’hypostase désigne à la fois la reconversion d’une unité lexicale, tout comme une accumulation de sang à la base du corps. Il s’agit d’une « propriété fondamentale du fonctionnement des langues naturelles », tout comme il s’agit d’une propriété inhérente au corps humain : Il n’y a rien qui s’oppose à considérer l’hypostase comme une propriété fondamentale du fonctionnement des langues naturelles, laquelle traduit un mouvement de l’esprit langagier parmi les plus sophistiqués de l’intellect. En tenant pour acquis que c’est la catégorie grammaticale, en tant que Signifiant symbolique, qui définit la nature formelle du signe linguistique dans l’esprit langagier, est-il concevable qu’un même mot, ou plutôt qu’un même signe linguistique, puisse détenir une pluralité de natures catégoriques propres à la sciences grammaticale ?60 Nous pouvons mettre en parallèle le mécanisme de l’hypostase médicale avec celui de l’hypostase grammaticale. Le passage entre la vie et la mort – ou la transition entre deux états différents du corps humain – résonne avec un autre type de passage, celui d’une signification vers une autre – transition entre deux signifiants différents du signifié. La migration du 58 Ibid. Tous les mots italiques de ce paragraphe font référence à des mots inexistants dans le dictionnaire, ou dont l'utilisation est rendue idiosyncrasique. 60 Barbaud, Philippe. Syntaxe référentielle de la composition lexicale : un profil de l’homme grammatical. Paris : L’Harmattan, 2009. Print. 235 59 36 signifiant, selon le sens de l’hypostase grammaticale, rejoint la conception de migration de l’essence d’un corps, d’après le terme médical. Autrement dit, la migration du signifiant, comme la migration de l’essence du corps, provoque une nouvelle source de signification. Dans le texte, le narrateur Bardamu provoque sans cesses de nouvelles significations dans le récit : non seulement grammaticalement grâce aux néologismes, mais aussi médicalement, en renversant la logique symptomatique de la mort. Pour Bardamu, si les vivants semblent être des morts, l’inverse est aussi possible. C’est le cas lors de l’apparition de ses amis défunts : le lieutenant de la forêt d’Afrique, Topo, ainsi que le père Grappa, qui avaient succombé aux maladies du sang, ressuscitent dans cette vision, accompagnés de beaucoup d’autres. L’horloge au-dessus de la petite église se mit à sonner des heures et puis des heures encore à ne plus en finir. Nous venions d’arriver au bout du monde, c’était de plus en plus net. On ne pouvait aller plus loin, parce qu’après ça il n’y avait plus que les morts. Ils commençaient sur la place du Tertre, à côté, les morts. Nous étions bien placés pour les repérer. Ils passaient juste au-dessus des Galeries Dufayel, à l’est par conséquent. (359) Finalement, c'est la connaissance d’un concept de médecine qui semble avoir influencé la mise en forme du texte : nous avons noté que la métaphore des maladies du sang, ou le thème continu de la décomposition cadavérique, illustrent un champ lexical de l'hypostase médicale, qui ellemême génère un texte hypostasé grammaticalement. Par conséquent, la sémiologie médicale s'applique au roman Voyage au bout de la nuit, grâce, entre autre, à l'identification à travers le récit des signes et manifestations de la synesthésie ou de l'hypostase. Cela qui démontre l'influence de la médecine sur la littérature: les bases d'une compréhension médicale de l'être humain peuvent donc fournir les premiers matériaux de l'œuvre. Le récit se base sur un système de signes, qui produit du sens de façon non arbitraire, à la fois au niveau de la structure esthétique du texte rendue symptomatique, et au reflet de l'expérience subjective du personnage. Un tel du processus de médicalisation du texte littéraire est utile pour en révéler les mécanismes de production. Nous allons voir que cette pathologisation de l'existence de la littérature, constaté au niveau structurel du récit, s’accompagne par une représentation très particulière de la médecine au sein même de la diégèse. Il s’agit maintenant de déceler le second mouvement de l’interaction. 37 Chapitre 3: Les effets de la littérature sur la médecine L'influence de la littérature sur la médecine est un objet d'étude moins développé que le mouvement inverse, dont nous avons précédemment relevé les mécanismes. A partir de la théorie développée par Rita Charon dans l'œuvre Narrative Medicine, nous pouvons considérer que le monde médical peut lui aussi être influencé par des principes littéraires tels que la narratologie. La théorie de la médecine narrative permet de mettre l'analyse des structures narratives au service de l'exercice de la médecine : My hypothesis in this work is that what medicine lacks today – in singularity humility, accountability, empathy – can, in part, be provided through intense narrative training. Literary studies and narrative theory, on the other hand, seek practical ways to transduce their conceptual knowledge into palpable influence in the world, and a connection with health care can do that.61 Inaugurée par le formalisme russe de Vladimir Propp, la narratologie se développe en France dans les années 1960. De la même manière que l'on distingue au sein d'un discours l'émetteur et le récepteur d'un énoncé, la médecine comporte deux participants, le médecin et le patient. Le patient émet un certain nombre de signes pathologiques, et la tâche du médecin est d'identifier ces symptômes pour ensuite les interpréter et déceler la maladie. Cette fonction analytique du médecin a été exemplifiée précédemment par la théorie du regard clinique de Michel Foucault. De manière similaire au rôle du médecin, le récepteur d'un texte va tenter de reconstituer une signification à partir de la lecture. Ce parallèle entre médecin et lecteur est intéressant, dans la mesure où la capacité à lire et analyser un récit va trouver sa place dans la pratique médicale. Par exemple, outre la fonction principale du médecin que nous avons définie étant l'observation visuelle, c'est également la production du récit de la maladie de la part du patient qui va permettre de révéler efficacement la pathologie. Suite à l’observation, l’écoute du patient est la deuxième fonction essentielle du médecin pour mener à bien le travail d’interprétation : In the clinician catalogue, the purity of the gaze is bound up with a certain silence that enables him to listen.62 61 Charon, Rita. Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness. Oxford: Oxford UP, 2006. viii Foucault, Michel. The Birth of the Clinic; an Archaeology of Medical Perception. New York: Pantheon, 1973. Print. 107 62 38 Ainsi, en considérant le parallèle établit entre médecin et lecteur, l’écoute du patient pourrait s’apparenter à la lecture d’un récit. L'inventrice de la notion de médecine narrative, Rita Charon, accorde, comme nous l’avons constaté, une importance cruciale à la capacité narrative d'un médecin à écouter et analyser le récit de son patient pour produire un meilleur diagnostic. Selon elle, la capacité dite « narrative » à lire, écrire et analyser un texte, chez un médecin, contribue à une efficacité clinique supérieure dans l'interprétation des symptômes du patient. I use the term narrative medicine to mean medicine practiced with these narrative skills of recognizing, absorbing, interpreting, and being moved by stories of illness. As a new frame for health care, narrative medicine offers the hope that our health care system, now broken in many ways, can become more effective63 Sans la production de récit faite par le patient, le médecin ne pourrait donc pas parvenir pleinement à la signification de la maladie. Ainsi, la tâche du médecin débute par l’observation visuelle des symptômes, et est ensuite complétée par l’écoute du récit du patient. Il s'agit pour le clinicien de relever les métaphores, les images, les allusions intertextuelles ou le genre utilisé, afin de pouvoir éventuellement identifier la pathologie qui affecte le patient. Voyons plus précisément la manière dont la connaissance des fonctionnements d'un récit ouvre des portes sur la façon d'évaluer les symptômes émis par le patient. I. L'origine intertextuelle de Voyage au bout de la nuit Afin d'éclairer plus clairement le champ d'influence de la littérature sur la médecine qui émane de l'analyse de Voyage au bout de la nuit, nous pouvons tout d'abord considérer un intertexte, dont la répercussion sur la genèse du livre est non négligeable. Nous pouvons remarquer que, à l'exception du journal personnel de guerre rédigé en 1913, intitulé Carnet du Cuirassier Destouches, tous les textes publiés de Céline qui précèdent Voyage au bout de la nuit furent des productions de nature scientifiques. De manière rétrospective, on peut citer quelques contributions de médecine sociale, « A propos du service sanitaire des usines Ford à Detroit », 63 Charon, Rita. Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness. Oxford: Oxford UP, 2006. 4 39 des correspondances à la S.D.N64, notamment après avoir été nommé en 1924 "responsable des échanges de médecins spécialistes" par la Société, d'autres travaux de recherche médicale incluant l'essai sur le médicament, « La Basedowine », ou encore une thèse de docteur en médecine soutenue en 192465. Ce dernier texte, La Vie et l'Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis, va particulièrement nous intéresser. En effet, il s'oppose à l'exercice commun de la thèse universitaire en médecine, car il se focalise sur le récit de la vie d'un scientifique, Semmelweis, plutôt que sur le savoir scientifique lui-même. Alors que généralement, les thèses médicales centralisent leurs données sur le savoir scientifique66, celle se Céline se spécialise sur la biographie d’un individu. De plus, cette thèse en médecine contient des registres et figures de styles qui permettent une fois de plus de la ranger dans une catégorie littéraire plutôt que médicale. Par exemple, l’aspect biographique constitue lui-même un élément plus littéraire que scientifique : en resituant Semmelweis dans son époque, le récit débute de manière descriptive, dissimulant tout aspect rattaché à la médecine : Mirabeau cria si fort que Versailles eut peur. Depuis la chute de l’empire romain, jamais semblable tempête ne s’était abattue sur les hommes, les passions en vagues effrayantes s’élevaient jusqu’au ciel.67 Notons, dans cet incipit, la maîtrise des figures de style de la part de Céline, qui souligne avant tout la recherche esthétique du texte. La première phrase contient une métonymie, « Versailles », faisant référence au peuple occupant cette ville, créant un effet hyperbolique qui caractérise le cri de Mirabeau. Les métaphores de la « tempête » et des « vagues effrayantes » permettent de véhiculer une image de cataclysme météorologique associée au contexte historique dans lequel Semmelweis a vu le jour. Diverses utilisations du registre pathétique font d’ailleurs référence à ce contexte de souffrance, et servent au portrait du savant Semmelweis. On note par exemple des champs lexicaux de la pitié et de la douleur, présentant Semmelweis comme un savant incompris 64 Société des Nations Tous ces textes sont rassemblés dans Céline, Louis-Ferdinand, Jean Pierre. Dauphin, and Henri Godard. Cahiers Céline: Semmelweis Et Autres écrits Médicaux. Vol. 3. Paris: Gallimard, 1977. Print. 66 Pour une collection de thèses en médicine du XIXe siècle numérisées, voir le site web de l’université Paris Descartes: http://www2.biusante.parisdescartes.fr/livanc/?intro=theses&statut=charge 67 Céline, Louis-Ferdinand, Jean Pierre. Dauphin, and Henri Godard. Cahiers Céline: Semmelweis Et Autres écrits Médicaux. Vol. 3. Paris: Gallimard, 1977. Print. 19 65 40 et rejeté par ses pairs: « L’âme d’un homme va fleurir dans une pitié si grande, d’une floraison si magnifique, que le sort de l’humanité en sera, par elle, adouci pour toujours » (23)68, « Cependant, dès son premier séjour à Vienne, il s’y senti étranger, destiné à déplaire » (27), « Quand à la médecine, dans l’Univers, ce n’est qu’un sentiment, un regret, une pitié plus agissante que les autres » (28), « Ils virent avec beaucoup de tristesse gravir les marches de son calvaire » (30), « Skoda dut intervenir pour que son élève ne s’acheminât point vers une grande détresse morale, consécutive à son épuisement » (31). L’auteur Louis-Ferdinand Destouches va même jusque s’introduire lui-même dans l’énonciation du récit, et confirmer de sa propre voix l’utilisation de ce registre pathétique, lorsqu’il cite l’une des lettres écrites par Semmelweis : « Il n’y a pas plus simple, mais pour le pathétique voici : ‘Quel spectacle – écrit-il – réjouit mieux l’esprit et le cœur d’un homme que celui des plantes !’» (32). Notons ici l’utilisation du mot « spectacle » par Semmelweis dans ses correspondances. Le choix de citation fait par Céline n’est pas anodin, dans la mesure où il va comparer la vie de Semmelweis à une pièce de théâtre tout au long du texte : « Dans le drame extraordinaire qui se joua autour de la fièvre puerpérale, Klin fut le grand auxiliaire de la mort » (36) , « Mais enfin, on ne peut s’empêcher, quand même, en relisant les actes de cette tragédie où il succomba et d’ailleurs avec son œuvre, qu’avec un souci plus grand des formes, avec quelques ménagements dans ses démarches, Klin, si puéril dans son orgueil, n’aurait point trouvé l’appui trop réel des griefs qu’il articula contre son assistant » (37). Finalement, à travers les premières pages de cette thèse en médecine, qui retrace le parcours médical de Semmelweis, il est difficile, d’une part, de déceler des éléments de démonstration d’un savoir scientifique – à cause de l’aspect biographique de l’œuvre – mais aussi, d’accorder une véracité totale à cette vie de savant – du fait que les références nombreuses et parfois hyperboliques au registre tragique et pathétique tendent à rattacher le texte à la fiction. Ainsi, contrairement à une démonstration rationnelle, Céline tente de persuader le lecteur que Semmelweis est le précurseur de l’asepsie, en manipulant l’esthétique de son œuvre. Le recours à ce procédé littéraire, qui suscite l’empathie du lecteur, permet de crédibiliser le savoir 68 Les numéros de pages indiqués entre parenthèses font, sur cette page uniquement, référence à la thèse de Céline: Céline, Louis-Ferdinand, Jean Pierre. Dauphin, and Henri Godard. Cahiers Céline: Semmelweis Et Autres écrits Médicaux. Vol. 3. Paris: Gallimard, 1977. Print. 41 scientifique rejeté. Ainsi, cette thèse possède des caractéristiques particulièrement littéraires, et se veut déjà annonciatrice de la double spécialisation de Céline après 1932. Soutenue en 1924 et republiée chez Gallimard en 1952, cette thèse est d’ailleurs transmutée vers le monde littéraire. Dans ce texte, il est possible de retrouver des points communs entre le savant Semmelweis et le moi apocryphe mis en scène par Céline dans Voyage au bout de la nuit. De la même manière que le protagoniste Bardamu dans Voyage au bout de la nuit cherche à se forger une identité de héros de guerre afin que l’on se remémore de ses exploits – militaires, coloniaux ou médicaux – cette thèse retraçant la vie de Semmelweis propose de rendre hommage à ce héros déchu de la découverte de l'asepsie. Semmelweis porte les mêmes caractéristiques de bouc émissaire que Bardamu, lui même rejeté par la communauté scientifique de manière récurrente dans le récit, notamment lorsqu’il tente d’exercer la médecine à son arrivée à l’usine Ford en Amérique : – Tant mieux que j’ai répondu moi, mais vous savez monsieur, j’ai de l’instruction et même j’ai entrepris autrefois des études médicales… Du coup, il m’a regardé avec un sale œil. J’ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à mon détriment. – Ca ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n’êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire des gestes qu’on vous commandera d’exécuter… Nous n’avons pas besoin d’imaginatifs dans notre usine. (224) Ainsi, dans l’hypothèse où les caractéristiques du premier roman de Céline se trouvaient déjà dans la thèse en médecine, cette dernière constitue peut-être une source intertextuelle pour la genèse de ce roman. C’est pourquoi le fait qu’elle se situe dans le contexte du XIXe siècle est intéressant. Nous avions démontré que la période historique du XIXe siècle marquait approximativement le début d'une généralisation de la dichotomie entre les lettres et les sciences. Il est nécessaire d’ajouter qu’un certain nombre de changements dans la réception des vérités scientifiques s'effectuent également. Nous avons en effet remarqué que les nouvelles institutions académiques procèdent à une véritable normalisation du savoir. Pour Semmelweis, la conséquence de cette institutionnalisation de la médecine est la mise sous silence du travail des savants indépendants. La minimisation de l'importance du nom de l'auteur dans les textes scientifiques, ainsi que le scepticisme quant aux savants inconnus, sont mis en relief par Michel Foucault, qui note les 42 prémices de cette crise identitaire du savant dès le XVIIe siècle : Dans l'ordre du discours scientifique, l'attribution à un auteur était, au Moyen-Age, indispensable, car c'était un index de vérité. Une proposition était considérée comme détenant de son auteur même sa valeur scientifique. Depuis le XVIIe siècle, cette fonction n'a cessé de s'effacer dans le discours scientifique : il ne fonctionne plus guère que pour donner un nom à un théorème, à un effet, à un exemple, à un syndrome. En revanche, dans l'ordre du discours littéraire, et à partir de la même époque, la fonction de l'auteur n'a pas cessé de se renforcer.69 Le crédit du nom d'auteur des textes scientifiques tend à s'effacer au profit du savoir généralisé. Cette dissolution de l'identité scientifique s'accompagne, à la fin du XIIIe siècle, par une nouvelle forme de médecine : M. Foucault remarque en effet que la fin de la monarchie et le début d'une gouvernementalité nouvelle, après la Révolution française, développent cette nouvelle forme de médecine, dans laquelle le savoir médical se trouve normalisé et désindividualisé. These are the phenomena that begin to be taken into account at the end of the eighteenth century, and they result in the development of a medicine whose main function will now be public hygiene, with institutions to coordinate medical care, centralize power, and normalize knowledge.70 Selon les descriptions du théoricien dans cet article, la nouvelle administration de la médecine possède des impératifs dits « biopolitiques » : […] the emergence of something that is no longer an anatomo-politics of the human body, but what I would call a « biopolitics » of the human race.71 Cet adjectif, qui définit cette nouvelle manière d'exercer le pouvoir, marque la transition entre l’ancienne manière de gouverner du monarque – notamment son droit sur la mort d'un individu – et les nouveaux impératifs gouvernementaux – qui supposent la nécessité institutionnelle d'administrer la vie des populations entières. En d’autres termes, l'individu, dans ce nouveau contexte de circulation du pouvoir, est défini en fonction des objectifs d'administration au niveau de la collectivité entière. Cette transition du pouvoir disciplinaire vers une administration 69 Foucault, Michel. L'ordre Du Discours: Leçon Inaugurale Au Collège De France Prononcée Le 2 Décembre 1970. Paris: Gallimard, 1971. Print. 29 70 Foucault, Michel, Mauro Bertani, Alessandro Fontana, François Ewald, and David Macey. Society must be defended: lectures at the Collège de France, 1975-76. New York: Picador, 2003. Print. 244 71 Ibid. 43 collective, après la Révolution, tend ainsi à faire disparaitre l'individualité au profit de la masse. Puisque le savoir médical devient de plus en plus contrôlé par les institutions, le précurseur hongrois de l'asepsie, Semmelweis, est alors représenté comme victime de cette décentralisation du savoir scientifique, causé par l’avènement du pouvoir biopolitique. Dans cette nouvelle forme de société de post-révolution, l'exercice du pouvoir gouvernemental sur la médecine implique une insistance sur le savoir médical généralisé plutôt que sur l'individu. A travers sa thèse de médecine, certes atypique, Céline renverse donc cette tendance. Finalement, cette thèse de médecine a des allures biographiques, et insiste sur la vie du savant plutôt que sur le savoir scientifique de l'asepsie, très peu développé. De plus, nous avons vu que la narration de cette thèse possédait de nombreux aspects relatifs à la tragédie. Cette utilisation littéraire crédibilise la vérité scientifique de Semmelweis, ce que renforce l'utilisation de registres tragique et pathétiques, visant à affecter le lecteur et à susciter son empathie. Cette recherche esthétique et d’effet sur le lecteur n'est ordinairement pas une caractéristique indispensable à un texte scientifique, car, à partir de la fin du XIXe siècle, cette recherche esthétique tend à s’exclure du texte à nature scientifique. Par conséquent, Céline dénonce l'effacement de la figure du médecin qui se produit après l'avènement de cette nouvelle forme de médecine au XIXe siècle. En retournant le canon de style de la thèse en médecine, la littérature s'élève comme moyen par excellence de procéder à cette dénonciation. La thèse de médecine de Céline illustre donc la tentative exclusive de mise à contribution de la littérature pour influencer le monde de la médecine. Suite à ce tour de force littéraire, on note de nombreux points communs entre la thèse et le premier roman, Voyage au bout de la nuit. Cette ressemblance dote le roman d'une origine intertextuelle discrète. La thèse de médecine de Céline peut donc servir de socle analytique préalable, et peut contribuer à entrevoir l'influence de la littérature sur la médecine plus efficacement au sein du roman. L'imaginaire romanesque de Voyage au bout de la nuit s'inscrit dans la continuité de la thèse en médecine de Céline, La Vie et l'œuvre de Semmelweis, dans la mesure où les deux ouvrages narrent la vie d'un protagoniste principal médecin. Or, le lien à la théâtralité de La vie et l’œuvre de Semmelweis, nous allons le voir, n’est pas sans rapport avec la médecine. 44 Nous avions constaté l’importance du regard médical chez le praticien dans The Birth of the Clinic, qui se traduisait textuellement dans Voyage au bout de la nuit à travers la subjectivité de Bardamu. En poursuivant davantage la lecture de ce texte de Foucault, on remarque que l’alternance de ce regard avec l’écoute est indispensable pour déchiffrer les signes d’une maladie: In this regular alternation of speech and gaze, the disease gradually declares its truth, a truth that it offers to the eye and ear, whose theme, although possessing only one sense, can be restored, in its indubitable totality, only by two senses; that which sees and that which listens.72 Or, nous avions souligné à travers la théorie de Rita Charon l’importance de la lecture du récit fait par le patient. Et, pour Foucault, ce sont les sens de l’ouïe et du regard qui doivent être sollicités. Si l’on tente de représenter une situation possible, mettant en commun à la fois la réception d’un récit, le sens de l’écoute, et celui de la vue, ces éléments peuvent être réunis, par exemple, dans la contemplation d’une pièce du théâtre. L’aspect biographique de la thèse en médecine de Céline s’accompagne d’ailleurs de caractéristiques reliées à la tragédie et au théâtre, comme nous l’avons exemplifié plus haut. II. Les manifestations littéraires de la médecine dans Voyage au bout de la nuit En considérant que l’imaginaire de Voyage au bout de la nuit s’est fortement inspiré de cette thèse en médecine, intéressons-nous justement à l’aspect théâtral de la médecine dans ce roman. La théâtralité du monde médical Il est important de délimiter les instances de la médecine dans le récit, afin de mieux relever les possibles influences de la théâtralité sur cet univers. Si l’on apparente une situation médicale à la scène d’un théâtre, les deux acteurs en sont le médecin et le patient. Nous allons voir que les relations entre ces deux acteurs, dans le récit, vont nous permettre de souligner les méthodes littéraires utilisées à des fins médicales. Le lieu de rencontre entre médecin et patient s'effectue généralement dans le cabinet du 72 Foucault, Michel. The Birth of the Clinic; an Archaeology of Medical Perception. New York: Pantheon, 1973. Print. 112 45 médecin, ou à l'hôpital. Ces rencontres se présentent de manière particulièrement littéraire dans le roman de Céline, notamment à travers une scène dans le cadre hospitalier au huitième chapitre. Le personnage principal se trouve muté dans un dernier hôpital, au bastion 43 de Bicêtre, avant d'être enfin considéré comme insoignable, incapable de retourner à la guerre, et de s'exiler en Afrique. Pour Bardamu, les hôpitaux et cliniques représentent une probable guérison de sa maladie, certes, mais ce rétablissement scellerait son destin, car le mènerait inévitablement de nouveau sur champ de bataille, et donc à une mort, ce qui le ferait disparaître de la mémoire collective. Ainsi, après sa blessure, le protagoniste vit dans la peur, non pas de mourir de la maladie, mais de mourir oublié au combat. Plusieurs instances révèlent cette inéluctabilité tragique dans ce début de roman: « J'avais bien du mal à penser à autre chose qu'à mon destin d'assassiné » (54), « alors je suis tombé malade, fiévreux, rendu fou, qu'ils ont expliqué à l'hôpital, par la peur » (61). Durant son séjour à l'hôpital de Bicêtre, Bardamu commence donc à s'imaginer en héros commémoré. Sa pathologie consiste moins en ses blessures de guerre qu'en sa crainte de se faire oublier. S'opposant alors à retourner sur le champ de bataille, une attitude antipatriotique s'empare du protagoniste, incitant les autres personnages, et surtout les médecins, à le considérer comme fou. Comme l'affirme Michel Foucault dans l'Ordre du discours, la parole du fou est une des causes de l'exclusion du discours73. La première amante de Bardamu, Lola, va l'exclure de sa vie et le quitter après qu'il ait prononcé ce discours à l'encontre de la guerre. Notons ici que la guerre est critiquée par Bardamu car génératrice d'anonymat : _Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d'un seul nom par exemple Lola, d'un de ces soldats de la guerre de Cent ans ?... Avez-vous jamais cherché à connaître un seul de ces noms ?... Non, n'est ce pas ?.... Vous n'avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papier devant nous, que votre crotte du matin... Voyez donc bien qu'ils sont morts pour rien, Lola ! La preuve est faite ! Il n'y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d'ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu'elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée... (66) Ainsi, la guerre n'a pas de sens pour le personnage car elle entraîne l'oubli. La pathologie de Bardamu ne relève donc pas d'une peur de la mort, mais de la « mort pour rien ». Par la suite, 73 Page 15 de ce mémoire 46 c'est un changement de comportement, qui se révèle narratologiquement par la transition d'un discours antipatriotique vers un discours patriotique, qui permettra au personnage de se forger une identité de héros auprès de ses camarades et des médecins qui l’entourent, et finalement de guérir de sa folie face au regard clinique. Bardamu se met donc à jouer un rôle dans cet hôpital qui lui servira de scène. La théâtralité prend une place importante dans ce chapitre, dans lequel la notion de spectateur se révèle prépondérante dans la constitution de l'identité du héros. Ce passage est l'un des seuls dans le livre où Bardamu prend si bien conscience de la présence des autres qui l'entourent, une réalisation presque omnisciente : Nous eûmes désormais à nos jours non seulement évêques, mais une duchesse italienne, un grand munitionnaire, et bientôt l'Opéra lui-même et les pensionnaires du théâtre-français. On venait nous admirer sur place. (99) La démultiplication hyperbolique des personnages spectateurs dénote la volonté de Bardamu d'être vu. Le discours patriotique se doit d'être entendu, et ne peut rester anonyme. La théâtralité vient résoudre la peur de l'oubli. La maîtrise du discours vient soigner la pathologie de la folie. On constate que Bardamu fait ensuite traduire ses exploits de guerre imaginaires par un poète. Dans ce passage, le patient produit un poème épique dans le but de reconstruire son identité de héros. Le médecin en chef, professeur Bestombes, félicite les « collaborations créatrices entre le Poète et l'un de nos héros » (99). Pour la première fois dans le récit, l'identité du personnage passe de l'appellation de « fou » à « héros », terme répété à deux reprise au cours de ce chapitre, véhiculant un possible statut de guéri. C'est précisément le recours à la poésie épique qui permet cette reconstruction de l'identité, et de faire évoluer le diagnostic de maladie vers la guérison. Le recours à la littérature est présenté comme pouvant modifier un diagnostic, et l'hôpital devient le seul endroit possible pour exprimer le désir imaginatif du personnage d'être vu comme héros, et de combattre l'anonymat. Notons que dans la thèse de Céline, il s’agissait du même anonymat contre lequel Semmelweis luttait pour faire valoir sa vérité scientifique. Dans Voyage au bout de la nuit, le personnage fictionnel de Bardamu s'imagine remémoré comme héros de guerre au sein de l'hôpital, et il s'agira de copier les manières du voisin de chambre, Branledore, pour imiter des allures patriotiques. Une fois encore, la duplicité identitaire se présente ici : Bardamu se construit un autre moi non-pathologique. La théâtralité de l'hôpital, explicitement affirmée dans roman, 47 permet cette duplicité identitaire : Comme le théâtre était partout il fallait jouer et il avait bien raison Branledore ; rien aussi n'a l'air plus idiot et n'irrite davantage, c'est vrai, qu'un spectateur inerte monté par hasard sur les planches. Quand on est là-dessus, n'est-ce pas, il faut prendre le ton, s'animer, jouer, se décider ou bien disparaître. (90) La théâtralité au sein de l'hôpital se forge donc comme remède à la disparition identitaire. Adopter la réplique d'un discours patriotique, traduit en poésie épique, constitue un moyen de lutter contre la pathologie du fou à l'hôpital. Plus loin dans le chapitre suivant, le terme de « roman de geste » (99) est également utilisé par le narrateur pour décrire cette prétention au patriotisme, associée au jeu de rôle dans l'hôpital, que tous les autres malades miment progressivement sous l'influence de Bardamu et Branledore. La chanson de geste était, au Moyen-Age, un récit versifié qui rendait hommage aux épopées héroïques. Ce genre fait donc écho aux poèmes épiques produits par Bardamu. Bien souvent anonymes, les premières chansons de gestes remontent au XIe siècle, l'aube de la littérature française. Le personnage de Bardamu problématise ainsi de manière littéraire sa volonté de sortir de l'anonymat, à travers le choix particulier d'un genre, au sein duquel la disparition de l'auteur tient une place centrale. Par conséquent, à travers cette analyse, le recours à la littérature se manifeste diverses formes possibles. Le genre du théâtre tient une place centrale, et s’élève comme moyen efficace pour remédier à la corruption du corps médical, selon lequel la peur de la guerre constituait une pathologie. Finalement, à l’instar du théâtre, la médecine va se définir textuellement par la relation intersubjective du médecin et de son patient. Si l’on considère le médecin et le patient comme deux acteurs à part entière, il est nécessaire d’étudier plus précisément la différence entre les deux rôles. Nous allons voir que les deux participants se situent dans des temporalités différentes, et que la production de leur récit respectif va s’apparenter à l’opposition entre le lisible et le scriptible. Les pathologies comme textes scriptibles D’après la théorie de R. Charon, nous avons constaté que la connaissance des principes narratologiques permettait au médecin de mieux traiter le récit de son patient. Le médecin se veut 48 être le récepteur du discours du malade, de la même manière qu’un lecteur réceptionne le récit d’un écrivain. Le travail d'interprétation du médecin consiste à observer les signes de la maladie, de même que le lecteur possède un certain nombre de tâches lors de sa lecture d’un texte. Nous pouvons donc établir un parallèle entre médecin et lecteur en suivant cette approche narratologique de la médecine. Les deux participants possèdent d’ailleurs des tâches communes. Du côté du lecteur, il est possible de reconnaître le niveau de crédibilité du narrateur et de déceler un narrateur implicite à travers la lecture d’un texte. Similairement, une des tâches du médecin consiste à adopter la meilleure approche thérapeutique en fonction du récit du patient. Le lecteur s'adapte au texte, tout comme le médecin s'adapte à la situation personnelle de son patient. L’exemple illustré par la reconnaissance du niveau de crédibilité d’un narrateur illustre le fait que l'activité du lecteur n’est pas passive, dans la mesure où cette activité identifie les stratégies mises en place en amont par l’écrivain. Il s’agit de se réapproprier les missions de l’écrivain pour se rendre compte de la manière dont un texte est construit. En adoptant une telle approche consciente de la composition d’un texte, il est possible de comparer ce type de lecture active avec une sorte de réécriture du texte, puisque l’activité du lecteur rejoint celle de l’auteur. Roland Barthes considère justement comme étant un texte « scriptible » tout texte qui soumet un lecteur à cette activité créatrice à chaque lecture : Le texte scriptible, c’est nous en train d’écrire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traversé, coupé, arrêté, plastifié par quelque système singulier (Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte sur la pluralité des entrées, l’ouverture des réseaux, l’infini des langages. Le scriptible, c’est le romanesque sans le roman, la poésie sans le poème, l’essai sans la dissertation, l’écriture sans le style, la production sans le produit, la structuration sans la structure. Mais les textes lisibles ? Ce sont des produits (e non des productions), ils forment la masse énorme de notre littérature.74 Un texte est scriptible dans la mesure où il apparaît comme une unité constamment redéfinissable par ses éléments de compositions. Le lecteur qui s’engage dans la lecture d’un texte scriptible est caractérisé par un effort actif de reproduction des tâches de l’écrivain lui-même. Un texte scriptible reste donc ouvert et peut toujours être réécrit. A l’inverse, un texte est « lisible » lorsque sa lecture est passive, car il s’agit d’un produit final et d’une composition fermée. Par 74 Barthes, Roland, and Honoré De Balzac. S/Z. Paris: Éditions Du Seuil, 1970. Print. 11 49 conséquent, suite au parallèle établit entre médecin et lecteur, et à l’association envisageable du patient et de l’écrivain, il est possible d’entrevoir deux approches cliniques de la maladie. D’une part, on peut considérer que le médecin analyse une pathologie comme un texte scriptible. Par exemple, en dépit de pathologies communes à deux patients, ces derniers peuvent transmettre des récits différents, et requièrent une attention déployée renouvelée. Le récit de deux patients présentant les mêmes symptômes peuvent être bien distincts, c’est pourquoi l’interprétation des symptômes d'une même maladie peut être variée. Ainsi, le médecin n'écoute pas le récit de son patient de manière passive, mais est actif dans l'élaboration du diagnostic. A l’inverse, le patient ne peut voir la maladie que de manière lisible ; l’activité du patient est en effet caractérisée par l’attente passive face à la maladie. La pathologie est donc vue de manière lisible, telle qu’elle se présente au patient. Deux temporalités sont d’ailleurs utilisées par R. Charon pour définir cette opposition possible médecin et patient, et elles correspondent bien à l’approche scriptible du médecin d’une part, et à l’optique lisible du patient d’autre part : l’activité d’interprétation scriptible nécessite un déroulement chronologique du temps pour passer à chaque étape du diagnostic. R. Charon illustre ce temps vécu par le médecin par l’expression de temps « vectoriel ». Au contraire, le patient, dans l’attente lisible, se situe dans une intemporalité passive. When the doctor or nurse enters the room to do something – to palpate, to cut, to medicate, to stitch – he or she remains within vectored time, that is, a state of time in which one event leads to another and can even be conceptualized as having caused it, while the patient inhabits a timeless enduring. This is not just the difference between passivity and activity but the more unfathomable distinction between living within and outside time, between diachrony and synchrony.75 Nous reviendrons plus tard sur les différentes temporalités dans le récit. Tout d’abord, il est possible d’identifier le scriptible et le lisible dans Voyage au bout de la nuit. Dans la dernière partie du roman, dans laquelle le docteur Bardamu devient médecin en banlieue parisienne, le personnage est confronté à de nombreux cas pathologiques. Depuis narration et la focalisation interne, les pathologies ne sont pas abordées comme elles devraient l’être, à savoir comme des textes scriptibles. Bardamu remplace le processus de « production » 75 Charon, Rita. Narrative Medicine: Honoring the Stories of Illness. Oxford: Oxford UP, 2008. Print. 44 50 de diagnostic par autre chose. Cette chose n’est pas non plus le « produit », car cela signifierait que Bardamu parvient directement à l’interprétation des symptômes de ses patients, sans le processus d’analyse des signes. Ferdinand est un mauvais médecin : il ne réussit jamais à donner de sens précis aux maladies auxquelles il a à faire, ou à parvenir à la finalité du diagnostic et soigner les gens. Mais dans le récit, l’absence de processus d’interprétation des maladies est justement ce qui met en valeur ce processus. Le narrateur comble le vide de l’interprétation par autre chose. La première production de diagnostic mise en valeur dans Voyage au bout de la nuit est substituée par l’apparition textuelle des fausses interprétations faites par des personnages non médecins. A plusieurs reprises, Ferdinand remarque la marge d’erreur de l’interprétation donnée par les familles dans lesquelles il donne ses consultations : « A Vingt-cinq ans, à son troisième avortement, elle souffrait de complications, et sa famille appelait ça de l'anémie » (258). « C'est dans ces moments là qu'on est le plus affecté par les situations irrégulières des familles. Ils croyaient les grands-parents sans se l'avouer tout à fait, que les enfants naturels sont plus fragiles et souvent plus malades que les autres » (269). Le narrateur prend davantage de temps à décrire les erreurs médicales des autres plutôt que de s’affairer lui-même à l’élaboration d’un diagnostic. D'autre part, le nihilisme thérapeutique, c’est à dire l'absence de remède, caractérise aussi le processus d’interprétation médicale mis en valeur dans le roman. Il s'agit du seul patient pour lequel Bardamu n’ait jamais ressenti autant d'empathie, et l'échec thérapeutique est vécu comme une remise en question personnelle : « Je cherchais quand-même si j'y étais pour rien dans tout ça. C'était froid et silencieux chez moi. Comme une petite nuit dans un coin de la grande, exprès pour moi tout seul. […] J'ai fini par m'endormir sur la question, dans ma nuit à moi, ce cercueil, tellement j'étais fatigué de marcher et de ne trouver rien » (288). L'empathie est ici soulignée par les adjectifs « froid », « silencieux » et le nom « cercueil » qui assimilent l'expérience du médecin à la morbidité du patient défunt. Désabusé devant la maladie de Bébert, le protagoniste cherchera de l'aide à l'Institut Bioduret, centre de recherche sur la typhoïde. Ici, un grand mépris pour la communauté scientifique apparaît dans la façon dont le discours du professeur Parapine est retransmis dans le récit: « […] Parmi tant de théories vacillantes, d'expériences discutables, la raison commanderait au fond de ne pas choisir ! Faites donc au mieux allez confrère ! 51 Puisqu'il faut que vous agissiez, faites au mieux ! Pour moi d'ailleurs, je puis ici vous l'assurer en confidence, cette affection typhique est arrivée à me dégouter au delà de toute limite ! De toute imagination même ! Quand je l'abordai dans ma jeunesse la typhoïde, nous n'étions que quelques chercheurs à prospecter et nous pouvions, en somme, aisément nous compter, nous faire valoir mutuellement... Tandis qu'à présent, que vous dire ? Il en arrive de Laponie mon cher ! Du Pérou ! Tous les jours davantage ! Il en vient de partout des spécialistes ! On en fabrique en série au japon ! J'ai vu le monde devenir en moins de quelques ans une véritable pétaudière de publications universelles et saugrenues sur ce même sujet rabâché. » (282). L'abus de points d'exclamations dans ce discours direct permet de combler le vide du manque d'information concernant le remède de la typhoïde. En revanche, ce qui est mis en valeur ici est l’aspect innombrable des approches possibles pour diagnostiquer la tyroïde. La maladie de Bébert est donc bien traitée selon une approche scriptible : il est possible d’aborder la maladie selon plusieurs combinaisons possibles de récits. Mais cette approche scriptible rend Ferdinand désabusé. Il souhaiterait que Parapine lui donne une réponse unique à l’interprétation des signes de la pathologie de Bébert – une optique de la maladie comme un texte lisible, car ne nécessitant pas de travail d’interprétation de la part de Bardamu. L’approche lisible de Ferdinand est incompatible avec l’optique scriptible de Parapine. Le narrateur cherche ici décrédibiliser la communauté des chercheurs des grands laboratoires financés par l'Etat, et le récit offre une peinture dépréciative de cette communauté : « Le véritable savant met vingt bonnes années en moyenne à effectuer la grande découverte, celle qui consiste à se convaincre que le délire des uns ne fait pas du tout le bonheur des autres et que chacun ici-bas se trouve indisposé par la marotte du voisin » (278). Troisièmement, une autre pluralité de l’absence d'interprétation médicale se trouve dans la spéculation financière. A plusieurs reprises, Bardamu se voit procéder à ces spéculations plutôt que de trouver un remède. Par exemple, le personnage ne fait pas payer ses consultations, car profondément touché par la misère dans laquelle il exerce son métier, et c'est ainsi que l'argent vient contaminer l'établissement du diagnostic. Ils avaient l'air si misérables, si puants, la plupart de mes clients, si torves aussi, que je me demandais toujours où ils allaient les trouver les vingt francs qu'il fallait me donner, et s'ils n’allaient pas me tuer en revanche. J'en avais tout de même bien besoin moi des vingt francs. Quelle honte ! J'aurai jamais fini d'en rougir. (263) 52 Enfin, une dernière alternative au remède est représentée par le travail : un séjour à Toulouse semble bénéfique pour la vieille Henrouille, qui se met à travailler à l'âge de 76 ans : « Dans les profondeurs, pendant ce temps là, elle se débrouillait bien la mère Henrouille. Elle travaillait pour deux en réalité avec les momies. Elle agrémentait la visite des touristes d’un petit discours sur les morts en parchemin. » (382). Madame Henrouille était décrite comme folle et recluse par sa famille plus tôt dans le récit, c’est pourquoi Bardamu fut appelé pour consulter chez les Henrouille: «‘Folle’ qu’on disait d’elle, la vieille, c’est vite dit ça ‘folle’. Elle était pas sortie de son réduit plus de trois fois en douze années, voilà tout ! » (254). Finalement, cette patiente retrouve la force de vivre en communauté grâce à l’exercice d’une profession. Lors de sa consultation, l’alternative financière remplace alors la finalité du remède. L'âge élevé de la grand-mère, ainsi que son lieu de travail dans un caveau de momie, font allusion à l'iconographie de la décomposition des corps. Ainsi, le travail comme réhabilitation du corps mutilé se trouve être source de vitalisme pour cette patiente, et reflète le contexte d'entre-deux guerres dans lequel les corps mutilés des vétérans jonchaient les rues. L’alternative financière au remède intervient aussi lorsque Ferdinand monnaye un diagnostic au Etats-Unis : il remplace son analyse par une fausse interprétation lors d’une visite à son amante Lola. Il établit alors un faux diagnostic de cancer pour pousser Lola à lui donner l’argent dont il a besoin : Je pris l’offensive : ‘Lola, prêtez-moi je vous prie l’argent que vous m’avez promis ou bien je coucherai ici et vous m’entendrez vous répéter tout ce que je sais sur le cancer, ses complications, ses hérédités, car il est héréditaire, Lola, le cancer. Ne l’oublions pas !’ » (221) Finalement, au lieu souligner une pluralité de possibilités pour interpréter des symptômes – approche médicale scriptible – le récit du médecin Bardamu illustre une polyphonie de l’absence d’interprétation. Cette manière d’éviter la finalité du diagnostic met toutefois en valeur un certain processus de production, qui comble le vide d’informations de la maladie. La réponse sur la maladie reste ouverte, c’est pourquoi, malgré le négationnisme médical, les pathologies sont traitées d’une optique plus scriptible que lisible. Les deux approches textuelles illustrées par R. Barthes correspondent de manière étonnante à la subjectivité du médecin et du patient. Ainsi, cette opposition entre le récit scriptible et lisible offre un exemple d’applique littéraire de la médecine. En outre, R. Barthes souligne que, dans un texte scriptible, c'est le modèle de 53 production et non le produit qui importe. De même, à travers les exemples de situations que nous avons soulignés, ce sont plus les situations mises en place par Ferdinand pour remédier aux maladies qui sont soulignées dans le récit, plutôt que la finalité du traitement. Pour conclure cette section, l'analyse des relations entre médecin et patient, sous l’optique du niveau de lisibilité ou scriptibilité d’un texte, incarne un exemple révélateur de l'influence de la littérature sur la médecine. L'insistance sur le « modèle de production » et non celui de « représentation » permet de différencier deux types de temporalités. Alors que le texte lisible est le produit fini et figé dans le temps, l'idéal du texte scriptible est immatériel, en processus de production. Nous allons voir que la différence entre l'intemporalité du texte lisible, et la temporalité du processus scriptible, illustre deux subjectivités opposées vécues par le patient et le médecin. Au delà de cet aspect théorique de la temporalité, ces deux subjectivités vont également se traduire par deux manifestations esthétiques dominantes. III. Les subjectivités du médecin et du patient et leur manifestation esthétique Dans l'optique de démontrer que la littérature a influencé la représentation de la médecine, il est possible d'explorer davantage des effets littéraires sur le monde médical. L'expérience de la médecine supposant deux actants, le médecin et le patient, la subjectivité des deux expériences est alors transmise de manière différente dans le récit. Nous allons constater que deux logiques thématiques et esthétiques se chevauchent. Cela va permettre de représenter de manière claire deux paradigmes très différents, celui du médecin et celui du patient. Nous avons vu que R. Charon considérait également une opposition importante concernant l'intériorité des deux participants de la consultation médicale. Notamment, la temporalité vécue par le patient et celle du médecin divergent. Alors que le temps pour le médecin se déroule de manière synchronique, où chaque événement pris individuellement suit et mène de manière chronologique au prochain, le patient se situe dans une intemporalité diachronique. La narratologie permet aussi d’émettre des analyses sur la construction du récit par rapport au temps qui s’y déroule. Ainsi, l’analyse de la temporalité rend possible la retranscription narrative de l'expérience médicale. R. Charon met l'accent sur une différence essentielle entre le temps vécu 54 par le médecin et celui enduré par le patient.76 Après avoir illustré ces deux temporalités, nous allons démontrer la manière dont le roman Voyage au bout de la nuit est caractérisé par le syncrétisme d'une attitude pré-moderne de héros picaresque, pour qui l'enchainement épisodique des aventures suppose une évolution dans le temps vectoriel du récit, et, d’autre part, une attitude moderniste, qui met l'accent sur l'expérience subjective et solitaire d’un personnage à la souffrance intemporelle. Les affinités baroques et le roman picaresque : le médecin Une tension esthétique émane de ce roman, correspondant à la confrontation entre les différentes intériorités du médecin et du patient. Notons en premier lieu à quel point le personnage principal de Bardamu s'apparente à un héros de roman picaresque. Ce genre de roman tire son origine du terme espagnol picaro, qui signifie misérable, bandit ou futé77. Il s'agit également d'un récit à la structure narrative centrée autour de la condition existentielle du personnage, s'apparentant au picaro. Ulrich Wicks, dans son ouvrage théorique sur le genre picaresque, confirme cette centralisation du récit autour du héros : The basic situation of the picaresque novel is the solitude of its principal character in the world.78 Le récit de Voyage au bout de la nuit est non seulement centré sur la vie de Ferdinand Bardamu, mais ce dernier possède également de nombreuses affiliations au caractère picaresque décrit plus haut à travers trois adjectifs. Par exemple, il devient misérable lorsqu'il revient des Etats-Unis pour s'installer définitivement en tant que médecin dans la banlieue pauvre de Rancy. En effet, il ne fera jamais payer ses consultations, et s'enfoncera dans une pauvreté financière grandissante. La raison de cette situation est l'empathie du personnage pour la misère des habitants de cette ville, et cette compassion lui vaudra d'être touché par cette pauvreté de la même force. Par manque de moyens et d'expérience, mais surtout face au manque d'hygiène de la condition 76 Page 50 de ce mémoire Les termes exacts utilisés dans Le Petit Larousse Illustré 2011 sont « mendiant », « voleur » et « vagabond » à la page 775. 78 Wicks, Ulrich. Picaresque Narrative, Picaresque Fictions: A Theory and Research Guide. New York: Greenwood Press, 1989. Print. 27 77 55 précaire ouvrière de sa clientèle, il laissera mourir lâchement plusieurs de ses patients. Bardamu ne trouvera que l'exil pour échapper à cette situation quasi criminelle, d'où l'image du bandit. Enfin, Bardamu est aussi particulièrement futé, car il parvient à de nombreuses reprises à échapper à des situations délicates et ce de manière miraculeuse, telles les tranchées de guerre ou le paludisme en Afrique, épisodes vite évincés par des ellipses narratives. Voyage au bout de la nuit est donc un roman à la première personne qui se focalise sur les aventures du picaro. En dépit de cette subjectivité intrinsèque (centralisation autour d’un personnage), il est important de noter le caractère épisodique du roman picaresque, mettant l'accent sur les aventures du héros plutôt que l'univers psychologique de l'intériorité. Le roman picaresque met en lumière les aventures multiples d'un héros, qui s'enchaînent très souvent de manière arbitraire. Comme le suggère plus haut R. Charon dans sa description de la temporalité vécue par le médecin, « one event leads to the other »79 : ce sont les évènements du récit, extérieurs à la psychologie du personnage, qui provoquent la progression narrative. Ainsi, la temporalité du roman picaresque correspondrait de manière cohérente avec la temporalité scriptible vécue par le médecin. Les différents voyages de Bardamu ne sont pas motivés par ses propres décisions ou ses réflexions intérieures. Trainé par la force du récit, le héros narrateur subit l'enchainement narratif, au lieu d'en être l'organisateur. Notons, par exemple, les transitions très courtes entre les différentes étapes de ses déplacements, soulignant un vide d'information quant au déroulement du récit. Quelques phrases suffisent à illustrer la transition géographique entre la France de la première Guerre Mondiale, ou encore le départ du protagoniste pour les colonies en Afrique. Une ellipse narrative se produit lorsque le personnage, qui se situe toujours sur le lieu de l'hôpital, se retrouve soudain sur le bateau qui transporte le personnage jusqu'à la Bragamance : « ' Vat’en !... qu'ils m'ont fait. T'es plus bon à rien !... ' 'En Afrique ! Que j'ai dit moi. Plus que ça sera loin, mieux ça vaudra ! ' C'était un bateau comme les autres. » (111). Une autre ellipse de plusieurs années se produit au retour des Etats-Unis, effaçant les années d'études de la médecine, pour passer directement au moment de l'installation en tant que médecin en banlieue: « Quand j'ai tout de même terminé mes cinq ou six années de tribulations académiques, je l'avais mon titre, bien ronflant. Alors, j'ai été m'accrocher en banlieue, mon genre, à la Garenne-Rancy, là, 79 Citation 74, page 50 56 dès qu'on sort de Paris, tout de suite après la porte Brancion. » (235). Ainsi, l'accent du récit n'est pas porté sur cette intériorité du Bardamu, et ses choix n'articulent pas la progression de l'histoire. On constate que c'est précisément la maladie qui se retrouve motrice du récit célinien. Par exemple, Ferdinand part en Afrique à cause de son insoignable blessure de guerre. De même, il se retrouve propulsé à bord d'une galère sur l'Atlantique en direction des Etats-Unis de manière très elliptique, à cause d'un malaise probablement provoqué par les fièvres d'Afrique. La maladie et la médecine, qui génèrent ici les déplacements de Bardamu, se retrouvent incorporées dans une littérature aux allures picaresque. Cette thématique picaresque reflète ainsi le caractère épisodique de la temporalité vécue par le médecin. Notons que les caractéristiques picaresques de Voyage au bout de la nuit ont des origines prémodernes. En effet, le roman picaresque prend son origine depuis l'Antiquité, et se développe particulièrement au XVIe et XVIIe siècle. Cette période est caractérisée en France par l'esthétique baroque, et cette dernière rejette l'intériorité des nouveaux romans psychologiques qui émergent par la suite. L'origine baroque du genre présuppose donc l'absence d'insistance sur l'intériorité du héros, contrairement à des romans qui naissent au XVIIe siècle, à l'image de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette, dans lequel le déploiement de l'intériorité régit le récit. Dans Voyage au bout de la nuit, le personnage de Bardamu évite la description de ses propres émotions face aux femmes qu'il rencontre, de son empathie par rapport à ses patients, ou encore semble manifester une impossibilité à être touché émotionnellement à la vue des cadavres. Les différents traumatismes émotionnels sont différés à l'aide d'espaces temporels créés dans le récit par ces ellipses. Par exemple, nous avions vu que la blessure de guerre constituait un événement central dans la vie de Ferdinand Destouches. Dans le roman, qui porte dans son titre une illusion à cet événement (la blessure s’est produite pendant la nuit), ce passage traumatique de la blessure de guerre est évincé grâce à une ellipse. Le narrateur évoque la difficulté à en parler : « On est retourné chacun dans la guerre. Et puis il s'est passé des choses et encore des choses, qu'il est pas facile de raconter à présent, à cause de ceux d'aujourd'hui ne les comprennent déjà plus. » (49). Ainsi, le roman Voyage s'inscrit dans une logique aux allures baroques et pré-modernes grâce au récit des aventures de son héros. Ce n'est pas l'intériorité individuelle qui motive le récit, mais 57 l'élément externe de la maladie. La pathologie est donc bien constitutive de l'existence du récit, et non pas accidentelle. Il est pertinent de noter la manière dont Céline met le regard clinique du personnage au service du genre picaresque. La littérature peut alors véhiculer à la médecine de manière efficace. Néanmoins, cette possibilité de vide intérieur, reflétée par le personnage picaresque à la psychologie creuse, est rediscutable sur plusieurs points. Même si elle correspond en tout point à l'optique clinique du médecin, qui requiert une focalisation de l'attention vers un individu autre que soi et une mise à l’écart sa propre intériorité, en revanche, la généralisation de monologues intérieurs dans le récit ne peuvent laisser échapper totalement cette intériorité. Il faut analyser cette subjectivité du néant, incarnée par le protagoniste picaresque, dont la présence semble déjà combler un certain vide. A l'inverse du médecin, cette solitude interne illustre la position du patient. Le personnage, bien que narrateur médecin, se retrouve d’ailleurs, à de nombreuses reprises, souffrant lui-même. Le modernisme dissimulé et la subjectivité chaotique : le patient En s'intéressant davantage à l'intériorité du personnage, puisqu'il s'agit d'un roman narré à la première personne, on constate que le récit est orné de références subjectives de manière récurrente. Le langage célinien populaire et argotique, que nous avons pu constater à travers les diverses citations de ce mémoire, ainsi qu'une ponctuation atypique qui inclut de nombreux point de suspension, renvoient à un langage très personnalisé. Le monologue intérieur de Bardamu comporte aussi beaucoup de modalisateurs, traduisant sa propre subjectivité. Par exemple, la riche utilisation d’adverbes, de locutions adverbiales ou du mode conditionnel sont des marqueurs de l’énonciation, et démontrent l'incertitude de l’énonciateur face à son propre énoncé : « Après tout, c’est peut-être que ça lui faisait plaisir de se faire engueuler publiquement » (476), « On aurait dit tellement il état vilain le temps, et d’une façon si froide, si insistante, qu’on ne reverrait plus jamais le reste du monde en sortant, qu’il aurait fondu le monde, dégouté.» (333). Ainsi, bien que l'on puisse qualifier le roman de picaresque, une optique plus psychologique est aussi envisageable. C’est dans le courant moderniste que l’on peut retrouver des caractéristiques communes à la narration de Bardamu. Selon Pierre Zima, le roman 58 Voyage au bout de la nuit possède une esthétique moderniste : Un représentant important de la modernité tardive qui annonce une écriture du sublime dominée par l'indifférence est Louis-Ferdinand Céline. Bien que son roman Voyage au bout de la nuit appartienne encore à la problématique moderniste parce qu'il évoque une utopie vitaliste, nietzschéenne, son auteur cherche à représenter le sublime humain au sens de Lyotard.80 Nicolas Hewitt place également Céline comme « l'un des plus grands auteurs modernistes»81 européens. Notons que ce mouvement esthétique littéraire a été engendré par un doute concernant le progrès scientifique apparaissant à la charnière du XIXe et XXe siècle. Par exemple, les débuts de l’aviation par les frères Wright, ou encore le développement de l’industrie chimique permettant la création de gaz toxiques, on hautement contribué aux combats pendant la première Guerre Mondiale. Pendant cette période de 1914 à 1918, les découvertes technologiques ont en effet servi à une destruction massive de l'être humain, ce qui a renforcé un scepticisme scientifique dans les imaginaires collectifs. L’impossibilité de rendre compte d’une telle angoisse, liée à la fiabilité de l’être humain envers sa propre espèce, caractérise l’esthétique de la fragmentation moderniste : Modernism as a literary movement is typically associated with the period after World War I. The enormity of the war had undermined humankind’s faith in the foundations of Western society and culture, and postwar Modernist literature reflected a sense of disillusionment and fragmentation.82 Le courant de conscience, en littérature, est une complémentarité du monologue intérieur, et inclut une fragmentation de la pensée. Ce procédé illustre l'impossibilité de rassembler, par la pensée, les fragments d'un monde dévasté, et se veut typiquement moderniste. Comme nous l’avons constaté à travers les manifestations textuelles de synesthésie et d’hypostase, Bardamu ne parvient pas vivre correctement l’expérience sensorielle de la guerre, ou encore, à donner un sens logique à la vie et à la mort dans le monde qui l’entoure. L’imagerie de la fragmentation des corps mutilés l’obsède, à la fois pendant la guerre, en Afrique, mais aussi lorsqu’il exerce la 80 Zima, Pierre. La négation esthétique : le sujet, le beau et le sublime de Mallarmé et Valéry à Adorno et Lyotard. Paris : Editions L’Harmattan, 2002. Print. 233 81 Hewitt, Nicholas. The life of Céline: a critical biography. Oxford, UK: Blackwell, 1999. xiii 82 "Modernism". Encyclopædia Britannica. Encyclopædia Britannica Online. Encyclopædia Britannica Inc., 2014. Web. <http://global.britannica.com/EBchecked/topic/387266/Modernism>. 59 médecine83. De plus, l’insistance sur la subjectivité du langage, constatée à travers un langage populaire et une ponctuation atypique, se juxtapose à une temporalité fragmentée en plusieurs épisodes du récit séparés par des ellipses narrative, ce qui renvoie finalement une esthétique très fragmentée de la pensée, typique du courant de conscience moderniste. Finalement, la relation entre médecin et patient peut donc être retranscrite de manière littéraire, par le syncrétisme esthétique du modernisme et du baroque. Céline procède à ce véritable tour de force artistique, afin d'illustrer ce qui existe au niveau médical, à savoir une confrontation intersubjective du médecin et du patient dans une salle de consultation. Cette maîtrise des genres prouve que la capacité à lire et interpréter la littérature peut fortement influencer la représentation de l'univers de la médecine. Nous pouvons donc parvenir à la même constatation formulée par G.S. Rousseau, selon laquelle un procédé littéraire est sur le point de ce dérouler chaque fois qu'un patient entre dans un cabinet médical : Every time a patient enters a practitioner's office a literary experience is about to occur: replete with characters, setting, time, place, language, and a scenario that can end in a number of predictable ways. Literature enriches the sense of this daily drama.84 L'optique de confrontation du moderniste et du baroque offre le cadre littéraire par excellence de l'expérience de la médecine. Dans un essai, le docteur John de Santos émet également cette hypothèse d’opposition esthétique entre la subjectivité du médecin et celle du patient. Il associe le médecin à un héros qui exprime davantage le monde extérieur plutôt que sa propre intériorité : Doctors’ interventional or intrusive actions align them with eighteenth-century and nineteenth-century heroes who impress themselves on the external world through deeds and derring-do.85 Au contraire, la subjectivité du patient est reliée au héros de littérature moderniste. Patients’ endurance and ungovernable movements of mind and body align them with the reflective heroes of the twentieth-century modernist novels.86 La tension est donc palpable entre la subjectivité moderniste et une attitude pré-moderne, 83 Voir la description sanguinaire d’une patiente qui accouche, page 259 Rousseau, G. S. "Literature and Medicine: The State of the Field." Isis 72.3 (1981). Print. 414 85 Lantos, John D. (1999). "Reconsidering action: Day-to-day ethics in the work of medicine." HEC Forum 11 (1999). Print. 56 86 Ibid. 84 60 identifié selon nous comme étant l’esthétique picaresque. Le médecin se situe dans un paradigme pré-moderne, alors que le patient adopte une position moderniste. L'attitude du médecin et du patient est donc retranscrite de manière littéraire dans cet ouvrage. Nous avons tenté de démontrer la manière dont ce roman est né de la situation d'être médecin et de l'expérience intersubjective de la médecine. De plus, le rapport à soigner les gens, dans l'univers diégétique du récit, est lui-même basé sur des principes littéraires. C'est précisément la capacité à lire et à interpréter les textes, selon une approche narratologique, qui s'avère être une compétence contribuant de manière significative à l’exercice médecine. Cela prouve qu’il est possible de faire passer la médecine sous la supervision de la littérature. Le médecin et écrivain Louis-Ferdinand Céline fait donc converger les deux cultures, pour créer un objet littéraire, produit unique de l'interaction quasi-chimique entre médecine et littérature. Cette nouvelle possibilité de définition de la littérature considère qu’un compromis est possible avec l’univers des sciences, traditionnellement rejeté. 61 Conclusion D'une part, la médecine est motrice du récit de Voyage au bout de la nuit, dans la mesure où le roman est né de la situation d'être médecin. On constate une pathologisation de la littérature grâce à l'inclusion d'une nouvelle forme de sémiotique, dont la logique est propre à celle de la vision symptomatique d'une maladie. De plus, dans cette œuvre, le narrateur est doté d'un regard exclusivement clinique. Ainsi, la pathologie n'est pas accidentelle mais bien constitutive de l'existence, et, de la même manière, elle est aux origines des mécanismes du récit. D'autre part, la littérature influence la médecine dans l'univers diégétique de l'ouvrage. Le monde médical y est présenté comme le théâtre de la fausseté. Les différentes pathologies peuvent être abordées comme des textes scriptibles ou lisibles. Le roman de Céline est par conséquent unique en son genre, et tend à contredire la dichotomie culturelle établie par C.P Snow. Bien que nous ayons identifié cette œuvre en rapport à la période historique précédente, la plaçant ainsi en réaction à l'ancrage de la dichotomie entre sciences et lettres d'une part, et à l'effacement identitaire des médecins causé par une nouvelle biopolitique d'autre part, classifier ce roman à partir d'un registre, genre, mouvement littéraire ou période esthétique serait difficile. Les mécanismes intrinsèques et rapports dialogiques étroits entre cette œuvre de littérature et l’univers de la médecine sont à l'origine de cette complexité. De plus, une thématique pré-moderne baroque qui se confronte à un modernisme esthétique illustre le syncrétisme possible entre deux éventualités apparemment hétérogènes, ce que soulignent aussi les interactions profondes entre littérature et médecine qui sont à la base de ce récit. 62 Works Cited Barbaud, Philippe. 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