Pseudonyme : Fée clochette Nombre de mots : 1999

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Pseudonyme : Fée clochette Nombre de mots : 1999
Pseudonyme :
Fée clochette
Nombre de mots : 1999
Quand la peur nous prend, que nous prend-elle?
La raison est le propre de l’Homme1. Tandis que ce dernier partage avec les autres
créatures animales les émotions, il est le seul à pouvoir réfléchir, faire preuve
d’introspection et de logique, à démontrer de l’imagination et de la créativité. Ces
attributs font régulièrement l’objet d’analyse et de réflexion, suscitent beaucoup d’intérêt
et soulèvent de nombreux débats tant chez les intellectuels qu’au niveau des citoyens en
général. La complexité de la nature humaine en est la cause. Celle-ci a été à la source
d’une réflexion féconde particulièrement par les philosophes, depuis l’Antiquité jusqu’à
nos jours. Même si des positions parfois très différentes sont exprimées, elles ont en
commun le fait que l’Homme a la capacité de donner un sens à sa vie et de la prendre en
charge.
Par ailleurs, des émotions très puissantes comme la peur peuvent subjuguer l’esprit le
plus discipliné et entraîner une multitude de réactions. Chaque être humain est sujet à
vivre cette émotion. Jean-Paul Sartre disait d’ailleurs: «Tous les hommes ont peur. Tous.
Celui qui n’a pas peur n’est pas normal; ça n’a rien à voir avec le courage.»2 Puisque
nul n’y échappe, il devient alors opportun de s’interroger sur ce que «la peur nous prend
lorsque celle-ci nous prend». Pour cela, il faut, au départ, comprendre ce qu’est la peur,
cette émotion aux multiples visages, l’emprise qu’elle peut exercer et les effets qui en
découlent. Quoique cette peur puisse parfois se révéler salutaire par le courage qu’elle
1
Aristote, Physique d’Aristote ou leçon sur les principes généraux de la nature – tome 2, Paris, A.
Durand Librairie, 1862, p.56.
2
SARTRE Jean-Paul, Le Sursis dans Les chemins de la liberté, Paris, Gallimard, 1945, p.19.
nous insuffle, elle invalide surtout notre raison, qualité qui nous distingue des autres êtres
vivants.
Il existe diverses définitions de la peur. Retenons celle-ci. La peur est un « phénomène
psychologique à caractère affectif marqué qui accompagne la prise de conscience d’un
danger réel ou imaginé, d’une menace»3. La peur est donc une émotion et pour Jean-Paul
Sartre, le caractère essentiel d’une émotion est «d’être subi[e], de surprendre, et de se
développer selon ses lois propres sans que notre spontanéité consciente puisse modifier
son cours d’une façon très appréciable. »4 La pensée ou la réflexion ont donc très peu
d’emprise sur une telle réaction.
Tandis que la raison, avec son côté froid, réfléchi et analytique, soupèse méthodiquement
les éléments d’un problème en vue d’en arriver à une conclusion, la peur peut surgir
spontanément et obnubiler l’esprit de quiconque, le paralyser ou l’entraîner dans des
gestes irréfléchis. Comme le disait le cardinal de Retz : «(…) De toutes les passions, la
peur est celle qui affaiblit le plus le jugement.»5 Pis encore, dans sa forme la plus brutale,
la peur, lorsqu’elle nous prend, elle s’empare, saisit, capture notre être tout entier. Elle le
fige sur place ou elle en prend les commandes, la direction, et le dirige à sa guise dans la
voie qu’elle choisit.
Cette peur qui s’apparente alors à l’effroi, voire à la panique, par son caractère brusque et
soudain, fait surgir le côté animal de l’Homme. Elle se situe dans les circonstances au
3
4
REY Alain et REY-DEBOVE Josette, Dictionnaire Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 2004, p.1924.
SARTRE Jean-Paul, Esquisse d’une théorie des émotions, Paris, Hermann – livre de poche 1995,
p.59.
5
RETZ Jean-François Paul de Gondi, Mémoires du Cardinal de Retz, Tome 1, Paris, Livre de poche
classique moderne, 1717, p.544.
niveau de l’instinct, qui revêt chez Nietzsche une importance fondamentale, ou à celui
des pulsions d’autoconservation qui, pour Freud, sont la clé de notre survie. À cette peur,
il est vain, illusoire, voire utopique, de tenter d’opposer, tel un affrontement, la rationalité
comme l’auraient fait les philosophes de l’Antiquité ou Descartes à l’époque de la
modernité. Dans ce face à face entre la raison et le bouleversement entraîné par cette
émotion brusque et violente, la raison est perdante, du moins temporairement.
La dualité entre le corps et l’esprit, telle qu’exprimée par Descartes, ne tient donc plus. Il
faut plutôt, à l’instar de Nietzsche, Freud et Sartre, voir l’être humain comme un tout, et
comprendre que «Le cerveau qui pense, calcule, décide, est le même que celui qui
éprouve du plaisir et du déplaisir.»6 Il est donc plausible, une fois remis de cette émotion,
de changer la peur en une piste de réflexion et d’action, et de permettre à la raison de
reprendre les commandes. La maxime «Aie le courage de te servir de ton propre
entendement»7 d’Emmanuel Kant devient une exhortation en ce sens.
Mais la peur a d’autres visages que l’horreur ou l’épouvante. L’anxiété et l’angoisse en
sont des formes plus sournoises qui envahissent l’esprit, le perturbent et l’empoisonnent
insidieusement. L’imagination en est la cause, ce qui fait dire à Paul Diel que
«L’angoisse est le contraste entre imagination et réalité»8. La réalité se déforme donc
dans l’esprit angoissé dont l’imagination donne des proportions plus grandes que nature
aux événements. Il en résulte parfois des peurs paniques et souvent, divers symptômes
6
R. DAMASIO Antonio, L’erreur de Descartes : La raison des émotions» Paris, Odile Jacob, 1995,
quatrième de couverture.
7
KANT Emmanuel, Qu'est-ce que les Lumières ?, choix de textes, traduction, préface et notes de
Jean Mondot, Publications de l'université de Saint-Étienne, Bordeaux, 1991, p.79.
8
DIEL Paul, La peur et l’angoisse : phénomènes central de la vie et son évolution, Paris, Payot,
1992, p.149.
physiques invalidants. Le «cinéma intérieur» des victimes de cette peur projette des films
de catastrophes à la simple pensée de l’événement appréhendé, sapant ainsi les
fondements déjà fragilisés de leur courage, de leur énergie et de leur détermination. Si par
malheur un quelconque incident se produit, il deviendra alors la preuve chez ces gens
qu’il y avait bel et bien un danger dont il fallait se méfier.
Lorsque cette forme de peur nous prend, elle amoindrit notre santé mentale et physique,
et assombrit notre joie de vivre. Notre objectivité par rapport aux évènements s’en trouve
affectée, puisque nous cristallisons toute notre attention sur des phobies au détriment du
reste. Repliés sur nous-même, nous restreignons nos activités, nous privant ainsi du
bonheur de vivre diverses expériences. Nous épuisons notre organisme par cet état
d’alerte constant et vain. Notre confiance en soi, notre capacité à relever de nouveaux
défis et à donner suite à nos rêves et notre optimisme vis-à-vis la vie s’en trouvent
amenuisés. La maxime de Boileau «Souvent la peur d’un mal nous conduit dans un
pire»9 prend tout son sens.
Prisonniers d’un mode défensif, nous perdons en partie cette capacité de donner une
direction à notre vie et de la prendre en charge comme l’exprimaient les philosophes
depuis la modernité. La raison idéalisée par Descartes ne parvient plus à reprendre le
plein contrôle sur la personne qui souffre d’angoisse chronique. La volonté de puissance,
si chère à Nietzsche, qui permet à l’être humain d’inventer son avenir, de se dépasser et
de devenir un être accompli, se voit affaiblie. L’être en projet, dépeint par Sartre comme
9
BOILEAU DESPÉRAUX Nicolas, L’art poétique, Paris, Bordas, 1984, p.3.
étant libre et responsable, capable de trouver sa voie et de se réaliser au cours de sa vie,
n’a plus la même stature.
Ainsi recroquevillé, un tel individu ne peut, dans l’optique des utilitaristes, épouser des
causes qui maximisent le plus grand bonheur de tous. Les actions visant le plaisir, pour ce
qu’il en reste, sont à portée réduite et visent l’immédiat. L’audace n’a plus sa place.
Ayant de la difficulté à réaliser ses préférences, la personne habitée par une peur
chronique n’ose plus s’investir pour combler celles des autres. La métaphore du bateau,
employée par Singer, où le chemin de la vie se compare à un parcours en bateau dont la
valeur s’accroît au fur et à mesure qu’on s’éloigne du port, est à-propos. Ceux qui
investissent les efforts nécessaires pour explorer de nouveaux horizons et caressent des
projets ambitieux, connaissent un épanouissement personnel très élevé. Les timorés, qui
n’osent point larguer les amarres, écoulent une vie sans éclats ni plaisirs. En mettant de
côté leurs préférences, ils se privent du projet de vie qu’ils chérissaient naguère et qui ne
se représentera plus.
On peut opposer cependant à ces arguments que la peur a un côté positif, voire salutaire,
lorsqu’elle donne le courage d’affronter un danger quelconque ou encore lorsqu’elle
devient l’aiguillon nécessaire pour se surpasser. Alphonse Daudet n’avait-il pas d’ailleurs
dit : « Où serait le mérite si les héros n’avaient jamais peur?»10. Elle donne alors une
impulsion pour réagir devant une menace et tenter d’en sortir gagnant. La peur s’avère
aussi être une émotion qui permet la survie à tout être. Elle nous retient de tout geste
10
DAUDET Alphonse, Aventures prodigieuse de Tartarin et Tarascon, Paris, Folio classique
Gallimard, 1987, p.75.
irréfléchi ou impulsif qui causerait des blessures ou la mort. Elle nous incite à la
prudence, à consulter des personnes ressources, à contrôler nos actions, à réfléchir avant
d’agir, à prévoir des alternatives ou des mécanismes de sécurité, à planifier les étapes
d’une démarche ou d’une action, à respecter divers codes ou consignes. En somme,
comme le disait François Mauriac, «La peur est le commencement de la sagesse»11. La
peur n’est donc pas une émotion à proscrire, surtout dans un monde aussi complexe que
le nôtre et peuplé par plus de sept milliards d’êtres humains, de cultures, de religions et
d’idéologies différentes. Dans un tel contexte, une peur «contrôlée» est tout à fait
normale, sinon indispensable. Par contre, elle ne doit pas être encouragée et cultivée
méthodiquement jusqu’à devenir envahissante puisqu’au final, elle sape la raison tant
individuelle que collective, devient une entrave à la justice et à l’équité entre les hommes
et les nations, porte atteinte aux droits et libertés, dresse les êtres humains les uns contre
les autres et devient un facteur de régression à l’échelle des sociétés et du monde.
L’être humain forme donc un tout complexe en constante évolution. En tant qu’être
vivant, l’Homme éprouve divers besoins physiques qu’il doit satisfaire de façon à assurer
sa survie. L’Homme ressent aussi une grande variété d’émotions exprimées de diverses
façons en fonction de ses attributs propres. Ce qui le distingue des autres êtres vivants est
sa capacité de raisonner, réfléchir et faire preuve d’introspection, de démontrer de
l’imagination et de la créativité, de viser à une amélioration continue de son état, de
chercher un sens à la vie, et de se questionner sur l’au-delà. Ces particularités lui ont
permis d’évoluer au fil des âges et de devenir l’espèce dominante sur terre, de cultiver
11
MAURIAC François, Thérèse Desqueyroux, Paris, Presses universelles de France, 1992, p.59.
une réflexion permanente sur sa nature, sa voie dans l’univers, sa place dans l’histoire et
sur les rapports qu’il entretient avec les diverses facettes du monde qui l’entourent, et
enfin de dominer ses pulsions.
Capable donc d’assumer son destin, l’être humain n’est toutefois pas à l’abri de toute
défaillance. En effet, des émotions très fortes comme la peur peuvent le ramener au rang
des animaux en un seul instant, ou le maintenir captif de craintes imaginaires le privant
ainsi des plaisirs de la vie et de ses capacités d’épanouissement. La peur, malgré la
prudence qu’elle insuffle dans les actions et le comportement des individus, en prend
davantage qu’elle en donne. La raison doit donc lutter pour prendre le dessus sur une
émotion aussi facile à enflammer que la peur, souvent entretenue par une myriade
d’individus et de prophètes de malheur, et qui peut demeurer en latence très longtemps.
Fort heureusement cependant, la peur n’habite pas tous les êtres humains au même
moment et à la même intensité. Même dans les pires moments de détresse humaine
collective, comme lors de la Deuxième Guerre Mondiale, certaines personnes, tel
Winston Churchill, se lèvent, galvanisent un peuple et renversent la peur pour vaincre
l’ennemi. Tous les jours, des gens voient leur vie sauvée grâce au courage de simples
citoyens. En somme, la peur peut aussi être contrée, muselée et vaincue par le pouvoir du
courage et de la raison.
Charles-Étienne Barry – Collège Mérici