Les êtres chers: porter la mort en héritage1 Martin Gauthier Le
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Les êtres chers: porter la mort en héritage1 Martin Gauthier Le
Les êtres chers: porter la mort en héritage1 Martin Gauthier Le suicide est une tragédie dont l’onde de choc ébranle plusieurs générations. C’est ce qu’Anne Émond nous permet de ressentir si vivement dans son nouveau film, Les êtres chers, qui suit l’intimiste Nuit #1. Si David n’est pas celui qui porta concrètement son père pour le décrocher après qu’il se soit pendu, il est celui qui traîne ce quelque chose faisant que «Tout (lui) pèse trop» et qu’il se pendra à son tour. Sa fille Laurence porte à son tour ce quelque chose qui peut mener au suicide. Au milieu de l’océan, avez-vous, comme moi, imaginé qu’elle avait choisi la vie mais craint un moment qu’elle se laisserait entraîner au fond pour rejoindre son père? Et où la vie la mènera-t-elle, vers un autre suicide? Où s’arrêtera la transmission de la mort en héritage? Qu’une onde de choc roule sur plusieurs générations pose le problème de la répétition. La psychanalyse a souligné cet enjeu dans nos vies en parlant même de compulsion et de contrainte, ce qui nous pousse puissamment, malgré nous, comme un destin. Le film nous confronte doublement à une répétition, par le geste suicidaire, la pendaison alors que David est armé, et par le moment choisi, soit lorsque les enfants deviennent adultes. Les temps se confondent d’une génération à l’autre. De petits détails incongrus mettent en relief ces temps mêlés: la présence de piercing et d’un selfie, alors que le film se veut antérieur à notre époque. La répétition scande ici une actualisation. 1 Une première version de ce texte a été présentée à Québec le 12 janvier dernier, dans une discussion avec Florence Piron et Nicolas Vonarx, à l’invitation des organisateurs du Ciné-Psy, Geneviève Ousset et Marcel Gaumond. Le visionnement du film était alors un préalable. Je retiens notamment de la riche discussion le regard de Florence Pilon sur le manque culturel de mots chez les Québécois, vite accusés d’être intenses (comme le fait Laurence avec son père) quand il s’agit de nommer les mouvements affectifs. Nicolas Vonarx s’interrogeait avec sensibilité sur l’écart entre les marionnettes que David crée et ses enfants qui lui échappent. Il soulignait la pertinence de la chanson de Vigneault, J’ai planté un chêne, reprise à différents moments du film mais sans jamais parvenir au dernier couplet, celui où il s’agit d’être capitaine de son bâtiment. La chanson de Vigneault trace le parcours d’un dégagement qui sera resté impossible à David. Le psychiatre en moi pourrait vous parler de génétique et de désordre organique, ce qui aurait un effet rassurant en isolant le problème au niveau chromosomal, mais désespérant aussi car le sous-texte dit qu’il n’y a rien à faire si vous êtes né avec un ADN endommagé. Le XIXe siècle n’en disait pas moins face à la mélancolie. Le film braque plutôt la caméra sur la complexité d’une situation où la génétique la plus importante s’avère celle qui unit les êtres de manière affective pour élire ceux qui nous sont chers. Constatons que David pour son père et Laurence pour David sont unis à leur père par un lien particulier qui laisse un lourd héritage après le suicide. La question de la répétition se condense à celle de la vie et du suicide: «Pourquoi a-t-il fait cela? », demande Laurence dans sa détresse. «Pourquoi vivre?», demande-t-elle aussi à sa grand-mère qui lui répond «Qu’il faut que ça s’arrête; c’est assez! Il faut vivre pour voir vieillir ceux qu’on aime». Le suicide répète et fixe à la fois. David est-il un lièvre qui ne peut mourir que violemment? Lui est-il impossible de se sauver, de perdre sa peine? A-t-il espéré que ses enfants le sauvent, lui qui écrit à Laurence exister par eux et pour elle surtout, semble-t-il? Il ne survivra pas au départ de celle-ci, malgré tout le bonheur en réaction à tout le bonheur de sa visite avec son nouvel amoureux, Félix (celui qui est heureux). Le film travaille essentiellement la question de comment nous portons à l’intérieur de nous ceux qui nous sont chers. Nous aident-ils à vivre ou au contraire nous tirent-ils vers la mort? Tragiquement David n’a pas été suffisamment accompagné dans la perte soudaine de son père aimé. Le silence a prévalu et le fils élu n’a pas su développer la capacité de faire de cette perte un élan vital. Il ne peut finalement que la réincarner en devenant, cette fois, celui qui l’inflige à ceux qui l’aiment plutôt que de la subir. Nous ressentons une grande tristesse devant le spectacle d’un homme profondément isolé malgré tout l’amour dont il est entouré, incapable de transformer cet amour en source de vie et incapable de sortir de son isolement pour aller chercher de l’aide. Ce qui donne l’impression, comme le poème de Laurence le disait, d’un être qui n’est pas fait pour le monde ou d’un monde qui n’est pas fait pour lui. Dans sa forêt, se dessine une représentation du monde intérieur où David se réfugie ; celui-ci est profondément seul. Je viens de dire que David est seul mais l’est-il vraiment? N’est-il pas plutôt trop habité? Le spectre du suicide de son père ne prend-il pas tellement de place qu’il s’impose et gagne (à l’image des luttes de tir au poignet) contre la vie et l’amour? Le thème de l’intrusion traverse le film par des scènes fortes, notamment celle de la réaction agressive de Laurence à la lecture de son journal par son père et celle de la folie, des bruits et des voix, qui s’emparent d’Antoine, le premier amoureux de Laurence. Dans la forêt, David, seul et envahi, se débat avec le spectre de son père et du suicide de ce dernier. Il en ramène des lapins qu’il pend comme le père pendu et il cherche à en faire une nourriture pour l’aider à se sentir homme et riche, dans sa lutte contre l’incomplétude et la dépossession. David apparaît ainsi captif de la relation à son père et de son incapacité à élaborer ce lien qui lui est cher. En contraste avec son frère André où le père semble ouvertement vécu sous forme d’un manque - André, toujours une cigarette ou une bouteille aux lèvres, accuse David d’avoir tout eu du père, à l’exemple de ses outils -, David se retrouve avec un trop qui lui pèse dont il ne saura se déprendre. Laurence y parviendra-t-elle mieux? Souhaitons que l’Espagne, sa visite subséquente à Antoine à l’hôpital et les dernières images d’elle en dialogue avec son père sur la belle grève de Notre-Dame-duPortage témoignent de sa quête d’une nouvelle voie et d’une réconciliation, dans une longue marche qui ouvre sur la vie.