Untitled - Laboratoire Ex situ. Études littéraires et technologie
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00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page2 00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page1 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001. MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS 00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page2 00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page3 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001. MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS EST LE SIXIÈME TITRE DE LA COLLECTION CONTEMPORANÉITÉS DIRIGÉE PAR RENÉ AUDET COMITÉ SCIENTIFIQUE : ANNE BESSON ET FRANCES FORTIER La collection « Contemporanéités » se spécialise dans la publication de travaux portant sur la littérature actuelle et sur la problématisation des singularités littéraires de la période contemporaine. Alliant des réflexions fondamentales avec l’étude d’œuvres récentes, elle vise à investir le flou de la notion de « contemporain » pour tenter de mieux la saisir, dans la pluralité de ses significations et de ses manifestations. 00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page4 LES AUTEURS Anne-Marie AUGER Vanessa BESAND Julien BRINGUIER Simon BROUSSEAU Annie DULONG Mathieu DUPLAY Julien FRAGNON Bertrand GERVAIS Sylvie MATHÉ Richard PHELAN Lucie ROY Thomas SCHMIDTGALL Gabriel TREMBLAY-GAUDETTE Sophie VALLAS Alice VAN DER KLEI 00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page5 Sous la direction de BERTRAND GERVAIS, ALICE VAN DER KLEI et ANNIE DULONG L’imaginaire du 11 septembre 2001 Motifs, figures et fictions Nota bene 00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page6 Les Éditions Nota bene remercient le Conseil des Arts du Canada et la SODEC pour leur soutien financier. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. La publication de ce livre a été rendue possible grâce à l’appui du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ), site de l’Université Laval et du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), ainsi que du soutien de Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire (FRQSC) et l’Équipe de recherche sur l’imaginaire contemporain, la littérature, les images et les nouvelles textualités (ERIC LINT) (FRQSC). © Éditions Nota bene, 2014 ISBN : 978-2-89518-486-7 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page7 INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS. REPRÉSENTER LE 11 SEPTEMBRE 2001 Bertrand Gervais Université du Québec à Montréal Alice van der Klei Université du Québec à Montréal Annie Dulong Collège Édouard-Montpetit Simon Brousseau Université du Québec à Montréal Le 11 septembre n’était pas inimaginable. Nous pouvions tous l’imaginer. C’est sa réalité qui a annihilé la fiction. Siri HUSTVEDT, Plaidoyer pour Eros. « Realtime 9/11/01. » C’est sur cette donnée temporelle que débute la page 127 du roman de Ronald Sukenick, Last Fall (2005). Temps réel : 11 septembre 2001. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce une stratégie réaliste, l’inscription d’un temps diégétique, qui permet de suivre au plus près les remous de l’existence des protagonistes ? Ce temps n’estil réel que sur un plan fictionnel, une façon de nous faire croire 7 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page8 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 à une immédiateté de la représentation ? L’expression anglaise renvoie à ce temps au cours duquel un événement ou un processus survient. Cela se passe en temps réel. Nous sommes, lecteurs, au cœur des choses, plongés dans un monde qui se déploie au moment même où nous posons nos yeux sur le texte. Qui se déploie et qui, bien entendu, explose. C’est le 11 septembre, après tout. Dans Last Fall, par contre, ce temps réel n’est pas un artifice ou une stratégie narrative, mais une donnée temporelle réelle, comme la date d’une entrée de journal intime. Ce que nous nous apprêtons à lire à la page 127 a été écrit et se déroule le 11 septembre 2001. Ce n’est pas de la fiction, mais la pointe acérée d’une réalité qui vient s’encastrer dans l’ordre du discours. Ceci est écrit en temps réel, le 11 septembre 2001. Ce jour-là, Sukenick travaillait dans son studio de Battery Park sur un roman, un jeu métafictionnel, comme il les aime, sur un supposé musée d’art temporaire (un jeu de mots sur contemporary/temporary) où un vol aurait été perpétré. En regardant par la fenêtre, il a vu, de ses yeux vu, le premier avion s’encastrer dans la tour nord du World Trade Center. Le temps réel, c’est celui-là, le temps de l’observation en direct. Et on comprend rapidement à la lecture que les attentats de cette journée funeste sont venus briser le roman que nous avons entre les mains. L’intrigue initiale n’a pas survécu aux attentats : elle a déraillé et l’écriture s’est disloquée, elle s’est effondrée sur elle-même. On s’est beaucoup demandé comment représenter les attentats du 11 septembre, comment rendre cohérents sur un plan narratif des événements imprévisibles, comme un tremblement de terre ou un acte terroriste. Par quelle mise en intrigue montrer à sa juste valeur un événement que rien ne laissait prévoir ? Certains ont choisi de l’inscrire aux limites du récit, le nommant d’entrée de jeu ou au bout du compte, d’autres ont préféré en faire une présence constante ou un arrière-plan indépassable. Le 11 septembre 2001 devient un chronotope : d’un événement localisé dans le temps, d’ores et déjà accompli, il se transforme en une durée, l’un des paramètres d’un monde de représentation. 8 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page9 INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS Sukenick choisit une autre option : il représente le 11 septembre en transformant son roman en une surface d’inscription qui recueille la réalité de l’événement, mais c’est une métamorphose à laquelle le roman ne peut malheureusement survivre. Le roman est littéralement brisé par les attentats. Publié à titre posthume en 2005, Sukenick étant mort en juillet 2004, Last Fall apparaît comme un roman détruit, fracturé en son centre. Et le jeu littéraire qu’était cette intrigue déployée dans un musée imaginaire d’art temporaire se rompt littéralement. La leçon est claire : la littérature ne fait pas le poids face à la réalité. Et pourtant… * * * Les textes réunis dans le présent collectif, par-delà la diversité de leurs approches et des œuvres qu’ils interrogent, témoignent d’une étonnante cohérence, comme si les attentats du 11 septembre 2001, par leur imprévisibilité et leur démesure, ramenaient les théories littéraires et artistiques à leurs problèmes fondamentaux. Le 11 septembre 2001 pose, comme tous les événements marquants de l’Histoire, la question des possibilités et des limites de la représentation, qu’il s’agisse de l’interprétation de ses conséquences sociohistoriques ou de la compréhension de son contexte d’apparition, ainsi que des forces qui en ont façonné le déroulement. Il interroge les arts et la littérature sur leur capacité à le raconter ou à le mettre en scène. Paradoxalement, ces questions n’ont pas empêché les écrivains et les artistes de se mettre à l’œuvre et, dix ans après les attentats, nous avons vu apparaître un véritable corpus du 11 septembre 2001, se cristallisant autour de motifs récurrents1. En effet, l’Homme qui 1. La base de données rendue publique par le site web du LMP, le Lower Manhattan Project, où sont recensés les fictions littéraires et cinématographiques ainsi que les projets artistiques qui traitent des attentats, offre un bon aperçu tant du corpus lui-même, en pleine progression, que des principaux motifs reconnus. Voir en ligne http://lmp.uqam.ca/. On trouve une description du projet au cœur du LMP dans Gervais, Tillard et Dulong (2010). 9 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page10 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 tombe, les papiers s’échappant des tours, le nuage de débris, le rôle central des médias, les avions encastrés dans les tours sont autant d’images qui, transformées en tropes, traversent les représentations du 11 septembre, que ce soit en littérature, en arts visuels ou au cinéma. Marianne Hirsch, dans un article de 2003 sur les images iconiques du 11 septembre, demandait déjà : « What elements determine this process of reduction and iconization ? And in what ways will this process be in fact determined by aesthetic factors ?2 » (2003 : 85). Plus de dix ans après les attentats, le moment semble tout indiqué pour relancer cette question afin de voir comment les arts ont répondu aux événements, les ont intégrés ou n’ont pas réussi à le faire, comme c’est le cas avec le cinéma hollywoodien qui, après World Trade Center d’Oliver Stone, s’est contenté d’évoquer l’événement de manière plus ou moins lointaine. Il ne fait plus aucun doute que les attentats du 11 septembre 2001 ont constitué, pour plusieurs, un important moment de rupture. Charnière, l’événement ne pouvait faire autrement que de l’être, les États-Unis étant attaqués sur leur propre territoire, et ce sont les symboles mêmes de leur pouvoir qui étaient visés : pouvoir commercial avec les tours du World Trade Center, militaire pour le Pentagone et politique avec la Maison-Blanche, cible potentielle du vol 93, de la United Airlines. Dix-neuf terroristes, formés dans des écoles d’aviation américaines, réussissaient à détourner quatre avions et à les transformer en missiles, atteignant leur cible sans que les États-Unis aient le temps de répliquer. L’attaque, rythmée par les écrasements des avions et les effondrements des tours, s’est déroulée en 102 minutes, comme un blockbuster, et a été diffusée en direct à la télévision. Plus de dix ans après, comment négocie-t-on avec cet événement ? Que les œuvres le fassent sur le mode mineur de l’évocation ou en situant d’emblée les attentats au centre de la 2. « Quels éléments déterminent ce processus de réduction et d’iconisation ? Et de quelle façon ce processus sera-t-il déterminé par des facteurs esthétiques ? » (Nous traduisons.) 10 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page11 INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS représentation, quelles images utilisent-elles ? Résistent-elles au mythe qui peu à peu se sédimente ou y participent-elles de façon explicite ? Quelles figures, quelles perspectives sont choisies ? Lesquelles sont, au contraire, négligées, alors qu’on pouvait les croire centrales après les attentats ? Certaines figures, celle de l’Autre par exemple, participent-elles vraiment à cet imaginaire ? Ou sommes-nous encore en présence d’un portrait unidimensionnel, qui grossit les traits pour simplifier le tableau ? La fictionnalisation des événements du 11 septembre 2001 a connu différentes étapes, et nous sommes loin de pouvoir considérer le mouvement comme achevé. Après tout, l’événement est loin de s’être stabilisé dans la fiction, ce qui n’est pas étonnant lorsqu’on le compare à l’inscription d’autres moments historiques dans les arts. Il faut du temps pour penser la violence ; il faut penser la violence dans le temps. La première étape fut sans contredit celle du témoignage. La surmédiatisation des attentats et leur insertion spontanée dans les sphères du discours public ont ouvert la voie à une logique du témoignage qui, très tôt, a permis de mettre en mots le traumatisme encouru. Films documentaires, témoignages de photographes ou de journalistes, récits à la première personne de survivants ou d’endeuillés, textes poétiques sont venus constituer une première strate discursive, au plus près de la violence et de son expérience. Des fictions ont commencé graduellement à apparaître, à partir de la fin 2002. C’étaient pour la plupart des romans déjà entamés au moment des attentats, à la manière de Last Fall de Sukenick. The Brooklyn Follies de Paul Auster, qui en est l’exemple idoine, se termine la veille du 11 septembre, et la mention même de la date, à la dernière page, vient teinter l’ensemble de ce qui a précédé dans le roman. Un tel roman marque le coup, certes, mais sans pour autant aborder les attentats de front. Le 11 septembre y est comme une zone aveugle : il est là, on le sent présent, mais il demeure en périphérie. Il est un marqueur temporel ou, plus simplement encore, une limite antérieure ou postérieure à la diégèse. 11 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page12 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Avec des romans tels que Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer, Falling Man de Don DeLillo, A Day at the Beach d’Helen Schulman, The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz ou The Zero de Jess Walter, le sujet est enfin abordé de façon ouverte. Ces romans sont intimistes, centrés sur quelques personnages touchés directement ou indirectement par les attentats ; ils travaillent avec le choc du 11 septembre en le liant à d’autres chocs ou traumas, qu’ils soient historiques comme chez Foer ou personnels comme dans le roman de Schwartz. Ce qui marque par contre dans ces romans, et ce que d’aucuns ont reproché à Falling Man de DeLillo, c’est que le 11 septembre y était surtout abordé pour ses effets sur des individus, et non en tant que phénomène historique : pas de grande saga, pas de somme comme dans Libra, le roman de DeLillo sur l’assassinat de John F. Kennedy. Par contre, pas de tape-à-l’œil larmoyant, comme dans le film World Trade Center de Stone. Pas de spectaculaire, à la manière du Windows of the World de Frédéric Beigbeder. Une approche toute en douceur, comme s’il fallait, devant la clameur médiatique entourant les attentats, une poétique du murmure, une prise en charge graduelle du silence et de l’oubli suscités par le traumatisme. Peu à peu, on voit apparaître un véritable espace figural des attentats, où le 11 septembre impose son propre imaginaire, marqué par sa logique symbolique particulière. Un roman tel que Let the Great World Spin (2009) de Colum McCann, salué comme le premier vrai roman du 11 septembre, même s’il se passe en 1974, fait entrer en résonance une figure associée de près aux attentats, celle de l’homme qui tombe, emblème de toutes ces victimes qui se sont lancées dans le vide plutôt que de mourir brûlées dans les tours, avec une autre figure, celle de Philippe Petit, le funambule qui a traversé sur un fil de fer l’espace entre les deux tours. La fiction se déploie en fonction d’un jeu de renvois, où le 11 septembre n’est plus simplement pris comme une catastrophe personnelle ou en acte, mais un événement historique, doté de sa propre symbolique. 12 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page13 INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS Dans cette perspective, tout autant qu’une figure avec laquelle on peut jouer, le 11 septembre 2001 s’inscrit aussi comme principe interprétatif. L’absence des tours dans le ciel de New York s’impose comme une donnée fondamentale du monde contemporain. Cette absence fait image, elle est une réalité de tous les jours. Si l’imaginaire se déploie sur le mode d’une absence, il permet tout de même de rendre cette absence signifiante, de la faire jouer sur le plan du discours, lieu même de la fiction. Déjà, dans In the Shadow of No Towers, le dessinateur new-yorkais Art Spiegelman jouait de façon explicite avec cette présence en creux des tours disparues. Et Jonathan Lethem, dans son roman Chronic City (2009), lui emboîte le pas. Les attentats n’y sont jamais nommés, mais la présence dans le bas de la ville d’un « trou » est régulièrement évoquée. L’absence des tours et le trou créé par leur disparition participent d’un procédé de défamiliarisation, qui cache plus qu’il ne montre. Le 11 septembre est en fait exploité comme un tabou, qui parle essentiellement d’une crise au cœur même de la constitution de cette société. Pas étonnant que de tels romans flirtent avec la nostalgie, taraudés par l’idée d’une perte de l’innocence, de la fin d’un âge d’or. * * * Le présent volume fait suite au colloque L’imaginaire du 11 septembre : de la fictionnalisation à la mythification qui a eu lieu en octobre 2011 au centre de recherche Figura à l’Université du Québec à Montréal3. Il se veut un état des lieux : où en sommes-nous ? Où en sont la fiction, la musique, le cinéma, les arts visuels plus de dix ans après les attentats ? Au-delà des 3. Ce colloque était lui-même le deuxième volet d’un diptyque, dont le premier temps avait été le symposium international Regards croisés sur le 11 septembre, tenu à l’Université de Provence en octobre 2010. Ce diptyque était le fruit d’une collaboration entre le Laboratoire d’études et de recherche sur le monde anglophone (LERMA, E.A. 853, Aix-Marseille Université) et le Lower Manhattan Project de l’équipe ERIC LINT (FRQSC). Un choix de textes tirés du symposium a paru dans Hugues et Phelan (dir.) (2011). 13 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page14 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 œuvres qui constituent le corpus primaire des fictions du 11 septembre 2001, celles de DeLillo, de Foer et de McCann, quelles œuvres viennent nourrir notre réflexion ? Quelles sont les figures qui, après plus d’une décennie, se sont formées autour de l’événement ? La première section, « Construire le corpus du 11 septembre 2001 », est consacrée à l’analyse de ce qui s’est constitué au fil des ans comme le corpus des attentats, avec ses œuvres phares et ses motifs récurrents. Dans sa contribution, Annie Dulong montre comment les fictions du 11 septembre 2001 témoignent du dynamisme de notre rapport à l’événement à travers le temps. En examinant certaines récurrences dans les postures énonciatives, mais aussi dans les figures mises en œuvre, elle révèle que ces fictions sont passées d’une extrême proximité, de l’ordre du témoignage, à un réinvestissement symbolique de l’événement, culminant par exemple avec le travail sur les rimes historiques dans Let the Great World Spin de McCann. De la même façon, la réflexion de Vanessa Besand éclaire le rôle fondamental que jouent l’ellipse et l’allégorie dans l’imaginaire du 11 septembre 2001. L’événement, mais aussi et surtout sa médiatisation étant aveuglants, presque abrutissants, les écrivains qui se sont penchés sur les attentats les ont souvent mis en scène de façon détournée, par vases communicants symboliques, comme pour « contourner les pièges de l’indicible ». Besand montre ainsi comment les œuvres littéraires délaissent les figures mythiques construites par le discours médiatique pour investir l’événement de façon plus allusive. Dans son analyse du discours médiatique entourant les films du 11 septembre 2001, Julien Fragnon montre bien le rôle cathartique que joue le septième art dans l’imaginaire. Un film tel que World Trade Center reprend certains des ressorts narratifs les plus efficaces du cinéma hollywoodien, d’abord celui du héros anonyme capable de maîtriser la situation exceptionnelle à laquelle il doit faire face. Son analyse révèle toutefois comment les événements ont fragilisé certaines représentations traditionnelles de ce cinéma, comme si la rencontre avec l’Histoire avait 14 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page15 INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS invalidé, pour un temps du moins, l’image triomphante de l’Amérique du cinéma des années 1990. Quant à elle, Sylvie Mathé se penche sur la représentation du terroriste. Son analyse montre comment la figure du terroriste incarne l’altérité par excellence pour l’Occidental cherchant à comprendre les attentats. Elle révèle aussi en quoi la représentation de l’Autre pose d’importants problèmes littéraires, notamment en ce qui concerne les limites de l’empathie de l’écrivain qui ne semble parvenir à créer que des êtres abstraits, stéréotypés, voire caricaturaux. Au cœur du questionnement sur les possibilités de représentation de l’événement, la contribution de Mathé fait la lumière sur l’intrication des problèmes éthiques et esthétiques posés par les diverses tentatives de représentation du terroriste. Enfin, Julien Bringuier attaque de front la question de la représentation du traumatisme, arrêtant sa réflexion sur la rhétorique de l’incommensurable à l’œuvre dans Extremely Loud and Incredibly Close de Foer et Falling Man de DeLillo. Il analyse la manière dont les représentations du traumatisme tendent à faire du personnage une victime passive, une figure qui subit davantage qu’elle n’agit. Ces œuvres, remarque-t-il, sont également porteuses de la croyance aux vertus curatives de l’écriture littéraire, privilégiant ainsi l’expérience personnelle au détriment d’une perspective historique. La deuxième section s’arrête sur une figure, celle de l’homme qui tombe (The Falling Man). Celle-ci est apparue graduellement comme une figure majeure de l’imaginaire du 11 septembre 2001, et il convenait d’en étudier de près la constitution. Dans ce contexte, Anne-Marie Auger explore l’influence qu’a eue la célèbre photographie The Falling Man du photographe de presse Richard Drew sur ce qu’elle nomme la « culture populaire du désastre ». Cette culture de la circulation et du partage des images est l’occasion d’interroger la fascination exercée par la photo de Drew. Son caractère tout à la fois énigmatique et esthétisant en fait l’une des images les plus représentatives du 11 septembre 2001 dans l’imaginaire. 15 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page16 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 L’analyse de Sophie Vallas, qui porte sur Let the Great World Spin de McCann, donne à voir comment ce roman met en place une lecture parallèle entre les événements du 11 septembre et la performance de Petit, le funambule. Comme si les événements de 2001 et de 1974 étaient liés par un fil de fer – narratif celui-là –, Vallas analyse la façon dont ce roman fait rimer deux moments historiques, ceux-ci semblant désormais inextricablement liés, la performance de Petit ayant acquis une signification bien particulière, c’est-à-dire ce moment de l’Histoire où l’homme n’est pas tombé. Quant à lui, Richard Phelan propose d’analyser le rôle crucial que joue la performance artistique dans Falling Man de DeLillo. Son analyse porte sur les effets de lecture induits par cette figure de l’artiste qui rejoue, sur le mode de la performance, la figure de l’homme qui tombe. Phelan y propose notamment que la performance s’inscrit dans le roman comme manifestation de pulsions humaines, le moyen privilégié par l’artiste pour éclairer brutalement la condition humaine, sa fragilité devant l’événement historique. Bertrand Gervais analyse, dans une perspective surplombante, les multiples déclinaisons de la figure de l’Homme qui tombe. Suivant l’intuition selon laquelle la photographie de Drew rejoue l’image du Pendu dans le jeu de tarot, Gervais analyse comment l’Homme qui tombe, par diverses remédiatisations et recontextualisations, est une figure labile fortement réinvestie par la fiction. De l’homme qui tombe à l’homme figé entre ciel et terre, en passant par son improbable ascension à la fin du roman de Foer par exemple, Gervais montre comment cette figure s’impose peu à peu comme figure mythique contemporaine. La dernière section, « Médiatiser l’événement, témoigner de l’expérience », est consacrée aux différentes médiatisations qu’a suscitées l’effondrement des tours du World Trade Center. Le rapport entre les images et les mots, entre le voir et le dire est au cœur des réflexions. D’entrée de jeu, Simon Brousseau analyse deux textes de David Foster Wallace où les attentats sont pensés 16 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page17 INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS dans une logique de représentation médiatique. Devant la puissance des images de l’horreur visionnées en boucle, Wallace cherche à aborder les attentats de façon détournée, en évitant une exposition directe. Brousseau observe comment, en mettant à distance l’expérience télévisuelle de l’événement, Wallace tente de proposer une façon plus allusive, mais aussi moins spectaculaire d’écrire à propos du 11 septembre 2001. Thomas Schmidtgall examine ensuite la réception journalistique allemande et française du film World Trade Center de Stone et il insiste sur l’écart interprétatif que l’on peut constater entre ces deux pays, notamment en ce qui a trait à la question du sens à donner au patriotisme. Bien que le film de Stone possède des qualités propres à l’univers culturel et cinématographique étatsunien, Schmidtgall révèle que les publics français et allemand se sont montrés eux aussi concernés par les enjeux relatifs aux attentats. Il semble que l’imaginaire du 11 septembre 2001 soit partagé des deux côtés de l’Atlantique. Dans sa contribution, Lucie Roy analyse la notion d’événement dans ses acceptions médiatiques et historiques. Sa réflexion éclaire notamment comment la fictionnalisation médiatique de l’événement participe à sa construction en tant que fait historique. Dans les sillages de Paul Ricœur et de Paul Veyne, sa réflexion se veut une démonstration de la malléabilité de la matière historique, dont le sens est toujours à construire. À partir de la notion d’événement comme moment de rupture dans l’imaginaire collectif, Alice van der Klei s’est penchée sur un corpus de fictions québécoises qui ancrent les attentats dans une rupture du quotidien. L’événement s’inscrit ici dans une narration qui se déroule au Québec, souvent en arrière-plan du récit (chez Martine Delvaux, Catherine Mavrikakis et Mathieu Arsenault), tandis que son insertion dans des textes plus tardifs permet de rendre compte d’autres événements ailleurs qu’au Québec (chez Mélanie Gélinas et Annie Cloutier) pour aboutir à une véritable mise en récit des 102 minutes des tours qui s’effondrent à New York même (chez Annie Dulong). 17 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page18 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Gabriel Tremblay-Gaudette s’intéresse, pour sa part, à un phénomène fort curieux dans les bandes dessinées du 11 septembre 2001, c’est-à-dire l’étonnante absence de son qu’on peut constater dans la plupart des œuvres. Tremblay-Gaudette, tout en retraçant l’histoire des représentations sonores en bande dessinée, montre comment cette absence de son exprime avec justesse le sentiment d’irréalité éprouvé par les témoins des attentats. Dans une forme artistique qui fait habituellement un usage abondant des onomatopées, cette particularité formelle a de quoi faire réfléchir sur l’effet esthétique, mais aussi éthique qu’ont eu les attentats sur les créateurs du neuvième art. Finalement, Mathieu Duplay offre une analyse de On the Transmigration of Souls du compositeur John Adams. Duplay montre comment la création d’Adams s’inscrit dans une poétique de l’élégie. En cherchant à s’éloigner des discours grandiloquents, Adams offre, selon Duplay, une œuvre qui résiste à la « kitschification » médiatique du 11 septembre 2001. Le texte qui accompagne la composition musicale, composé d’archives sur les victimes des attentats, vise à créer un espace voué à leur souvenir, tout en proposant une réponse poétique à la faillite du langage. Sans chercher à fournir un portrait définitif des modes de fictionnalisation des attentats, tâche encore prématurée compte tenu de la nouveauté du sujet et du caractère nécessairement incomplet d’un corpus encore en plein développement, les diverses études réunies ici contribuent tout de même à parfaire notre compréhension d’un pan de l’imaginaire contemporain, en ciblant ce que d’aucuns considèrent comme un événement marquant du XXIe siècle, un événement qui modifie en profondeur notre rapport au monde, étonnamment fragilisé. 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page19 INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS BIBLIOGRAPHIE AUSTER, Paul (2005), The Brooklyn Follies, New York, Henry Holt and Compagny [Brooklyn Follies, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005]. AUSTER, Paul (2008), Man in the Dark, New York, Henry Holt and Company [Seul dans le noir, traduit de l’américain par Christine Le Boeuf, Arles, Actes Sud, 2009]. 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CONSTRUIRE LE CORPUS DU 11 SEPTEMBRE 2001 01-Introduction1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 09:29 Page22 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page23 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE. ÉVOLUTION, STRATÉGIES ET FIGURES Annie Dulong Collège Édouard-Montpetit, Figura She felt speechless even in her thoughts. She feared there was no way she could respond to the televised images with pictures of her own. Painting had always been the way she had met the world, and now the world was demanding her stunned attention, her submission, her silence1. James GIBBONS, dans 110 Stories : New York Writes after September 11. New York n’aime pas s’admettre vaincue. Ou même atteinte. Mais dans une ville qui se targue du « business as usual », le 11 septembre 2001 ne pouvait faire autrement que d’obliger à un arrêt : pendant que les tours achevaient de tomber et que la cendre ne s’était pas encore déposée, il fallait bien admettre que cette petite partie du Lower Manhattan, où s’élèvent des tours de bureaux dans une concentration qui n’a rien à voir avec le quadrillage propret des rues au nord de la 1. « Elle se sentait muette même en pensées. Elle craignit de ne pouvoir répondre aux images télévisées avec ses propres images. Peindre avait toujours été sa manière de rencontrer le monde, et voilà que le monde lui demandait son attention stupéfiée, sa soumission, son silence. » (Nous traduisons.) 23 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page24 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 14e Rue, était durement touchée, voire carrément inaccessible. Le chaos régnait sur une île isolée du reste des États-Unis non seulement par des problèmes de télécommunications, mais aussi, physiquement, par l’arrêt de service des transports en commun et des compagnies aériennes, et par la fermeture des ponts et tunnels qui relient Manhattan aux États de New York et du New Jersey. L’exode à pied des survivants et des travailleurs couverts de cendre, vers le nord de la ville ou par les ponts de Brooklyn et Manhattan, augmenterait l’effet postapocalyptique. Dire que le 11 septembre 2001 ne serait pas le même sans sa diffusion relève maintenant de l’évidence : des millions, voire des milliards de téléspectateurs vissés à leur écran de télévision ont été « témoins » des attentats, en direct. Pour la première fois à cette échelle, il n’y eut pas de délai dans la diffusion d’un événement historique. À partir du second avion s’engageant dans la tour sud, le téléspectateur assista en direct aux attaques et en sut autant (parfois plus) que les journalistes. Le contexte, les explications faisaient défaut, les journalistes et commentateurs ne pouvant que réagir à ce qu’ils voyaient, et répéter régulièrement ce qu’ils avaient déjà constaté. Le réel ne suffisait pas pour expliquer la force de ces images : le cinéma, particulièrement le film catastrophe – « the tease for a new Bruce Willis movie, maybe2 » (Gallagher, dans Heyen (dir.) 2002 : 128) –, fut donc utilisé comme point de comparaison. Les auteurs, toutefois, se retrouvèrent confrontés à un problème nouveau : contrairement à ce qui s’était produit lors d’autres événements historiques comme la Seconde Guerre mondiale ou, plus récemment, l’attentat d’Oklahoma City, ils devaient maintenant faire avec le trop-plein des images non seulement disponibles pendant l’événement lui-même, mais également répétées jusqu’à la nausée dans les jours et les semaines qui ont suivi. Certes, il y avait eu les images de la première guerre en Irak, mais elles avaient été filmées, contrôlées, voire presque or2. « la bande-annonce d’un nouveau film de Bruce Willis, peut-être. » (Nous traduisons.) 24 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page25 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE chestrées, par le pouvoir militaire. Parce qu’elles montraient souvent des bombardements de nuit, elles étaient sujettes à l’interprétation et dépendaient de l’explication donnée par le pouvoir et les journalistes pour être lues. Les images du 11 septembre 2001, qu’elles soient filmées ou photographiées, provenaient quant à elles de différentes sources et ne proposaient pas une vision unifiée de l’événement qui se déroulait pour une fois en sol américain et touchait des civils d’une manière arbitraire. Brutales et directes, tournées ou photographiées devant un ciel limpide, en plein jour, elles obligeaient à admettre ce qui jusqu’alors n’avait été qu’un fantasme de cinéaste3 : des immeubles s’effondrant comme des châteaux de cartes, des hommes et des femmes avançant en silence, couverts de cendre et de poussière dans un décor presque nucléaire. C’est en raison de leur extrême lisibilité, de leur force et de leur caractère surréaliste que les images ccupèrent l’espace de l’écriture. On retrouverait ainsi certaines photographies inscrites en creux dans des romans et textes, particulièrement le duo de jumpers sautant ou tombant de l’une des tours en se tenant la main4. Comment écrire, alors ? « My first and immediate response », dit le poète David Baker à qui on venait de commander un poème le 18 septembre 2001, « was to say no – that since the attacks I could hardly speak, let alone write a good poem5 » (dans Heyen (dir.), 2002 : 34). Les auteurs, qui recevaient au fil des semaines des appels de plus en plus pressants, répondirent souvent qu’ils étaient impuissants à transformer ce qu’ils avaient vu en mots. « You will write : Words fail me6 », écrit Jenefer Shute (dans Baer (dir.), 2002 : 274). « In the freshness of our 3. Voir par exemple Page (2008). 4. Voir Dulong (2011). 5. « Ma première et immédiate réponse fut de dire “non” : depuis les attaques, je pouvais à peine parler, et encore moins écrire un bon poème. » (Nous traduisons.) 6. « Vous écrirez : Les mots me manquent. » (Nous traduisons.) 25 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page26 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 grief, we honor the dead with silence, their native tongue7 », semble répondre Bruce Bond (dans Heyen (dir.), 2002 : 55)8. PORTRAITS OF GRIEF FIGURE 1. Missing, Annie Dulong, avril 2009, photographie d’une installation au 9/11 Tribute Center, New York Les familles des disparus parlèrent en premier : elles préparèrent des affiches où cohabitaient le nom de la victime, sa photographie où elle sourit et de l’information tant sur son apparence physique que sur l’endroit où elle avait été vue pour la dernière fois. Toutes ces affiches, souvent écrites et bricolées à la main, disent ce que les politiciens et commentateurs ne pouvaient pas encore nommer, rappellent que les disparus « appartenaient » à quelqu’un, étaient attendus quelque part, devaient rentrer parce 7. « Dans l’âpreté de notre deuil, nous honorons les morts avec le silence, leur langue maternelle. » (Nous traduisons.) 8. Sur les premiers textes publiés en anthologie, voir Dulong (2010). 26 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page27 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE que leur absence était trop lourde. Chacune d’elles montre que les attentats ne comptaient pas uniquement pour ce qu’ils avaient détruit, atteint (le « cœur » de l’Amérique, le monde des affaires, New York), mais aussi parce que les tours semblaient avoir avalé des hommes et des femmes dont l’unique point en commun avaient été de se trouver là, ce matin-là. Ces affiches furent, d’une certaine façon, la première étape de la transformation des victimes en figures. Leur caractère intrinsèquement succinct imposait qu’elles choisissent déjà ce qui constituait l’essentiel d’une personne : traits physiques – couleur des yeux et celle des cheveux, grandeur, poids –, information de base – groupe sanguin, nom de la compagnie où travaillait la victime, coordonnées de la personne à joindre –, des marques du passé – cicatrices pointant du côté d’une opération, d’un traitement, d’une blessure. Le choix de la photographie qui devait accompagner la description n’était évidemment pas gratuit : le plus souvent, il s’agit de photographies de personnes souriantes fêtant des anniversaires, des mariages, des naissances. Le photographié regarde l’objectif, ce qui instaure entre photographe et sujet une relation tacite qui exclut du même coup le spectateur. Une façon de dire à celui qui regarde l’affiche : « Vous n’y étiez pas, vous ne le connaissez pas vraiment, vous ne savez rien de lui en dehors de l’endroit où il travaillait, mais la manière dont il a disparu ne dit rien de ce qu’il laisse. » Il y aurait beaucoup à dire sur le choix de ces images. Peut-être est-ce un effet de lecture, mais déjà, on pourrait dire que, pendant que le sourire du photographié apparaît à la fois comme la nostalgie des bons moments d’avant la catastrophe et la marque d’un espoir d’en connaître de nouveaux, les photographies des pompiers et policiers où le photographié, souvent, ne sourit pas viennent contredire cette nostalgie d’une innocence perdue : le pompier au regard sombre, lui, semble porter la conscience de la précarité de la vie. Comme s’il s’était su déjà condamné. Les affiches des disparus occupèrent dans la ville les mêmes lieux que ceux des affiches normalement utilisées pour les chiens et chats perdus : abribus, vitrines de magasin, arbres, etc. 27 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page28 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Soumises aux éléments, elles envahirent toutes les surfaces, formant une sorte de « wailing wall9 » (Schwartz, 2005 : 147). Au fil des jours, alors que commençaient à être retrouvés des corps, certaines familles, au lieu de faire une nouvelle affiche, écrivirent sur l’affiche « originale », à la main, une note indiquant que le corps avait été retrouvé et enseveli. D’autres ajoutèrent des remarques s’adressant à la victime. L’affiche, déjà photocopiée en de multiples copies pour être postée à travers la ville, ne fut donc pas remplacée : devenue cénotaphe, elle se substitua tant à la victime qu’au mémorial et abolit la distinction entre espace public et espace privé, entre l’affiche informative et le mémorial. C’est en utilisant l’information trouvée sur ces affiches que des journalistes commencèrent la série « Portraits of Grief » du New York Times. Publiés entre le 15 septembre et le 31 décembre 2001, puis regroupés en livre, d’abord en septembre 2002 avant d’être republiés en 2003 dans une version augmentée, ces portraits, pensés comme des instantanés plus que comme des nécrologies « traditionnelles », se donnèrent pour mission de donner un visage à chacune des victimes des attentats en recourant plus à l’anecdote qu’au fait pour créer des « portraits miniatures » (Stow, 2002 : 226), pour reprendre l’expression de Howard Zinn. L’ambition était d’arriver, en environ 200 mots, à faire un portrait juste et humain de la victime. Pour Alan Singer du New Yorker, les portraits fonctionnent « by reducing to human scale, the immeasurable dimensions of September 11th while rendering, in a different sense, the incomprehensible totality of what had been lost10 » (Miller, 2002 : 35). De la même manière que, sur les affiches, la photographie du disparu humanisait les victimes sans nom du terrorisme de masse, les « Portraits » personnalisent le deuil. Il s’agissait pour le New York Times d’une volonté présentée d’abord et avant tout comme démocratique : alors que le Times 9. « mur de lamentations » (nous traduisons.) 10. « en réduisant à échelle humaine l’ampleur incommensurable du 11 septembre tout en rendant lisible, sous une autre forme, l’incompréhensible totalité de ce qui a été perdu. » (Nous traduisons.) 28 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page29 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE ne publie habituellement que les nécrologies des gens riches ou célèbres, les « Portraits of Grief » s’arrêtèrent autant au chef d’entreprise qu’au laveur de vaisselle et au concierge. Plus encore, en choisissant l’anecdote comme motif et l’instantané comme mode, chacun des portraits délaissa les réussites et accomplissements, se concentrant la plupart du temps sur la vie familiale ou amoureuse des disparus, telle que racontée par leur famille. « A Family’s “Source of light” » (Portraits : 276), « An Insatiable Globetrotter » (Portraits : 275), « The Perennial Best Man » (Portraits : 294), « Her World a Stage » (Portraits : 427) : chacun des titres des « Portraits of Grief » du New York Times entame la fictionnalisation, voire la mythification, de la victime en résumant la complexité des vies fauchées par des expressions presque génériques mais toujours, à différents degrés, glorifiantes. Ne sont mentionnés que les traits favorables aux victimes, tout le reste devenant, dès le 11 septembre, un tabou : disparaissent les échecs, les défauts, les querelles, comme si, en mourant ensemble quelque part le 11 septembre 2001, ces milliers de victimes étaient devenues, soudainement, immaculées, voire saintes. Comme l’explique Nancy K. Miller, [w]e can only guess by what’s reported elsewhere about family feuds whose details have been suppressed or edited out. Is the suppression of ambivalence in the « Portraits » and comparable forums – along with other emotions tinged with negativity like anger and resentment – really the best way to carry out the process of memorialization ?11 (2002 : 27) J’y reviendrai, mais c’est dans cette héroïsation, cette idéalisation de la victime que commencent à véritablement s’installer des tropes avec lesquels la fiction aura par la suite à négocier. 11. « [o]n ne peut que supposer, par ce qui a été rapporté ailleurs, les chicanes familiales dont les détails ont été étouffés ou supprimés. Cette suppression des ambivalences dans les “Portraits” et dans d’autres formes comparables – en même temps que la suppression des émotions teintées de négativité comme la colère et le ressentiment – est-elle vraiment la meilleure manière de procéder à la commémoration ? » (Nous traduisons.) 29 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page30 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 ÉVOLUTION DE LA MISE EN FICTION Le champ de la parole a donc appartenu, dans les premiers mois, aux survivants, aux familles des disparus, aux témoins, aux experts et aux journalistes, historiens et politiciens qui devaient reconstruire l’événement, lui donner un récit. Car là se trouvait un paradoxe du 11 septembre : l’événement « the most photographed disaster in history12 », comme n’ont pas manqué de le souligner maints critiques et historiens, était aussi le plus opaque ; de ce qui s’était passé dans les tours, nous ne savions que peu de choses. Les photographies et vidéos, souvent prises de très loin par des caméras positionnées sur les différents toits de la ville13, montraient pour l’essentiel l’extérieur des tours. Pour comprendre comment deux avions avaient pu éliminer deux tours de 110 étages chacune en plus de détruire hors de toute récupération possible le complexe du World Trade Center, pour refaire le fil de l’événement, il fallait donc se tourner vers les témoignages des survivants. Si quelques photographies furent éventuellement disponibles, particulièrement la série de John Labriola montrant sa fuite dans les escaliers et le documentaire des frères Jules et Gédéon Naudet, il fallut encore plus de temps pour qu’on ait accès, à défaut d’images, aux témoignages des victimes qui, prises dans les étages supérieurs, appelèrent familles, amis et services de secours et racontèrent ce qui se passait làhaut, dans les étages touchés par les explosions et les incendies. La première étape de la mise en récit de l’événement a donc été celle du témoignage et de « l’histoire orale » : films documentaires, récits de personnes ayant survécu ou ayant perdu quelqu’un dans les attentats. Bien que quelques tentatives à michemin entre la fiction et le témoignage aient paru de manière isolée dans différents magazines, puis en collectifs pour le premier anniversaire des attentats14, et que certains romans de genre 12. Barbara Kirshenblatt-Gimblett, citée dans Hirsch (2002 : 69). « [L]e désastre le plus photographié de l’histoire » (nous traduisons.) 13. Voir Friend (2006). 14. Voir par exemple Baer (2002) et Heyen (2002). 30 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page31 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE aient paru dès 200215, de même que certaines pièces de théâtre16, il faudrait attendre 2003 pour lire le premier roman occidental consacré à l’événement sur un mode majeur. Quand Frédéric Beigbeder fait paraître en 2003 son Windows on the World, il est le premier dans le monde littéraire francophone à oser affronter directement les attentats sur le World Trade Center. Dans une trame à deux volets mettant en scène à la fois un auteur et un homme qui se trouve dans le restaurant en haut de la tour nord, Beigbeder a voulu imaginer ce qui se passait à l’intérieur, là où la survie était impossible. C’était le premier à entreprendre de front une fictionnalisation, et elle importait surtout parce que l’auteur était Français, et non Américain. Mais le récit, pour se construire, a encore besoin d’un narrateur intradiégétique : Beigbeder se met en scène face à l’écriture du roman, se réinvente en lien avec les attentats, comme s’il ne pouvait faire autrement que de parler de son impuissance à fictionnaliser le 11 septembre tout en le fictionnalisant. Aux États-Unis et ailleurs, 2003 marque également la parution de plusieurs romans liés de près ou de loin aux attentats. Dans plusieurs des cas, il est inévitable de penser qu’il s’agit de romans commencés bien avant les attentats et revus à la lumière des événements. Des romans policiers ou de science-fiction, comme la série Les gestionnaires de l’apocalypse (série commencée en 2001 et terminée en 2009), s’adaptent à la nouvelle réalité. Mais dans l’ensemble, ce sont des romans qui, tout en marquant le coup, l’effet des attentats, ne les attaquent pas de front, contrairement à ce qui se passera à partir de 2005. Le 11 septembre y est une zone aveugle : il est là, on le sent bien, mais il demeure en périphérie. Le roman de Paul West, The Immensity 15. Par exemple : Charles Bernace (2002), Conspiracy at Desert One : Prelude to Nine-Eleven, Dee Henderson (2002), True Honor : Book Three in the Uncommon Heroes Series, Frank Senauth (2002), A Day of Terror : The Sagas of the 11th of September. 16. Par exemple : Larry Harris, Totems of the Fall, lu en octobre 2001, Theresa Rebeck et Alexandra Gersten-Vassilaros (2003), Omnium Gatherum, Anne Nelson (2003), The Guys. 31 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page32 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 of the Here and Now (2003), ressort toutefois du lot : mettant en scène un homme, Shrop, qui a perdu la mémoire après les attentats, et un vétéran de la guerre du Vietnam, Quent, confiné à un fauteuil roulant, The Immensity of the Here and Now présente, peut-être pour la première fois, un troisième personnage : Ground Zero. Lieu mouvant où les noms et les mots se perdent, où le sens des choses et de la vie semble avoir été englouti, Ground Zero y est figé dans sa destruction. Même si l’action du roman se situe en 2004, bien après que les débris aient été dégagés et les fouilles terminées, Shrop et Quent retournent à plusieurs reprises au « crematorium of clerks and CEOs17 » (West, 2003 : 53) pour observer le travail de ceux qui sont chargés d’excaver les restes humains. Pour la première fois à cette échelle, la réalité même de Ground Zero (odeurs, poussières, désorientation géographique) trouve dans ce roman sa fictionnalisation. Mais contrairement à ce que fera Jess Walter dans The Zero (2006), West emplit Ground Zero d’une charge symbolique immense : Ground Zero est le lieu où le rêve américain a péri (78), où l’ici–maintenant cohabite avec le là-bas–jadis. Il s’agit d’un trou, certes, mais il est obstrué à la fois par ses victimes directes et par les victimes d’autres moments historiques, particulièrement, à partir du moment où le vétéran Quent s’y immole, la guerre du Vietnam. De 2005 à 2007, on voit paraître un nombre important de romans qui situent l’événement au centre de leur récit plutôt que de le considérer seulement comme un marqueur spatial ou temporel. Avec Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer, A Day at the Beach de Helen Schulman, The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz, The Zero de Jess Walter, Falling Man de Don DeLillo, Days of Awe de Hugh Nissenson, The Good Life de Jay McInerney ou A Disorder Peculiar to the Country de Ken Kalfus, les auteurs s’attaquent au sujet. Dans la plupart des cas, ce sont des romans qui semblent suivre la déclaration de Siri Hustvedt de 2002 : 17. « crématorium d’employés de bureau et de PDG » (nous traduisons.) 32 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page33 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE But it seems to me that like other crimes committed against human beings around the world in the name of varying ideologies and religions, the attacks on the World Trade Center can only be understood through individual people, because if we lose sight of the particular – or one man’s or one woman’s or one child’s suffering and loss – we risk losing sight of our common humanity, and that is a form of blindness, not only to others but to ourselves18 (Hustvedt, [2002] 2006 : 130). Ce qui marque dans ces romans, et ce qui a profondément déçu certains à la sortie de l’ouvrage de DeLillo, c’est que le 11 septembre y est justement abordé pour son effet sur des individus, et non en tant que phénomène historique : pas de grande saga, pas de somme comme le Libra (1988) de DeLillo sur l’assassinat de Kennedy. Il y a bien eu Specimen Days de Michael Cunningham en 2005 qui, dans un récit en trois temps, a tissé des liens entre le 11 septembre et l’incendie de la Triangle Shirtwaist Factory en 1911 au cours duquel 146 personnes, pour la plupart des jeunes femmes, sont mortes, plusieurs en sautant du neuvième étage19. Il y eut aussi Ghost Town. Tales of Manhattan Then and Now, de Patrick McGrath (2005), dont les trois récits permettent de lier la Révolution américaine et le 11 septembre. Dans l’ensemble, toutefois, les romans plaçant le 11 septembre au centre du récit sont des romans intimistes, centrés sur quelques personnages touchés directement ou indirectement par les 18. « Mais il me semble que, à l’instar d’autres crimes commis contre des êtres humains partout dans le monde au nom d’idéologies et de religions diverses, les attentats contre le World Trade Center ne peuvent être compris qu’à partir des individus, car si nous perdons de vue le particulier – la souffrance et la perte subies par un homme, une femme ou un enfant –, nous risquons de perdre de vue notre commune humanité, et cela, ce serait une forme de cécité, non seulement des autres mais aussi de nous-mêmes » (Hustvedt, [2006] 2009 : 157-158). 19. Tout comme la figure de Philippe Petit, l’incendie qui a ravagé la Triangle Shirtwaist Factory le 25 mars 1911 a connu un regain d’intérêt après le 11 septembre en raison de ses similarités surtout médiatiques avec l’événement (des journalistes ont pu photographier les femmes sautant du neuvième étage, de même que les corps des victimes) et a été transformé en fiction, notamment dans Triangle, de Katherine Weber (2006). 33 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page34 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 attentats. Ces romans travaillent avec le choc du 11 septembre en le liant à d’autres chocs ou traumas, qu’ils soient historiques comme chez Foer ou personnels comme dans le roman de Schwartz. Il s’agit là d’un second motif des romans de l’après11 septembre : rarement le 11 septembre 2001 y est-il approché seul. Il se retrouve en compagnie d’autres traumas (historiques ou personnels) pour lesquels il joue soit le rôle de révélateur (The Writing on the Wall et Compter jusqu’à cent – Gélinas, 2008), soit de contrepoint comme dans Extremely Loud and Incredibly Close où l’effondrement des tours est sans cesse mis en relation avec le bombardement de Dresde. Il est inévitable de se demander pourquoi les auteurs ne parviennent à approcher le 11 septembre qu’en le liant à d’autres traumas. Certes, comme l’écrit Schwartz sous le couvert de Celia Streng20, [t]he people who endured the transforming effects of that day were not blank slates ready to be imprinted with the same images. They brought to that moment all the events of their lives until then, and the new events, by their very force, called forth earlier shocks and reconfigured them in a new context. So the collapse of the buildings made a different sound for everyone who heard it, and for each the noise echoed in a different key21 (Schwartz, 2005 : exergue). 20. « The reason you can’t find any information on Celia Streng is that she doesn’t exist. I made her up. I wanted to state “her” words explicitly, but they were too didactic, I felt, to be included anywhere in the body of the book, so I thought the best course was to use the statement as an epigraph » (courriel de Schwartz, 9 juillet 2009). « La raison pour laquelle vous ne pouvez trouver d’information sur Celia Streng est qu’elle n’existe pas. Je l’ai inventée. Je voulais utiliser “ses” mots, mais ils étaient trop didactiques pour se retrouver dans le cœur du roman. J’ai donc pensé que la meilleure manière d’utiliser sa déclaration était de la placer en exergue. » (Nous traduisons.) 21. « Les gens qui ont subi les effets transformatifs de ce jour n’étaient pas des ardoises vides prêtes à être recouvertes d’images identiques. Ils ont apporté à ce moment tous les événements de leur vie jusqu’alors, et les nouveaux événements, par leur force, ont interpellé des chocs antérieurs et les ont reconfigurés dans un nouveau contexte. C’est pourquoi l’effondrement des tours a produit des sons différents pour quiconque l’a entendu, et pourquoi chaque son a résonné dans une tonalité distincte. » (Nous traduisons.) 34 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page35 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE Le recours presque automatique à d’anciens traumas pour évoquer le 11 septembre pourrait être vu comme une manière de lutter contre les généralisations, la dépersonnalisation et l’uniformisation qui ont entouré les victimes du 11 septembre, une manière d’en personnaliser les effets pour sortir des discours politiques. Cela semble particulièrement à propos dans des romans comme The Writing on the Wall ou, un peu plus tard, Sorrows of an American (Hustvedt, 2008) et Man in the Dark (Auster, 2008). Mais il serait aussi possible de se demander si lier le 11 septembre 2001 à la Deuxième Guerre mondiale, voire aux camps de concentration comme ne peut faire autrement que de le suggérer le recours à la question de Theodor W. Adorno22, n’est pas également une manière d’ajouter un surcroît de sens à l’événement, de lui donner plus de pouvoir que ce qu’il a réellement, d’aplanir les différences pourtant fondamentales entre un événement à la portée et à la durée limitée et une période plus large comme la Deuxième Guerre au cours de laquelle les événements ont eu des répercussions plus généralisées et durables. Avec 2009, le roman du 11 septembre est entré dans une nouvelle période. Après des romans qui tentaient tant bien que mal de travailler à partir de figures de l’événement lui-même (les sauteurs, les victimes, les débris, etc.) et de leur réalité, paraissent des romans où le 11 septembre est souvent évoqué par ses figures sans qu’il soit directement mis en scène. C’est particulièrement vrai dans le roman Chronic City de Jonathan Lethem. Le 11 septembre n’y est jamais nommé, il n’est qu’évoqué dans un discours marqué par les multiples hésitations du personnage : 22. Voir Lucien Stryk, « Quiet, Please ! », dans Heyen (dir.) (2002) : « The philosopher Adorno’s assertion that after Auschwitz there could be no more poetry seems a cop-out. Auschwitz, Pearl Harbor, September 11, 2001, will be remembered, as were other tragedies, through a poet’s voice. » « La déclaration du philosophe Adorno selon laquelle, après Auschwitz, la poésie est impossible ressemble à une échappatoire. Auschwitz, Pearl Harbor, le 11 septembre 2001 seront commémorés, comme l’ont été d’autres tragédies, par la voix d’un poète. » (Nous traduisons.) 35 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page36 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Il s’est passé quelque chose, Chase, il y a eu une rupture dans cette ville. Depuis lors, le temps s’est fragmenté. C’est peut-être lié brouillard gris, ou une autre catastrophe. Quelle qu’en soit la cause, nous vivons depuis dans un lieu qui est une reproduction de soi-même, un simulacre fragile, plein de lacunes et de couacs (Lethem, [2009] 2011 : 411)23. Ce brouillard qui plane encore sur la ville depuis deux ou trois ans24 transforme les hommes d’affaires en fantômes, mais il n’est rien lorsqu’on le compare au « tigre » qui sévit dans le Upper East Side et dont les risques d’attaque sont pondérés sur une échelle rappelant celle du Homeland Security, « Yellow, or Low-to-Moderate25 » (2009 : 226). Plus que le terrorisme jamais nommé, c’est la venue du tigre, monstre des souterrains de Manhattan, que guettent les personnages avec un mélange de fascination et de peur. Que ce « monstre » soit en fait la machinerie utilisée pour creuser une nouvelle ligne de métro sous la Deuxième Avenue ne trouve pas place dans ce roman où la peur est informe et vague, comme le brouillard, comme l’esprit après la consommation de marijuana. Un courant de nostalgie traverse maintenant les romans. Ce n’est pas tant que la nostalgie soit un nouveau motif : elle était 23. Les espaces sont tels quels dans le texte et marquent l’hésitation du personnage : « Something happened, Chase, there was some rupture in this city. Since then, time’s been fragmented. Might have to do with the gray fog, that or some other disaster. Whatever the cause, ever since we’ve been living in a place that’s a replica of itself, a fragile simulacrum, full of gaps and glitches » (Lethem, 2009 : 389). 24. « The chocolate cloud tugged Manhattan’s mind in two directions, recalling inevitably the gray fog that had descended or some said been unleashed on the lower part of the island, two or three years ago, and that had yet to release its doomy grip on that zone » (2009 : 173-174). « Le nuage chocolaté tiraillait l’esprit de Manhattan dans deux directions, rappelait inévitablement le brouillard gris, cette fameuse “grisaille” qui était descendue (avait été insufflée, selon quelqu’un) sur la partie inférieure de l’île, deux ou trois ans plus tôt, et n’avait pas encore relâché sa sinistre emprise sur cette zone » (Lethem, [2009] 2011 : 192). 25. « catégorie “orange” ou bas à modéré » (Lethem, [2009] 2011 : 246). 36 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page37 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE bien présente dès The Brooklyn Follies (2005), The Future of Love (2008) ou encore The Good Life (2006). Elle trouvait sa forme dans l’installation, au début des romans, du temps de l’avant marqué par des préoccupations (amour, fidélité, enfants, etc.) qui, après le 11 septembre, révélaient leur fragilité, voire leur innocence : « Order, calm. Mozart on the hi-fi. Two nice kids. A nanny. Vacations26 » (Abbott, 2008 : 109). On la retrouvait quand les personnages se tournaient vers l’absence des tours pour un moment de contemplation. Mais Let the Great World Spin va plus loin, autant en lui-même que par la lecture qu’en ont faite les critiques. Saluée par la critique comme le « premier vrai roman du 11 septembre » (Junod, 2009), l’œuvre de Colum McCann tourne autour de l’exploit du funambule Philippe Petit qui, en 1974, a marché sur un fil de fer entre les deux tours. Du 11 septembre, il ne reste dans ce roman qu’une nostalgie pour ce que les tours du World Trade Center ont représenté au moment de leur ouverture, l’entrée dans une nouvelle ère pour une ville marquée par la criminalité. Comme le New York de Edward Rutherfurd (2009) qui retrace l’histoire de New York de l’arrivée des Hollandais jusqu’au 11 septembre 2001, le roman de McCann se veut un roman historique. Peut-être est-ce justement ce côté historique qui a tant plu à la critique : si Falling Man a déçu, c’est parce que, contrairement à Libra, voire à Underworld, DeLillo, dans son roman du 11 septembre, ne racontait que l’effet du 11 septembre sur ses personnages, sans s’intéresser au cadre plus large de l’Histoire. En contrepartie, le roman de McCann élude le 11 septembre, pour se concentrer, par l’intermédiaire de ses personnages, sur une journée de New York, en une sorte d’hommage à la ville. 26. « Ordre, calme. Mozart sur le stéréo. Deux gentils enfants. Une nounou. Des vacances. » (Nous traduisons.) 37 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page38 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 FIGURES ET MOTIFS Il est encore trop tôt pour savoir de quoi sera fait le roman du 11 septembre, et surtout vers quoi il évoluera. Il est néanmoins possible de souligner quelques motifs ou figures qui ont déjà trouvé leur place dans la fiction. J’ai mentionné déjà le recours à d’anciens traumas (historiques ou personnels) et la nostalgie, de plus en plus présente, qui s’exprime souvent par l’évocation de l’exploit de Petit. On retrouve également dans la plupart des romans une tension entre le public et le privé, entre la catastrophe et ses effets, plus ou moins importants, sur les personnages. Un roman comme A Disorder Peculiar to the Country illustre à merveille cette tendance. Kalfus y met en scène un couple, Joyce et Marshall. En instance de divorce, ces personnages découvrent chacun avec déception que l’autre n’est pas mort dans les attentats. Si l’Histoire s’agite autour d’eux – Marshall a survécu aux attentats, Joyce pense qu’il est responsable des lettres à l’anthrax, les personnages se retrouvent deux ans après les attentats au moment de la mort fictionnalisée de Saddam Hussein –, le roman présente surtout deux personnages pour qui le 11 septembre n’est qu’une occasion supplémentaire de se déchirer et de faire ressortir leur mesquinerie. La stratégie de Kalfus est claire et répond à l’héroïsation évoquée plus tôt dans cet article au sujet des « Portraits of Grief » : en ne présentant les victimes que comme des gens parfaits, en éliminant les chicanes, les traits négatifs, « [y]ou end up creating a culture of death. The honored dead [become] superior to the living who schlep along. And that’s exactly the kind of culture that breeds suicide bombers and plane hijackers27 ». Si d’autres romanciers ont voulu humaniser les victimes en personnalisant les effets des attentats, Kalfus, lui, le fait en montrant des personnages failli- 27. Cité dans Giese (2006). « [o]n finit par créer une culture de la mort. Les morts honorés deviennent supérieurs à ceux qui continuent de se démerder dans la vie. Et c’est exactement le genre de culture qui crée des kamikazes et des détourneurs d’avions. » (Nous traduisons.. 38 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page39 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE bles et mesquins. Ce refus d’idéalisation réinscrit le 11 septembre comme une rupture passagère au lieu de lui donner un pouvoir transformateur presque sanctifiant. La figure du sauteur apparaît avec régularité dans les romans de ce corpus en développement. Le sauteur, jumper en anglais, est la partie visible des effets tangibles des incendies au haut des tours. Il est la mort en cours que les téléspectateurs ont pu voir avant que les images ne soient censurées (en Amérique du Nord) et qu’il devienne aussi tabou que les morceaux de corps qui jonchaient le sol. Parce que le sauteur a « choisi » de sauter plutôt que de brûler, son geste est souvent vu comme l’acte héroïque par excellence devant l’arbitraire du terrorisme de masse. « It’s the choice that my imagination kept coming back to28 », écrit Ronald Sukenick dans Last Fall (2005 : 163). Même si l’on peut remettre en cause cette notion qu’il y ait eu un choix possible pour les victimes et que leur mort relève d’une décision, il n’en demeure pas moins que la figure du jumper constitue un pôle d’attraction inévitable dans les romans évoquant le 11 septembre. Tout comme, dans les médias, montrer l’image d’un avion s’avançant vers les tours ou encore une image des tours en feu permet d’évoquer de manière efficace et directe le 11 septembre ou le terrorisme, dans les romans, c’est la figure du jumper qui sert de métonymie pour évoquer l’événement, même lorsqu’elle se retrouve en creux, sous la surface, comme dans Let the Great World Spin. Malgré cette prégnance du jumper, toutefois, c’est avec une autre figure que je souhaite terminer cet article, une figure rarement – pour ne pas dire jamais – évoquée, mais qui traverse les romans. Radicalement opposée à l’idée d’agentivité avec laquelle on « lit » le geste des jumpers, cette figure en est peut-être le pendant : dans les romans du 11 septembre, les personnages masculins tendent à être frappés d’impuissance. Keith, dans Falling Man, après avoir survécu, se retrouve chez son ex-femme non 28. « C’est le choix auquel mon imagination ne cessait de revenir. » (Nous traduisons.) 39 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page40 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 pas parce qu’il l’a décidé, mais parce qu’il ne sait pas où aller. Silencieux, incapable de raconter son histoire sauf à la fin du roman, Keith abandonne à d’autres (Florence et Lianne) le récit qui devrait être le sien. S’il finit par faire du poker son occupation principale, ce n’est pas tant un choix qu’un abandon, l’absence de temps, de lien avec la réalité, propre aux casinos lui permettant d’éviter tout souvenir des attentats, toute décision quant à son avenir. Dans A Disorder Peculiar to the Country, Marshall ne parvient pas à être convaincu de sa propre expérience parce qu’il ne trouve aucune photo prouvant sa présence sur les lieux : « Des milliers de photos avaient été prises autour de Ground Zero le 11 septembre, et il n’apparaissait sur aucune d’elles. […] Rien ne prouvait qu’il se trouvait au World Trade Center ce matin-là, et avait survécu29 » (Kalfus, [2006] 2009 : 45). Lorsqu’il tente de faire exploser une bombe pour décimer sa famille, il ne réussit pas à suivre les instructions trouvées en ligne, et c’est Joyce qui essaie de l’aider : « Joyce s’acharnait à resserrer le détonateur comme si cela pouvait résoudre tous leurs problèmes. Elle dit : “Tu ne vas jamais jusqu’au bout de ce que tu fais. C’est ça le problème, avec toi.”30 » (Kalfus, [2006] 2009 : 183). Dans The Future of Love de Shirley Abbott, Mark, personnage presque pathétique, sans emploi et qui a une aventure avec l’enseignante de sa fillette, semble se laisser aller, vivotant sans parvenir à prendre de décisions quant à son avenir. Lorsqu’advient le 11 septembre, Mark, qui avait rendez-vous pour une entrevue au World Trade Center, survit mais, au lieu de rentrer chez lui, se cache chez sa jeune amante, espérant pouvoir de la sorte disparaître et se créer une nouvelle vie. Il ne décide 29. « Thousands of photographs had been taken near Ground Zero on the eleventh of September and he had not appeared in a single one. […] He found no documentary evidence that he had been at the World Trade Center that morning, nor evidence that he had survived » (Kalfus, 2006 : 36-37). 30. « Joyce worked to fasten the cap as if success would resolve every single one of their problems. She said, “You don’t follow through with anything. That’s what’s wrong with you” » (Kalfus, 2006 : 191). 40 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page41 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE même pas de rentrer chez lui, c’est son amante qui l’expulse, parce qu’elle ne peut accepter qu’il utilise ainsi les attentats. À la fin du roman, il est rentré chez lui, sa femme est enceinte, et pourtant il continue de rêver à la vie qu’il n’a pas eue tout en travaillant comme commis dans un magasin et en laissant la mère de son épouse prendre en charge leurs dépenses. Dans The Zero, Brian Remy, un policier, est victime de trous de mémoire depuis les attentats : il perd constamment la trace d’où il se trouve et de ce qu’il est en train de faire, se croit impliqué dans une enquête sur les papiers retrouvés après les effondrements et finit par demander à son collège, Guterak, de le suivre, espérant apprendre ainsi ce qu’il fait. Dans The Immensity of the Here and Now, Shrop ne sait pas qui il est et demande à Quent de lui donner une identité, sans se soucier de savoir s’il s’agit de la sienne ou si elle est inventée. The Whole World Over (Julia Glass), Indecision (Benjamin Kunkel), The Submission (Amy Waldman), Chronic City et même Extremely Loud and Incredibly Close, où Oskar découvre que l’enquête qu’il pensait mener seul était finalement organisée par sa mère qui s’était assurée que les portes s’ouvrent pour lui, presque tous les romans du 11 septembre mettent en scène au moins un personnage masculin frappé d’impuissance. Dans une phrase qui la rapproche de Joyce dans le roman de Kalfus, Sophie, dans The Future of Love, dit à Mark : « you give up so easily31 » (Abbott, 2008 : 248). Cette impuissance n’est pas sans rappeler les multiples images montrant des superhéros en larmes dans les comics après le 11 septembre et saluant les pompiers comme étant les véritables héros. Est-ce en réponse à la faillite de l’intelligence et de la toute-puissance du pouvoir américain à prévenir et à empêcher les attaques ? Les terroristes ont préféré utiliser non pas une arme technologiquement avancée mais bien un objet d’usage courant, le box cutter, pour détourner des avions, et ont utilisé ces mêmes avions comme des armes de 31. « tu abandonnes si facilement. » (Nous traduisons.) 41 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page42 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 destruction massive. Est-ce à cause de ce double détournement que les hommes des romans ne parviennent pas à faire davantage que de réagir aux événements ? Plus que toute caractéristique stylistique, il me semble que c’est cette impuissance toute masculine (les femmes conservent dans les romans à la fois leur agentivité et leur parole) qui permet de distinguer les romans de l’après-11 septembre. Il reste à voir si cette tendance se maintiendra, et si elle résulte directement des attentats, la force des images et le geste des jumpers rendant caduque et improbable l’agentivité des hommes, ou si elle est davantage l’effet de modifications plus larges du rôle des hommes dans la fiction. 02-Dulong.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:55 Page43 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE BIBLIOGRAPHIE Portraits : 9/11/01. The Collected « Portraits of Grief » from the New York Times (2002), New York, Times Book. ABBOTT, Shirley (2008), The Future of Love, Chapel Hill, Algonquin Books. ATWOOD, Margaret (1986), The Handmaid’s Tale, New York, Virago Press [La servante écarlate, traduit de l’anglais canadien par Sylviane Rué, Paris, Robert Laffont, coll. « Bibliothèque Pavillons », 2004]. AUSTER, Paul (2005), The Brooklyn Follies, New York, Henry Holt and Compagny [Brooklyn Follies, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2005]. 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Tel est le cas au cinéma du film d’Oliver Stone World Trade Center (2006) et en littérature du roman de Frédéric Beigbeder Windows on the World (2003), qui, par la succession de courts chapitres, relate deux histoires parallèles : celle de l’écrivain réfléchissant après coup au 11 septembre 2001 en haut de la tour Montparnasse à Paris et celle d’un jeune père américain, Carthew Yorston, prenant le petit déjeuner avec ses deux fils, Jerry et David, en haut du World Trade Center le matin des attentats. Cependant, d’autres artistes ont préféré une approche moins frontale. L’évocation des attentats du 11 septembre s’est alors faite de manière détournée, allusive, voire elliptique. En 2002, plusieurs réalisateurs ont proposé, au sein du projet collectif intitulé 11’09’’01 – September 11, un court-métrage ayant ouvert la voie à l’adoption d’un regard décalé sur l’événement. Nous pouvons notamment retenir l’exemple du Mexicain Alejandro González Iñárritu qui, dans 11’09”01 – September 11 (2002), a 49 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page50 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 filmé les attentats sans jamais véritablement les filmer, ou plutôt en refusant de les filmer, et ce, dans le but de se détacher de l’image médiatique et de faire œuvre pleinement artistique, mais aussi parce que la représentation directe lui apparaissait comme une impasse. Il a donc choisi l’écran noir, entrecoupé seulement par quelques images très brèves des tours en feu, quelques bruits, quelques cris ou quelques voix au téléphone, pour essayer de rendre compte du 11 septembre 2001. Même si son film demeure une représentation de l’événement lui-même, sa manière de filmer nous pousse à nous interroger : ne faut-il pas se détourner de la représentation directe pour tenter de saisir le drame dans son essence, dans sa profondeur, dans sa vérité ? Au cœur de la décennie 2000, nous avons notamment pu observer un déplacement géographique dans les œuvres traitant du 11 septembre 2001. Ainsi, dans Twilight of the Superheroes (2006), la nouvelliste Deborah Eisenberg parle des attentats tels que les a vécus un groupe d’étudiants vivant dans un loft dont la terrasse offre une vue imprenable sur les tours jumelles, et donc sur les attentats. Mais pour évoquer cette journée noire et ses conséquences, beaucoup sont allés plus loin que ce simple déplacement géographique, qui consiste ici à faire passer les personnages du statut de victimes à celui de spectateurs médusés. Jonathan Safran Foer dans Extremely Loud and Incredibly Close (2005) et Jay McInerney dans The Good Life (2006) se détournent pour leur part des événements en n’évoquant plus le 11 septembre lui-même, mais en observant les conséquences de celui-ci, pour Foer, sur la vie d’un enfant dont le père est l’une des victimes des attentats, et pour McInerney, sur la vie d’un couple new-yorkais. Toutefois, ces stratégies de détournement ne sont pas toujours vues d’un bon œil. David Boratav, critique français du magazine culturel en ligne Chronicart, a par exemple commenté l’œuvre de Safran Foer et noté que l’auteur « s’est attaqué, comme beaucoup d’autres new-yorkais désormais, à la tragédie du 11-septembre ; mais au lieu d’examiner son sujet de manière frontale, il semble qu’il ait cherché, au contraire, toutes les diversions pour en parler le moins possible » (2006). Dans la 50 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page51 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE bouche du critique, cette quête permanente de diversions multiples est un défaut de taille de la prose romanesque newyorkaise contemporaine. Mais est-il vraiment dans le juste ? Nous avons évoqué le roman de Beigbeder, mi-autofiction, mirécit sur la tragédie, comme l’une des tentatives artistiques frontales pour parler du 11 septembre. Or, dans un article intitulé « “Décrire l’indescriptible” : stratégies évasives dans Windows on the World de Frédéric Beigbeder », Yvonne Hsieh (2005) montre bien que le romancier n’a fait que recourir à des stratégies évasives pour parler des attentats et a ainsi contourné l’horreur de l’événement au lieu de l’affronter. Beigbeder lui-même soulignait, au cœur même de son roman, qu’écrire sur le 11 septembre était une « mission impossible » ([2003] 2008 : 359). En ce sens, sa tentative littéraire est un paradoxe affirmé puisqu’il nous dit l’impossibilité d’écrire sur l’événement tout en tentant de le faire. La question est donc de savoir si la diversion assumée ne vaudrait pas mieux, pour saisir vraiment l’événement, que le simple constat de l’échec de la fiction devant une réalité qui l’a désormais dépassée. Nous voudrions observer ce que cette stratégie a pu apporter à la représentation de l’événement par l’étude de quatre romans américains, A Disorder Peculiar to the Country de Ken Kalfus (2006), Man in the Dark de Paul Auster (2008), Let the Great World Spin de Colum McCann (2009) et Kapitoil de Teddy Wayne (2010), qui ont, chacun à leur manière, recouru à cette technique assumée du contournement ou de la diversion pour parler du 11 septembre. N’y aurait-il pas, dans l’allusion, dans le déplacement ou même dans l’ellipse, une force qui serait d’éviter à la fois l’impasse que constitue l’impossible représentation fictionnelle du réel et le fait immoral et culpabilisant, pour la littérature elle-même, de trop se nourrir du drame ? Et ne seraitce pas là aussi une manière de véritablement réactiver la force mythique que ce drame, trop montré et par conséquent peutêtre vidé de son sens, aurait peut-être perdue ? Pour ce faire, nous étudierons les modalités mêmes du déplacement, de l’allusion ou de l’ellipse dans ces quatre romans, 51 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page52 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 en montrant que l’allégorie est dans tous les cas la figure-clé qui permet aux romanciers de parler du 11 septembre, puis nous nous intéresserons aux atouts d’une représentation allégorique de l’événement par rapport à la représentation médiatique comme à la représentation artistique frontale. L’ALLÉGORIE COMME FIGURE PHARE LE DÉPLACEMENT TEMPOREL Avec Kapitoil, Wayne n’a pas écrit un roman sur le 11 septembre 2001 puisque l’action se passe à la fin de l’année 1999, entre le 3 octobre et le 31 décembre. Ce que nous lisons est en fait le journal du héros qatari, Karim Issar, jeune informaticien venu quelques mois à New York pour travailler dans une grosse entreprise nommée Schrub et pour empêcher le bogue de l’an 2000. Ironiquement, Wayne montre que la grande menace en cette fin de XXe siècle n’est pas le terrorisme, mais un problème d’ordre technologique. Son récit semble donc très éloigné des attentats du 11 septembre. Pourtant, cet apparent désintérêt n’est qu’illusion. En vérité, Wayne écrit, bien que de manière totalement elliptique, un roman sur le 11 septembre. En déplaçant son intrigue un peu moins de deux ans avant les faits mais en s’adressant à des lecteurs de 2010, il laisse à ces derniers le soin de faire en permanence le parallèle entre le monde pré11 septembre qu’il décrit et le monde post-tragédie qui est le nôtre. Le romancier mentionne notamment des attentats ayant eu lieu en cette fin d’année 1999 dans divers pays du MoyenOrient (Iran, Jordanie, Qatar) contre des institutions ou des symboles occidentaux (ambassade de France, hôtel tenu par des Américains, centre commercial). Or, nous observons chez la plupart des personnages new-yorkais le peu d’intérêt accordé à ces attentats. C’est pour Wayne l’occasion de souligner en creux à quel point les Américains ont négligé ce qui était en vérité le point crucial, à savoir leurs mauvaises relations avec les pays islamistes. 52 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page53 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE Son roman se concentre d’ailleurs sur la tentative d’insertion d’un jeune Qatari dans le monde des affaires américain. En faisant de cette tentative un échec cuisant et en mettant ainsi une nouvelle fois à mal le mythe de la réussite américaine, l’écrivain insiste sur le fait que le 11 septembre était prévisible du fait de l’impossible entente et de l’impossible compréhension entre deux mondes et deux cultures opposés. Aucun discours ne va explicitement dans ce sens au sein du texte puisque toute la narration est menée d’un point de vue intradiégétique par le jeune Qatari excessivement naïf, sorte de Candide au pays de l’Oncle Sam. Mais le message est perceptible entre les lignes du récit, et Wayne fait donc confiance à son lecteur pour le percevoir. Et ce qui perce est autant de l’ordre d’un insupportable racisme latent chez les Américains1 que de l’ordre du décalage permanent de Karim au sein de cette société new-yorkaise dont il ne comprend ni les codes, ni l’humour, ni les traditions (Thanksgiving par exemple). Karim, en tant que représentant de la nouvelle génération qatari, incarne d’ailleurs un entre-deux : nous le sentons tiraillé en permanence entre le respect des traditions inculquées par son père et son désir d’occidentalisation, visible dans son attirance irrépressible pour cette société américaine, qu’il découvre de manière à la fois éblouie et fascinée. Le roman de McCann Let the Great World Spin semble encore plus éloigné du 11 septembre que celui de Wayne dans la mesure où l’action se déroule dans les années 1970, en pleine crise du Watergate, et plus précisément autour du 7 août 1974, jour où le funambule Philippe Petit a marché sur un fil entre les deux tours du World Trade Center. Pourtant, le récit de McCann est finalement davantage en prise avec les attentats que Kapitoil. Le roman de Wayne analysait implicitement l’événement sous l’angle géopolitique ; celui de McCann s’intéresse à 1. À une soirée, Karim est pris par l’un des amis de son patron pour un serveur, dans la mesure où il semble impensable aux yeux de cet Américain qu’un jeune homme en smoking venant du Moyen-Orient puisse être un jeune banquier d’avenir (Wayne, 2010 : 125). 53 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page54 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 des motifs-clés des attentats, tel celui de l’homme qui tombe, qu’il inverse subtilement avec le personnage du funambule. À l’image de son personnage double de lui-même, McCann se présente comme un romancier-funambule dont la tâche est de tisser des liens, autrement dit de tendre des fils, entre les époques. Si Petit évoque pour le lecteur, de manière strictement inversée, l’homme qui tombe, la guerre du Vietnam ne fait pour sa part que renvoyer à celle en Irak. Pour McCann, les époques se succèdent et se ressemblent ; toutes montrent le gouvernement des États-Unis lancé dans des guerres violentes et souvent injustifiées contre des ennemis qui évoluent avec le temps et avec la situation politique. Le dernier chapitre du roman, qui constitue à lui seul le livre quatre (« Un vent m’appelle au large, qui rugit sur les flots ») se passe d’ailleurs, comme son titre même l’indique2, plus de trente ans après la danse du funambule entre les deux tours. Il montre bien à quel point la photo de Petit marchant dans les airs n’est plus du tout interprétée dans les mêmes termes que dans les années 1970. Pour Claire, une riche New-Yorkaise dont le fils vient de mourir au Vietnam en 1974, le funambule est une insulte et une agression dans la mesure où il « [jette] sa vie à la gueule du monde » (McCann, [2009] 2010 : 164) alors que son fils à elle l’a injustement perdue ; pour Jaslyn, jeune femme de 35 ans en 2006, comme pour le lecteur du roman, le funambule est tout autre chose : un homme qui semble avoir anticipé l’avenir et qui a ainsi permis ce que cherche l’auteur lui-même dans tout son récit : la « collision des histoires » (McCann, [2009] 2010 : 441). Dès lors, le funambule fait signe vers un autre événement, vers une autre époque et toute son aventure prend une signification allégorique. C’est d’ailleurs ce que montre la photographie reproduite au cœur du livre deux, sur laquelle l’avion qui passe au-dessus du funambule semble déjà annoncer le funeste avenir ([2009] 2010 : 326). 2. « Octobre 2006 » (McCann, [2009] 2010 : 441). 54 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page55 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE LE CHANGEMENT D’UNIVERS : UNE AUTRE AMÉRIQUE Si Wayne et McCann jouent du décalage temporel, Auster semble en revanche ne rien modifier de ce point de vue : son roman Man in the Dark se passe en 2007 aux États-Unis. Aucun déplacement ni temporel ni spatial n’est donc à observer. En contrepartie, le vrai changement consiste, selon une logique proche de celle de la science-fiction, à substituer un autre monde au monde post-11 septembre. En double intradiégétique du romancier, le héros, August Brill, invente en effet une histoire dans laquelle un personnage, Owen Brick, se trouve soudainement propulsé dans un monde qui n’est pas le sien. En adoptant la théorie bien connue des mondes possibles, Auster procède donc, selon une logique de mise en abyme et d’enchâssement des récits, à une complète reconfiguration du monde américain contemporain. Brick évolue dans un univers dans lequel le 11 septembre n’a jamais eu lieu3. Nous sommes donc plongés en pleine uchronie puisque Brill réinvente l’histoire récente des États-Unis. Celle-ci n’est toutefois pas plus réjouissante que la véritable puisque le 11 septembre et ses guerres conséquentes (Afghanistan et Irak) ont été remplacés par une terrible guerre civile, sorte de nouvelle guerre de Sécession, qui ravage le pays. Cette autre histoire n’est donc pas une façon, pour August Brill, de rendre ses nuits, pendant lesquelles il s’invente ces histoires, « seul dans le noir », plus lumineuses et plus gaies que ses journées (Auster, [2008] 2009 : 11). Elle est au contraire une façon de parler du monde post-11 septembre de manière détournée. De même que dans l’Amérique contemporaine, la société qu’invente Brill est marquée par la peur, la tristesse, le désespoir et le conflit permanent. Auster ne fait ainsi que mettre en lumière le climat délétère de l’Amérique véritable en passant à son tour par une parabole. L’Amérique marquée par la guerre civile est une allégorie de l’Amérique post-11 septembre. Comme Brill le 3. Lorsque Brick discute avec Molly, une serveuse, celle-ci lui dit que les tours jumelles sont toujours debout (Auster, [2008] 2009 : 39). 55 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page56 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 narrateur le souligne, « un cauchemar remplace l’autre » ([2008] 2009 : 39). L’histoire de Brill, marquée par la mort du héros, se termine d’ailleurs mal tant il semble impossible d’imaginer un dénouement heureux à une histoire comme celle-ci lorsque l’on vit dans l’Amérique des années 2000. Ce qui vient à l’esprit, ce sont toujours, selon le narrateur lui-même, des histoires violentes : « Histoires de guerre. Baissez la garde un instant, et elles se ruent sur vous, l’une après l’autre après l’autre… » ([2008] 2009 : 123). LE COUPLE COMME MÉTAPHORE GÉOPOLITIQUE Dans son roman A Disorder Peculiar to the Country, Kalfus, contrairement aux trois autres écrivains, nous parle explicitement des États-Unis et de New York au moment des attentats du 11 septembre et dans les mois qui suivent immédiatement le drame, puisque le récit débute en septembre 2011 et s’achève en juin 2012. Aucun déplacement ni temporel ni spatial et aucun changement de monde ne sont donc à l’œuvre ici. Ce qui crée le décalage vient à la fois du regard porté sur les événements et du ton même du récit, étant donné que Kalfus, loin de raconter les épisodes de manière sérieuse ou dramatique, le fait en usant en permanence d’un humour grinçant et satirique. En effet, le 11 septembre n’est pas décrit en tant que fait politique ou social touchant certains New-Yorkais, comme c’est le cas dans nombre de romans choisissant eux aussi l’évocation de biais (The Good Life de McInerney par exemple), mais en tant qu’événement intime et individuel. Le 11 septembre est bien évoqué au début de l’ouvrage en tant que catastrophe collective puisque le protagoniste, Marshall, qui travaille au World Trade Center, se retrouve lui-même rescapé des attentats. En ce sens, il y a une part de représentation frontale de l’événement. Mais cette fonction collective et cette représentation directe ne sont pas ce qui intéresse l’écrivain. Lui a choisi, cinq ans après les attentats, de dynamiter les représentations artistiques et littéraires habituelles en faisant porter les significations du 11 septembre et les rôles de 56 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page57 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE victime et de terroriste à un jeune couple new-yorkais en pleine séparation. Forcés de cohabiter dans leur appartement de Brooklyn dans l’attente du jugement de leur divorce, Joyce et Marshall, dont les aventures rappellent celles du roman et de son adaptation filmique War of the Roses (1981 et 1989), se livrent une guerre sans merci au sein de laquelle chacun passe à tour de rôle de la posture de terroriste à celle de victime paranoïaque. Joyce pense par exemple que Marshall est responsable de l’envoi dans son entreprise d’une fausse enveloppe d’anthrax contenant en réalité du talc, ce qui la conduit à une véritable paranoïa à l’égard de son ex-mari. Si tout est ici le fruit de son imagination, il est en revanche avéré que Marshall achète un portable pour la mettre sur écoute, apprenant ainsi qu’elle l’appelle toujours « Oussama » lorsqu’elle parle de lui avec sa sœur ([2006] 2009 : 106). Pendant ce temps, Joyce séduit Roger, le meilleur ami de Marshall, sous prétexte que l’« ami de [son] ennemi est [son] ennemi » ([2006] 2009 : 118). De tels exemples montrent que le texte de Kalfus est un roman non réaliste, souvent loufoque et parfois presque absurde. L’écrivain se permet ainsi deux audaces : il traite le 11 septembre 2001 sous l’angle de la comédie noire et cinglante et il fait du divorce une métaphore géopolitique. Mais son but est surtout de parler différemment du 11 septembre et de révéler, derrière le rire, la paranoïa et la folie, la violence latente mais permanente d’une société malade. Il ne s’agit donc pas ici de faire des Américains des victimes, mais de montrer la profondeur du traumatisme, d’une part, et la violence des représailles, d’autre part. Comme Joyce et Marshall qui se rendent coup pour coup et dont la loi est celle du talion, le gouvernement américain a répondu aux attaques sur son territoire par la guerre en Afghanistan et par la lutte renforcée contre le terrorisme. La satire grinçante de Kalfus, eu égard au comportement infantile de ses deux protagonistes, est en vérité une attaque visant la société et le gouvernement américains. En accord avec Ken Burns, documentariste de l’histoire des États-Unis, Kalfus semble déplorer que la vengeance l’ait emporté sur l’union : 57 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page58 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Pendant un mois, quelque chose d’universel nous a unis, à l’intérieur du pays mais aussi avec le reste du monde. […] Et puis la politique partisane, l’instinct de domination, la volonté de vengeance ont repris le dessus : nous avons traqué l’ennemi, nous l’avons transformé en incarnation du mal, et nous avons mis en branle le pire de ce que le politique et la religion peuvent produire dans notre pays (Burns, 2011 : 25-26). En ce sens, le couple de personnages imaginé par Kalfus n’est bien qu’une métaphore habile, filée dans l’ensemble du récit, pour décrire l’attitude vindicative de la société américaine post11 septembre. Ces quatre exemples très différents nous montrent que la figure qui préside à ces récits fonctionnant sur le mode de l’ellipse apparente (Auster, Wayne, McCann) ou du déplacement (Kalfus) est la métaphore qui, filée dans une large part de l’intrigue si ce n’est dans son intégralité, se fait allégorie. Le couple chez Kalfus, le funambule chez McCann, le monde uchronique chez Auster et la rencontre manquée entre un jeune Qatari et le monde des affaires new-yorkais chez Wayne sont autant de manières différentes et inventives de dire le 11 septembre et la société américaine qui en a découlé sur le mode de la parabole. Reste désormais la question de savoir ce que ces allégories peuvent apporter à la représentation du 11 septembre par rapport aux médias ou aux fictions ayant choisi l’angle frontal. LES BIENFAITS DE L’ALLÉGORIE UN REGARD NEUF, LOIN DES IMAGES MÉDIATIQUES Nous sommes ici en présence de représentations lointaines du 11 septembre : pas de tours en feu, pas de papiers volant dans les airs, pas d’hommes qui tombent, pas de cris ni de pleurs. Toutes ces images, devenues icônes en raison de leur diffusion en boucle par les médias sur tous les écrans du monde, sont ici évitées et sans doute même refusées. Excepté A Disorder Peculiar to the Country qui suit durant quelques pages son héros, 58 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page59 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE Marshall, dans les décombres du World Trade Center en ce matin du 11 septembre 2001, la représentation la plus proche des attentats vient sans doute du livre de McCann, dans la mesure où son funambule suspendu dans les airs entre les deux tours évoque pour le lecteur contemporain le lieu même des attentats et son rapport à la mort. McCann s’amuse toutefois à souligner la victoire de l’homme sur l’espace puisque Petit ne tombe pas et que par conséquent, le récit du romancier se détache, de ce point de vue, de toute représentation catastrophique. Par cette distance prise avec les événements, les quatre écrivains semblent jouer d’un double avantage en soi assez contradictoire par rapport aux représentations médiatiques du 11 septembre. Ils prennent leurs distances avec des images devenues mythiques en raison de leur rediffusion qui, même inconsciemment, vise au figement de l’événement et crée une fascination problématique, comme le souligne Beigbeder dans Windows on the World : […] je suis forcé d’admettre que mon œil prend goût à l’horrible. J’aime cette fumée énorme qui s’échappe des deux tours sur grand écran, projetée en temps réel, ce panache blanc dans le bleu du ciel, comme une écharpe de soie, suspendue entre la terre et la mer. Je ne l’aime pas seulement pour sa splendeur éthérée mais parce que je sais ce qu’elle signifie d’apocalyptique, ce qu’elle contient de violence et d’épouvante ([2003] 2008 : 163). Les quatre romanciers que nous avons étudiés évitent pour leur part de reproduire dans la fiction cette fascination négative et de la transmettre à leurs lecteurs. Mais dans le même temps, ce figement par les médias, qui conduit à la mythification de l’événement, les sert pleinement et leur est donc malgré tout et paradoxalement utile, dans la mesure où les images dont nous avons tous été abreuvés pendant des mois, et qui sont de ce fait parfaitement connues de tous les lecteurs, leur permettent de programmer, auprès de ces mêmes lecteurs, une réception textuelle facilement orientée du côté des attentats et nécessaire à la 59 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page60 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 réussite de leur projet fictionnel. La mention des tours du World Trade Center chez McCann ou chez Wayne, de même que celle d’une société américaine en guerre dans les années 2000 chez Auster suffisent à faire signe vers le 11 septembre et ses conséquences et à attirer, très discrètement et avec subtilité, l’attention du lecteur sur l’événement qui a dramatiquement ouvert le XXIe siècle. Les romanciers partisans de l’allégorie cherchent donc peutêtre en priorité à rompre avec les représentations médiatiques tout en se servant de la popularité quasi mythique qu’elles ont créée pour obtenir auprès du lectorat une réception efficiente qui, si elle n’avait pas lieu, mettrait à mal le sens même de l’œuvre tel que l’écrivain l’a conçu. Mais une telle volonté de rupture impose également de se détacher des représentations fictionnelles ayant fait le choix de la frontalité. LA DISTANCE D’AVEC LA LITTÉRATURE DITE FRONTALE Le refus de la mythification par la fiction Au même titre que les images médiatiques, les œuvres qui ont représenté directement le 11 septembre 2001 ont aussi pu conduire à un certain figement de l’événement et à une forme de mythification. Dans Falling Man, Don DeLillo fait tout pour s’opposer à ce phénomène. Il cherche à désamorcer cette fascination pour l’événement improbable que constituent les attentats du 11 septembre en proposant par son texte une approche toute différente de celle des médias. Il s’agit d’abord de lutter contre une forme de mythification permise et favorisée par l’image en recourant seulement aux mots, mais aussi en décrivant l’événement de l’intérieur et à l’échelle individuelle. La dernière partie du livre, qui revient sur l’événement tel qu’il a été vécu par le personnage de Keith, fait vivre l’aventure au lecteur depuis l’intérieur des tours, dans la cohue d’une foule paniquée et uniquement à travers le point de vue limité du protagoniste. De cette manière, DeLillo tente de rendre à l’événement une 60 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page61 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE forme de réalité, traquée dans les bruits, les gestes, les odeurs du moment et en délaissant complètement la chute irréaliste des deux tours qu’il ne mentionne pas et dont il laisse les potentialités visuelles et émotionnelles au cinéma à grand spectacle et aux médias. Il se limite à évoquer la poussière et les gravats, soucieux de s’éloigner d’une représentation médiatisée du réel. Mais tel n’est pas le cas de Beigbeder qui, dans son roman, souligne sa propre fascination morbide pour les tours en feu et va jusqu’à dresser une comparaison entre les tours du World Trade Center et la tour de Babel dans la Bible ([2003] 2008 : 76-77). Le romancier élève ainsi les tours jumelles de New York et l’histoire de leur chute à un niveau légendaire. Loin de ces comparaisons édifiantes, les romanciers recourant à l’ellipse et à l’allégorie cherchent au contraire à mettre à mal toute grandeur fascinante. Le roman de Wayne décrit quelques attentats pré-11 septembre qui résonnent comme de dangereux avertissements. En se centrant sur la période qui précède l’événement et en analysant certains rouages de la catastrophe, l’écrivain désamorce toute mythification. Le 11 septembre 2001 n’est plus présenté, à travers son texte, dans sa dimension iconique. Les images cultes des attentats s’estompent, remplacées par celles de blessés et de morts d’attentats précédents, que les médias ont peu évoqués et vite oubliés. En soulignant implicitement le fait que le 11 septembre était prévisible d’un point de vue strictement géopolitique, Wayne, en accord avec les politologues, refuse de faire de l’événement un phénomène-rupture. Le chercheur Bernard Badie déclarait d’ailleurs que « le monde n’[avait] pas été bouleversé par le 11 septembre [mais que] cet événement [avait] plutôt précipité la découverte de transformations qui l’avaient déjà transformé en profondeur et qu’on n’avait pas su, pas pu, ou pas voulu voir » (2011 : 28). D’une tout autre manière, Kalfus désamorce lui aussi dans A Disorder Peculiar to the Country la mythification de l’événement en retranscrivant celui-ci de manière totalement décalée, sur un ton à la fois grinçant et cynique. La tragédie est ainsi presque rendue drôle. Tel est le cas lorsque Marshall tente de devenir lui- 61 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page62 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 même un terroriste et de se faire sauter avec des explosifs en entraînant dans la mort son ex-femme et ses deux enfants. L’attentat-suicide tourne au ridicule et à l’absurde lorsque Marshall échoue à déclencher l’explosion et demande de l’aide à Joyce qui, très calmement et de manière totalement décalée vu la situation, lui déclare qu’elle n’est pas étonnée de son échec puisque le problème de Marshall a toujours été et est encore selon elle de ne jamais aller au bout de ses actions (Kalfus, [2006] 2009 : 245-250). La situation géopolitique acquiert bien ici une signification purement privée et tourne même rapidement à la scène de ménage. Ce ton résolument anti-politiquement correct donne au roman un caractère loufoque qui a le mérite de contrecarrer tout aspect mélodramatique et par là même, toute mythification ou fascination négative face aux événements. Les stratégies de contournement de l’indicible Si les romanciers évitent la mythification par l’allégorisation, ils évitent aussi l’indicible qui a frappé les écrivains tentant de rendre compte du drame de manière frontale. Les tentatives de ces derniers se sont en effet heurtées à la violence suprême de la réalité et à son impossible retranscription littéraire. Dans son roman, Beigbeder est ainsi contraint de souligner sa propre impuissance devant la tragédie dont il tente de rendre compte. Son intention était certes d’aller plus loin que les médias, dont la démarche est selon lui l’« une des plus grosses opérations de désinformation audiovisuelle de l’après-guerre » ([2003] 2008 : 319), et de montrer ce qu’ils avaient dissimulé, à savoir la souffrance des victimes : « Un building s’effondre, on le diffuse en boucle. Mais surtout ne montrez pas ce qu’il y avait dedans : nos corps » ([2003] 2008 : 319). Cependant, il semble lui-même finir par renoncer à cette monstration contre-médiatique : À partir d’ici, on pénètre dans l’indicible, l’inracontable. Veuillez nous excuser pour l’abus d’ellipses. J’ai coupé des descriptions insoutenables. Je ne l’ai pas fait par pudeur ou respect pour les victimes […]. Je les ai coupées parce qu’à 62 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page63 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE mon avis, il est encore plus atroce de vous laisser imaginer ce par quoi elles sont passées ([2003] 2008 : 331). Dans ces conditions, il semble clair que l’ellipse assumée vaut mieux qu’une tentative à ce point avortée. Ajoutons que l'époque postmoderne (et même hypermoderne) se prête d'ailleurs bien peu à ce compte-rendu du réel puisque les écrivains ne croient désormais plus en l'idée que le texte pourrait se faire le reflet de la réalité. Devant ce double postulat d’une réalité à la fois trop violente pour être mise en fiction et irreprésentable par les mots, les romanciers de l’ellipse et de l’allégorie ont consciemment choisi la non-confrontation avec l’événement. Auster se révèle très lucide quant à cette idée de la fiction désormais dépassée par la réalité. Le romancier parvient à redonner du sens à ce cliché au moyen de la création de son monde uchronique. Le narrateur August Brill déclare : « […] les possibilités les plus affreuses de l’imagination sont le pays dans lequel on vit. Il suffit d’y penser, et il y a des chances que ça arrive » (Auster, [2008] 2009 : 88). Le tour de force de Auster est donc, en créant un monde uchronique capable de renvoyer à l’Amérique post-11 septembre, de faire en sorte que désormais, l’imagination soit à l’origine de l’horreur avant même que celle-ci ne devienne réelle. En inventant un monde de guerre et de violence dépourvu de réalité, l’écrivain redonne à l’invention littéraire, et donc à la fiction, la prédominance en ce qui concerne l’invraisemblance et l’inimaginable. Il échappe ainsi au piège de l’indicible et parvient à nous parler du 11 septembre et de ses conséquences sans être contraint par la réalité ni rendu impuissant par elle. Chez McCann, c’est bien sûr le funambule qui permet au roman d’éviter tout sentiment d’indicible. De même que le 11 septembre est devenu, avec ses tours tombées et son trou béant à Ground Zero, le symbole d’une époque terminée, le funambule est lui aussi, dans un mouvement inverse, non de chute mais d’équilibre et de stabilité, capable de se faire véritable 63 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page64 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 symbole new-yorkais. Solomon, le mari de Claire, en rend compte dans le roman : Il portait un message avec son corps et, s’il tombait, eh bien il tombait. Dans le cas contraire, il devenait un monument, pas un de ces trucs pompeux, enchâssés dans la pierre ou le bronze, non, un vrai symbole new-yorkais devant lequel on s’exclame : « Non, mais tu le crois, toi ? » (McCann, [2009] 2010 : 340). Alors que c’est l’absence même des tours du World Trade Center qui est devenue le nouveau symbole de la ville de New York après le 11 septembre, le funambule constitue pour sa part un symbole vivant et dressé, comme une troisième tour entre les deux autres, pour la ville des années 1970. Grâce à ce personnage, McCann contourne les images ressassées du 11 septembre (la chute des tours, l’espace béant qu’elles ont laissé), desquelles il est si difficile pour les écrivains de parler avec justesse, et en offre au lecteur une toute nouvelle, qui, dans un mouvement de symétrie strictement inversée, renvoie de manière totalement implicite et inattendue aux événements de 2001. Dans un parallèle intéressant, c’est d’ailleurs un même recours à la citation qui permet à Auster comme à McCann de définir leur roman en même temps que le monde post11 septembre qu’ils évoquent allégoriquement. Chez McCann, la citation « Let the great world spin » qui donne son titre au roman est empruntée au poème « Locksley Hall » d’Alfred Tennyson : « Let the great world spin for ever down the ringing grooves of change4 » ([1842] 1969 : 699). Chez Auster, la citation qui préside à son œuvre est empruntée à Rose Hawthorne, fille de Nathaniel, dont la fille de Brill, Myriam, écrit la biographie : « As the weird world rolls on5 » (Auster, 2008 : 45). Monde étrange qui tourne, monde fou qui poursuit sa course, 4. « Et que le vaste monde poursuive sa course folle vers d’infinis changements. » (Nous traduisons.) 5. « Et ce monde étrange continue de tourner. » (Auster, [2008] 2009 : 52). 64 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:18 Page65 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE l’idée est assez proche. Les deux romanciers nous disent par son intermédiaire que le monde est devenu une entité bien énigmatique. Mais le recours à l’intertexte visant à illustrer leur œuvre est aussi et surtout le signe de leur volonté de poétiser le monde et de dire l’événement uniquement au moyen de la métaphore. Quatre romans qui sont donc autant de tentatives pour contourner les pièges de l’indicible de la réalité ultraviolente et ultraspectaculaire du 11 septembre, mais aussi de la mythification construite par les médias et parfois même par la littérature. Grâce à l’ellipse prenant le sens d’une allégorie, Auster, McCann, Wayne et Kalfus confèrent à leurs lecteurs la liberté de voir dans leurs textes des romans du 11 septembre, dans la mesure où c’est seulement par la réception que le récit peut devenir fiction sur l’événement. Dans ces conditions, chacun propose une œuvre qui refuse de laisser le récit devenir voyeuriste en se nourrissant du drame réel, danger auquel Beigbeder avouait là encore ne pas avoir su résister : « […] en s’adossant au premier grand attentat de l’hyper-terrorisme, ma prose prend une force qu’elle n’aurait pas autrement. Ce roman utilise la tragédie comme une béquille littéraire » ([2003] 2008 : 359360). Dans le même temps, les quatre écrivains font aussi œuvre véritablement artistique sans être coupés de leur époque et parviennent à redonner à la représentation du 11 septembre et à ses conséquences sur la société américaine une force qu’elles ont pu perdre au fil des rediffusions télévisuelles ou de tentatives artistiques frontales plus ou moins infructueuses ou insatisfaisantes. 03-Besand.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:49 Page66 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE ADLER, Warren (1981), War of the Roses, Naperville, Sourcebooks, Inc. 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Julien Fragnon Université de Lyon Dès les premières heures qui ont suivi les attentats survenus à New York et à Washington, le 11 septembre 2001, fiction et réalité se sont mêlées dans les représentations de l’événement. En direct, une journaliste de la chaîne de télévision francoallemande Arte déclare observer « un scénario que n’aurait pas osé imaginer le pire des films catastrophes ». Dans la presse écrite, de nombreux témoignages de survivants renvoient également à ce jeu de miroirs entre fiction et réalité (« On aurait dit du cinéma », « [c]ela ressemblait à un mauvais film de sciencefiction1 ») tandis que le quotidien Le Monde publie un article sur des œuvres de fiction (cinéma et littérature) anticipant la catastrophe (« Quand la réalité dépasse la fiction. Qui a lu les romans de Tom Clancy ?2 »). D’emblée, la fiction est convoquée pour décrire un réel littéralement indescriptible. La stupeur est telle que le récit médiatique paraît impossible et que les journalistes éprouvent, d’abord, des difficultés à articuler un discours cohérent, laissant ainsi la perception de l’événement à d’autres 1. Libération, 12 septembre 2001, Le Monde, 12 septembre 2001. 2. Le Monde, 13 septembre 2001. 69 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page70 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 acteurs3. Devant l’impossibilité du récit, la fiction constitue un autre recours pour représenter l’événement. Convoquée d’abord pour décrire la réalité de l’événement, la fiction a-t-elle été nourrie, en retour, par les attentats ? Dans quelle mesure les représentations sociales et politiques attachées au 11 septembre 2001 ont-elles influencé la création et la production cinématographique, notamment américaine ? La première conséquence des attentats sur la production cinématographique a été l’abandon de certains projets et le report de la sortie de plusieurs films4. Ainsi, le film World War 3, dont le synopsis prévoyait la destruction de Seattle et de San Diego après un conflit nucléaire, a été abandonné tandis qu’une quarantaine de films ont vu leur sortie retardée (dont Collateral Damage d’Andrew Davis, sorti finalement en 2002). Un autre effet a été l’élimination de l’image des tours du World Trade Center des films où elles apparaissaient (Zoolander, Men in Black 2, Spiderman). Cette situation n’est toutefois pas inédite. En 1963, après l’assassinat du président Kennedy, The Manchurian Candidate (qui racontait le parcours d’un héros de Corée qui, après avoir subi un lavage de cerveau, avait pour mission d’exécuter le président) était retiré des écrans, alors qu’il n’était sorti en salle qu’un an auparavant. Toutefois, d’autres conséquences ont pu être repérées dans les productions cinématographiques, qu’il s’agisse de l’esthétisme des œuvres (où le World Trade Center illustre le plan final de Gangs of New York de Martin Scorsese ou celui de Munich de Steven Spielberg) ou de l’imaginaire culturel et politique. Ainsi, entre 2002 et 2005, les films hollywoodiens ont été soumis à des contraintes de décence et de pudeur qui empêcheront toute représentation cinématographique des attentats5. Décence car un divertissement ne 3. Les éditions des quotidiens parues au lendemain du 11 septembre 2001 comportent un nombre élevé de citations de survivants, de déclarations d’hommes politiques, de photographies ou de croquis des attentats. 4. Voir Jensen et Svatkey (2001). 5. Ce qui ne sera pas le cas pour les réalisateurs indépendants. Voir Souladié (2011). 70 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page71 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? pouvait être irrespectueux à l’égard de la mémoire des victimes et pudeur pour ne pas rappeler cet événement à la population. Durant cette période, les films américains n’aborderont les événements du 11 septembre 2001 que de manière oblique6, comme The Day after Tomorrow (Roland Emmerich, 2004) qui évoque une catastrophe naturelle s’abattant sur New York. Cette autocensure est tacitement levée en 2006 avec la sortie à quelques mois d’intervalle de World Trade Center (Oliver Stone, 2006) et de United 93 (Paul Greengrass, 2006) qui traitent directement des attentats. En 2008, un pas supplémentaire est franchi avec la sortie de Cloverfield (Matt Reeves, 2008) qui décrit la destruction de New York. Malgré tout, peu de films hollywoodiens ont pris les attentats comme élément diégétique principal. Si ceux-ci ont investi les productions hollywoodiennes, c’est aussi dans le rôle de révélateur des critiques de cinéma que leurs représentations sont les plus repérables. Faire d’un film un miroir ou une métaphore des logiques sociales constitue une approche classique (Ryan et Kellner, 1988). Les œuvres cinématographiques, prises comme œuvre d’art ou comme produit industriel, sont le fruit de pratiques d’acteurs, pris dans des logiques sociales. Pour certains, cette tendance historique serait même accentuée depuis 2001. « En raison d’une certaine perception des conséquences des attentats de septembre 2001 sur la vie politique américaine, il est effectivement devenu courant de rapporter les productions culturelles, et plus particulièrement le cinéma, à des aspects de représentation sociale » (Guido (dir.), 2006 : 7). Dans le présent article, nous n’adopterons pas une approche sémiotique des œuvres. Nous avons fait le choix d’analyser ces perceptions non pas directement, mais par l’intermédiaire d’un révélateur : les discours des critiques de cinéma. Par leur positionnement dans le champ du cinéma et de la presse, les critiques jouissent d’un rôle de prescripteur d’opinions et d’une influence dans les représentations et la réception d’un film. Plus fondamentalement, on observe une 6. Voir Mola (2008). 71 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page72 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 relation en miroir entre la critique et son rapport à l’art (Frodon, 2008). Il faut qu’il y ait potentialité d’une œuvre d’art pour qu’il y ait critique et, parallèlement, c’est la critique qui, d’une manière toujours subjective, consacre la dimension artistique d’une œuvre. Les critiques de cinéma remplissent également des fonctions d’ancrage et de relais, à l’instar de la relation entre le texte et l’image, développée par Roland Barthes (1964). Le critique participe d’une fonction d’ancrage en guidant le lecteurspectateur vers un sens attribué au film. Par sa critique, le journaliste consacre la qualité de l’œuvre et participe de son potentiel succès (même si cette relation est loin d’être automatique). Mais, cette fonction peut être complétée par une seconde fonction, celle de relais. Dans ce cas, le critique assigne au film des perceptions qui ne sont pas immédiatement repérables dans la diégèse. Ce rôle de relais nous intéresse particulièrement ici, et c’est ce sur quoi va porter notre analyse qui va s’articuler en deux temps. Le premier va revenir sur la construction du 11 septembre comme événement par des processus de nominalisation et d’attribution de représentations. Le second temps va s’attacher à l’étude de ces représentations au sein de l’objet particulier que constituent les critiques de cinéma dans la presse française. De cette étude, nous tirerons l’hypothèse que les attentats du 11 septembre ont, à travers le prisme des critiques de cinéma, produit quatre effets majeurs sur la création cinématographique américaine : l’apparition d’une nouvelle figure narrative, la consécration d’un désordre social, la réactivation d’une culture de la peur et la renaissance d’œuvres à visée cathartique. LES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001 COMME ARCHÉTYPE DE L’ÉVÉNEMENT Les attentats du 11 septembre 2001 constituent l’archétype de l’événement moderne, tel que le définit l’historien Pierre Nora, qui insiste sur la contribution historiographique des médias de masse dans l’apparition d’un événement : 72 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page73 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? Le propre de l’événement moderne est de se dérouler sur une scène immédiatement publique, de n’être jamais sans reporter-spectateur, ni spectateur-reporter, d’être vu se faisant et ce voyeurisme donne à l’actualité à la fois sa spécificité par rapport à l’histoire et son parfum déjà historique (1972 : 166). Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000), le philosophe Paul Ricœur insiste sur le critère de surprise, intrinsèque à tout événement, en intégrant ce contre-pied au sein d’une narration historique : « Au plan narratif, l’événement est ce qui en survenant, fait avancer l’action : il est une variable de l’intrigue. Sont dits soudains les événements qui suscitent un revirement inattendu » (2000 : 313). Cette béance conduit à de l’incrédulité, qui se manifeste par la sidération qui s’empare des médiateurs de l’événement : les journalistes. Si l’événement constitue une rupture d’intelligibilité, il ne signifie pas pour autant dans le vide. L’événement est toujours médiatisé, au sens de rendu visible par les médias et de rendu compréhensible par son inscription dans des cadres ou des représentations. « L’événement ne se donne jamais dans sa vérité nue, il se manifeste – ce qui implique aussi qu’il est manifesté, c’est-à-dire qu’il résulte d’une production, voire d’une mise en scène : il n’existe pas en dehors de sa construction » (Bensa et Fassin, 2002 : 6). Ainsi, le recours à l’imaginaire fictionnel offre une voie pour réintégrer un événement sidérant dans un cadre connu. Ricœur évoque un second trait caractéristique de l’événement : l’exacerbation d’une nouvelle représentation historique. L’événement n’est pas qu’accident, il est aussi une ligne de partage, un basculement entre un passé et un futur. Le 11 septembre 2001 conjugue les aspects de la rupture – en mettant fin à une période historique particulière – et de la révélation de l’événement – en ouvrant une nouvelle période. Cette nouvelle ère, intitulée d’emblée par les médias l’après11 septembre, apparaît comme la structure qui donne une signification à l’événement fondateur. Par l’usage de cette appellation, les locuteurs médiatiques inscrivent une série de faits variés 73 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page74 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 au sein d’une même logique explicative. Si les apports de la sociologie de la réception ont montré combien l’imprégnation des discours médiatiques chez les individus est variée (voire parfois inexistante), ces processus ne sont pas sans effet, tant la médiatisation d’un événement construit sa mémoire collective et conditionne son souvenir. La mémoire du 11 septembre 2001 s’est d’abord fabriquée grâce à un processus de nominalisation de l’événement. En 2006, un sondage montrait que 30 % des Américains avaient oublié l’année des attentats du 11 septembre 2001 alors que 95 % d’entre eux se souvenaient qu’ils avaient eu lieu un 11 septembre7. Par différents procédés discursifs, l’expression « 11 septembre » a été construite comme un nom propre et s’est imposée pour nommer les attentats survenus à New York et à Washington. Mais ce processus d’appropriation sémantique s’est étendu au point de modifier la nomination d’autres événements, notamment le coup d’État au Chili du 11 septembre 1973 (Fragnon, 2007). La nomination des attentats implique un prédicat de réalité qui affirme l’existence de l’événement et produit un acte de baptême distinguant cet événement des autres. Par la multiplicité de ses usages médiatiques et politiques, par la neutralité apparente de sa dénomination (le couple jour-mois), le 11 septembre est devenu une sorte de « point aveugle » du discours médiatique, un élément circulant d’un article à l’autre sans que son origine ou son interprétation ne soit remise en question, l’une « des phrases qui reviennent et glissent, identiques, d’un médium à un autre, mais laissant toujours dans l’ombre l’origine de la psychose en question » (Veron, 1981 : 142). Un procédé discursif similaire s’est produit pour la dénomination de la période ouverte le 11 septembre 2001. Ainsi, la circulation de l’occurrence après-11 septembre a été rattachée à des événements aux connotations négatives aussi diverses que les attentats de Bali, de Madrid et de Londres, le tsunami en Asie du Sud-Est, le cyclone Katrina en Louisiane ou la guerre en Irak. Les repré7. The Washington Post, 9 août 2006. 74 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page75 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? sentations liées au chrononyme renvoient à des registres discursifs marqués par l’angoisse : registre de l’inquiétude, registre de la peur, registre de la guerre. Souffrant de son origine traumatique, cette dénomination désigne une ère de désordre et d’incertitude (Fragnon et Lamy, 2008)8. Après avoir mis en lumière les représentations de l’événement par les processus de nominalisation, nous allons nous attacher à analyser la manière dont les perceptions du 11 septembre 2001 ont imprégné la fiction cinématographique. Pour cela, nous avons utilisé le prisme des critiques de cinéma dont les articles participent de la construction des imaginaires des œuvres culturelles. LES FILMS APRÈS LE 11 SEPTEMBRE 2001 SOUS L’ŒIL DE LA CRITIQUE : LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? Dans le champ journalistique, les critiques de cinéma occupent une position particulière. À l’inverse du discours journalistique typique, fondé sur la prise de distance par rapport à l’énonciation du locuteur, la critique d’art constitue un genre particulier dans lequel le journaliste s’implique et le montre à l’aide de procédés discursifs (présence de pronoms personnels, d’un lexique émotionnel, etc.). L’écriture critique constitue intrinsèquement une triple forme d’engagement : engagement personnel du locuteur (par des formes d’énonciation), engagement 8. Toutefois, l’usage de cette expression est ambigu : à la fois rétrospectif, en nommant un cycle qui vient de s’écouler, et prospectif, en distinguant un autre à venir. En 2011, il semble indéniable que l’usage de cette expression est plutôt rétrospectif, la fin d’une période décennale et la mort de Ben Laden clôturant symboliquement cette période ouverte par le 11 septembre 2001. Cette idée est clairement exprimée dans la critique du film de Clint Eastwood, Invictus : « La scène débute comme une menace d’attentat à l’avion et se termine par une liesse. Comme s’il s’agissait de déjouer à jamais l’imagerie du 11 Septembre, d’exorciser pour une bonne fois sa puissance de terreur et de sortir d’une décennie dont elle fut le trauma fondateur » (Libération, 11 janvier 2010). 75 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page76 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 esthétique et engagement politique par les relations établies entre l’œuvre et le monde dans lequel elle apparaît. En France, la critique de cinéma est née en même temps que la théorie cinématographique, sous la plume de Louis Delluc (Darré, 2006). Elle s’est progressivement imposée dans la presse généraliste, tout en publiant par ailleurs dans des revues spécialisées plus ou moins savantes. Aujourd’hui, la critique cinématographique bénéficie, dans la presse généraliste, d’un espace plus important que tous les autres arts, littérature exceptée. Si cette place est bien plus importante que celle qu’elle occupait jusque dans les années 1970, la place des critiques culturelles s’est singulièrement réduite, puisqu’il n’en reste que deux, les Cahiers du cinéma et Positif. D’ailleurs, seule la première revue bénéficie d’une notoriété excédant sa clientèle potentielle. Les Cahiers du cinéma, au recrutement social élevé, occupent une place unique et constituent une véritable « instance de légitimation » (au sens de Pierre Bourdieu), dont l’influence se ressent dans une bonne partie de la critique de la presse généraliste (Le Monde, Libération, Les Inrockuptibles). Le magazine Télérama occupe également une place à part dans cette configuration. Le magazine veut défendre un cinéma « authentiquement populaire » contre un cinéma « soi-disant populaire » et, surtout, il est le seul à avoir une influence perceptible sur les spectateurs. C’est donc pourquoi notre corpus s’est concentré sur ces titres (Télérama, Les Inrockuptibles, Cahiers du cinéma) ainsi que sur les rubriques de cinéma des grands quotidiens généralistes (Le Monde, Libération, Le Figaro pour la presse nationale, Ouest-France pour la presse régionale) ou d’hebdomadaires (le supplément cinéma du Nouvel Observateur). À partir de ce matériau, nous avons procédé dans un premier temps à une analyse de contenu exploratoire9 pour établir 9. L’analyse de contenu est entendue ici au sens de Laurence Bardin, c’est-à-dire « un ensemble de techniques d’analyses de communications visant, par des procédures systématiques et objectives de description du contenu des messages, à obtenir des indicateurs (quantitatifs ou non) permettant l’inférence de connaissances relatives aux conditions de production ou de réception 76 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page77 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? une typologie des registres thématiques utilisés. La recherche par mots-clés s’est effectuée grâce à une base de données de titres journalistiques10 et sur les sites internet des revues (www. telerama.fr, www.lesinrocks.com, www.cahiersducinema.com) qui mettent en ligne des critiques de films, des éditoriaux ou des articles d’analyse. Les mots-clés utilisés étaient une combinaison des syntagmes 11 septembre et cinéma ou 11 septembre et critique. Dans un second temps, nous avons analysé l’ensemble des critiques de films pour lesquelles la recherche exploratoire avait fait ressortir une référence aux attentats. Cette recherche exploratoire a constitué un corpus de 60 articles correspondant à 29 films différents, tous de production américaine11. Ce corpus rassemble des articles de critiques classiques de films à l’occasion de leur sortie en France et des articles d’analyse de l’évolution de la création cinématographique américaine. Au sein de ces articles, nous avons regroupé les occurrences par thématiques (variables inférées) de ces messages » (Bardin, [1997] 2005 : 47). À partir du postulat de la critique comme discours engagé, nous faisons l’hypothèse que ces discours journalistiques produisent des représentations sociales. Celles-ci sont illustrées dans des unités syntagmatiques, des phrases verbales que nous avons regroupées dans des registres thématiques (étude du contexte sémantique de l’expression). Par paraphrase et proximité lexicale, nous avons compilé ensuite ces registres en grands thèmes. 10. Factiva est une base de données qui regroupe les principaux titres de la presse quotidienne nationale et régionale et qui permet des recherches par mots-clés. 11. Les films référencés sont : Signes (Shyamalan, 2002), 11’09’’01 – September 11 (Collectif, 2002), Anything Else (Allen, 2003), 25th Hour (Lee, 2002), Collateral (Mann, 2004), The Village (Shyamalan, 2004), Farhenheit 9/11 (Moore, 2004), Land of Plenty (Wenders, 2004), The Incredibles (Bird, 2004), Spiderman 2 (Raimi, 2004), Crash (Haggis, 2004), War of the Worlds (Spielberg, 2005), Batman Begins (Nolan, 2005), The Interpreter (Pollack, 2005), Land of the Dead (Romero, 2005), Munich (Spielberg, 2005), V for Vendetta (McTeigue, 2006), Inside Man (Lee, 2006), World Trade Center (Stone, 2006), Babel (Iñárritu, 2006), Southland Tales (Kelly, 2006), United 93 (Greengrass, 2006), Superman Returns (Singer, 2006), The Bourne Ultimatum (Greengrass, 2007), Die Hard 4 (Wiseman, 2007), Cloverfield (Reeves, 2008), The Dark Knight (Nolan, 2008), Invictus (Eastwood, 2009), New York I Love You (Collectif, 2009), Extremely Loud and Incredibly Close (Daldry, 2011). 77 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page78 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 sémantiques qui mettent en lumière quatre grandes logiques : l’apparition de nouvelles figures narratives, la fragilisation de la primauté morale, la réactivation d’une culture de la peur et la nature cathartique des œuvres. L’APPARITION DE NOUVELLES FIGURES NARRATIVES La production hollywoodienne avait fait de la figure du héros l’un des traits structurants des œuvres cinématographiques (Ungaro, 2010). Cependant, depuis 2001, pour les critiques de cinéma, les héros principaux, sans sombrer dans la figure du antihéros, sont marqués par le doute et l’incertitude. Les repères moraux, qui conduisaient leurs actions, se troublent et la frontière entre le bien et le mal s’estompe. Le critique de Télérama fait de Jason Bourne, l’agent secret de Bourne Ultimatum, l’archétype de ce nouveau héros : « Matt Damon, qui a su faire de son personnage un introverti, rongé par le doute, bref, un agent secret pour le cinéma post-11 Septembre » (8 octobre 2008). C’est aussi le cas des critiques de la série des Batman, réalisée par Christopher Nolan. Marqués dès l’origine par la part sombre du héros (jusque dans l’esthétisme), les épisodes récents voient ce trait s’affirmer, au moins aux yeux des critiques : Batman Begins a été perçu comme un film post 9/11 parce que Bruce Wayne est motivé par la peur, et les Américains sont censés avoir peur de tout désormais ; sa suite (The Dark Knight) a été aussi considérée comme un film post 9/11 parce qu’il traite de la progression du Mal dans la modernité (Les Inrockuptibles, 9 septembre 2011). Réalisé par un metteur en scène habitué de la déliquescence et du désordre narratif, cet opus décrit un héros sur une ligne de crête morale. Dès lors, la question plus générale de la légitimité même du héros vient à se poser : « Que peut faire l’Amérique de l’après-11 Septembre d’une vieille figure héroïque comme Superman ? » (Les Inrocks, 1er juillet 2006). Les attentats conduisent ainsi à une éclipse de la masculinité héroïque classique au profit d’une complexité plus grande des personnages principaux. 78 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page79 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? Cette caractéristique est visible dans un certain nombre de films, pourtant incarnés par des acteurs aux carrières remplies de rôles héroïques : Tom Cruise, en père perdu dans War of the Worlds qui fuit le combat pour protéger les siens ou Bruce Willis, en John McClane fatigué et dépassé dans Die Hard 4. Les années 2000 ont été les années super-héros au cinéma avec trois Spiderman, deux Batman, Superman, Thor, Hulk, Captain America… Les super-héros sauvent encore le monde, mais le traitement de l’histoire est très sombre. Les personnages sont tourmentés, bien dans leur époque, en pleine crise de confiance (Libération, 7 septembre 2011). Cette ressource scénaristique s’est également retrouvée dans de nombreuses séries où les héros d’hier ont laissé la place à des personnages aux frontières morales flexibles (Vic Mackey dans The Shield en est l’archétype). Cette modification de la figure du héros touche même les dessins animés tels que The Indestructible. Les critiques élargissent aussi cette nouvelle fragilité du héros à la société dans laquelle il évolue. LA FRAGILISATION DE LA PRIMAUTÉ MORALE Pour les critiques, les films américains renvoient largement à l’idée d’une société fragilisée. Fragilité de l’Amérique d’abord, stupéfaite par la violence des attaques et en proie au doute devant la remise en cause d’un de ses piliers fondateurs : la croyance en sa mission universelle (Marienstras, 1977). Ces films expriment mieux que les autres ce sentiment d’une nation autrefois impériale mais qui a beaucoup perdu de sa superbe confiance en soi depuis les événements du 11 septembre 2001, ses guerres consécutives puis la crise du capitalisme, venue porter une sorte de coup de grâce à un modèle autrefois triomphant (Libération, 11 septembre 2009). Fragilité également de la société occidentale dont l’Amérique est l’acmé, issue de sa structure dérégulée et soumise à la technologie. 79 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page80 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Ainsi, le quatrième opus de la série Die Hard représente une société moderne dérégulée, au sein de laquelle l’incapacité du personnage principal (John McClane) renvoie à notre incapacité de spectateur à comprendre notre monde contemporain, sans frontières visibles et assujetti à la technologie. Ici, c’est la société moderne, où la technologie est omniprésente, qui se trouve sur une ligne de crête imaginaire, celle du basculement vers le dérèglement total. Selon le critique de Libération, c’est bien l’objectif de la représentation formelle du film United 93 : Paul Greengrass parvient à faire prendre la mesure de la panique qui s’est emparée des réseaux de surveillance […] le jour fatidique de l’attaque d’Al-Qaeda. Il dénonce aussi le mensonge d’une société qui se rêve protégée de tout événement par la puissance technique (27 mai 2006). Cette même précarité est consacrée, de manière elliptique, dans Babel : « Une Américaine est touchée par une balle perdue dans le Sud marocain et c’est bientôt une affaire d’État mobilisant ambassades et médias, qui décuplent l’incident à coup d’approximations factuelles et d’idéologie masquée » (Libération, 29 mai 2006). Le masque est ainsi un signe distinctif d’une partie de la création cinématographique récente selon les critiques de cinéma. À rebours de l’idée de tromperie, il renvoie plutôt à l’idée de confusion (dans Inside Man pour les Cahiers du cinéma) ou à l’incapacité à illustrer le mal (dans V for Vendetta pour Les Inrocks). Cet imaginaire de la confusion se rapproche des représentations apocalyptiques, classiques dans le cinéma américain, mais qui, après 2001, sont réactivées. LA RÉACTIVATION D’UNE CULTURE DE LA PEUR Le contrat tacite des films catastrophes hollywoodiens avec leur public était celui de l’invulnérabilité du territoire américain (dans la réalité) qui permettait la mise en image (fictive) de sa destruction. Ce contrat tacite est rompu par les attentats du 11 septembre 2001 et, de fait, la représentation fictionnelle de 80 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page81 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? l’effondrement renvoie dorénavant à des faits bien réels. Pour autant, certains films se sont attachés indirectement à creuser ce sillon initial. Le traumatisme originel, la stupeur et l’incompréhension générées par les attentats sont illustrés dans plusieurs films catastrophes ou de science-fiction. Reprenant un schéma narratif classique (l’invasion extraterrestre simulant une invasion étrangère, soviétique pendant la guerre froide, terroriste depuis), ces films constituent une représentation oblique du 11 septembre 2001 en jouant, pour le spectateur, sur un ressort émotionnel (la fiction que je vois s’est déjà produite dans la réalité). C’est donc un registre d’anéantissement et de destruction qui est reconnu par les observateurs : « Attaque, effroi, incompréhension, terreur, anéantissement. On peut voir ce thriller comme un vrai film sur les attentats du 11 septembre », évoque OuestFrance au sujet de Cloverfield (3 février 2008). Le quotidien Libération décrit une « Guerre des mondes, qui surenchérissait comme jamais sur les hypothèses fabulatrices (devenues vraisemblables ?) de déroute nationale sous un déluge de feu ennemi » (20 septembre 2006). L’imaginaire apocalyptique est un horizon prégnant de la filmographie récente selon les critiques. Par bien des aspects, ces représentations participent d’une réactualisation non seulement d’un ressort narratif classique du cinéma, mais également d’un biais récurrent de nos sociétés : la peur de l’étranger et la tentation du repli sur soi comme moyen de défense. C’est ce thème qui est le premier mis en évidence par les critiques comme une caractéristique des films postérieurs au 11 septembre 2001. Ces occurrences sont particulièrement visibles dans les critiques de deux films de Night Shyamalan dont les journalistes présupposent l’attirance pour ce type de sujet (le réalisateur est d’origine indienne) : Reprenant le vieux thème du mystère martien, Signes offre une réflexion post-11 Septembre sur le rapport de l’Amérique à l’Autre […], l’ambition de Shyamalan de dresser à chaud un état des lieux d’après le 11 Septembre, du rapport de l’Amérique à l’Étranger (symbolisé par Shyamalan lui-même, en 81 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page82 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Indien déplacé et désigné comme coupable) (Les Inrocks, 20 janvier 2002). Cet imaginaire est repris par les critiques à l’occasion de ses films postérieurs, notamment The Village : « On pourra difficilement ne pas voir une réflexion sur l’après-11-septembre dans la description de cette communauté tentée par le repli sur soi face au danger, pour exorciser en commun des peurs collectives irrationnelles » (Ouest-France, 15 août 2004). La peur de l’autre vient irriguer les représentations sociales à l’instar de cette critique du héros de Land of Plenty de Wim Wenders : « un vétéran du Vietnam qui, total parano depuis le 11 Septembre, traque, filme, enregistre tout ce qui a l’air de près ou de loin arabe » (Les Inrocks, 1er janvier 2004). Mais la réactivation d’une culture de la peur n’empêche pas la rédemption et la reconstruction. DES ŒUVRES CATHARTIQUES : UN SYMBOLE DU RENOUVEAU AMÉRICAIN La médiatisation des attentats avait mis en lumière nombre de références illustrant la persistance d’une figure héroïque immaculée (comme les représentations médiatiques des pompiers ou des policiers new-yorkais à la suite des attentats). Paradoxalement, cette tendance est observable dans les discours des critiques de cinéma. Ainsi, la représentation déjà évoquée du héros, confus ou vulnérable, n’empêche pas la victoire finale. Si le manichéisme s’est estompé, il n’a pas pour autant disparu. La rédemption devient seulement plus difficile : « Alors que dans les années 80, John McCLane […] était triomphant, il est ici beaucoup plus à la peine. Mais comme il souffre davantage, il est aussi plus héroïque » (Libération, 7 septembre 2011). Parcours similaire pour Tom Cruise dans War of the Worlds qui dépasse sa faiblesse initiale par une violence rédemptrice : Impossible d’évoquer les attentats du World Trade Center, donc, sans mentionner leur corollaire : l’invasion de l’Irak. On a beaucoup reproché à Spielberg le happy end de « la 82 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page83 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? Guerre des mondes » : « héros » passif plus préoccupé de sauver sa peau et celle de ses enfants que de trouver un moyen de vaincre les martiens, Cruise finit par se ressaisir et, mû par son instinct paternel, se laisse capturer par le tripode dans lequel se trouve déjà sa fille, non sans s’être bardé d’explosifs. Une fois dans le ventre du monstre de métal, il fait tout sauter. Miraculeusement, sa fille et lui en sortiront indemnes. Mieux, ils retrouveront le fils parti à la guerre un peu plus tôt contre l’avis de son père. Triomphe de la famille, triomphe de l’Amérique (Télé Obs, 13 août 2005). C’est donc un autre versant des représentations repérées dans les films depuis 2001. Formellement ou de manière plus elliptique, certains films sont vus comme une catharsis qui libère du traumatisme fondateur. C’est le cas de World Trade Center d’Oliver Stone, qui met en valeur un ressort narratif classique du cinéma américain, soit le héros anonyme qui, placé dans une situation exceptionnelle, développe des qualités insoupçonnées : Célébration de la grandeur d’âme dont ont fait preuve des individus anonymes en ces circonstances exceptionnelles, le film tente de recoller sur le site encore fumant de Ground Zero (reconstitué en studio) les morceaux dispersés d’une identité américaine blessée (Libération, 20 septembre 2006). Même son de cloche chez le critique du Figaro, au sujet cette fois de United 93 : « Une manière sobre et digne de rendre hommage à ceux qui étaient, avant de devenir des héros malgré eux, de simples Américains bien tranquilles » (26 mai 2006). Toutefois, chez certains critiques, ces représentations cathartiques renvoient surtout à un déchaînement de violence comme une métaphore cinématographique de la guerre en Irak. Ainsi, la résilience est parfois proche de la vengeance, comme l’exprime la critique de Signes dans Télérama : « Voici un film déguisé en science-fiction fifties mais “total post 9-11”, quelque chose comme l’opération Restore Faith mise en scène par un monsieur très doué et très poli qui tourne consciencieusement autour du pot avant de sortir la batte de base-ball » (11 octobre 2002). 83 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page84 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Si, au cours des années 1990, l’imaginaire culturel du cinéma hollywoodien était marqué par trois tendances lourdes (l’empire de la morale et la présentation d’un univers manichéen, la vérité de la puissance et la croyance à la puissance technologique, la primauté de l’action au détriment de la négociation), il semble que les événements du 11 septembre 2001 ont fait évoluer ces représentations traditionnelles. Ainsi, les doutes et la confusion morale des héros fragilisent le manichéisme et une représentation morale de la société. De la même manière, la fragilité de notre société, issue de la désorganisation technologique, met à mal la croyance dans la primauté de la technologie. Pour autant, le 11 septembre 2001 semble moins une rupture, capable de générer un genre cinématographique autonome, qu’une reconfiguration de cet imaginaire traditionnel. Si certaines œuvres consacrent l’apparition d’une nouvelle figure narrative, la structure du récit narratif du cinéma américain ne paraît évoluer que modérément. Soit les films réactivent un imaginaire classique (la culture de la peur réactualisée autour d’un nouvel ennemi), soit ils conduisent à une reconfiguration des figures narratives qui, au final, consacre la nature cathartique ou rédemptrice des œuvres de fiction. 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page85 LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? 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NORA, Pierre (1972), « L’événement monstre », Communications, no 4, p. 162-172. 85 04-Fragnon1.qxp_01-Présentation 2014-03-18 10:24 Page86 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 RICŒUR, Paul (2000), La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil. RYAN, Michael, et Douglas KELLNER (1988), Camera Politica : The Politics and Ideology of Contemporary Hollywood Film, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press. SOULADIÉ, Vincent (2011), « Présences mémorielles et carences fictionnelles. L’espace du deuil dans le cinéma indépendant newyorkais post-11/09 », E-rea, no 9, vol. 1, [En ligne], [http://erea. revues.org/1974], (28 mai 2012). UNGARO, Jean (2010), Le corps de cinéma. Le super-héros américain, Paris, L’Harmattan. VERON, Eliseo (1981), Construire l’événement. Les médias et l’accident de Three Mile Island, Paris, Éditions de Minuit. 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page87 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT ». LA FIGURE DU TERRORISTE COMME L’AUTRE DANS LA FICTION AMÉRICAINE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Sylvie Mathé Aix-Marseille Université, LERMA Dans son poème « Curse » (« Malédiction »), renouant avec une forme de malédiction où, comme dans l’Enfer de Dante, le châtiment est à l’image de la faute, Frank Bidart s’adresse en ces termes aux terroristes du 11 septembre : May what you have made descend upon you. […] May their breath now, in eternity, be your breath. […] Et il conclut le poème : Out of the great secret of morals, the imagination to enter the skin of another, what I have made is a curse1 ([2002] 2005 : 25-26). La malédiction du poète consiste ici à littéraliser « ce grand secret de la morale », qui est aussi le grand secret de la fiction, le pouvoir qu’a le poète, par l’imagination, d’entrer dans la peau 1. « Puisse ce que vous avez fait retomber sur vous. […] / Puisse leur souffle désormais, pour l’éternité, être votre souffle. […] / Du grand secret de la morale, le pouvoir qu’a l’imagination d’entrer / dans la peau d’un autre, ce que j’ai fait est une malédiction. » (Nous traduisons.) 87 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page88 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 d’un autre. Entrer dans la peau d’un autre, telle est la question que nous proposons d’aborder ici, non pas comme la malédiction et l’application de la loi du talion qu’appelle le poème de Bidart, mais comme l’exploration éthique et esthétique des pouvoirs et limites de la fiction dans la représentation des événements et des acteurs du 11 septembre. Si, comme l’affirme Don DeLillo dans Mao II, un lien étrange relie le romancier au terroriste, ce lien ou ce nœud ne signifie pas que l’imagination du romancier soit pour autant à même de rendre la psyché du terroriste ni les tenants et aboutissants d’un acte destiné à propager la terreur en la mettant à l’œuvre. S’interrogeant sur les pouvoirs de l’imagination occidentale à pénétrer et à comprendre les motivations des terroristes islamistes, la journaliste Rachel Donadio pose en ces termes ce qui est sans doute la question primordiale : « For a writer with no Arabic and a limited understanding of Islam, is literary skill enough ?2 » (2006 : [n.p.]) De son côté, le romancier britannique Ian McEwan suggérait au lendemain du 11 septembre que, dans ce contexte irréversiblement autre, il était temps pour les romanciers de reprendre le chemin de l’école. Mais quelles que soient les recherches menées sur l’islam ou le Coran, les pouvoirs de l’imagination – à l’inverse de ce qui semble être devenu le forte du reportage et de la littérature non fictionnelle – semblent ici rencontrer leurs limites, celles d’un point de vue occidental impuissant à penser l’Autre et à donner chair et vie à ces personnages de fiction, comme si un mur infranchissable, politique, idéologique, religieux, empêchait cette perception et cette recréation de l’Autre. Le romancier V.S. Naipaul, lui-même auteur de reportages sur le fondamentalisme islamiste et la mondialisation, renchérit sur ce constat d’échec de la fiction lorsqu’il déclare que l’époque du roman est terminée (Donadio, 2005). Si le reportage, le 2. « Pour un écrivain qui ne comprend pas l’arabe et qui possède une connaissance limitée de l’islam, le talent littéraire est-il suffisant ? » (Nous traduisons.) 88 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page89 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT » document peuvent non seulement investir le territoire de la fiction, mais également l’en déloger, ne touche-t-on pas ici à une faille de l’imagination romanesque, une sorte d’angle mort qui la rendrait impuissante à rivaliser avec le réel, à le recréer dans sa complexité et son étrangeté ? « On vit une époque suffisamment étrange. Pourquoi aller inventer autre chose ? » ([2005] 2006 : 96) s’interroge Henry Perowne, le héros de McEwan dans Saturday. D’où le repli sur le familier et le domestique, l’intime et le subjectif, caractéristique de nombre de tentatives de romanciers auxquels on a apposé l’étiquette du 11 septembre 2001 (Ken Kalfus, Jay McInerney, Claire Messud, Jonathan Safran Foer, entre autres). Que ce repli corresponde à une phase temporaire de deuil et de commémoration n’est pas à exclure, bien sûr : « Est-ce trop tôt ? » se demandait DeLillo dans son essai séminal, « In the ruins of the future » (2001 : [n.p.]) Toujours est-il que le grand roman du 11 septembre 2001 – « le roman terroriste définitif, reformulation de la quête du Grand Roman Américain », selon les termes de Bertrand Gervais3 –, le « contre-récit » annoncé qui, comme le phénix, devait surgir des ruines pour donner vie à une nouvelle conscience historique, reste pour l’instant, telle l’Arlésienne, invisible. L’AUTRE « Qui sont les hommes capables d’accomplir pareil geste ? Qui sont Mohammed Atta, Abdulaziz al-Omari, Marwan allShehhi et leurs camarades ? » s’interroge l’un des narrateurs de Windows on the World (2003 : 324). Pourtant, ce qui intéresse Frédéric Beigbeder en l’occurrence, c’est l’expérience du désastre, le vécu de la catastrophe, laissant dans l’ombre précisément toute interrogation sur les auteurs des attentats, qui sont ici l’Autre de la fiction. Or cette interrogation sur l’Autre, 3. La citation est tirée d’une discussion qui s’est tenue lors du colloque « Regards croisés sur le 11 septembre » (LERMA et ERIC LINT) à Aix-enProvence les 7, 8 et 9 octobre 2010. 89 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page90 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 au-delà de tout sensationnalisme, nous renvoie d’abord au domaine de l’éthique, à ce qui fait le cœur de l’humanité, et au sein des cultures contemporaines de la diversité, l’éthique doit ici être repensée, comme le rappelle le critique postcolonialiste Homi Bhabba, à l’intérieur de ce qu’il appelle « le paysage de la différence culturelle » (Garber, Haussen et Walkowitz, 2000 : xi). Cette éthique de la prise en considération de l’Autre suppose un travail de décentrement de soi qui, à rebours de la projection du même sur l’Autre, prend en compte précisément cette dimension de l’altérité qui, dit Emmanuel Levinas dans Totalité et infini (1961) échappe. Levinas évoque d’ailleurs l’hubris qui consiste à penser que l’on peut in fine parvenir à comprendre ce qui est différent ou étrange. On touche ici au cœur de ce qui constitue peut-être l’impasse de la fiction, que nous allons à présent tenter de cerner à partir de quatre textes – deux romans et deux nouvelles – qui, à des titres divers, ont fait date dans le corpus anglophone du 11 septembre 2001. FALLING MAN À l’inverse de Mao II (1991) où le terrorisme, fonctionnant comme symbole, servait de prétexte et de tremplin à une réflexion sur l’écriture, et où le parallèle entre l’écrivain et le terroriste permettait d’interroger l’art dans sa dimension subversive, Falling Man opère un repli sur une forme de littéralisme où le traitement frontal ne permet pas de dépasser l’événement, mais au contraire condamne à sa répétition et enferme dans le ressassement du deuil. Le choix de réfracter l’événement à travers un personnage de témoin et de victime, Keith, englué dans son désespoir existentiel et cherchant à échapper au trauma en s’abîmant dans le néant répétitif du jeu, n’est bien sûr ni gratuit ni innocent. Si DeLillo, le romancier par excellence de la mondialisation, de la terreur et de la conspiration, grand praticien de la fiction encyclopédique maximaliste, fait retraite et trouve refuge dans le hic et nunc, que conclure de cette volonté délibérée de ne pas savoir, de ne pas chercher à élucider les causes, à 90 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page91 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT » remonter la chaîne des déterminations, bref de cet aveuglement à l’Autre ? Dans Falling Man, ce sont les personnages fictionnels de Hammad et de son « émir » Amir (avatar de Mohamed el-Amir Atta) qui, en tombée du rideau de chacune des trois sections du roman, sont censés apporter le contrepoint de l’Autre. Du cheminement de Hammad depuis sa conversion au djihadisme dans la cellule de Hambourg jusqu’au survol du fleuve Hudson dans le Boeing d’American Airlines qui va s’écraser sur la tour nord du World Trade Center, en passant par la phase de préparation et d’attente en Floride, on ne saura pas grand-chose, si ce n’est que ce personnage est pris en étau entre, d’une part, le piège de l’intégration – « Il avait sa carte Visa, son numéro de la carte fréquence de la compagnie aérienne. Il avait le Mitsubishi à sa disposition » (DeLillo, [2007] 2008 : 207) – et, de l’autre, la promesse du salut par le djihad, qui se traduit pour lui par l’impératif de ne plus faire qu’un avec la confrérie des djihadistes : « Tout quitter sauf les hommes avec qui tu es. Devenir chacun le sang vif de l’autre » ([2007] 2008 : 104). En deux chapitres analeptiques, l’itinéraire du terroriste est ainsi esquissé en filigrane, comme le bâti d’un ourlet, au gré de quelques allusions elliptiques aux passages obligés : la lecture du Coran, le camp d’entraînement en Afghanistan, le hajj, la cellule dormante de Hambourg, l’école de pilotage de Floride. Fantôme parmi d’autres fantômes, Hammad n’est in fine que la somme de quelques topoï sommaires, une abstraction, et paradoxalement, c’est le nébuleux personnage de l’Allemand Ernst Hechinger, alias Martin Ridnour, ex-membre de Kommune 1 (l’une des sources d’inspiration de la bande à Baader dans les années 1970) et peutêtre aussi des Brigades rouges, qui vient donner un semblant d’épaisseur à la réflexion sur le terrorisme. La minceur et la platitude de la caractérisation des djihadistes dans Falling Man semblent bien faire écho à ce passage de « Dans les ruines du futur » où DeLillo écrit : « Avant la politique, avant l’histoire et la religion, il y a la terreur primale » (2001 : [n.p.]) C’est en effet sur la terreur brute que se focalise le 91 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page92 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 romancier, celle qui ouvre et qui clôt le texte, dans ce qui deviendra d’ailleurs le tour de force du roman, à savoir le moment de la collision, cet extraordinaire embrayage de point de vue qui relèverait presque du réalisme magique où, dans la même phrase, s’enchaînent l’impact sur la tour nord, vécu par Hammad depuis l’entrée de la carlingue de l’appareil piloté par Atta, et le souffle de la déflagration qui projette Keith contre le mur à l’intérieur de la tour. Cette phrase-choc vient en quelque sorte donner chair à l’interrogation de Martin Amis : « What was it like to be a passenger on that plane ? What was it like to see it coming towards you ?4 » (2002 : [n.p.]). Si impossibilité de la métaphorisation il y a, si, comme l’écrit DeLillo, « [l]’événement lui-même n’a aucune prise sur les atténuations de l’analogie ou de la similitude » et que « [n]ous sommes obligés de prendre le choc et l’horreur tels qu’ils sont » (2001 : [n.p.]), il en résulte que le romancier ne peut alors dépasser la sidération et reste comme enfermé dans l’événement brut. TERRORIST John Updike dans Terrorist offre une autre variation du « soi-même comme un autre », même si, dans l’entretien accordé à Charles McGrath pour le New York Times, il déclare avoir voulu dans ce roman exprimer le point de vue du terroriste : I think I felt I could understand the animosity and hatred which an Islamic believer would have for our system. Nobody’s trying to see it from that point of view. I guess I have stuck my neck out here in a number of ways, but that’s what writers are for, maybe5 (2006 : [n.p.]). 4. « Qu’est-ce que ça faisait d’être un passager dans cet avion ? Qu’est-ce que ça faisait de le voir foncer sur vous ? » (Nous traduisons.) 5. « Il me semblait que je pouvais comprendre l’animosité et la haine qu’un croyant musulman ressentirait envers notre système. Personne n’essaie de le voir sous cet angle. Je suppose que j’ai pris ici toutes sortes de risques, mais c’est pour ça que les écrivains existent, peut-être. » (Nous traduisons.) 92 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page93 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT » Si l’on suit la genèse du texte, l’expérience que mène ici Updike dans le laboratoire de la fiction le ramène, délibérément semble-t-il, aux préoccupations qui le hantent depuis les débuts de sa carrière. Au départ, en effet, c’était un jeune séminariste chrétien qu’avait imaginé l’auteur pour personnage : « I imagined a young Seminarian who sees everyone around him as a devil trying to take away his faith. […] The 21st century does look like that, I think, to a great many people in the Arab world6 » (McGrath, 2006 : [n.p.]). Le personnage d’Ahmad Mulloy, jeune Arabo-Américain faisant son apprentissage dans une petite ville du New Jersey (New Prospect, version fictionnelle de Paterson) au début du XXIe siècle, qui s’est ainsi substitué à cette image initiale du séminariste, apparaît comme un avatar du personnage de David Kern, l’adolescent pennsylvanien de la fin des années 1940 et alter ego de l’auteur, dans l’une des toutes premières nouvelles d’Updike, « Les plumes du pigeon », un adolescent travaillé par ses hormones et troublé par la question de la foi. Ahmad devient donc à ce titre une figure de l’imagination idiopathique, ce que Kristiaan Versluys appelle « rendering the Other as the same7 » (2009 : 171). Une soixantaine d’années séparent David et Ahmad, et le paysage de la petite ville américaine des États du Moyen-Atlantique n’offre plus guère de points communs ; mais l’itinéraire intérieur des adolescents reflète certains des mêmes tourments. Cela dit, là où Updike était en prise directe sur le personnage de David, persona autobiographique non déguisée, celui d’Ahmad exige à l’évidence l’un de ces bonds de l’imagination romanesque qui seuls peuvent donner accès à l’Autre. Or, malgré tout le métier de l’écrivain, Terrorist, son vingt-deuxième roman, ne tient pas ses promesses. Si Ahmad, pris dans les rets d’un imam fondamentaliste, originaire du Yémen, et manipulé à son insu par un agent de la CIA, 6. « J’imaginais un jeune séminariste qui voit tout le monde autour de lui comme un démon qui essaierait de lui faire perdre la foi. […] Le XXIe siècle ressemble à cela, je crois, pour un grand nombre de gens dans le monde arabe. » (Nous traduisons.) 7. « faire de l’Autre le même » (Nous traduisons.) 93 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page94 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 est en fin de compte un terroriste manqué, démentant dans les toutes dernières pages le titre du roman, c’est donc peut-être moins parce qu’il ne va pas jusqu’au bout de sa mission, faire sauter le Lincoln Tunnel à bord d’un camion bourré d’explosifs, qu’en raison d’une faille intrinsèque à la caractérisation même du personnage. La plongée dans l’érudition coranique, la récitation de sourates et l’échafaudage sociothéologique sur lesquels s’appuie le romancier ne suffisent pas à rendre le vécu, l’expérience intérieure de ce jeune musulman. Même chez un écrivain aussi rodé qu’Updike, la recherche documentaire ne produit qu’un effet d’artifice, de ventriloquisme et de pantomime. Michiko Kakutani, grande prêtresse de la critique littéraire du New York Times, déjà peu suspecte de sympathie à l’égard d’Updike, aura beau jeu de s’en prendre à l’invraisemblance du personnage, « more robot than human being8 » (Kakutani, 2006 : [n.p.]). Ainsi Terrorist, qui se veut explicitement axé sur le point de vue de l’Autre, construit selon des modalités narratives censées nous faire pénétrer dans la peau de l’Autre, ne parvient-il pas à ses fins. James Wood, dans sa critique pour The New Republic, pointe précisément la faille dans l’altérité qui plombe le roman : « It’s the otherness of Islamicism that is missing in the book9 » (2006 : [n.p.]). Le même l’emporte sur l’Autre. Cet Autre qu’Updike a voulu créer dans un esprit de tolérance et de sympathie (au sens littéral) – « They can’t ask for a more sympathetic and, in a way, more loving portrait of a terrorist10 », déclare-t-il à McGrath (2006 : [n.p.]) – et dans le but de donner vie et voix aux invisibles et aux muets, finit par rejoindre la cohorte des terroristes de bazar ou de carton-pâte, ces terroristes en kit dont se gausse Pankaj Mishra (2007), qui paraissent bien être l’angle mort de la fiction du 11 septembre 2001. 8. « plus proche du robot que de l’être humain » (nous traduisons.) 9. « C’est l’autre de l’islamisme qui manque dans le livre. » (Nous traduisons.) 10. « On ne peut pas demander un portrait qui soit plus compréhensif ni, en un sens, plus affectueux d’un terroriste. » (Nous traduisons.) 94 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page95 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT » « VARIETIES OF RELIGIOUS EXPERIENCE » À l’inverse, la nouvelle d’Updike « Varieties of religious experience » (2002), l’un des tout premiers textes de fiction parus sur le 11 septembre 2001, antérieure au roman Terrorist et nettement moins connue que ce roman11, qui juxtapose quatre récits plus ou moins articulés autour des attentats, présente elle aussi deux figures de terroristes, rattachés aux personnages historiques de Mohamed Atta et de l’un de ses complices, mais d’un point de vue qui ne prétend plus cette fois à la sympathie et encore moins à l’affection – un exemple donc de l’imagination hétéropathique (Versluys, 2009 : 169). Le premier fragment nous transporte dans la conscience d’un témoin direct des attentats, Dan Kellogg, un juriste épiscopalien âgé de 63 ans en visite chez sa fille à Brooklyn, frappé devant l’effondrement de la tour sud d’une révélation subite : « Il n’y a pas de Dieu » (Updike, [2002] 2011 : 97). Le deuxième fragment, analeptique par rapport au précédent, met en scène un jeune musulman égyptien, Mohamed (Atta), et son complice Nawaf (al-Hazmi), buvant whisky sur whisky dans un club de nuit de seconde zone sur la côte atlantique de la Floride. Lorsqu’une dispute avec la serveuse commence à dégénérer en bagarre avec le barman et menace ainsi l’accomplissement de leur mission, Mohamed, pour amadouer « l’ennemi », produit alors un portefeuille rempli de dollars ainsi qu’une carte d’adhérent dans une école de pilotage assortie d’un faux permis de pilote forgé en Allemagne : « Je suis pilote ». Impressionné et adouci, son adversaire demanda, avec les accents traînants d’une langue depuis longtemps imbibée de drogues : « Oh cool ! Quelle compagnie ? — Américaine », répondit Mohamed. […] La réponse de Mohamed sonnait si juste, si prophétique, qu’il la répéta, 11. En tête des ventes dès sa sortie, Terrorist a connu six réimpressions dans les deux premières semaines. 95 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page96 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 défiant son ennemi chauve, drogué, de le contredire : « American Airlines » ([2002] 2011 : 112). Même si le point de vue choisi nous révèle l’intériorité du personnage, la distance reste ici complète, ce fragment de récit jouant sur l’aliénation, la discordance troublante entre ce sketch de beuverie querelleuse et l’événement tragique dont ces personnages éméchés et mesquins deviendront sous peu les agents. Le troisième fragment nous ramène au jour J : Jim Finch, courtier en obligations dans l’un des bureaux de la tour sud, aperçoit par la fenêtre des nuages de fumée et des feuilles de papier voletant dans le bleu du ciel. Au même moment, son épouse lui téléphone depuis leur domicile du New Jersey, de l’autre côté du fleuve Hudson, et il lui demande de regarder par la fenêtre pour lui dire ce qu’elle voit des tours, cependant que monte une forte odeur d’essence dans le bureau et que les employés s’agitent en tous sens en poussant des cris. Le reste du fragment conjugue la prise de conscience grandissante du danger mortel dans la tour, les dernières instructions de Jim Finch au téléphone et son ultime bénédiction à sa femme et à sa fille, avant qu’il ne raccroche et ne s’en aille rejoindre ses compagnons d’infortune agglutinés aux fenêtres pour sauter dans le vide avec eux : C’était une famille, son autre famille, entre 9 h et 17 h, depuis des années. Ils étaient formés à trouver des solutions, ils lui montreraient que faire. Tel un avion prenant l’altitude dans ses ailes, il s’affranchit de la gravité. Les liens se rompirent, les obligations tombèrent. Il se sentit, en ces secondes, aussi léger qu’un nouveau-né ([2002] 2011 : 118). C’est à bord du vol United 93, au départ de Newark, que se déroule le quatrième fragment, dont le foyer de conscience est une vieille dame de Princeton, Carolyn, tentant de comprendre le déroulement des événements qui ont fait suite au décollage de l’avion, depuis l’irruption des pirates de l’air dans la cabine, suivie des soubresauts et du changement de direction de l’appareil, jusqu’à l’assaut final mené par un groupe de passagers sur la cabine de pilotage désormais aux mains des terroristes. Dans 96 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page97 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT » cette dérive mentale tour à tour somnolente et mouvementée, le personnage, ressentant les événements sans toujours les comprendre, en est réduit à déchiffrer les indices autour de lui, témoin et acteur mental des dernières péripéties du vol avant sa chute dans un champ de Pennsylvanie. Sa dernière pensée, alors que se bousculent par le hublot des fragments éclatés de réalité rurale, sera une prière : « Son esprit fut jeté dans l’indicible […]. Pitié ! réussit à crier distinctement Carolyn dans son cœur battant. Seigneur, aie pitié » ([2002] 2011 : 128). De la perte subite de la foi de Dan Kellogg à l’ultime appel à la pitié divine de Carolyn, la nouvelle offre ainsi un collage d’expériences « religieuses ». L’ultime fragment de la nouvelle nous ramène comme une sorte de coda à Dan, de retour à New York chez sa fille six mois plus tard. Les événements depuis le 11 septembre 2001 n’ont fait que renforcer son épiphanie négative ; pourtant, si Dieu n’est plus qu’une ombre en lui, Dan ne se résout pas pour autant à renoncer à aller à l’église. La pratique religieuse auprès des membres de sa congrégation reste pour lui source de sens, « un moyen (et non des moindres) de s’en sortir, de faire de leur mieux, d’être de décents citoyens » ([2002] 2011 : 131). Face au vide laissé par les tours jumelles, la révélation est peut-être pour Dan finalement moins religieuse que politique : à sa fille qui s’émerveille de cette présence absente – « “C’est étrange […] comme ce qui a disparu peut rester présent” » –, Dan rétorque : « “Ces tours étaient plus grandes que de raison. Les Arabes n’ont pas eu tort d’y voir de l’orgueil” » ([2002] 2011 : 133). Si Versluys voit dans cette nouvelle l’échec de la fiction à rassembler et à nouer les fils de ces quatre récits – « The four narrative strands never cohere or even touch12 » (2009 : 168) –, on pourrait peut-être arguer à rebours que la nouvelle met en scène une hétérogénéité de destins rassemblés par la seule force du titre, « Varieties of religious experience ». Celui-ci, en effet, 12. « Les quatre fils narratifs jamais ne se rassemblent ni même ne se touchent. » (Nous traduisons.) 97 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page98 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 renvoie explicitement à l’ouvrage de William James, Varieties of Religious Experience (1902), qui présente une série de réflexions sur l’expérience religieuse individuelle, et la nouvelle capture précisément les quatre expériences singulières du 11 septembre 2001 que sont celles du témoin, de la victime dans les tours, de la passagère dans l’avion United 93 et enfin des terroristes à la veille des attentats. « THE LAST DAYS OF MUHAMMAD ATTA » Le texte le plus directement inspiré par la figure iconique du pirate de l’air Mohamed el-Amir Atta, la nouvelle de Martin Amis « The last days of Muhammad Atta » (2006), tente pour sa part de recréer par l’imagination les deux derniers jours de la vie du meneur des terroristes, flanqué de son comparse Abdulaziz alOmari, de Portland, Maine, à la cabine de pilotage du vol American Airlines 11. D’emblée, le personnage d’Atta est présenté dans toute sa corporalité, ce qu’on pourrait appeler son affliction physique, miroir d’une psyché ravagée : des intestins bloqués depuis quatre mois, un visage où se lit la détestation du monde. Le parti pris d’intériorité de l’auteur s’avère ici davantage un exercice en projection, voire en autoprojection comme le clame Versluys (2009 : 163), qu’une tentative d’immersion dans l’Autre. Rentrer dans la peau de l’Autre, pour Amis, c’est projeter la malédiction psychologique et physiologique qu’il prête au personnage d’Atta, sa haine du monde et sa misanthropie d’une part, sa frustration sexuelle et sa constipation chronique d’autre part, pour en faire « l’horroriste » incarné13. Choix audacieux et polémiques, il va de soi, qui n’ont pas manqué de susciter de violentes réactions14. L’aspect sensationnaliste de cette pénétration fictionnelle dans la peau d’Atta n’éclaire sans doute guère les 13. Quelques mois après la nouvelle, Amis publiera dans The Guardian, pour le cinquième anniversaire du 11 septembre 2001, l’essai « The age of horrorism » (« L’âge de l’horrorisme »). 14. Voir par exemple la dénonciation que fait Mishra de ce qu’il appelle « Amis’s genitals-centric analysis [constipation and sexual frustration] of radical 98 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page99 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT » motivations politico-religieuses ni les déterminations personnelles et collectives du djihadiste. Amis écarte d’ailleurs ces paramètres pour les réduire à une simple abstraction : « Unir en un seul mot la férocité et la rectitude : rien ne pouvait égaler cela » ([2006] 2010 : 132). Ici encore, l’évacuation du politique se fait au détriment d’une appréhension de l’Autre dans « le paysage de sa différence culturelle », pour reprendre les termes d’Homi Bhabha. De la chambre d’hôtel miteuse à côté de l’aéroport de Portland – où Atta se livre à ses ultimes préparatifs d’ablutions, de rasage et d’habillage – aux formalités successives d’embarquement à Portland, puis à Boston, la nouvelle suit l’itinéraire de l’équipe de terroristes à l’aube du 11 septembre 2001. Une analepse, en guise d’interlude fictionnel, insère à mi-parcours de la nouvelle ce qui est censé être l’explication du détour par Portland : la visite que rend Atta à l’hôpital à un imam mourant, qui lui confie une fiole d’eau sacrée en provenance de Médine, à boire au moment de l’épreuve finale, en échange contre le récit de son intronisation auprès du Sheikh (Ben Laden) à Kandahar. La dernière partie de la nouvelle, avant la reprise finale de l’incipit en guise de refrain, nous transporte à nouveau dans le corps et la conscience d’Atta dans les minutes qui précèdent l’attentat. Et paradoxalement, pour celui qui est le prototype de « l’horroriste », les derniers paragraphes – l’interrogation sur la vie et la mort que lui prête Amis à l’heure fatidique – le font renouer avec la communauté des hommes. En fin de compte, ce qu’on peut lire dans cette nouvelle, c’est un autre exemple, le plus saisissant peut-être, de ce phénomène de littéralisation à l’œuvre dans nombre de textes fictionnels portant sur le 11 septembre 2001. L’expression fermée et grimaçante du visage d’Atta sur les photographies connues de lui semble avoir suggéré à Amis une clé interprétative du personnage dont il fait le ressort dramatique de son texte. La dimension Islam » (2006). « [L]’analyse génitalo-centrique [constipation et frustration sexuelle] de l’Islam radical. » (Nous traduisons.) 99 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page100 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 scatologique devient un leitmotiv qui sous-tend en grande partie la psyché du personnage et qui débouche sur une explosion (l’attentat lui-même), doublée de ce que le narrateur nous fait attendre tout au long de la nouvelle, à savoir la délivrance intestinale du personnage – annoncée de façon quasi grandguignolesque dans un paragraphe proleptique (« Les rumeurs, les grognements, les craquements, comme une porte de donjon protégeant le saint des saints – l’irréfragable colère de ses intestins » ([2006] 2010 : 152). Or cette explosion défécatoire attendue, coïncidant avec l’explosion de la tour, vient précisément littéraliser ce cri récurrent au même moment en bas des tours, ce cri que l’on entend répété dans le court-métrage 11’09”01 d’Alejandro González Iñárritu : « Holy shit ! 15 » Cette littéralisation, entre les lignes, est peut-être l’ultime pied de nez du provocateur Amis. « OTHERING » Que conclure de ces quelques exemples ? Pourquoi ces tentatives de romanciers occidentaux, et non les moindres, pour mettre en fiction des terroristes, les représenter de l’intérieur, parler en leur nom, ne semblent-elles parvenir qu’à produire des êtres abstraits, stéréotypés, voire caricaturaux ? Ce que le narrateur anglais, dans le roman de Joseph Conrad prémonitoire du terrorisme au XXe siècle, Under Western Eyes (1911), répétait à l’envi, à savoir l’impossibilité pour lui, en tant qu’Occidental (c’est un vieux professeur de langues installé à Genève et proche du milieu de la Petite Russie), de comprendre les motivations, les actions ou la psyché des expatriés révolutionnaires russes du début du siècle dernier, pourrait s’appliquer quasi textuellement à la fiction du 11 septembre 2001, comme si la question de la connaissance de l’Autre et du monde, ce savoir du monde – la mathesis dont parle Roland Barthes – qu’est censé contenir le roman, se heurtait ici aux limites du cognitif. 15. Juron courant, que l’on pourrait traduire par « Bon Dieu de merde ! ». 100 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page101 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT » Les pages que consacre Versluys, dans la lignée des travaux d’Edward Saïd, à la représentation de l’Autre et à ce processus difficilement traduisible de « othering » viennent éclairer cette question problématique de la représentation fictionnelle du terroriste. L’Autre avec majuscule renvoie à l’autre comme ipse, selon la terminologie de Paul Ricœur, autrement dit l’autre dans la singularité de son parcours et de sa promesse, « l’autre comme sujet engagé dans l’expérience historique » (Dosse, 1997 : 624). A contrario, le processus de « othering » (avec minuscule) implique un acte d’exclusion de l’autre, de réduction de sa singularité, et par là même d’annihilation de son être dans sa différence. Dans le contexte politique de l’après-11 septembre 2001, le manichéisme politique que l’on vit refleurir après les attentats et donner le ton de la réaction nationale, ne fit que rouvrir les vannes d’un binarisme et d’un revanchisme excluant précisément toute possibilité de reconnaissance de l’autre autrement que comme l’ennemi à annihiler. D’où la nécessité, que souligne Jacques Derrida à propos du « concept du 11 septembre », de déconstruire la notion de terrorisme, comme seule modalité d’action politiquement responsable (Derrida et Habermas, 2003 : xiii). Nous laisserons le mot de la fin à Toni Morrison : Je m’intéresse à ce qui déclenche et rend possible ce processus : entrer dans ce qui vous est étranger – et à ce qui empêche les incursions, dans l’intérêt d’une fiction, vers des recoins de la conscience reculés et barrés à l’imagination de l’écrivain. […] Imaginer n’est pas seulement voir ou regarder ; non plus que se mettre, intact, dans l’autre. C’est, dans l’intérêt de l’œuvre, devenir ([1992] 1993 : 24. Nous soulignons.) Tel est le nœud gordien de la fiction : peut-on devenir l’autre, le terroriste si, comme l’écrit Philippe Roger, « [l]e terrorisme comme le soleil ne peut se regarder en face » (2003 : 569) ? 05-Mathe.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:38 Page102 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE AMIS, Martin (2002), « The voice of the lonely crowd », The Guardian, 31 mai, [En ligne], [http://www.guardian.co.uk/books/2002/jun/ 01/philosophy.society], (28 mars 2013). AMIS, Martin (2006a), « The last days of Muhammad Atta », The New Yorker, 24 avril, p. 152-163 [« Les derniers jours de Mohamed Atta », dans Le deuxième avion. 11-Septembre : 2001-2007, traduit de l’américain par Bernard Hoepffner, Paris, Gallimard, 2010]. AMIS, Martin (2006b), « The age of horrorism », The Guardian, 11 septembre, [En ligne], [http://www.guardian.co.uk/world/ 2006/sep/10/september11.politicsphilosophyandsociety] (28 mars 2013). 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LOGIQUE DU TRAUMATISME DANS FALLING MAN ET EXTREMELY LOUD AND INCREDIBLY CLOSE Julien Bringuier Université d’Avignon Plus de dix ans après les attentats du 11 septembre, l’événement garde toujours un statut de traumatisme national aux États-Unis. Misant largement sur la dramatisation des faits et l’héroïsation des victimes du World Trade Center, le traitement médiatique et la réponse politique apportée s’inscrivent largement dans une rhétorique de la peur et de représailles. Par ce que Fredric Jameson nomme « l’orchestration et l’amplification » de la « réaction émotionnelle », le 11 septembre fut très rapidement associé à une sorte d’innocence perdue, et le sentiment que rien ne serait jamais plus comme avant est un refrain encore entonné au moment des commémorations des dix ans des attentats, alors que tout porte à croire que le mode de vie des Américains n’a pas été réellement bouleversé par l’effondrement des tours1. 1. « To get at the real historical event itself, you feel, one would have to strip away all the emotional reaction to it. But even to get at that emotional reaction, one would have to make one’s way through its media orchestration and amplification » (Jameson, 2002 : 297). « Pour atteindre le réel événement historique, il faudrait, il semble, le dégager de toute réaction émotionnelle. 105 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page106 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Dans un contexte de victimisation de la nation américaine et de célébration individualisée de l’innocence et du courage des victimes du 11 septembre, la réponse apportée par la fiction américaine a souvent peiné à rompre avec cette rhétorique de la tragédie qui domina le discours de l’après-11 septembre. Au mieux ambigu par rapport à la signification de l’événement, au pire complice d’une perception manichéenne, le romancier du 11 septembre construit très souvent son récit autour de l’expérience traumatique de ses personnages, témoins ou victimes de l’effondrement des tours, poursuivant le processus d’individualisation et de personnalisation de l’événement public. C’est le cas de deux œuvres emblématiques et largement discutées qui ont tenté d’inscrire les conséquences du 11 septembre dans la trajectoire intime de leurs personnages. Je me concentrerai ainsi sur la lecture post-traumatique du 11 septembre que proposent Falling Man de Don DeLillo (2007) et Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer (2005), notamment dans les manifestations du traumatisme chez le sujet témoin ou rescapé du 11 septembre explorées par les deux romans. Je tenterai de montrer qu’en dépit de la volonté de créer une forme novatrice capable de rendre compte de ces symptômes – traumatiques ou disruptifs –, aborder le 11 septembre sous l’angle du traumatisme conduit plus généralement à une conception binaire de l’événement par l’opposition entre agresseur et agressé et par la victimisation du sujet agressé. Je tenterai d’évaluer les enjeux littéraires et éthiques d’une telle lecture de l’événement. Falling Man de DeLillo fut assez sévèrement critiqué au moment de sa sortie, comme l’écrit, par exemple, Andrew O’Hagan dans la New York Review of Books : In a moment, the reality of the occasion [9/11] seems to have burst the ripeness of his style, and he [DeLillo] truly struggles in this book to say anything that doesn’t sound in a small way like a warning that comes too late. Reading Falling Man, one Mais même pour se rendre à cette réaction émotionnelle, il faudrait traverser sa construction et son amplification médiatiques. » (Nous traduisons.) 106 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page107 LE SUJET ASSAILLI feels that September 11 is an event that is suddenly far ahead of him, far beyond what he knows, and so an air of tentative rehearsal resounds in an empty hall2 (2007). Le roman présente néanmoins l’ambition de rendre compte des symptômes post-traumatiques de son protagoniste, Keith, rescapé de la tour nord, mais aussi de ceux de personnages satellites, notamment Liane, son épouse, tous victimes indirectes d’un événement qui est d’abord dans le roman une catastrophe locale. La prose de DeLillo apparaît comme le réceptacle de l’apathie qui caractérise Keith à la suite du choc qu’il a subi. Des passages souvent courts ou hachés traduisent la reconstitution partielle ou fragmentée de l’expérience traumatique : « Il y avait les morts et les mutilés. Sa blessure était mineure mais ce n’était pas le cartilage déchiré qui était l’objet de cet effort. C’était le chaos, la lévitation des plafonds et des sols, les voix qui s’étranglaient dans la fumée » ([2007] 2008 : 52). Loin de conduire à une quelconque forme de résolution chez le personnage, ces séquences ne sont que la manifestation des souvenirs dissociés de Keith et de son incapacité à assimiler le coup reçu, et rendent compte ainsi de la nature de toute expérience traumatique, à savoir l’incapacité pour les victimes d’accéder au traumatisme en lui-même. Ce n’est pas une constante résurgence de ces minutes passées dans le chaos des tours qui plonge Keith dans un état de stupeur, mais plutôt l’incapacité d’assimiler l’expérience vécue. Pour Keith, la confusion du monde extérieur est à la mesure de l’incommensurabilité de l’expérience traumatique. Rien ne fait plus sens pour lui, et sa rencontre avec Florence, autre rescapée des tours, dont il a récupéré le cartable, est une tentative de réécrire l’histoire ou plutôt d’accéder, par l’intermédiaire du processus de témoignage mutuel, à ces zones inaccessibles de l’esprit 2. « Tout à coup, la réalité du moment semble avoir fait voler en éclat la maturité de son style, et il lutte vraiment dans ce livre pour dire quelque chose qui, dans une certaine mesure, ne donne pas l’impression d’un avertissement venant trop tard. En lisant Falling Man, on sent que le 11 septembre est un événement qui est très en avance sur lui, très au-delà de ses connaissances, et ainsi résonne un air de répétition hésitante dans une salle vide. » (Nous traduisons.) 107 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page108 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 traumatisé. Car selon l’approche des théories du traumatisme en vogue dans le domaine des sciences sociales aux États-Unis (et largement influencée par les neurosciences), la mémoire traumatique serait encodée de manière différente dans l’esprit humain, ou plutôt elle s’inscrirait dans une zone particulière de l’esprit qui à la fois la dissocie du fonctionnement habituel de la mémoire et la rend inaccessible à l’individu sujet d’un traumatisme. Il est important de saisir les implications de cette approche du traumatisme dont l’influence prépondérante dans le domaine des sciences humaines aux États-Unis n’est plus à prouver3. Il y est entendu que si le traumatisme est enregistré dans une zone inaccessible de l’esprit humain et des mécanismes psychiques, la mémoire individuelle et l’inconscient, qui sont habituellement liés au processus de la création de sens consécutive à toute expérience, n’ont donc peu ou pas d’emprise sur l’expérience traumatique. Dans sa généalogie des théories du traumatisme, Ruth Leys établit notamment la lignée entre les travaux de Cathy Caruth, pionnière dans le domaine, et ceux du neurobiologiste Bessel van der Kolk qui invalident l’approche cognitiviste du traumatisme : Thus they hold that the traumatic event is encoded in a different way from ordinary memory. Specifically, van der Kolk suggests that traumatic memory may be less like what some theorists have called « declarative » or « narrative » memory, involving the ability to be consciously aware of and verbally narrate events that have happened to the individual, than like « implicit » or « nondeclarative » memory, involving bodily memories of skills, habits, reflex actions, and classically conditioned responses that lie outside verbal-semanticlinguistic representation4 (2000 : 7). 3. Pour une brève généalogie des théories du traumatisme dans le domaine des sciences humaines, voir Radstone (2007). 4. « Ils estiment ainsi que la mémoire traumatique est encodée d’une façon différente de la mémoire ordinaire. Plus précisément, van der Kolk suggère qu’il est possible que la mémoire traumatique ressemble moins à ce que certains théoriciens ont nommé mémoire “déclarative” ou “narrative”, qui engage la faculté d’être pleinement conscient d’événements qui se sont produits 108 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page109 LE SUJET ASSAILLI À l’approche cognitiviste traditionnelle basée, entre autres, sur le processus de représentation de l’événement traumatique par le sujet traumatisé, est substituée une conception physiologique du traumatisme qui se caractérise par l’« absence de traces », produisant « une absence de témoignage », selon Dori Laub, « un événement sans témoin » selon Caruth5. Le personnage de Keith dans Falling Man et le rendu de son expérience post-traumatique semblent avoir été taillés dans cette conception du traumatisme tant ils rendent compte de l’absence de tout processus de représentation chez le personnage. La prose fragmentée de DeLillo et la structure éclatée du roman expriment l’impossibilité pour les personnages victimes du 11 septembre de se saisir de l’événement, et par conséquent d’en établir un sens d’un point de vue personnel : « Quelque chose lui passa par l’esprit, une expression, shrapnel organique. Qui avait quelque chose de familier, mais restait dénuée de sens. Puis il vit une voiture en double file de l’autre côté de la rue et pensa à autre chose et puis à autre chose encore » ([2007] 2008 : 84). chez l’individu et de les raconter oralement, qu’à la mémoire “implicite” ou “non déclarative” qui engage les mémoires corporelles de compétences, habitudes, actions réflexes et autres réponses conditionnées de façon classique qui sont situées en dehors de la représentation verbale, sémantique et linguistique. » (Nous traduisons.) 5. Je fais ici usage d’une citation de Susannah Radstone faisant elle-même référence à Laub et Caruth : « Trauma theory suggests that the relation between representation and “actuality” might be reconceived as one constituted by the absence of traces. For Dori Laub, this absence of traces gives rise to his formulation of the aetiology of trauma as “an event without a witness” – an absence of witnessing that derives, argues Caruth, from the unassimilable or unknowable nature of the event » (2007 : 12). « Les théories du traumatisme laissent penser que la relation entre la représentation et la “réalité” peut être repensée comme une relation caractérisée par une absence de traces. Cette absence de traces permet à Dori Laub de définir l’étiologie du traumatisme comme un “événement sans témoin” – une absence de témoignage qui provient, selon Caruth, de la nature inassimilable ou inconnaissable de l’événement. » (Nous traduisons.) Les ouvrages de Caruth : Trauma : Explorations in Memory et Unclaimed Experience : Trauma, Narrative and History, ainsi que Testimony de Dori Laub et Shoshana Felman sont référencés dans la bibliographie. 109 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page110 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Si le traumatisme dans la littérature s’incarne dans le récit de DeLillo de manière frappante, il convient alors de s’interroger sur les enjeux éthiques des théories actuelles du traumatisme et d’évaluer les conséquences d’une approche traumatique du 11 septembre dans le domaine de la fiction. Selon Leys, la théorie aujourd’hui dominante selon laquelle le traumatisme est inassimilable par le sujet traumatisé en raison de l’inaccessibilité du moment traumatique, exclut l’intervention du sujet dans la production de sens donné à l’événement. Cette perspective conduit souvent à l’idée que la violence du traumatisme sur un individu se définit uniquement par son caractère extérieur : « […] trauma is a purely external event that befalls a fully constituted subject… [It] depicts violence as purely and simply an assault from without6 » (Leys, 2000 : 299). Le sujet traumatisé est attaqué de l’extérieur et à ce titre n’entretient aucun rapport avec l’attaque dont il est victime. Il est rendu passif par l’attaque, mais demeure un sujet souverain. Ses souvenirs de l’événement ne sont pas filtrés par les mécanismes habituels et irrépressibles de l’inconscient. La passivité avec laquelle Keith reçoit le 11 septembre et son incapacité à s’approprier l’expérience qu’il a vécue ne remettent pas en question sa fiabilité en tant que personnage, car ses modes de représentation habituels, sa propre part de fantasme, les mécanismes de son inconscient n’interviennent pas dans son traitement de l’expérience traumatique. Il demeure un être choqué devant l’ampleur de l’attaque à laquelle il a survécu et à ce titre ne provoque que la compassion du lecteur. Dans le contexte d’un événement historique tel que le 11 septembre et de son appropriation par la littérature, cette approche du traumatisme pose évidemment question. Dépeindre, quelque sept ans après les attentats, comme le fait DeLillo, et selon les critères évoqués auparavant, un personnage dont l’existence est précisément heurtée par l’événement sans qu’il 6. « […] le traumatisme est un événement purement extérieur qui frappe un sujet pleinement constitué. Il décrit la violence purement et simplement comme une attaque de l’extérieur. » (Nous traduisons.) 110 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page111 LE SUJET ASSAILLI soit en mesure d’en construire une signification, quelle qu’elle soit, tend à maintenir ce que je nommerai ici une vision primaire du 11 septembre. Si l’attaque est considérée comme inassimilable par le sujet qui la subit, rendre compte de cette expérience a posteriori sans tenter d’y intégrer la production d’un sens inhérente à tout événement historique entretient une lecture binaire du 11 septembre : celle d’une nation et d’un peuple ébranlés par une attaque extérieure inattendue et injustifiée, perpétrée par une force absolument étrangère à l’entité attaquée. Cette perspective binaire, que DeLillo exprime déjà au lendemain des attentats : « La notion de désarticulation que nous entendons dans l’expression “Nous et Eux” n’a jamais été aussi frappante, d’un côté comme de l’autre » (2001 : [n.p.]), est illustrée dans le roman par la tentative de pénétrer la subjectivité d’un des preneurs d’otage, contenant tout à la fois la stratégie d’opposition de DeLillo et ses contradictions – l’autre étant ici artificiellement recréé au moyen de la focalisation sur le personnage de Hammad qui n’est qu’une réflexion des propres projections de l’auteur sur les motivations d’un terroriste. L’exclusion des mécanismes de production de sens à l’échelle du personnage victime, qu’ils participent de l’histoire personnelle, de la mémoire intime, du fantasme ou même du statut social, alimente la sensation d’incommensurabilité ou de vide épistémologique qui caractérisa la réception du 11 septembre. L’immédiateté du choc l’emporte sur l’appropriation d’un événement avant tout historique et politique. Cette logique se révèle de façon encore plus évidente dans le roman de Foer, Extremely Loud and Incredibly Close dont le narrateur, Oskar, petit garçon de neuf ans, semble être aujourd’hui un élément familier du paysage littéraire de l’après-11 septembre. Oskar, par l’intermédiaire des messages laissés par son père sur le répondeur familial alors que celui-ci se trouve au World Trade Center au moment de l’attaque, se trouve témoin indirect de la mort de son père. En cherchant l’origine d’une clé symboliquement retrouvée dans les affaires de ce dernier, Oskar tente de découvrir les circonstances exactes de la mort de son 111 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page112 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 père. Contrairement à l’apathie du personnage de DeLillo et à l’aridité narrative qui en découle, le traumatisme d’Oskar s’exprime dans la prolifération de techniques expérimentales qui sont autant de tentatives de rendre compte du traumatisme : l’insertion répétitive et fragmentaire de divers documents (lettres, photographies, articles de journaux) mais qui a pour résultat de renforcer l’incertitude épistémologique qui entoure la réception de l’événement. En ce sens, Extremely Loud and Incredibly Close dresse avec Falling Man le même constat : devant l’ampleur de l’attaque, c’est bien le choc et ses manifestations chez ses victimes qui retiennent l’attention de l’auteur. Comme l’exprime Rachel Greenwald Smith, « [t]he novel thrusts the reader into a textual morass that forces an identification with the confusion and devastation of its central character7 » (2011 : 157). Alors que la figure de l’agresseur est ici quasiment absente, la logique binaire entre agresseur et agressé n’en est que plus évidente8. La quête d’Oskar des origines de cette clé et des circonstances de la mort de son père n’est pas à lire comme un processus de deuil, mais plutôt littéralement comme un retour aux origines, une tentative de reconstruire ce qui fut détruit par les attentats, en somme un retour vers un passé qui est la seule direction dans laquelle le roman nous pousse à regarder. Par les inventions de son narrateur et les expérimentations formelles qu’elles produisent dans le récit, le roman développe une rhétorique et une esthétique régressives, un mode de « rembobinage », pourrait-on dire, dont la préoccupation majeure serait la pré7. « [l]e roman engage le lecteur dans un bourbier textuel qui l’oblige à s’identifier à la confusion et à l’abattement de son personnage principal. » (Nous traduisons.) 8. On relèvera qu’il est fait mention de Mohammed Atta lorsque Oskar rencontre M. Black et que celui-ci lui fait part de l’index bibliographique qu’il a constitué à l’aide de cartes. Oskar lui demande s’il existe une carte pour Mohammad Atta. Il s’indigne alors de sa présence et de l’absence de son père : « C’est pas juste. […] Mon papa était un gentil. Mohammad Atta c’était un méchant » ([2005] 2006 : 223). 112 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page113 LE SUJET ASSAILLI vention de l’événement advenu qui a bouleversé le quotidien de l’enfant. En élaborant différentes techniques pour permettre aux tours de demeurer intactes, Foer, par l’ingéniosité de son narrateur (très fiable malgré son âge), transforme l’événement et le cours de l’histoire en simple catastrophe évitable matériellement. C’est notamment le cas dans l’image du gratte-ciel mobile que l’on retrouve très tôt dans le roman. Oskar imagine un système qui rendrait les gratte-ciel coulissant de haut en bas alors que leurs ascenseurs resteraient fixes. On imagine alors aisément où le narrateur veut en venir : Je me dis parfois que ce serait intéressant d’avoir un gratte-ciel qui monte et descend avec un ascenseur fixe. Pour aller au quatre-vingt-quinzième étage, on aurait qu’à pousser le bouton 95 et l’étage viendrait. D’ailleurs, ça pourrait être extrêmement utile, parce que si on est au quatre-vingt-quinzième étage et qu’un avion s’écrase en dessous, le bâtiment pourrait nous redescendre jusqu’en bas et personne risquerait rien, même si on avait laissé sa chemise en graine pour oiseaux à la maison ce jour-là ([2005] 2006 : 15). L’ingéniosité d’Oskar est ainsi mise au service d’un souci sécuritaire. Cette notion de sécurité, que l’on retrouvera dans la dernière phrase du roman, semble définir les préoccupations du jeune narrateur que dissimule une apparente quête de deuil. Le souhait englobant et égalitaire que l’on retrouve dans la formule « personne risquerait rien » (« everyone would be safe », dans la version originale) évolue vers une forme de regret dissociant qu’exprime la dernière phrase : « On n’aurait rien eu à craindre » (« We would have been safe ») (2006 : 425). Ce « on », qui de toute évidence fait référence à la cellule familiale du narrateur et qui l’oppose à un monde extérieur implicitement dangereux ou menaçant, indique aussi l’exception et l’innocence d’un groupe plus large, celui de la population de Manhattan ou, plus symboliquement, du peuple américain devant la menace extérieure d’un monde qui l’a pris pour cible. La stratégie régressive de Foer prend toute son ampleur alors que le roman touche à sa fin, tout d’abord dans la juxtaposition 113 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page114 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 narrative des attentats du World Trade Center avec un autre événement historique, le bombardement de la ville de Dresde à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le parallèle entre les deux désastres est implicite tout au long du roman dans l’insertion régulière de passages relatant l’expérience du bombardement par les grands-parents d’Oskar qui en sont des survivants. Dans le journal tenu par la grand-mère d’Oskar et adressé à ce dernier, elle évoque un rêve dans lequel le déroulement du bombardement est inversé : Dans mon rêve, tous les plafonds effondrés se reformaient audessus de nos têtes. Le feu rentrait dans les bombes, qui montaient pour regagner le ventre des avions dont les hélices tournaient à l’envers, comme la grande aiguille des pendules à travers Dresde, mais plus vite ([2005] 2006 : 401). Le même motif est repris à la fin, cette fois appliqué au World Trade Center, et conclut le roman sur un mouvement complètement régénérateur, dont l’illustration visuelle fut largement célébrée sans que ses enjeux éthiques aient été réellement discutés. En utilisant des photos issues d’une vidéo d’un homme chutant d’une des tours, Oskar intervertit l’ordre des photos et crée un flipbook qui inverse la chute de l’homme et la transforme en ascension. La description qui accompagne le montage et qui le complète est éloquente : En les feuilletant très vite, on avait l’impression que l’homme montait à travers les airs. Et si j’avais eu plus de photos, il serait remonté jusqu’à une fenêtre et rentré dans la tour, et la fumée se serait engouffrée dans le trou par lequel l’avion allait bientôt ressortir. Papa aurait laissé ses messages à l’envers, jusqu’à ce que le répondeur soit vide, et l’avion se serait éloigné de lui jusqu’à Boston ([2005] 2006 : 424). Au-delà d’une simple évacuation de l’atrocité, c’est bien le fantasme d’une Amérique innocente et victime unilatérale qui s’incarne dans cette vision volontairement élémentaire du 11 septembre. Selon Smith, le flipbook constitue le dispositif qui 114 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page115 LE SUJET ASSAILLI révèle une perception étroite du cadre géopolitique dans lequel se sont produits les attentats : « […] this device ultimately leads to a reading of the event that is compatible only with a highly limited historical outlook, one that sees the events of 9/11 as isolated from any larger geopolitical frame9 » (2011 : 157). À la lumière de ce processus, un passage anodin situé au début du roman permet d’évaluer ses enjeux éthiques. Alors qu’Oskar s’adonne à un jeu de chasse au trésor organisé par son père et intitulé « Expédition de reconnaissance » ([2005] 2006 : 21), il se plaint à ce dernier du peu d’indices qui lui sont offerts : « Tu ne veux même pas me dire si je suis sur la bonne voie ? […] Mais si tu ne me dis rien, comment savoir si j’ai raison ? » ([2005] 2006 : 23). La réponse du père est éloquente : « Il y aurait une autre façon de voir les choses : comment pourrais-tu avoir tort ? » ([2005] 2006 : 23). L’innocence d’Oskar semble donc le préserver de tout risque d’erreur. C’est dire toute l’importance que Foer accorde à son narrateur, et à la figure de l’enfant plus généralement. Mais cette emphase placée sur l’innocence semble exclure de fait toute notion de responsabilité. Il s’agit là encore d’une image à peine dissimulée de l’Amérique à la recherche d’explications au lendemain du 11 septembre, mais dont la croyance en son innocence semble la prémunir de toute remise en question. Par ailleurs, et dans ce contexte, il est capital de comprendre que le parallèle historique avec les bombardements de Dresde lors de la Deuxième Guerre mondiale qui occupe une place importante dans le roman, ne participe pas, contrairement aux apparences, d’un élargissement du cadre géopolitique et historique. Cet autre événement historique n’est envisagé dans le roman qu’en tant que catastrophe humaine et matérielle. L’expérience du désastre sur laquelle Foer se concentre n’est jamais 9. « […] ce dispositif conduit finalement à une lecture de l’événement qui est compatible uniquement avec une vision historique extrêmement limitée, qui perçoit les événements du 11 septembre comme étant isolés de tout cadre géopolitique plus large. » (Nous traduisons.) 115 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page116 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 mise en perspective avec les conditions historiques qui ont pourtant conduit à cet événement. C’est sur l’innocence de ses personnages devant l’irrationalité des bombardements que l’attention de Foer se concentre, ce qui entraîne une lecture similaire à celle du 11 septembre. Pourtant, dans les deux cas, la question de la responsabilité de la population civile à l’égard du régime politique qui la représente et qui conduit, à des degrés divers, à la catastrophe semble être cruciale10. Les personnages de Foer constituent des personnages anhistoriques au sens où rien ne les lie aux processus menant aux catastrophes dont ils se trouvent être les victimes, et leur souffrance n’en est ainsi que peu expliquée. C’est cette perspective historique limitée qui est à la fois la cause et la conséquence d’une lecture du 11 septembre du point de vue du traumatisme. Elle est privilégiée par ces romanciers dans leur approche de l’événement et favorise un retranchement dans des zones plus sûres de l’intime et du familier devant la complexité du monde extérieur. Le roman n’a pas pour tradition d’aborder des problématiques géopolitiques et historiques de front, comme l’écrit Bruce Robbins : « Most novels do not train our eyes to look very high or very low, or […] very far away ; they do not encourage us to look at superstructures, or infrastructures, or the structuring force of the world capitalist system11 » (2011 : 1). Dans le cas du roman sur le 11 septembre, l’approche traumatique privilégiée entretient la conception d’une Amérique étrangère à ces préoccupations mondiales et qui, à l’image de ses personnages traumatisés, n’est pas en mesure d’apporter un sens à l’événement. Pourtant, on peut attendre du roman qu’il 10. Je renvoie à ce titre à Robbins (2007) pour une analyse plus approfondie des questions relatives à la catastrophe de Dresde et à son traitement littéraire. 11. « La plupart des romans n’habituent pas nos yeux à regarder très haut ou très bas, ou […] très loin ; ils ne nous encouragent pas à regarder les superstructures ou infrastructures ou la force structurante du système capitaliste mondial. » (Nous traduisons.) 116 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page117 LE SUJET ASSAILLI constitue un champ d’exploration des tensions qui se jouent dans cette ère de l’après-11 septembre et qui, bien qu’intervenant dans la sphère publique, touchent l’existence des individus, et ne peuvent être évoquées uniquement en fonction du traumatisme, national ou individuel. Dans le champ d’exploration resserré qui est celui du roman, les tensions politiques, sociales, nationales et transnationales peuvent et doivent se faire jour et s’incarner dans la texture de personnages qui, s’ils ne sont ni entièrement passifs ni directement responsables, portent en eux les complexités d’une époque dont l’événement marquant ne peut-être envisagé précisément comme inenvisageable. Quelques mois seulement après les attentats, Jameson rappelait ceci : Historical events are never really punctual – despite the appearance of this one and the abruptness of its violence – but extend into a before and an after of historical time that only gradually unfold, to disclose the full dimensions of the historicity of the event12 (2002 : 301). C’est bien ce « temps historique » qui doit être investi par les romanciers du 11 septembre pour déjouer la stratégie de repli sur l’intime et la rhétorique de victimisation toujours en vigueur, afin de négocier au mieux les tensions entre destinée individuelle et destinée collective qui devraient se manifester dans cette littérature. 12. « Les événements historiques ne sont jamais vraiment ponctuels – en dépit de l’apparition de ceux-ci et de la soudaineté de leur violence –, mais ils s’étendent dans un avant et un après de temps historique qui se déploie seulement progressivement, pour révéler toutes les dimensions de l’historicité de l’événement. » (Nous traduisons.) 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page118 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE CARUTH, Cathy (1995), Trauma : Explorations in Memory, Baltimore/ Londres, Johns Hopkins University Press. CARUTH, Cathy (1996), Unclaimed Experience, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press. 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LA FIGURE DE L’HOMME QUI TOMBE 06-Bringuier.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:41 Page122 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page123 ESTHÉTIQUE ET « CULTURE POPULAIRE DU DÉSASTRE » AUTOUR DE LA PHOTOGRAPHIE THE FALLING MAN DE RICHARD DREW Anne-Marie Auger Université de Montréal Il faut faire fi de cette éthique un peu trop commode qui, dans le champ du débat médiatique, agit comme un véritable épouvantail à pensée, mais n’est en fait, le plus souvent, qu’une forme de paresse intellectuelle devant la difficulté à envisager conceptuellement les moments les plus sensibles de notre histoire. Clément CHÉROUX, Diplopie. La commémoration du dixième anniversaire des attaques du 11 septembre nous a donné l’occasion de replonger dans l’immense répertoire d’un « événement-image », pour reprendre l’expression de Jean Baudrillard (2001). Colonnes de fumée, tours qui s’effondrent, nuage de papiers, débris, poussière, ferraille, New-Yorkais effrayés, messages placardés aux survivants et finalement grand trou, plaie béante au milieu de la ville, qu’on vide pendant plusieurs mois d’une chair grise : ces images, ressurgissant constamment dans les médias, donnent un impact inédit à la catastrophe. En 2010, Bertrand Gervais et Patrick Tillard 123 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page124 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 parlaient du caractère « photogénique » des événements, concept-clé pour qui s’intéresse au pouvoir d’attraction du désastre : Par leur force, par leur caractère, disons-le, photogénique, les événements se sont gravés dans notre conscience, voire notre imagination, et depuis ils s’imposent comme fait incontournable. Les attentats sont déjà vieux de neuf ans, mais ils ne cessent d’être réactualisés et leur impact est décisif dans les sphères politiques, sociales, culturelles de ce début de XXIe siècle. Ils sont au cœur de l’imaginaire contemporain, comme un mythe qui en serait à l’origine (2010 : 10). Le répertoire iconographique du 11 septembre n’est pas moins troublant qu’en 2001 : il continue de hanter l’imaginaire populaire, constituant le fond sensible d’un trauma collectif. Avec le temps, l’accumulation de clichés provoque un vertige. C’est du moins le genre de sentiment qu’appelle un projet comme Here is New York : A Democracy of Photographs (Shulan et al., 2002), ouvrage qui rassemble pas moins de 1000 photographies de l’événement, sélectionnées dans une collection titanesque qui en rassemble cinq fois plus. Le 11 septembre a été photographié dans tous les angles possibles, autant par les professionnels que par les amateurs. Il s’inscrit, comme le souligne Annie Dulong, dans une véritable « terreur médiatique. Une terreur par l’image » (2011). Dans sa Petite suite au 11 septembre, le poète Henry Bauchau parle, quant à lui, d’une « folie d’images » : Ceux qui se croient nos ennemis et qui partagent notre folie d’images notre peur de vivre. Ceux qui veulent comme nous, dominer et vivre en violence ont élevé sur le désastre la haute plus haute tour d’images et avec elle ont abattu 124 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page125 ESTHÉTIQUE ET « CULTURE POPULAIRE DU DÉSASTRE » le grand refuge notre sanctuaire Amérique (2003 : 12) Il semble donc déjà évident que le répertoire photographique du 11 septembre trouve une place unique dans l’imaginaire collectif, une décennie plus tard, autant par son pouvoir d’attraction exemplaire que par son nombre imposant. Le 11 septembre 2001, les médias ont capté l’événement en direct, l’ont diffusé sans délai, dans l’urgence du moment, mais sont aussi revenus sur les lieux après le drame, photographiant les artefacts du drame et enregistrant les témoignages. Les images ont ainsi circulé ad nauseam sur les grandes chaînes, dans les revues, à la une du Times, dans les livres de Don DeLillo et de Jonathan Safran Foer. Elles ont été compilées dans des livres, utilisées dans des projets multimédias, récupérées par des artistes venant de partout dans le monde1. Cette « monstrueuse » iconographie – tant par son volume important que par ce qu’elle inspire – participe à la création d’une vaste culture visuelle, ce qu’on pourrait également appeler une « culture populaire du désastre ». Nous entendons par là le bassin d’idées, de concepts, de pratiques et d’images reconnaissables par tous et qui contribuent – par un consensus informel – à la mythification de l’événement. La culture populaire du désastre s’adresse avant tout à la masse, qui la produit par couches successives, l’assimile dans l’imaginaire et la récupère dans le réel. C’est un concept qui appelle au partage d’expériences humaines, comme lorsque le New York Magazine utilise les médias sociaux pour inviter ses lecteurs à envoyer leurs propres photographies, films et témoignages du 11 septembre pour les ajouter à son encyclopédie en ligne. La culture populaire du désastre est également marquée par le principe participatif du « Where were 1. Voir par exemple le tableau créé par le New York Magazine qui illustre comment les artistes ont répondu au désastre du 11 septembre, à l’adresse : http://nymag.com/images/2/promotional/11/09/week1/taxonomy110905.pdf (15 juin 2012). 125 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page126 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 you »2, où chacun est invité à raconter les détails de son quotidien au moment de l’événement. Le concept de culture populaire du désastre, devant le 11 septembre 2001, engage une vision particulière de l’histoire et des événements : pour la première fois, on peut affirmer : « Je n’étais pas sur place, mais j’ai tout vu. » La nature « directe » des événements, à l’intérieur d’un contexte de culture numérique et participative, permet un accès quasi total aux images et modifie de façon radicale la réception du spectateur. Surtout, elle engage des réflexions sur l’assimilation du trauma et le rapport d’une culture visuelle à la mythification d’un événement historique. Nous proposons ainsi de réfléchir à la possible remédiation d’un trop-plein d’images – d’une « folie d’images » – devant l’événement le plus documenté de l’histoire. Quel lien est-il possible de tisser entre esthétique, sensibilité et médialité dans une culture marquée à la fois par l’excès et la pudeur ? Notre analyse prendra comme exemple une figure iconique du 11 septembre, la photographie The Falling Man de Richard Drew. En prenant pour point de départ certains écrits de Serge Tisseron et de Roland Barthes, nous examinerons la résistance de cette photographie à l’intérieur du processus d’assimilation du trauma et réfléchirons à l’angoisse qu’elle provoque, encore aujourd’hui. CET HOMME QUI TOMBE Dès le départ, le 11 septembre s’incarne dans un trop-plein : une hyperproduction médiatique, une hypermnésie de l’événement. Il faut se souvenir de tout et tout est matière à souvenir. Plus de dix ans après les événements, New York se retrouve dans une espèce de patrimonialisation radicale des productions matérielles et immatérielles de la tragédie. Les artefacts sont peut-être plus nombreux que ce que la mémoire collective est capable d’absorber. Dans cette optique, The Falling Man de Drew s’ins2. Le site Where were you, september 11th, 2001 en est l’exemple type. Voir également Legault (2001). 126 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page127 ESTHÉTIQUE ET « CULTURE POPULAIRE DU DÉSASTRE » crit dans un rapport tendu entre acte de mémoire et résistance, entre vénération et rejet. Cette image qui représente un homme qui tombe, tête première, de la tour nord du World Trade Center, se pose à la limite du photojournalisme traditionnel et de l’esthétique. La clarté des détails, juxtaposée à des qualités esthétiques indéniables, va en faire une icône de la tragédie. Bras croisés derrière le dos, l’homme qui tombe symbolise en une seule image l’ampleur de la tragédie, en donnant un visage (flou) aux 2 977 victimes des attentats. Andrea D. Fitzpatrick souligne le caractère hautement traumatique des photographies de jumpers, en relevant que celui-ci « suggests that they urgently merit not only detailed study but also deeper contextualization within visual culture3 » (2007 : 85). Essentiellement, aux yeux de la majorité de la population américaine, la photographie de Drew met en scène l’« irregardable » : l’extrême matérialité des corps en chute libre, un état de « presque mort » avancée. Outre la photo de Drew, les images des jumpers ont d’ailleurs rapidement été censurées. En invoquant le respect, on a demandé aux témoins de ne pas photographier et de ne pas filmer les victimes du 11 septembre. Au lendemain des événements, le maire Giuliani tentera, en vain, de décréter une interdiction officielle de photographier sur les lieux de la tragédie, sous peine d’infraction criminelle, afin d’empêcher la propagation d’images de corps en morceaux. La « retenue personnelle » des témoins directs a également été souvent invoquée pour expliquer la rareté de ce type d’images. Il existe en effet plusieurs témoignages de ceux qui n’ont pas été capables d’enregistrer la tragédie, ou du moins certains éléments jugés trop violents, trop obscènes. Ainsi, la « résistance » de la photographie The Falling Man semble rejoindre ces « images malgré tout » que décrit Georges Didi-Huberman : des images 3. « le fait que les images des personnes tombant des tours aient laissé une empreinte traumatique dans l’esprit de bien des gens suggère qu’elles méritent d’emblée non seulement une étude détaillée, mais également une mise en contexte approfondie dans la culture visuelle. » (Nous traduisons.) 127 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page128 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 qu’il faut invoquer, contempler, assumer, dont il faut tenter de rendre compte, « malgré notre propre incapacité à les regarder comme elles le mériteraient, malgré notre propre monde repu, presque étouffé, de marchandise imaginaire » (Didi-Huberman, 2004 : 11). L’empreinte traumatique laissée par la photographie The Falling Man semble ainsi naître d’une matérialité extrême d’un corps que l’imaginaire populaire n’a pas pu assimiler complètement. Fitzpatrick évoque le concept de vulnérabilité pour expliquer à la fois le pouvoir et la résistance de la photographie de Drew qui, une décennie plus tard, continue à hanter l’imaginaire. Selon l’auteure, la vulnérabilité devient une problématique centrale pour penser ces images « limites » qui font surgir des questionnements sur la circulation, la censure, la pénibilité visuelle et l’esthétique du réel. Parce qu’elle fait jouer l’agencement esthétique de l’image sur deux paliers (le sujet photographique et le spectateur), Fitzpatrick soutient que la photographie de corps en chute libre remet en question les codes de la représentation (2007 : 85-86). Devant l’image d’un corps-sujet suspendu entre vie et mort, le spectateur moyen se trouve devant un vide, une forme de « mutisme » éthique créé par le choc de la représentation. On peut penser que le mythe4 construit autour de la photographie The Falling Man s’explique en partie par la confusion sur l’identité de l’homme photographié. Cet homme qu’on a pris longtemps à identifier représente le soldat inconnu, le martyr de la classe moyenne américaine. Cependant, la résistance de l’image va plus loin, l’identification étant également le fait de rapporter « à soi » le trauma de l’image et ainsi de s’assimiler à l’horreur. Dans le flot d’images iconiques du 11 septembre, The 4. Au-delà du caractère mythique de l’image, il faut souligner que la photographie de Drew a bénéficié d’une diffusion nettement plus importante que les autres images de défenestrés et, plus largement, des autres images de corps meurtris. C’est la seule photographie à avoir été reprise en une d’un journal (celle du Herald, quotidien de Pennsylvanie). Sur la diffusion et la circulation des images de corps du 11 septembre, voir Chéroux (2009 : 37-49). 128 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page129 ESTHÉTIQUE ET « CULTURE POPULAIRE DU DÉSASTRE » Falling Man a un statut très particulier : elle symbolise l’échec, se posant à l’extrême opposé de la vague d’images héroïques, telle la célèbre photographie de Joe Rosenthal et Thomas Franklin montrant des pompiers escaladant les ruines pour hisser le drapeau américain. Forte d’un enjeu éthique et politique unique, la photographie The Falling Man devient ainsi une image « honteuse » pour la nation, une image de guerre pour un pays qui n’a pas l’habitude de brandir ses morts tombés au combat. C’est ce qui fait dire à Karen Engle, à propos de l’identification problématique : The jumper is not a proper object for identification : alienated from the national community, he tumbles alone and out of control, death his sole and inevitable fate. Stripped of all options himself, Falling Man leaves behind him only one possibility for survivors : a future of mourning5 (2009 : 3637). Devant l’horreur d’un corps en chute libre, on ne peut en effet que penser à la mort imminente. L’image nous hante et participe activement au trauma populaire. Personne ne veut de la photographie The Falling Man. C’est une image gênante qu’on ne brandit pas, qu’on ne célèbre pas. On n’en fera certainement pas une carte postale, comme celles vendues aujourd’hui à Ground Zero. Personne ne veut savoir que la chaleur et la fumée à l’intérieur des tours étaient à ce point insoutenables que les gens sautaient dans le vide. Personne ne veut assister à la mort en direct, pendant dix secondes, d’un homme encore conscient qui s’en va frapper le sol à 150 miles à l’heure. Très rapidement, en brandissant la décence et le trauma visuel, on a évacué l’image des médias officiels. Au lendemain du 11 septembre, l’image est jugée « insultante » pour les survivants, 5. « L’Homme qui tombe n’est pas un objet propre à l’identification : aliéné de la communauté, il chute, seul et hors de tout contrôle, vers son destin inévitable qui est la mort. Dépouillé de toute possibilité, l’Homme qui tombe laisse derrière lui une seule option aux survivants : le deuil. » (Nous traduisons.) 129 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page130 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 elle devient rapidement taboue. Officiellement, donc, The Falling Man ne circule plus. Et pourtant, vous l’avez vue. En effet, la diffusion de la photographie The Falling Man, on s’en doute, ne s’arrête pas au 12 septembre 2001. Bannie par un grand nombre de médias de masse, l’image a envahi les circuits parallèles et s’est perdue dans l’immense bassin de la culture populaire du désastre. Il est très facile d’y avoir accès aujourd’hui sur internet et dans les livres qui ont été publiés depuis dix ans, où figurent nombre d’analyses de la mythique photographie. Les vidéos de jumpers sont également légion sur YouTube, autant que les forums de sceptiques qui remettent en question la véracité des photographies. C’est sans compter le recyclage de la photographie par les artistes visuels, qui ont mis en scène le trauma par l’image. Sur internet, la photographie The Falling Man apparaît dans tous les angles possibles, recadrée, agrandie, dépixelisée, animée. On ressent une certaine forme de voyeurisme à regarder la mort de si près. The Falling Man a quelque chose d’à la fois obscène et angoissant, de fascinant et d’effroyable, une matérialité presque pornographique. Si l’on se réfère aux écrits de Tisseron, ce qui est choquant, ici, ce n’est pas tant l’image de mort que ce qui précède tout juste la mort de quelques secondes. Comme spectateurs, nous sommes mis devant un corps dans sa corporéité la plus franche. ANGOISSE DU RÉEL PHOTOGRAPHIÉ Dans Le mystère de la chambre claire, Tisseron se penche sur l’angoisse provoquée par les images qui précèdent de peu la mort réelle, sentiment porté par une double temporalité. Comme il le souligne : Devant cette image, nous nous disons « Cet homme est mort » et « Cet homme va mourir ». Le fait que l’événement mis en scène dans la photographie […] soit la mort d’un homme n’est certainement pas étranger au caractère intense de l’indécision qui nous saisit devant elle (1996 : 49-50). 130 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page131 ESTHÉTIQUE ET « CULTURE POPULAIRE DU DÉSASTRE » Le nœud de l’indécision évoquée par Tisseron peut se comprendre comme le potentiel d’analyse esthétique de l’image. Si nous considérons The Falling Man comme un événement « totalement terminé », c’est-à-dire comme la représentation lointaine et aboutie de la mort, l’image peut être jugée selon des critères esthétiques. Cependant, si nous considérons la photographie de Drew comme un instant suspendu – les dix secondes cruciales précédant la mort d’un homme –, alors l’image se retrouve prise dans un débat éthique et moral, dans le trauma collectif. Il faut noter que les propos de Tisseron doivent nécessairement être rattachés aux écrits de Barthes, par rapport auxquels son essai s’affiche comme une réponse affirmée. Si Barthes n’écrit pas précisément sur les photographies de derniers instants de vie, son regard sur la mort peut être éclairant. Il soutient que ce qui fonde la nature de la photographie, c’est essentiellement la pose : « […] en regardant une photo, j’inclus fatalement dans mon regard la pensée de cet instant, si bref fût-il, où une chose réelle s’est trouvée immobile devant l’œil » (1980 : 122). Puis, au sujet des photos de cadavres, il écrit que « si la photographie devient alors horrible, c’est parce qu’elle certifie, si l’on peut dire, que le cadavre est vivant, en tant que cadavre : c’est l’image vivante d’une chose morte » (1980 : 123). L’image The Falling Man vient donc brouiller les cartes parce qu’elle se situe précisément entre la vie et la mort. Il y a un temps de pose immobile : le corps se retrouvant fixé dans l’air, mais The Falling Man semble également tout entier aspiré par le champ aveugle. Il y a confusion entre le réel et le vivant, entre le leurre de la photographie, qui selon Barthes nous fait attribuer une valeur d’éternité à la photographie, et la violence de la représentation. En plus d’être prise dans l’indécision de celui qui la regarde, comme le soulignait Tisseron, The Falling Man est prise dans une double temporalité. Tisseron évoque déjà que la photographie nous donne accès à la fois à « cet homme est mort / cet homme va mourir ». À cette double temporalité vient s’ajouter l’écart entre le moment de la pose et la représentation 131 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page132 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 photographique. Le 11 septembre 2001 à 9 h 41, Drew a dû lever les yeux vers le ciel et pointer son objectif vers la tour nord du World Trade Center. Au milieu du chaos, du bruit des sirènes et des cris des passants, il a réalisé un cliché qui dégage une paix étrange, un équilibre parfait. Dans ce qui, on l’imagine, devait être un moment de pure terreur, l’homme qui tombe devant nos yeux semble… libre. Son corps est détendu, en parfaite symétrie avec l’acier des tours qui scintille au soleil. L’image devant nos yeux est ainsi partagée entre vitesse et lenteur. The Falling Man fend l’air : c’est une flèche, un missile qui suit la ligne verticale de la tour nord. On connaît sa vitesse, il se dirige droit vers le sol. Pourtant, il semble suspendu dans le ciel, arrêté dans le temps. L’image possède ainsi sa propre temporalité. Produit d’une linéarité exemplaire du corps, l’objet qui fend le ciel s’agence avec une étrange harmonie aux contours des immeubles qui l’entourent. La symétrie des lignes noires et argentées d’une tour se pose comme un miroir aux lignes blanches et argentées de l’autre, un assemblage minimaliste qui rappelle, selon Fitzpatrick, le travail de Donald Judd, Carl Andre et Sol LeWitt (2007 : 88). C’est donc éventuellement cette possibilité d’une lecture plastique du « chef-d’œuvre accidentel » qui fait de la photographie de Drew un sujet glissant, encore difficile à aborder en dehors du trauma populaire. The Falling Man se présente comme une photographie non identifiable, gênante, prise dans une double temporalité problématique. C’est là toute la puissance d’une image pleine d’incertitude et d’indécision, alimentée à la fois par la pudeur et la résistance d’un bassin iconographique terrifiant. Engle soutiendra ainsi que « [w]hat remains is not the certainty of a body or a name, but only the photograph of a man about to die6 » (2009 : 41). 6. « [c]e qui reste n’est pas la certitude d’un corps ou d’un nom, mais seulement la photo d’un homme en train de mourir. » (Nous traduisons.) 132 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page133 ESTHÉTIQUE ET « CULTURE POPULAIRE DU DÉSASTRE » * * * Le théologien Mark D. Thompson a écrit, à propos de la photographie The Falling Man : « Perhaps the most powerful image of despair at the beginning of the twenty-first century is not found in art, or literature, or even popular music. It is found in a single photograph7 » (cité dans Roster, 2008 : 63). Ce que vient souligner Thompson, ici, c’est l’angoisse profonde qui surgit d’une photographie d’un homme sur le point de mourir devant nos yeux. Quelques derniers instants de vie saisis et propulsés par une étrange esthétique. Dans une culture populaire du désastre, où les images, prises en direct, ont circulé à l’infini, la photographie de Drew possède un pouvoir très particulier : elle renvoie à une humanité directe. Avec elle, le spectateur ne peut être qu’attiré vers le bas, dans cette faille de l’imaginaire où la lecture esthétique d’un événement-image tire son unique sens du spectacle des corps. 7. « Peut-être que la plus puissante image de désespoir en ce début de siècle ne se trouve pas dans l’art, la littérature ou même la musique pop. Elle tient en une seule et unique photographie. » (Nous traduisons.) XXIe 07-Auger.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:42 Page134 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE BARTHES, Roland (1980), La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Éditions de Minuit. BAUCHAU, Henry (2003), Petite suite au 11 septembre, Bruxelles, Le Grand Miroir. BAUDRILLARD, Jean (2001), « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 2 novembre, [En ligne], [http://www.egs.edu/faculty/baudrillard/ baudrillard-the-spirit-of-terrorism-french.html], (25 février 2013). CHÉROUX, Clément (2009), Diplopie. L’image photographique à l’ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Paris, Le Point du jour. DIDI-HUBERMAN, Georges (2004), Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit. DULONG, Annie (2011), « Une terreur par l’image », E-rea, vol. 9, no 1 (septembre), [En ligne], [http://erea.revues.org/2050] (25 février 2013). ENGLE, Karen (2009), Seeing Ghosts : 9/11 and the Visual Imagination, Montréal, McGill-Queen’s University Press. FITZPATRICK, Andrea D. 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Richard Drew pour Associated Press, 11/9/2001. 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page135 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE. « LA CATASTROPHE QUI A DÉJÀ EU LIEU » DANS LET THE GREAT WORLD SPIN Sophie Vallas Aix-Marseille Université, LERMA « The prospect of a falling man1 » – telle devait être la première phrase de Let the Great World Spin, avant que Colum McCann ne lise Falling Man, le roman de Don DeLillo (2007) publié deux ans avant le sien. Pourtant, à l’opposé de Falling Man, qui plonge son lecteur directement dans la tour incandescente, le couvre de cendres et imprime dans son esprit l’image devenue iconique de la chute d’un homme, Let the Great World Spin est traversé par la performance de Philippe Petit, funambule malicieux, silhouette elfique, qui dansa, virevolta, s’allongea et sautilla sur un câble tendu entre les deux tours du World Trade Center au petit matin du 7 août 1974. Paru en 2009, né de la plume d’un écrivain à la fois irlandais et new-yorkais, Let the Great World Spin fut immédiatement rangé dans la catégorie des romans du 11 septembre, comme si l’effrayante grâce de Petit, 1. « La perspective d’un homme qui tombe » (nous traduisons.) Déclaration de McCann dans une interview avec Boris Kachka : « Novelist Colum McCann on Let the Great World Spin and the 9/11 “Grief Machine” », 23 juin 2009, [En ligne], [http://www.vulture.com/2009/06/novelist_colum_ mccann_on_let_t.html], (10 février 2014). 135 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page136 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 nouveau skywalker dessinant une passerelle magique, à 450 mètres du sol, entre les deux tours du World Trade Center, pouvait venir contrebalancer l’effroyable verticale tracée par l’homme qui tombe au cœur du roman de DeLillo, comme si ce roman a priori nostalgique, qui remonte à la naissance oubliée des tours jumelles, pouvait atténuer le violent récit de leur destruction. Let the Great World Spin peut d’abord être lu comme un retour aux origines, comme un conte rappelant les premiers jours de deux tours aux traits ingrats sur le berceau desquelles se penche pourtant un magicien espiègle et bienveillant. Mais très rapidement, la toile de fond se complique et laisse apparaître une ville, un pays défaits et tremblants après une décennie de guerre tant lointaine qu’intérieure. Le lecteur de 2009, dont les habitudes de lecture ont elles aussi été ébranlées au seuil du XXIe siècle, ne peut s’empêcher de superposer 1974 et 2001 ni de supposer que McCann, en transposant New York en 1974, cherche, dans le même temps, à évoquer un traumatisme présent à partir d’un traumatisme antérieur et à proposer d’en faire le deuil grâce à une histoire où la rédemption reste possible : dans Let the Great World Spin, en effet, l’homme au sommet des tours ne tombe pas, pour revenir au projet de première phrase de McCann, et les États-Unis sont encore pré-lapsariens. Pourtant, il arrive un moment où le lecteur voit les tours jumelles, et plus seulement le funambule, danser devant ses yeux troublés : quel traumatisme se fait miroir de l’autre, et de quelle catastrophe est-il censé faire le deuil ? Écriture et lecture semblent se perdre entre drame initial et répétition du même, jusqu’à une confusion qui autorise vertige et peut-être, enfin, chagrin. « REMBOBINER LA VIE ». RETOUR AUX ORIGINES DES TOURS ET D’UNE AMÉRIQUE PRÉ-LAPSARIENNE Let the Great World Spin, souvent décrit comme un roman polyphonique ou choral, se déroule presque entièrement en août 1974, le point culminant de l’intrigue se nouant le 7 août, au World Trade Center, au moment de la performance de Philippe 136 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page137 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE Petit (dont le nom n’est pas utilisé dans le roman) vers laquelle convergent les yeux ou les pensées de la plupart des personnages, qu’ils aient assisté à l’événement ou non. Les tours projettent donc leurs silhouettes jumelles au cœur du roman de McCann, presque timidement, serait-on tenté de dire, tant elles étaient, en 1974, mal-aimées des New-Yorkais (l’un des personnages les désigne comme « ces deux horreurs » – [2009] 2010 : 141). Quand Petit dessina entre elles le trait délicat de sa traversée, les tours jumelles, inaugurées en avril 1973, étaient également considérées comme un gouffre financier ; une partie des étages était encore inachevée, encore dissimulée par des échafaudages. L’exploit technique que représentaient ces 450 mètres de haut, ces 110 étages fièrement empilés, ne suffisait pas à faire oublier les fenêtres étroites ni les larges bandes métalliques courant sur toute la hauteur de ces blocs si peu gracieux. Pour le funambule, pourtant, les tours représentent son rêve : « L’impression d’être un émigrant d’antan, le pied sur un rivage neuf. Il cheminait autour de la presqu’île, mais le World Trade quittait rarement son regard2 » ([2009] 2010 : 231). Dans la prairie perdue, à quelques encablures de New York, où il prépare la traversée qui fera de lui le promeneur le plus haut de la ville, le funambule teste son câble et son corps, marche, glisse, saute et s’allonge sur la tresse de métal que les éléments maltraitent comme elle le sera, peut-être, au sommet des deux tours, si le vent se lève et qu’à leur double extrémité, elles oscillent jusqu’à un mètre, comme elles ont été conçues pour le faire. Perché sur ce fil que ses pieds et tout son corps connaissent intimement, il regarde la nature dans laquelle il est venu chercher solitude et concentration, la prairie et ses animaux qui s’approchent de la cabane brute où il s’est installé, et dessine une nouvelle pastorale américaine qui intègre en son cœur les tours dont il se promet de sublimer l’audace : 2. « He felt like an ancient immigrant : he had stepped onto new shores. He would walk the perimeter of the city but seldom out of sight of the towers » (McCann, 2009 : 161). 137 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page138 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Il valait mieux imaginer la scène, l’imprimer dans son esprit, une tour en ligne de mire, un plan de rues sous ses pas. Figer cette image-là en faisant corps avec le câble. Pas toujours agréable, cette intrusion de la ville dans la prairie, mais il fallait assembler le tout, l’herbe, le ciel et les buildings3 ([2009] 2010 : 230). Transcendantaliste du XXe siècle, il apporte la modernité de la ville dans les hautes herbes de la prairie ainsi que dans sa méchante cabane de bois où se déploient les silhouettes des tours près d’une fenêtre qui ne regarde pas encore sur le monde : « Les plans et les photos des tours étalés sur la table de bois brut, devant la petite fenêtre qui donnait sur le vide4 » ([2009] 2010 : 227). Quelques jours plus tard, à quelques instants de s’élancer sur le fil enfin tendu entre les deux bâtiments, le funambule regarde le jour se lever, la lumière éclairer chaque détail de l’East Side et bondir enfin au pied des tours comme une invitation. « Une décharge d’énergie pure l’a régénéré5 » ([2009] 2010 : 233), dit alors le texte en le saisissant juste avant qu’il ne glisse son chausson sur le câble, et avant de filer à plaisir la métaphore émersonnienne de la renaissance à soi-même et au monde, au moment où l’artiste entre dans le vent et fait siens les 60 mètres de ciel tendus pour lui seul entre les tours : Il avait l’impression d’un flottement. Il pourrait tout aussi bien se trouver dans la prairie. […] Il fut en deux secondes l’essence même du mouvement, pouvait faire ce qu’il voulait. Il était tout à la fois dans et à l’extérieur de son corps, goûtant 3. « What he had to do was reimagine things, make an impression in his head, a tower at the far end of his vision, a cityline below him. He could freeze that image and then concentrate his body to the wire. He sometimes resented it, bringing the city to the meadow, but he had to meld the landscapes together in his imagination, the grass, the city, the sky » (McCann, 2009 : 161). 4. « He spread the plans and photographs of the towers out across the rough-hewn table at the small window that looked out and down at the emptiness » (McCann, 2009 : 159). 5. « He felt a bolt of pure energy move through him : he was new again » (McCann, 2009 : 163). 138 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page139 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE le bonheur d’appartenir à l’air, sans avenir, sans passé, et cela donna à sa traversée sa désinvolte arrogance. Il transportait sa vie d’une extrémité à l’autre. Guettant ce moment où il n’aurait même plus conscience de respirer. La motivation première de tout cela était la beauté. Marcher était un élixir divin. Tout était réécrit quand il était là-haut. D’autres possibles à forme humaine. Bien au-delà de la notion d’équilibre. Pendant un instant, il eut le sentiment d’être dé-créé. Une autre forme de renaissance6. (Nous traduisons.) Le juge, qui condamnera le funambule à une amende d’un penny par étage de la tour escaladée (soit 1,10 dollar) et à se produire devant les enfants de la ville, comprend tout de suite, sans même avoir vu la performance du jeune homme, l’idée géniale de ce dernier. Génie d’avoir choisi ces tours, tout d’abord : « […] les Twins, les deux plus hauts gratte-ciel du monde. Rien que ça. […] deux immenses buildings qui trouaient les nuages. Le verre reflétait le ciel, la nuit, les couleurs : progrès, beauté, capitalisme7 » ([2009] 2010 : 340). Génie, ensuite, d’avoir imaginé cet acte insensé au sommet de ces parallélépipèdes neufs qui surplombent une ville également neuve et dépourvue d’histoire : « Un monument en soi. Cet homme s’était transformé en statue, en vraie statue new-yorkaise, instantanée, dans les airs au-dessus 6. Pour des besoins liés à l’argumentation, nous prenons la liberté de proposer notre propre traduction de certains passages pour lesquels la traduction officielle s’éloigne beaucoup trop de la version originale. « It felt like a sort of floating. He could have been in the meadow. […] Within seconds he was pureness moving, and he could do anything he liked. He was inside and outside his body at the same time, indulging in what it meant to belong to the air, no future, no past, and this gave him the offhand vaunt to his walk. He was carrying his life from one side to the other. On the outlook for the moment when he wasn’t even aware of his breath. The core reason for it all was beauty. Walking was a divine delight. Everything was rewritten when he was up in the air. New things were possible with the human form. It went beyond equilibrium. He felt a moment uncreated. Another kind of awake » (McCann, 2009 : 164). 7. « The Twin Towers. Of all places. […] two towering beacons high in the clouds. The glass reflected the sky, the night, the colors : progress, beauty, capitalism » (McCann, 2009 : 248). 139 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page140 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 de la ville. Une statue qui se foutait du passé8 » ([2009] 2010 : 339-340), songe-t-il avant de préciser : « Il ne s’agissait pas simplement d’un spectacle provocateur. Il déclarait quelque chose avec son corps9 ». Une déclaration, oui, un acte performatif grâce auquel il transforme effectivement ces tours jumelles orphelines, au cœur d’un New York hostile, en un écrin flamboyant pour un miracle furtif, fragile, et pourtant durable : « La coïncidence d’un homme et d’une ville, cet espace public que l’on avait si abruptement réformé, que l’on s’était si récemment approprié, la ville comme œuvre d’art10 ». Les tours du World Trade Center sont baptisées, en ce jour du 7 août 1974, par ce lutin blond devenu le parrain inespéré de deux bâtiments sans grâce qui, pour certains, seront désormais à jamais reliés par un fil à peine visible sur lequel une fine silhouette défie joyeusement les lois qui clouent les hommes au sol. Que le roman de McCann offre ce voyage vers la naissance de ces tours qui ont dû attendre Petit pour exister enfin, comme si l’ensemble avait été parachevé par sa signature corporelle, chaque lecteur en est rapidement conscient. Le roman s’ouvre sur la ville qui se réveille et lève les yeux vers le fond de ce canyon inversé que figure le World Trade Center ; par deux fois, dans deux petites sections d’une dizaine de pages, la voix narrative viendra se loger dans le corps et l’esprit du funambule et tentera de rendre sensibles la préparation et l’exécution de la traversée aérienne. Mais bien plus, le fil du funambule traverse tout le récit, arrimant solidement les deux tours au centre de Let the Great World Spin, les transformant en un double axe central autour duquel tourne bien un manège de souffrance et de joie puisque chaque personnage du roman fait l’expérience, répétiti8. « A monument in himself. He had made himself into a statue, but a perfect New York one, a temporary one, up in the air, high above the city. A statue that had no regard for the past » (McCann, 2009 : 248). 9. Nous traduisons : « It wasn’t just an offhand walk. He was making a statement with his body » (McCann, 2009 : 249). 10. Nous traduisons : « The intersection of a man with the city, the abruptly reformed, the newly appropriated public space, the city as art » (McCann, 2009 : 103). 140 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page141 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE vement binaire, de l’amour et de la perte, du désastre et de la rédemption, et que chaque histoire individuelle, en ce jour du 7 août 1974, s’attache à une autre comme si elle trouvait en elle un miroir, un écho, une complémentarité nécessaires à son propre déroulement. À l’ombre des tours jumelles, les figures du double, du couple, de l’âme sœur se multiplient à plaisir : les deux frères irlandais (Corrigan et Ciaran) au cœur du Bronx, la mère et la fille (Tillie et Jazzlyn) qui font le trottoir ensemble, les deux petites filles (Janice et Jaslyn) orphelines après la mort de leur mère, les deux amants new-yorkais (Lara et Blaine), artistes toxicomanes… La mort simultanée de Corrigan et Jazzlyn déchire ces paires, mais provoque aussitôt la formation de nouvelles alliances, inattendues : le frère de Corrigan trouve en Lara, en partie responsable de l’accident, une compagne de chagrin ; Claire, l’élégante épouse du juge qui a prononcé les sentences des deux prostituées comme celle du funambule, reconnaît en Gloria une sœur de larmes, et toutes les deux seront amenées à élever les filles de Jazzlyn. Let the Great World Spin s’attache à montrer comment les personnages brisés se relèvent tant bien que mal sur le manège du vaste monde et parviennent à repriser leur vie, à la retisser au cœur d’une autre et à reconstituer ainsi une trame qui leur permette de poursuivre leur existence – tout cela, a-t-on l’impression, grâce à la magie d’un funambule qui lie êtres et destins entre eux. De nombreux critiques ont loué la façon dont McCann convoque la silhouette de Petit à la fois pour ressusciter les tours (et, derrière elles, l’Amérique) dans leur âge d’or magique et pour suggérer allégoriquement qu’après la chute peut venir la reconstruction. « L’envie d’arrêter le temps, de tout figer une seconde, s’accorder une chance de recommencer, rembobiner la vie11 », songe l’un des personnages du roman au sujet de l’accident de voiture au cœur de l’intrigue. Mais la phrase, bien 11. Nous traduisons : « You want to arrest the clocks, stop everything for half a second, give yourself a chance to do it over again, rewind the life […] » (McCann, 2009 : 128). 141 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page142 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 entendu, s’entend également dans le contexte d’une Amérique post-11 septembre. « UN TOUT NOUVEAU LANGAGE DU TRAUMATISME ». L’AMBIGUÏTÉ DE LA TRANSPOSITION Car les événements du 11 septembre 2001 planent bel et bien sur ce conte de fées de 1974. Dès les tout premiers paragraphes qui composent l’ouverture in medias res du roman Let the Great World Spin, le lecteur se découvre au milieu de NewYorkais incrédules, les yeux levés vers le ciel, distinguant à peine une silhouette dont il ne sait pas encore qu’elle est celle d’un funambule en équilibre sur le toit du monde ; à la différence des personnages du roman, par contre, ce lecteur reconnaît bien vite des termes et expressions qui lui sont déjà familiers, qui sont déjà chargés d’un double sens : « à l’extrême limite du toit », « la chute », « l’hélicoptère », « Sautera ? Tombera ? », « Est-ce un Arabe, un Juif ? », « les policiers, les camions de pompiers, les gyrophares », « un corps qui fend l’air, s’écrase », « Mon Dieu, oh mon Dieu, c’est une chemise, juste une chemise ! »… Autant de fragments de discours qui appartiennent aujourd’hui à un autre contexte, de mots-clés qui nous plongent au milieu d’événements postérieurs à 1974 (date d’ailleurs encore absente à ce stade du récit). Ouverture in medias res, donc, mais au milieu de quelles choses ? « Y a-t-il une lecture innocente possible de Let the Great World Spin ? » se demande d’emblée le lecteur. Non, bien sûr, et ce même lecteur s’en rend compte dès le chapitre suivant : même dans l’enfance irlandaise des frères Corrigan, qui se déroule à la charnière des années 1950 et 1960, il lit déjà la tragédie américaine de 2001 que le plus christique des deux frères (J.C. Corrigan, qui se fait appeler par son seul patronyme) jouera sans le savoir, en 1974. Car Corrigan, c’est un funambule qui tombe de son fil, un « homme qui tombe » avant l’heure, et tout le roman construit le parallèle entre ce personnage, l’acrobate et des silhouettes, encore à venir, chutant des tours. La courte vie de ce moine qui éprouve sa foi au contact des pros- 142 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page143 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE tituées et des délaissés, de cet ange acrobate (les deux termes sont employés à son propos) en équilibre instable entre son dieu et sa récente maîtresse (Adelita), et tenté, autant qu’effrayé, par la chute originelle, croise l’existence suspendue du funambule, et cette vision émerveillée s’imprime sur son œil, habite son dernier souffle : Je me demanderai toujours ce que c’était, de quelle « beauté » il pouvait bien parler quand il a chuchoté à mes oreilles, à l’hôpital où on venait de le retrouver, brisé, ce qu’il disait quand il a murmuré dans le noir qu’il avait vu quelque chose qu’il ne pouvait oublier, un méli-mélo de mots, un homme, un immeuble, je n’ai pas vraiment bien entendu12. Dans cette suite de mots qui n’ont, à ce moment précis, guère de sens pour ceux qui les entendent, l’homme ne fait qu’un avec l’édifice, unis dans la même beauté – dans le même « méli-mélo » de mots également, cette confusion verbale qui autorise la superposition de dates et de faits différents auxquels ces termes peuvent faire référence pour le lecteur, 1974, 2001. À l’instant où ces paroles sont murmurées à l’oreille d’Adelita, Ciaran Corrigan écoute le médecin qui prend soin de son frère. « D’une voix calme, il évoqua des lésions internes », se souvient-il par la suite ; « un tout nouveau langage du traumatisme13 ». Ces phrases évoquent immanquablement l’entreprise allégorique dans laquelle Let the Great World Spin est engagé : la recherche de ce tout nouveau langage du traumatisme pour un pays lui aussi perclus de blessures internes, encore meurtri par 2001. McCann, semble-t-il, transpose le traumatisme des événements du 11 septembre en août 1974, date extraordinaire 12. Nous traduisons : « I will always wonder what it was, what that moment of beauty was, when he whispered it to me, when we found him smashed up in the hospital, what it was he was saying when he whispered into the dark that he had seen something he could not forget, a jumble of words, a man, a building, I could not quite make it out » (McCann, 2009 : 283). 13. Nous traduisons : « He spoke quietly of internal injuries. A whole new language of trauma » (McCann, 2009 : 72). 143 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page144 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 où la performance de Petit, si symbolique pour les tours jumelles, coexiste avec une profonde crise existentielle qu’il rend très sensible dans le roman. La thématique de la guerre du Vietnam apparaît ainsi explicitement grâce au groupe de parole formé par ces cinq mères de soldats morts. Mais le Vietnam traverse tout le roman de manière plus discrète et, dans le même temps, solidement évocatrice de 2001. L’image omniprésente de l’hélicoptère, par exemple, emblème américain de la guerre du Vietnam, semble incarner une menace aérienne par laquelle McCann évoque les avions des attentats. La transposition de 2001 en 1974 repose également sur la thématique de l’informatique, discipline balbutiante à l’époque et pourtant très présente dans le roman. Toute une section est en effet centrée sur une joyeuse bande de programmateurs surdoués de Palo Alto, en Californie, qui pratiquent volontiers le piratage de lignes téléphoniques et travaillent plus sérieusement sur le transfert de dossiers par Arpanet (l’ancêtre d’internet qui, en 1974, est sur le point d’apparaître et de lancer ses premiers messages), ainsi que sur des opérations de piratage que leur commande le Pentagone. Toute la réflexion des hackers de Californie (comme de Joshua Soderberg) imagine une époque future où chacun, chaque camp, disposera de ces nouveaux réseaux informatiques au travers desquels les pirates se déplaceront à leur aise et atteindront de nouveaux objectifs, de nouvelles frontières, mettront en place ce terrorisme international que le 11 septembre 2001 révéla au monde. Let the Great World Spin combine ainsi l’enchantement offert à toute une ville par un funambule à la démarche insouciante et légère et le contexte très sombre dans lequel est plongé tout un pays sur le point de d’obliger son président à démissionner et de remettre en cause toute une décennie politique. D’ailleurs, même le spectacle de l’artiste s’élevant au-dessus des tracas du monde, à bien y regarder, fait naître la suspicion. À l’image de ce qui se passera en 2001, certains témoins ne veulent pas y croire, comme cet homme à côté de Marcia qui parle d’illusion d’optique : « Il commence à me raconter […] que c’est un arti- 144 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page145 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE fice, qu’on projette une image dans le ciel, et peut-être c’est un immense drap blanc, et le projecteur dans l’hélico, etc., etc., il me sort tout un jargon14 » ([2009] 2010 : 141). Plus loin, un autre spectateur se demande s’il ne s’agit pas d’un tournage de la caméra cachée. Et quand le spectacle est bien considéré comme réel, alors il fait naître d’autant plus de méfiance : « Il doit avoir des complices » (nous traduisons), remarque ainsi une femme, les yeux fixés sur le funambule. « Non, je pense que c’est impossible de tendre un câble entre les tours. Enfin, je veux dire : tout seul. Ils sont sûrement plusieurs15 » ([2009] 2010 : 265), ajoutet-elle. Claire Soderberg va même plus loin, elle qui se sent profondément irritée par cette performance qu’elle n’a pas vue. La liberté du funambule, les risques qu’il prend avec sa vie lui paraissent soudain insupportables en regard de ce que vivent les soldats au Vietnam : Si insolent avec son corps. Comme s’il était bon marché. Toute cette pantalonnade. Son petit numéro de Charlie Chaplin qui avait fait intrusion dans sa matinée. Comment osait-il faire ça avec son propre corps ? Jeter ainsi sa vie à la face du monde ? Et retirer toute valeur de la vie de son fils, à elle ? Oui, il avait fait intrusion dans sa matinée, et sa petite réception, comme un pirate dans son système. Tout ça avec ses imbécillités au-dessus de la ville16. Un homme se moquant de sa propre vie, capable de la mettre en jeu au sommet du World Trade Center, un envahisseur 14. « […] he starts saying […] that it’s a projection, that someone is projecting it up on the sky, and maybe it’s a giant white sheet and the image is coming from the helicopter, it’s being beamed across from some sort of camera or other, he had all the technical terms » (McCann, 2009 : 95). 15. « Well, he must have some accomplices. […] Well, surely it’s impossible to get a wire from one side to the other. On your own, that is. He must have a team » (McCann, 2009 : 189). 16. Nous traduisons : « So fragrant with his body. Making it cheap. The puppetry of it all. His little Charlie Chaplin walk, coming like a hack on her morning. How dare he do that with his own body ? Throwing his life in everyone’s face ? Making her own son’s so cheap ? Yes, he has intruded on her coffee morning like a hack on her code. With his hijinks above the city » (McCann, 2009 : 113). 145 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page146 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 qui fracture des vies brisées, un terroriste qui s’insinue violemment chez les gens, à l’heure où la ville s’éveille… description prémonitoire de ce que sera l’attaque du World Trade Center quelque vingt-sept ans plus tard. « LA CATASTROPHE QUI A DÉJÀ EU LIEU » Pour le lecteur de 2009, août 1974 apparaît donc comme un moment hautement symbolique et ambigu : même le geste majestueux de Petit, qui atteint sa propre consécration en consacrant les tours jumelles qu’il signe de son corps (« Il déclarait quelque chose avec son corps » – [2009] 2010 : 340), peut également être lu (on le voit bien avec Claire Soderberg) comme une agression contre une Amérique fragilisée, défaite, et contre une ville fiévreuse, chaotique, dont les constructions nouvelles ont peine à cacher la misère, celle du Bronx, par exemple, où vivent Corrigan et les prostituées. Quelle est donc l’intention de McCann ? Cherche-t-il seulement à transposer 2001 en 1974, à proposer à son lecteur une allégorie, comme s’il était en quête d’une période antérieure, originelle, où le drame de 2001 est déjà silencieusement inscrit dans un autre, prémonitoire ? Ou bien est-il à la recherche d’un échange plus complexe entre les deux époques que son roman convoque ? Car il apparaît vite que le lecteur post-11 septembre ne peut s’empêcher de passer d’une époque à l’autre, jusqu’à ne plus savoir dans quel sens fonctionne sa lecture : en lisant ce conte sur deux tours nées un jour d’août 1974, il entend le fracas de leur destruction en 2001 ; et parce qu’il se rend compte que sa démarche de lecteur est conditionnée par les mots-clés et les images du 11 septembre, il en vient à lire la crise américaine d’août 1974 comme une « répétition » de celle de 2001. Quel est l’événement original dans cette double histoire de tours dédoublées ? Dans son Journal de deuil commencé au lendemain de la mort de sa mère (1977) et publié à titre posthume (en 2009), Roland Barthes évoque des cauchemars qui le terrorisent, dans 146 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page147 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE lesquels il voit sa mère malade et mourante, et note : « Je souffre de la peur de ce qui a eu lieu » (2009 : 133), en précisant, en style télégraphique, qu’il emprunte l’expression à Donald Winnicott. À peine deux mois plus tard, à l’occasion d’un geste banal, il écrit à nouveau dans son journal : « […] et de nouveau la peur atroce (de sa mort) me prend : cf. Winnicott : combien vrai : la peur de ce qui a déjà eu lieu. Mais chose plus étrange : et qui ne peut revenir. Et c’est cela même la définition du définitif » (2009 : 170). Enfin, dans La chambre claire, paru en 1980, Barthes utilise à nouveau l’expression de Winnicott, toujours par rapport à sa mère dont il examine des photographies ; il inscrit encore cette même expression en italique dans son propre texte, sans guillemets, comme si la citation était désormais autant la sienne que celle de Winnicott : « Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe », conclut-il, une catastrophe qui contient « un écrasement du Temps : cela est mort et cela va mourir » (1980 : 150) – telle est toute la douleur de La chambre claire, la coexistence de la mort qui est encore « photographiquement » à venir et de la mort qui a « humainement » déjà eu lieu, et entre les deux, le vertige, la peur atroce. Dans Let the Great World Spin se trouve également une photographie : datée du 7 août 1974, elle montre, dans sa partie inférieure, le câble tendu entre les sommets des deux tours et une minuscule silhouette noire debout, traversée par la ligne droite d’un balancier. Dans le coin supérieur gauche, un avion de ligne volant bas semble être sur le point de percuter l’une des tours. Cette photo est insérée à la page 325, sans commentaire, et il faut attendre la page 441, qui ouvre la dernière section du livre (la seule à porter une date, « Octobre 2006 »), pour qu’elle soit évoquée. Le lecteur comprend alors qu’elle est la possession de Jaslyn, l’une des filles (désormais âgée d’une vingtaine d’années) de la jeune prostituée tuée dans l’accident de voiture en 1974. « La photo a été prise le jour du décès de sa mère, c’est notamment ce qui l’a séduite : le fait, tout simplement, qu’une chose 147 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page148 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 aussi belle ait pu avoir lieu en même temps17 » ([2009] 2010 : 441). Jaslyn transporte la photo, qu’elle a soigneusement encadrée, dans tous ses déplacements – objet transitionnel, donc, pour rester dans un contexte winnicottien. Le texte offre alors une description de la photo depuis le point de vue de Jaslyn, cinq ans après les attentats du 11 septembre : Un homme là-haut, dans les airs, tandis que l’avion s’engouffre, semble-t-il, dans un angle de la tour. Un petit bout du passé au croisement d’un plus grand. Comme si le funambule, en quelque sorte, avait anticipé l’avenir. L’intrusion du temps et de l’histoire. La collision des histoires. Nous attendons une explosion qui ne se produit pas. L’avion disparaît, l’homme arrive à l’extrémité. Rien ne s’écroule18 ([2009] 2010 : 441-442). Le passage, étrangement, explicite ce que le récit a jusqu’alors patiemment suggéré et tissé dans la fabrique du texte, dans un geste qui peut sembler inutile, voire dommageable à la démarche même du roman : comme s’il doutait de lui-même à quelques pages de sa fin, le roman confie à un personnage, en 2006, la tâche de souligner ce point où dates et intrigues se croisent, où, comme Jaslyn elle-même, le lecteur, rétrospectivement, retient son souffle devant la catastrophe qui a déjà eu lieu, qu’il a peur de voir se reproduire à une autre date, « antérieure », et dont il sait pourtant qu’elle ne reviendra pas. Ce jour-là, effectivement, l’avion a survolé la tour, le funambule est resté sur son fil ou, pour le dire à l’endroit, l’avion n’a pas heurté la tour, n’a provoqué ni son effondrement ni la chute de tant de silhouettes 17. « The photo was taken on the same day her mother died – it was one of the reasons she was attracted to it in the first place : the sheer fact that such beauty had occurred at the same time » (McCann, 2009 : 325). 18. « A man high in the air while a plane disappears, it seems, into the edge of the building. One small scrap of history meeting a larger one. As if the walking man were somehow anticipating what would come later. The intrusion of time and history. The collision point of stories. We wait for the explosion but it never occurs. The plane passes, the tightrope walker gets to the end of the wire. Things don’t fall apart » (McCann, 2009 : 325). 148 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page149 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE qui ne savaient pas marcher dans les airs. « Rien ne s’écroule », conclut le paragraphe, comme s’il en était surpris, comme s’il avait besoin de s’en convaincre. « La crainte de l’effondrement » est précisément le titre du dernier article de Winnicott, inachevé et pourtant lumineux, dans lequel il évoque, entre autres, ce patient qui a tant frappé Barthes, ce jeune homme terrorisé par quelque chose qui a déjà eu lieu. Les patients de Winnicott sont des adultes qui consultent parce qu’ils sont saisis d’angoisses paralysantes d’effondrement. Pour le psychiatre, ces sujets ont vécu dans leur toute petite enfance, à un moment où leur moi était incapable de s’en protéger, n’étant pas même constitué, une expérience tellement intense, tellement destructrice (Winnicott la qualifie d’« agony ») qu’elle a laissé une faille béante menaçant la structure même du moi à l’âge adulte, d’où la crainte de l’effondrement. Qu’est-ce qui fait que Jaslyn retient son souffle devant la photo, attendant que le funambule arrive sain et sauf à destination, s’assurant que la tour est toujours debout, qu’il n’y a pas eu d’effondrement ? Est-ce le traumatisme T2 (2001), que d’aucuns décrivent comme « la mère des événements » (Baudrillard, 2002 : 10), même des événements antérieurs ? Ou bien est-ce, de façon plus inconsciente, le traumatisme T1 de la mort de sa mère en 1974, invisible sur la photo et pourtant contemporain et indissociable de la performance du funambule ? Les deux passages décrivant l’accident de voiture montrent Jazzlyn projetée à travers le pare-brise : « […] Jazzlyn [poursuit] son vol plané, une fusée presque nue qui file à cent à l’heure et s’effondre comme une masse près de la rambarde, un pied redressé comme s’il grimpait quelque part […]19 ». Lara, sur le siège passager de la voiture qui percute la camionnette de Corrigan, enregistre la scène comme si elle se déroulait au ralenti : elle aussi voit avant tout les pieds de 19. Nous traduisons : « […] Jazzlyn’s body, only barely dressed, made a flying arc through the air, fifty or sixty miles per hour, and she smashed in a crumpled heap by the guardrail, one foot bent in the air as if stepping upwards […] » (McCann, 2009 : 69). 149 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page150 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Jazzlyn, mais avant la collision, encore posés sur le tableau de bord, cette plante des pieds si claire qu’elle éclaire rétrospectivement le souvenir que Lara a de la scène, attirant ses yeux à la manière d’un punctum barthien, puis les cheveux tirés en arrière, les perles de couleurs vives bondissant autour du cou de la jeune femme, avant que celle-ci ne soit éjectée, la tête la première, ses yeux croisant ceux de Lara. Lorsque la Pontiac éperonne le vieux fourgon, Jazzlyn effectue donc un vol plané, bref sauf dans la mémoire de Lara qui ne cesse de le décomposer, comme si Jazzlyn chutait sans fin, horizontalement pourrait-on dire, jusqu’à n’être plus qu’un corps désarticulé contre la barrière de sécurité. Une trajectoire qui combine étrangement la traversée horizontale, si périlleuse, du funambule et la chute verticale qui fracasse au sol les victimes les plus visibles du 11 septembre, tel ce « Falling Man » photographié par Richard Drew, un corps iconique dont le pied tendu en l’air, d’ailleurs, ressemble étrangement à celui de Jazzlyn, qui paraît vouloir grimper en l’air. Jaslyn est la fille de cette femme dont le vol tragique et involontaire s’est produit le 7 août, le jour même où un funambule a accompli la traversée du siècle ; elle est également la fille du 11 septembre, craignant le retour d’un effondrement « qui a déjà eu lieu – qui ne peut revenir », ajouterait Barthes, « la définition du définitif ». Let the Great World Spin est le lieu de cette impossible répétition dont on craint pourtant la résurgence ; le lieu d’un traumatisme initial qui contient déjà un traumatisme second ; le lieu où le lecteur peut faire un deuil rétrospectif et croiser des personnages plongés dans un deuil d’anticipation ; le lieu où une seule photographie contient deux épreuves ; le lieu où 1974 et 2001 sont liés, comme les deux tours, par le fil magique d’un funambule, autorisant tous les allers-retours. 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page151 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE BIBLIOGRAPHIE BARTHES, Roland (1980), La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma. BARTHES, Roland (2009), Journal de deuil, Paris, Seuil/Imec. BAUDRILLARD, Jean (2002), L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée. DELILLO, Don (2007), Falling Man, New York, Scribner [L’homme qui tombe, traduit de l’américain par Marianne Véron, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2008]. MCCANN, Colum (2009), Let the Great World Spin, Toronto, HarperCollins [Et que le vaste monde poursuive sa course folle, traduit de l’anglais par Jean-Luc Piningre, Paris, 10/18, 2010]. WINNICOTT, Donald ([1974] 2000), La crainte de l’effondrement et autres essais cliniques, traduit de l’anglais par Jeannine Kalmanovitch et Michel Gribinski, Paris, Gallimard. (Coll. « NRF ».) PHOTOGRAPHIE The Falling Man, photo. Richard Drew pour Associated Press, 11/9/2001. 08-Vallas.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:43 Page152 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page153 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN DE DON DELILLO Richard Phelan Aix-Marseille Université, LERMA Comment donner la mesure de ce que l’on a vu le 11 septembre 2001 ? C’est à cette question que s’est attelé Don DeLillo avec Falling Man (2007). Le présent article s’intéressera à la présence de l’art visuel dans ce roman avant de se concentrer sur le rôle exact qu’y joue la performance. La problématique de la performance comme manifestation de pulsions humaines s’avère être le véritable enjeu du roman. UNE ÉCRITURE pICTURALE ? Comme dans The Body Artist (2001), Cosmopolis (2003) et Point Omega (2010), l’art visuel est présent dans Falling Man, publié par DeLillo en 2007. par exemple, le personnage féminin principal, Lianne, prépare un livre sur toutes les formes, y compris picturales, qu’a prises l’écriture : « Toutes les formes qu’a prises l’écriture […] le dessin aussi. l’écriture picturale1 » (DeLillo, [2007] 2010 : 179. Nous soulignons.) 1. « All the forms writing took […]. Drawing as well. Pictorial writing » (DeLillo, 2007 : 149). Toutes les références au texte anglais de Falling Man sont tirées de l’édition picador (2008) ; dorénavant, les renvois à cette édition seront signalés par la seule mention FM suivie du numéro de la page. À 153 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page154 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 Sa mère, Nina bartos, est historienne de l’art ; le compagnon de celle-ci, Martin, est marchand et collectionneur ; dans l’appartement de Nina à Manhattan se trouvent deux tableaux offerts par Martin, des natures mortes de giorgio Morandi. Le fils de Lianne fait de sa grand-mère un portrait au crayon et, de son côté, Lianne fait ce que l’on pourrait appeler un autoportrait. Cette œuvre visuelle « a lieu » après la première fois où elle fait l’amour avec Keith, son ex-mari revenu vivre chez elle après s’être échappé de la tour nord du World Trade Center le matin des attentats. La scène fait écho à une autre où Lianne se regarde dans la glace pour comprendre ce qui lui arrive, moment qui lui paraît faux, un cliché de cinéma : « Elle se planta devant le miroir de la salle de bains. Le moment lui parut factice, une scène dans un film, lorsqu’un personnage essaie de comprendre ce qui se passe dans sa vie en se regardant dans la glace » (HT : 59). Comprenant peut-être que pour voir, il ne suffit pas de regarder, il faut faire, cette fois Lianne ne se regarde pas, mais crée à l’aube une forme basée sur son corps, affirmation de la vie debout : Après la première fois qu’ils eurent fait l’amour, il était dans la salle de bains, aux premières lueurs de l’aube, et elle s’était levée pour s’habiller et aller courir mais elle pressa son corps nu contre le miroir en pied, visage de côté, mains levées à hauteur de la tête. Elle pressa son corps contre la glace, les yeux clos, et resta ainsi un long moment, comme écroulée, s’abandonnant à la fraîcheur de la surface. puis elle enfila son short et son t-shirt, et elle laçait ses chaussures lorsqu’il sortit de la salle de bains, bien rasé, et qu’il vit les marques embuées de son visage, de ses mains, de ses seins et de ses cuisses, imprimées sur le miroir 2 (HT : 130. Nous soulignons.) quelques exceptions près que je signale, les traductions sont celles de Marianne Véron, Actes Sud (2010) ; dorénavant, les renvois à cette édition seront signalés par la seule mention HT suivie du numéro de la page. 2. « After the first time they made love he was in the bathroom, at first light, and she got up for her morning run but then pressed herself naked to the full-length mirror, face turned, hands raised to roughly head level. She pressed her 154 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page155 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN Cette trace éphémère vue par son mari n’est pas sans rappeler les œuvres réalisées lors de ses performances en 1960 par l’artiste français Yves Klein. Même si les « anthropométries » de ce dernier n’incluent ni visages ni mains, elles visent de même par l’empreinte des seins et des cuisses l’émergence sur le support d’une énergie vitale. Quoi qu’il en soit de la correspondance entre cette scène du roman et l’œuvre de l’artiste français, le terme anthropométrie dont on s’est servi depuis pierre Restany pour parler des actions de Klein conviendrait assez bien au travail visuel qui a un rôle central dans l’œuvre auquel il donne son titre. L’Homme qui Tombe (Falling Man) est en effet le nom prêté à David Janiak ou aux performances qu’il donne à New York quelques jours après les attentats, et ce, jusqu’à sa propre mort trois ans après, en 2004. Comme de Lianne dans la scène que nous venons d’évoquer, on pourrait dire de lui qu’il fait des anthropométries. Il faudrait entendre par ce terme le corps mesuré, mais aussi le corps instrument de mesure. Voir l’événement et en prendre la mesure, le mesurer du regard, mais aussi le mesurer par rapport à soi et se mettre à la hauteur : telle est l’injonction faite dans cet échange par Martin Ridnour à Lianne : — […] Ne te laisse pas démolir. Examine les données, mesureles. — les mesurer, dit-elle. — Il y a l’événement, il y a l’individu. Mesure-les. Laisse-les t’enseigner quelque chose. Regarde bien. Mets-toi à niveau3 (HT : 53. Nous soulignons.) body to the glass, eyes shut, and stayed for a long moment, nearly collapsed against the cool surface, abandoning herself to it. Then she put on her shorts and top and was lacing her shoes when he came out of the bathroom, cleanshaven, and saw the fogged marks of her face, hands, breasts and thighs stamped on the mirror » (DeLillo, 2007 : 106). 3. « “[…] Do not let it tear you down. See it, measure it.” / “Measure it,” she said. / “There’s the event, there’s the individual. Measure it. Let it teach you something. See it. Make yourself equal to it ”» (FM : 42). 155 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page156 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 Janiak le performeur se sert de son corps comme instrument de mesure du 11 septembre 2001 comme s’il obéissait littéralement à cette injonction. Le fait-il à la place de l’héroïne ? peutêtre, car pour le lecteur, Janiak est toujours vu par l’intermédiaire de ce qu’en découvre Lianne et, selon le narrateur l’Homme qui Tombe apparaît pour Lianne4. Janiak agit-il également à la place du narrateur ? Le performeur offrirait ainsi une image spéculaire d’une écriture picturale, une écritureperformance qui se mesure à un événement grandiose. « Regarde l’événement. Mesure-le. Hisse-toi à son niveau5 » (nous traduisons.) DE LA NATURE MORTE À L’ARTISTE vISIBlEMENT MORTEL L’art performance dont on peut dire que Klein est un précurseur émerge à la fin des années 1960, au moment où l’œuvre du maître moderne giorgio Morandi (1890-1964) est terminée depuis peu. Les toiles de ce dernier sont en majorité des natures mortes à la palette dépouillée et souvent quasi monochrome ; elles représentent de manière répétée un nombre réduit d’éléments, boîtes, vases ou bouteilles. Ces tableaux de petit format exigent une forme de contemplation classique, supposant intériorité spatiale du tableau et intériorité méditative de celui qui regarde (« some reconnoiter inward 6 », se dit curieusement Lianne (FM : 12) alors que reconnoiter est souvent un terme militaire, désignant le repérage des positions de l’ennemi). Les toiles de Morandi qui se trouvent sur le mur nord de l’appartement de Nina « font leur apparition », si l’on peut dire, 4. DeLillo : « Je crois que l’idée du personnage du performer dans l’homme qui tombe vient du fait qu’il fallait que Lianne affronte sa peur de manière directe, et cet homme qui tombe des buildings incarne cette peur de manière tridimensionnelle. Elle ne se contente pas de réfléchir, de s’en faire et de s’angoisser, elle se retrouve face à un individu précis qui, avec sa performance, porte sa peur précise à elle. C’est la raison pour laquelle il est là » (bourmeau, 2008). 5. « See it, measure it… make yourself equal to it. » 6. « quelque reconnaissance intérieure » (HT : 19. Nous soulignons.) 156 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page157 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN dès le deuxième chapitre du roman, quand Lianne observe que l’expression Natura morta qui les désigne (FM : 12) lui semble de mauvais augure. Ces toiles apparaissent comme un contrepoint, un refuge possible, à l’« événement-image » que Nina évoque par cette ellipse : « Tous ces gens qui regardaient7 » (HT : 17). Un peu plus tard, Lianne regarde de nouveau les tableaux et pense à la mort de sa mère visiblement vieillissante, puis se lève et rejoint Martin dans la contemplation des tableaux, voyant comme lui dans les formes de l’un d’eux les tours du World Trade Center. Cette projection révèle la saturation des images du 11 septembre 2001 et la difficulté de voir qu’elles ont engendrée ; elle est démentie par Nina, qui déclare que ces tableaux parlent seulement de la condition humaine. Vers la fin du roman, quand Lianne regarde une exposition de Morandi dont les toiles semblent incarner désormais la vie de sa mère défunte, elle essaie alors de se les approprier (« [à] transformer en tissu organique, autrement dit en soi-même8 » – HT : 250). À transformer en tissu organique, autrement dit en soi-même. Rappel de notre mortalité, rappel d’une vie humaine, appel à la vie : paradoxe de l’art. Composée à une échelle très différente des tableaux de Morandi et formant un contrepoint plus direct, ou plutôt une « contre-mesure »9 visuelle, au 11 septembre 2001 est l’œuvre Falling Man dont Lianne est deux fois témoin, une première fois dix jours après l’événement à grand Central Station et une deuxième un mois et demi plus tard dans East Harlem. Ces deux 7. « So many watching. » (FM : 11). 8. « Turn it into living tissue, who you are » (FM : 210). 9. J’emprunte le terme contre-mesure à une scène du roman où figure Keith : « He found these sessions restorative, four times a day, the wrist extensions, the ulnar deviations. These were the true countermeasures to the damage he’d suffered in the tower, in the descending chaos » (FM : 40). « Il trouvait les séances revigorantes, quatre fois par jour, les extensions du poignet, les étirements du cubitus. Elles faisaient office de contre-mesures parfaites vis-à-vis des contusions qu’il avait subies dans la tour, dans le chaos de la descente » (HT : 50). 157 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page158 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 actions artistiques mises en scène par l’écriture sont « documentées » par des renseignements livrés pêle-mêle, résultats de recherches entreprises par Lianne en apprenant la mort de Janiak. Un homme en costume suspendu au balcon d’un immeuble de Central park West, ou au-dessus de l’East River depuis le pont de Queensboro, ou se jetant dans le vide devant les passagers d’un train… telles sont les images visuelles laissées par le performance artist connu sous le nom de l’Homme qui Tombe. Qu’est-ce donc que la performance ? Si l’on regarde d’abord du côté de ses créateurs historiques, Chris burden aux ÉtatsUnis ou Marina Abramović et gina pane en Europe, la performance consiste en une mise à l’épreuve du corps même de l’artiste. pane (Action Sentimentale, 1973) se blesse pieds et mains ; burden se fait tirer une balle dans le bras (Shoot, 1971) ; et Abramović manque de se faire tuer lorsqu’elle donne un pistolet chargé parmi les objets dont elle invite le public romain à se servir sur elle (Rhythm 0, 1974). Dans une performance, l’artiste repousse les limites de son endurance physique et met son corps en danger. Les spectateurs sont par identification éprouvés à leur tour. L’idée d’un accomplissement en public est à la base de la définition de performance, et comme dans la performance sportive, il y a dans l’art performance la notion d’un accomplissement exceptionnel, un « record ». Le public est appelé à être présent pour l’attester. Depuis la rétrospective Abramović au musée guggenheim de New York en 2005, la performance jouit d’un renouveau, bien qu’il s’agisse aujourd’hui d’actions qui paraissent souvent plus légères. Il y a eu dans l’histoire des protocoles différents, voire contradictoires. Abramović elle-même a commencé en 2005 à « recréer » des performances, ce qu’elle avait d’abord proscrit. De même, c’est contrairement aux usages de la performance que David Janiak n’annonce rien à l’avance de ses actions ; il n’en crée pas non plus de traces et refuse logiquement l’invitation de se produire dans le guggenheim. Il serait difficile de réduire tout le champ historique de la performance à une seule définition. Mais, malgré cette variété 158 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page159 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN des pratiques, on peut tenter des formules générales. L’Allemand Jochen gerz, par exemple, dit de la performance : « […] en exprimant le maximum de vie, elle est au plus près de la mort » (Ferrer, 1990 : 134). Si l’on revient grâce à l’œuvre de Marina Abramović aux sources de la performance, on peut aborder cette formule autrement : pendant la performance, l’artiste donne une forme visible à sa mort future. Il (ou elle) donne en spectacle sa mortalité. pOURQUOI LA pERFORMANCE ? Mais pourquoi DeLillo dans son roman du 11 septembre 2001 a-t-il recours à la performance ? La réponse est surdéterminée. La figure du performer permet d’abord de poser dans le roman même la question qui s’est posée avec insistance pour l’écriture romanesque et pour l’art visuel : celle du temps de réponse de l’art devant cet événement. Dans le roman de DeLillo, les interventions fictives de David Janiak provoquent l’indignation des New-Yorkais, posant ainsi la question de ce qui serait la bonne façon, et d’abord le bon temps d’attente, de prendre la mesure de l’événement. Il fallait combien de temps pour voir et mesurer le 11 septembre 2001 ? Dans l’article qu’il a consacré à la photographie prise par Richard Drew, Tom Junod évoque la controverse provoquée par la présentation au Rockefeller Center, en 2002, de la sculpture d’Eric Fischl Tumbling Woman. L’œuvre avait dû être retirée : c’était trop tôt, trop proche dans l’espace et le mode de confrontation était trop publique10. On pourrait rappeler que même en 2010, il y a eu quelques inquiétudes quand le sculpteur britannique Anthony gormley a installé sur les toits de Manhattan des sculptures moulées sur son propre corps (Event Horizon, 2010) car, en les découvrant, certains passants se sont demandé s’il ne s’agissait 10. Voir Junod (2009). Voir également l’entretien avec Eric Fischl, [En ligne], [http://www.newyorkartworld.com/interviews/fischl-rakoff.html] (5 juin 2013). 159 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page160 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 pas de quelqu’un qui allait sauter. Ce fut notamment le cas de la statue posée sur l’Empire State building. Mais, la police avait anticipé les réactions et, dans l’ensemble, ces installations n’ont pas provoqué de scandale, car huit ans et demi s’étaient passés depuis le 11 septembre 2001. Le recours à une œuvre visuelle fictive permet, bien sûr, à DeLillo d’inventer dans l’écriture une figuration de ce qui s’est passé dans le réel, de créer par les mots un double visuel du spectacle où la figure du double (tours jumelles, twin towers) avait joué à plein son rôle graphique. DeLillo choisit de représenter les événements du 11 septembre 2001 par une figure qui évoque les femmes et les hommes qui sont tombés, ou ont été contraints de sauter, des tours en flammes. Les mots Falling Man évoquent d’abord les photographies et documents vidéo vus aux ÉtatsUnis le 11 et le 12 septembre 2001, mais vite censurés par les médias américains ; ils convoquent en particulier la photographie de Drew, que Lianne retrouvera sur internet. Même si la performance de Janiak est propulsée vers la reproduction de cette image fixe, « l’homme pendu la tête en bas, figé dans sa chute11 » (HT : 44), elle restitue néanmoins le mouvement de la chute, donc sa vérité tragique. En devenant le titre du roman, non seulement les mots l’homme qui tombe sont attachés à une photographie qui, si l’on suit l’argumentaire de bertrand gervais, enfermerait le spectateur dans l’horreur de l’événement, mais également ils s’associent désormais à une œuvre d’art qui peut l’en délivrer12. Si la performance de L’Homme qui Tombe a ainsi une fonction thérapeutique, son action s’effectue aussi sur les personnages. Mais, peut-être vaudrait-il mieux parler de fonction hospitalière ? Dans le troisième chapitre, justement, Keith se trouve 11. « the man who was upside down, in stationary fall » (FM : 34). 12. Selon gervais (2011), les témoins-spectateurs que nous avons presque tous été de l’événement-image du 11 septembre 2001 ont été maintenus dans la violence par les images médiatiques que celui-ci a provoquées. Seules des images d’art (celles par exemple d’Art Spiegelman) avaient le pouvoir de nous en délivrer. 160 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page161 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN à l’hôpital et on lui raconte que parfois, les survivants d’un attentat ont sans le savoir dans leur corps des débris humains, provenant du corps du terroriste. L’expression utilisée est « organic shrapnel » (« shrapnel organique » dans la traduction de Véron), une expression qui reviendra un peu plus tard dans l’esprit de Keith sans que celui-ci la reconnaisse mais donnant au lecteur une chance de plus de la retenir. Je serais tenté de faire de cette expression un doublon – iconic shrapnel, shrapnel iconique – qui désignerait l’impact profond des images de la terreur, difficile à repérer et à retirer. Il me semble en tout cas que c’est à cette idée que nous invite un court passage au milieu du roman : Chaque fois qu’elle voyait la vidéo des avions […]. Le second avion surgissant de ce ciel bleu glacier, c’était la séquence qui entrait dans le corps, qui semblait lui courir sous la peau […]13 (HT : 162. Nous soulignons.) C’est de Lianne et non de Keith qu’il s’agit ici, bien entendu, car c’est vers la femme de Keith que se déplace le travail incertain de mémoire et de réparation. C’est Lianne qui voit l’Homme qui Tombe. À East Harlem où elle se rend pour aider des personnes âgées à se souvenir, Lianne devient la surface photosensible de la performance, sa mémoire vivante, elle est celle qui enregistre et absorbe la chute du corps : « C’était elle la photo, la surface photosensible. Ce corps anonyme qui tombait, c’était à elle qu’il incombait de l’enregistrer et de l’assimiler14 » (HT : 266). Dans un entretien accordé à Sylvain bourmeau lors de la sortie française de son livre, DeLillo dit que Lianne a besoin d’être confrontée à l’image en trois dimensions de sa peur15. On pourrait de la sorte avancer que le rôle de la performance dans le 13. « Every time she saw the videotape of the planes […]. / The second plane coming out of that ice blue sky, this was the footage that entered the body, that seemed to run beneath her skin […] » (FM : 134). 14. « She was the photograph, the photosensitive surface. That nameless body coming down, this was hers to record and absorb » (DeLillo, 2007 : 223). 15. Voir citation, note 4. 161 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page162 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 roman est d’« opérer », si tel est le terme16, chez Lianne, le shrapnel iconique. par l’entremise du personnage de Janiak, les protocoles visuels décrits visent à repérer, et éventuellement à réparer, l’éclat des images médiatiques entrées dans le corps de Lianne, incrustées peut-être aussi dans celui du lecteur de DeLillo, esquilles projetées par des écrans devenus le 11 septembre 2001 des instruments de terreur. Récapitulons : poser la question de la représentation dans le roman même ; faire glisser le titre d’une photographie vers une représentation scripto-visuelle qui en déplie le sens ; ouvrir « un lieu de soins » en shrapnel iconique… Je dirais enfin que si DeLillo a recours au personnage de Janiak, c’est à la manière d’un peintre cherchant à créer des échos dans les différentes zones de sa toile17 pour mener à travers sa composition une réflexion sensible sur ce qu’est la performance. C’est cette réflexion à l’œuvre chez DeLillo que désigne le titre de cet article, « Performing Man ». PERFORMING MAN ? The doctor had to perform surgery immediately. The magician performed some amazing tricks. The gymnasts performed their routines perfectly. You are required to perform 50 hours of community service. She’s a wonderful singer who loves to perform before a live audience. The band will perform songs from their new album. The class performed the play for the school.18 16. En anglais, on dirait perform an operation. 17. Je paraphrase ici les propos suivants de DeLillo : « Looking for things in one part of a canvas that echo things in another part of a canvas » (bourmeau, 2008). 18. Le médecin a dû opérer tout de suite. – Le magicien a fait des tours incroyables. – Les gymnastes ont parfaitement exécuté leurs enchaînements. – Vous devez effectuer 50 heures de travaux au service de la communauté. – C’est une chanteuse merveilleuse qui adore chanter en public. – Le groupe va jouer des morceaux de leur nouveau disque. – La classe a joué la pièce devant toute l’école. (Merriam Webster Dictionary Online. Nous traduisons.) 162 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page163 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN Ces quelques exemples du dictionnaire nous indiquent le fonds commun du mot anglais perform : c’est l’exécution en public d’un programme et il y a toujours quelque chose de ritualisé. La même idée est exprimée par le mot performance qui, en français, se traduit par « exécution en public » ou « représentation » avec, en outre, dans les deux langues, une idée de prouesse. Performance art peut se traduire par l’« art performance », « performance artistique » ou encore, quand le contexte artistique est présupposé, la « performance ». Performing arts, cependant, désigne tout le domaine des arts de la scène, mais il y a eu une certaine porosité entre performing arts et performance art, car certains performance artists sont venus de la danse, de la musique et de la poésie déclamée : Laurie Anderson, Meredith Monk, Robert Ashley, John giorno (Ferrer, 1990 : 133). Cette porosité s’entend également un peu dans la traduction actuelle : performeurs. Afin de mettre en lumière la matière de l’œuvre de DeLillo, il serait utile de comparer en détail quelques passages des versions anglaise et française. Dans le roman, le terme performance apparaît d’abord, et très tôt en fait, à propos de Nina. Aux yeux de Lianne, Nina fait au bénéfice de son compagnon et de sa propre fille une représentation de son vieillissement et de la mort qui s’approche : Tout cela était tellement étranger à l’image que Lianne avait de sa mère qu’elle se disait qu’il y entrait sans doute une dimension théâtrale. Nina s’efforçait de s’adapter aux vraies complications de l’âge en leur conférant un aspect dramatique, et en s’octroyant un certain degré d’ironique distanciation19 (HT : 17. Nous soulignons.) Dans la traduction, au lieu de performance, on lit « dimension théâtrale » et en effet le terme performance signifie 19. « All this was so alien to Lianne’s sense of her mother that she thought there might be an element of performance. Nina was trying to accommodate the true encroachments of age by making drama out of them, giving herself a certain degree of ironic distance » (FM : 10). 163 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page164 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 « représentation scénique ». Le mot performance réapparaît vingt pages plus loin pour désigner l’artiste David Janiak. Nous sommes cette fois assez clairement dans l’histoire des arts plastiques, ce que ne dit pas, il me semble, la traduction « artiste de rue ». Cette dernière traduction est reprise dans le texte quand Lianne est confrontée de manière privilégiée avec l’Homme qui Tombe, là où le texte anglais contient effectivement le terme street theatre, mais où il réitère aussi celui de performance art : She wished she could believe this was some kind of antic street theatre, an absurdist drama that provokes onlookers to share a comic understanding of […]20 (FM : 163. Nous soulignons.) Performance art, yes, but he wasn’t here to perform for those at street level […]21 (FM : 164. Nous soulignons.) Dans le chapitre suivant, on trouve le verbe perform : « They were soon to perform another kind of duty, unwritten, all of them, martyrs, together22 » (FM : 175). Ce trait verbal et l’assemblage (cinématographique ?) de ces deux chapitres rapprochent ainsi Hammad et David, le terroriste et l’artiste. Ce chapitre intitulé « In Nokomis » est consacré à la lente préparation du terroriste pour sa tâche, préparation invisible qui projette son acteur vers une visibilité future, poussée irrésistiblement vers l’effet esthétique d’une structure narrative : Il regardait la télé dans un bar près de l’école de pilotage et il aimait s’imaginer apparaissant sur l’écran, silhouette filmée en vidéo franchissant le portail détecteur en route vers l’avion23 (HT : 207. Nous soulignons.) 20. « Elle aurait voulu pouvoir croire qu’il s’agissait d’une sorte d’antique [sic] théâtre de rue, d’une représentation de l’absurde qui provoque chez les spectateurs […] » (HT : 194). 21. « De l’art de rue, oui, mais il n’était pas là pour se montrer aux gens situés au niveau de la rue […] » (HT : 196). 22. « Ils allaient bientôt remplir un autre type de devoir, non écrit, eux tous, martyrs, ensemble » (HT : 210). 23. « He watched TV in a bar near the flight school and liked to imagine himself appearing on the screen, a videotaped figure walking through the gatelike detector on his way to the plane » (FM : 173). 164 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page165 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN Il demeura ainsi, Hammad, les bras écartés, puis il baisa le poignard ensanglanté et le brandit vers ceux qui regardaient, les hommes en longue robe et en turban, en signe de respect et de gratitude24 (HT : 208-209. Nous soulignons.) Ils ressentaient l’attraction magnétique du projet. Le projet les soudait plus étroitement que jamais. le projet refermait le monde jusqu’à la plus infime ligne de vision, où tout converge vers un seul point. Il y avait la revendication du destin, le sentiment que leur naissance n’avait pas d’autre justification. Il y avait la revendication d’avoir été élu, là-bas, dans le vent et le ciel de l’islam. Il y avait l’affirmation que la mort, la revendication la plus haute, était le plus haut degré du djihad25 (HT : 209. Nous soulignons.) De cet entraînement en vue d’une représentation publique, on aura la réplique dans la dernière partie du roman : c’est la liste des exercices de danse et d’arts martiaux qui permettent à David Janiak d’acquérir l’endurance et la souplesse nécessaires à l’exécution de ses figures plastiques : Le programme d’étude comprend des exercices psychophysiques, la biomécanique de Meyerhold, la formation de grotowski, l’enseignement physique de Vakhtangov, acrobatie individuelle et en équipe, danse classique et historique, exploration des styles et des genres, eurythmie de Dalcroze, travail d’impulsion, mouvement ralenti, escrime, combat de scène avec et sans armes26 (HT : 266-267. Nous soulignons.) 24. « He stood there, Hammad, arms spread wide, then kissed the bloody knife and raised it to the ones who were watching, the robed and turbaned men, showing his respect and gratitude » (FM : 174). 25. « They felt the magnetic effect of plot. plot drew them together more tightly than ever. Plot closed the world to the slenderest line of sight, where everything converges to a point. There was the claim of fate, that they were born to this. There was the claim of being chosen, out there, in the wind and sky of Islam » (FM : 174). 26. « Study includes psychophysical exercises, Meyerhold’s biomechanics, grotowski training, Vakhtangov’s plasticity training, individual and partner acrobatics, classical and historical dance, style and genre explorations, Dalcroze eurythmics, impulse work, slow motion, fencing, armed and unarmed stage combat » (FM : 223). 165 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page166 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 Que conclure de ce parallèle ? Le mal que l’artiste performeur se fait le distingue effectivement de l’acteur27 ; il le rapproche du terroriste, mais l’artiste, bien sûr, ne fait mal physiquement qu’à lui-même. Différence évidente, cruciale. S’il porte la mort, il ne la porte qu’à lui-même, et ce n’est qu’un affleurement. Il donne à voir sa mort, mais celle-ci reste différée. Ainsi, dans le roman, l’Homme qui Tombe ne fait pas le dernier saut fatal, celui sans harnais. Mais le roman éponyme nous inviterait à envisager le travail de l’artiste et du terroriste comme un travail analogue sur la pulsion (« impulse work » – FM : 223)28. Dans Falling Man, à côté des natures mortes de petit format, il y aurait donc trois œuvres visuelles à grande échelle, chacune de plus en plus proche de la mort : celle de Lianne, celle de Janiak, celle de Hammad. Du geste de Lianne, dans son anthropométrie de l’aube, nous avions dit qu’il s’agissait d’une pulsion vitale. Mais peut-être s’agissait-il, à l’instar de Janiak, d’une pulsion de vie frôlant son contraire, se fondant sur son double morbide, canalisant ainsi et donnant « forme » à des forces qui regardent du côté de la mort. Anthropométrie : mesurer la condition humaine. Cette question de la pulsion conduit à un dernier aspect, véritablement troublant, du roman de DeLillo. On est frappé en effet par les formes de compulsions ritualisées qui y sont dépeintes. Lianne, on se rappellera, calme son anxiété en adoptant le comptage à l’envers, et le personnage de Rumsey, l’ami de Keith mort dans les tours, qui ne pouvait s’empêcher de compter les doigts de pied des femmes est presque une étude de cas en troubles obsessionnels : Rumsey avait des manies. Il l’avoua à son ami. […] Il comptait les voitures garées dans la rue […]. Il comptait […]. Il mémorisait […]. Il était capable de réciter la fiche individuelle […]. 27. Voir Marina Abramović, [En ligne], [http://www.moma.org/interac tives/exhibitions/2010/marinaabramovic/conversation.html], (5 juin 2013). 28. Sur la pulsion du terroriste, DeLillo dit ceci : « Dans l’un de ses romans, Conrad a une phrase sur le terrorisme, il dit que, dans bien des cas, ce sont des pulsions personnelles déguisées en credo » (bourmeau, 2008). 166 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page167 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN [I]l dénombrait tout, compulsivement, y compris les unités qui constituent l’avant du pied d’une femme. Il l’admit. Keith ne rit pas. Il essayait de voir là l’expression d’une banale activité humaine, inexplicable, une chose que les gens font, nous tous, sous une forme ou une autre, dans les moments de rupture d’avec la vie que les autres croient que nous vivons29 (HT : 147. Nous soulignons.) Le compte se montait toujours à dix. Ce n’était ni un sujet de découragement ni un obstacle. Dix ou la beauté de la chose. Dix ou probablement la raison pour laquelle je le fais. Afin d’obtenir cette uniformité, disait Rumsey. Quelque chose tient bon, quelque chose reste en place30 (HT : 148-149). La persistance des besoins de cet individu exerçait une sorte d’attrait maladif. Elle ouvrait Keith à des choses plus obscures, placées plus bizarrement, à quelque chose de tapi et d’incorrigible chez les gens mais capable aussi d’éveiller en lui un élan chaleureux, une nuance rare d’affinité31 (HT : 149). Keith n’est pas loin de penser que tout le monde agit de la sorte, à l’insu en général des autres ; peut-être même est-ce cette chose incorrigible tapie en chacun qui suscite l’amour. À côté de ces tentatives individuelles de contrôle, il y a les pratiques élaborées et exercées à plusieurs où l’énergie à l’œuvre est redoublée 29. « Rumsey had compulsions. He admitted this to his friend. […] He counted parked cars in the street […]. He counted […]. He memorized […]. He could recite the personal data […]. / He was compelled to count things including the digits that constitute the foreparts of a woman’s foot. He admitted this. Keith did not laugh. He tried to see it as routine human business, unfathomable, something people do, all of us, in one form or another, in the off moments of living the lives others think we are living » (FM : 121). 30. « The counting always led to ten. This was not a discouragement or impediment. Ten is the beauty of it. Ten is probably why I do it. To get that sameness, Rumsey said. Something holds, something stays in place » (FM : 122). 31. « The persistence of the man’s needs had a kind of crippled appeal. It opened Keith to dimmer things, at odder angles, to something crouched and uncorrectable in people but also capable of stirring a warm feeling in him, a rare tinge of affinity » (FM : 123). 167 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page168 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 par le regard des autres32. Il y a le jeu des enfants guettant dans le ciel le retour des avions qui décident de s’exprimer comme « bill Lawton qui parle en monosyllabes » (HT : 124). N’y aurait-il pas une analogie à souligner avec la séquence précédente du sixième chapitre où Keith et ses amis de jeu s’imposent des contraintes pour leurs parties de poker, éprouvant à ces privations une intense jubilation ? Ils apprécièrent de créer une structure à partir de petits détails choisis33 (HT : 120). Les règles ont du bon, lui répondirent-ils, et plus elles sont idiotes, meilleures elles sont34 (HT : 121). Ne peut-on pas voir dans ces rituels auto-imposés des formes qui à un degré plus élevé d’élaboration ressurgissent dans le travail d’artiste ? C’est ce qui est suggéré avec ironie dans le cas de Lianne : Ça lui faisait du bien, de compter à rebours, et elle s’y livrait de temps en temps au fil du jour, en marchant dans la rue, assise dans un taxi. C’était sa forme de poésie lyrique, subjective et sans rimes, un peu comme une chanson mais non dépourvue de rigueur, de considération pour une tradition qui respectait l’ordre, mais à rebours, afin d’identifier l’éventuelle présence d’une autre sorte de retournement, qu’un médecin avait qualifié joliment de rétrogenèse35 (HT : 225-226. Nous soulignons.) 32. Voir ce que dit Abramović de l’énergie que donne le public à ses performances, [En ligne], [http://www.moma.org/interactives/exhibitions/ 2010/marinaabramovic/conversation.html], (5 juin 2013). 33. « They liked creating a structure out of willful trivia » (DeLillo, 2007 : 98). 34. « Rules are good, they replied, and the stupider the better » (DeLillo, 2007 : 99). 35. « It made her feel good, the counting down, and she did it sometimes in the day’s familiar drift, walking down the street, riding in a taxi. It was her form of lyric verse, subjective and unrhymed, a little songlike but with a rigor, a tradition of fixed order, only backwards, to test the presence of another kind of kind of reversal, which a doctor nicely named retrogenesis » (DeLillo, 2007 : 188). 168 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page169 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN Il existe peut-être un continuum en effet qui va de ces jeux de contrôle arithmétique, ces troubles obsessionnels, individuels d’abord et collectifs ensuite, vers la performance artistique qui est aussi une mise en scène publique d’anxiété personnelle. Il me semble, en tout cas, que le roman questionne le fonds commun entre la compulsion anxiolytique et l’impulsion humaine (meurtrière ou esthétique) de « parfaire ». Parfurnir ou parformer est, on peut le rappeler, l’origine anglo-française de l’anglais perform36. * * * Si l’art visuel est au centre du roman Falling Man de DeLillo, c’est que le 11 septembre 2001 pose le problème du voir. Croire ce que l’on voit37, voir grâce à d’autres, avoir le regard saisi avec le monde entier38. Reconnaître l’humain en chute libre, retrouver dans sa mémoire une image traumatisante, trouver une place pour les événements dans sa vision du monde ou simplement se voir dans sa vie39. pour voir, avais-je suggéré, 36. Merriam Webster Dictionary Online. 37. « peut-être est-ce ce à quoi ressemblent les choses quand personne n’est là pour les voir » (HT : 12) ; « Maybe this is what things look like when there is no one here to see them » (FM : 5). « Quand on voit une chose se passer, en principe elle est réelle » (HT : 78) ; « “When you see something happening, it’s supposed to be real.” » (FM : 63). 38. « Elle voulait seulement partager un regard, accrocher le regard de quelqu’un, y lire ce qu’elle-même ressentait » (HT : 194) : « All she wanted to share was a look, catch someone’s eye, see what herself was feeling ». (FM : 163). « Qui contenait le regard du monde, pensa-t-elle » (HT : 42) ; « It held the gaze of the world, she thought » (FM : 33). 39. « Il dit qu’il y avait une chemise qui descendait du ciel » (HT : 108) ; « He said there was a shirt coming down out of the sky » (FM : 88). « C’était quelque chose qui appartenait à un autre paysage, quelque chose d’inséré, une évocation qui ressembla un bref instant à une image à demi perçue et seulement à demi validée par la perception » (HT : 126) ; « It was something that belonged to another landscape, something inserted, a conjuring that resembled for the briefest second some half-seen image only half believed in the seeing… » (FM : 103). « Il lui fallait apprendre à le voir correctement, il lui fallait trouver dans le monde une fissure où la chose pût s’intégrer » (HT : 201) ; 169 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page170 L’IMAgINAIRE DU 11 SEpTEMbRE 2001 il ne suffit pas de regarder, il faut faire. DeLillo fabrique Falling Man pour envisager par exemple dans un seul paragraphe par l’intermédiaire de deux pronoms lancés l’un contre l’autre la collision de deux visions du monde40. Son double spéculaire, David Janiak, fait des performances pour se mesurer à l’immensité : […] la composition, pensait-elle, des bandes plus sombres pour la tour la plus proche, celle du nord, plus claires pour l’autre, et la masse, la masse énorme, avec l’homme presque exactement centré entre les rangées de bandes sombres et claires41 (HT : 264. Nous soulignons.) La démesure de tout ça, les simples dimensions physiques, et il se voyait dedans, la masse et l’échelle […]42 (HT : 293. Nous soulignons.) Ce personnage-pinceau nous donne à voir l’échelle tragique du 11 septembre 2001, événement qui éclaire brutalement la condition humaine, la passion fragile (Sartre disait « inutile »), que sont Rumsey, Keith, Lianne, Florence. pourquoi la performance ? parce qu’une performance en somme est le moyen pour un artiste de donner « forme » à la destruction programmée de son corps, de donner à voir en lui, en elle, en nous, l’homme qui tombe. « He had to learn to see correctly, find a crack in the world where it might fit » (FM : 168). « Il ne se retrouvait pas dans les choses qu’il voyait et entendait » (HT : 222) ; « He could not find himself in the things he saw and heard » (FM : 246). 40. « He » se réfère d’abord à Hammad et ensuite à Keith. Voir FM : 239 et HT : 287-288. 41. « […] the composition, she thought, darker stripes for the nearer tower, the north, lighter for the other, and the mass, the immensity of it, and the man set almost precisely between the rows of darker and lighter stripes » (FM : 264). 42. « The size of it, the sheer physical dimensions, and he saw himself in it, the mass and scale […] » (FM : 244). 09-Phelan.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page171 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FAllING MAN bIbLIOgRApHIE ART PRESS (2007), « performances contemporaines », numéro spécial, 9007, novembre. bOURMEAU, Sylvain (2008), « Don DeLillo et le 11 septembre », entretien 5 avril 2008, Médiapart, [En ligne], [http://www. mediapart.fr/journal/culture-idees/050408/don-delillo-et-le-11septembre-un-entretien-exclusif], (5 juin 2013). DELILLO, Don (2007), Falling Man, New York, Scribner. 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L’absence de perspective (la photo a été prise avec un zoom de 200 millimètres, qui aplatit justement les perspectives), le cadrage très serré de la photo, sa verticalité et le jeu des couleurs entre les deux édifices donnent à ce cliché un caractère étrangement formel. Drew n’est pas le seul à avoir capté une figure longeant les parois des tours du World Trade Center. Il a lui-même fait plus d’une photo du « Falling Man », même si l’on n’en a retenu qu’une seule. La séquence qui retrace la chute de cet homme le montre dans de multiples poses et son caractère insupportable 173 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page174 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 tient à l’inéluctabilité de la mort qui l’attend. Ce n’est pas un être vivant que nous voyons, mais un être entre la vie et la mort, moment insupportable étiré artificiellement par son découpage en une série de photos, prises sur le vif et témoignant d’un odieux « ça-a-été ». Des caméras vidéo et d’autres photographes ont aussi saisi de ces hommes et femmes en chute libre, mais les images ont été rapidement censurées lors des attentats, du moins en Amérique du Nord. On estime à 50 à 200 personnes le nombre de jumpers, de ces gens par conséquent qui étaient pris dans les étages supérieurs des tours et qui ont sauté dans le vide, quelles que soient leurs raisons. La photo de Drew, même après plus de dix ans, continue de laisser songeur. L’homme était-il encore conscient au moment où la photo a été prise ? À quelle vitesse descendait-il ? Quelle détresse l’a poussé à mourir ainsi, lui qui semble pourtant si calme ? Est-ce de la résignation ? Une attente de la fin ? Attente démesurément agrandie, compte tenu du fait que son mouvement, pourtant terminé depuis longtemps, est figé par la pellicule. Selon Tom Junod, dans The Esquire, The man in the picture is perfectly vertical, and so is in accord with the lines of the buildings behind him. He splits them, bisects them : Everything to the left of him in the picture is the North Tower ; everything to the right, the South. Though oblivious to the geometric balance he has achieved, he is the essential element in the creation of a new flag, a banner composed entirely of steel bars shining1 (2003). Le journaliste avait compris la valeur iconique de cette photo. Son minimalisme lui permet de se dégager de son contexte pour s’imposer comme icône des attentats. 1. « Cet homme dans la photo est parfaitement vertical, et il est en accord avec les lignes de l’édifice derrière lui. Il les sépare, les segmente : tout ce qui est à sa gauche dans la photo provient de la tour nord, tout ce qui est à sa droite, de la tour sud. Bien qu’il soit totalement ignorant de l’équilibre géométrique obtenu, il est l’élément essentiel de la création de ce nouveau drapeau, une bannière entièrement composée de barres d’un acier brillant. » (Nous traduisons.) 174 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page175 UNE FIGURE SUSPENDUE On doit même à Junod le nom de la figure « The Falling Man ». C’est par lui que le baptême a eu lieu, et que l’infortuné Norberto Hernandez, si l’on en croit la recherche menée par le journaliste Peter Cheney, dont Junod reprend les résultats, est devenu The Falling Man. Cette figure participe maintenant pleinement de l’imaginaire du 11 septembre 2001. Elle en est l’une des figures emblématiques avec les tours en feu et portant les balafres faites par les avions qui les ont percutées, l’implosion des tours, le nuage de poussière de béton et de papiers, les terroristes d’Al-Qaïda, Ground Zero, l’omniprésence de la télévision, l’héroïsme des pompiers et des policiers, etc. Cette photo de défenestration renvoie étonnamment à une image célèbre, qui n’a rien à voir avec les événements, celle du Pendu dans le jeu du tarot. Le Pendu, la carte numéro 12, présente en effet un homme pendu la tête en bas, attaché par une jambe. Les bras forment un triangle avec la tête, tandis que les jambes dessinent une croix. Le Pendu signifie habituellement le malheur. Comme il ne peut ni bouger ni agir, il est soumis à une initiation passive. Puisque son corps est impuissant, son action est avant tout intérieure, c’est un être de pensée, un être qui fait du symbolique son aire de prédilection. Très clairement, dans notre appréciation de la figure du Falling Man, on trouve des échos de cette autre figure, dont le destin d’être suspendu entre ciel et terre semble s’imposer comme métaphore fondatrice. L’influence de la figure du Falling Man a été grande dans les médias. Pour n’en donner qu’un exemple, une série télé telle que Mad Men, dont l’action se déroule dans les années 1960, a intégré à son générique d’ouverture cette image d’un homme en habit défenestré et tombant le long d’un gratte-ciel. L’image est stylisée, les édifices sont réduits à des parois anonymes, le dessin de l’homme en chute libre est à mille lieues de la figure originale, mais les liens entre les deux descentes sont impossibles à rater2. 2. Étonnamment, avant la cinquième année de Mad Men en 2012, peu de gens avaient fait grand cas de cette association. Par contre, en raison de la popularité grandissante de la série et de la campagne publicitaire entourant le 175 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page176 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 On trouve, en littérature, diverses reprises de la photographie du Falling Man. Cette remédiatisation entraîne une recontextualisation et, par conséquent, une réactualisation de ses significations et valeurs. La figure de l’homme qui tombe y est donnée non plus à voir, mais à lire, à comprendre et à interpréter. Elle ne reste pas stable d’ailleurs, elle se met à se transformer, à varier. Elle devient l’objet de projections qui en accroissent la densité et le sens. Ainsi, à l’homme qui tombe, tout simplement, répond la figure de l’homme qui incarne la chute et la mort, élément d’un imaginaire de la fin réactualisé par les attentats qui se sont rapidement imposés comme mythe d’origine du XXIe siècle. Or, cette figure possède la labilité de l’imaginaire, et ses traits se mettent à osciller3. Son trait principal, la chute, est même l’objet d’une série de variations qu’on pourrait dire improbables à première vue, mais qui attestent de sa très grande force. On trouve ainsi, en littérature, non seulement des hommes qui tombent, mais aussi, et paradoxalement, des hommes qui passent d’une chute à une ascension, défiant les lois de la gravité. Mais il y a aussi, dans une posture intermédiaire, un homme qui reste suspendu dans les airs, tout aussi immobilisé que le défénestré de Drew. Et finalement, dans un renversement complet de la figure, il y a l’homme qui ne tombe pas, qui reste dans les airs et qui résiste aux lois de la gravité. Je vais reprendre une à une ces quatre versions de la figure, pour montrer à la fois sa très grande labilité et, surtout, sa force symbolique, car cette image parvient à transformer le passé, du moins à en récupérer un événement, lui donnant une nouvelle signification. lancement de sa cinquième saison, où la défenestration est rejouée sur un mode majeur (la figure de l’homme tombant y est reprise de façon stylisée), ce rapprochement a été fortement décrié, entre autres à New York par les familles des victimes, critiques reprises par les médias. 3. La conception de la figure utilisée ici est développée entre autres dans Gervais (2007). Lire aussi Gervais et Lemieux (dir.) (2012). 176 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page177 UNE FIGURE SUSPENDUE TOMBER DE HAUT Patrick Tillard, dans une nouvelle parue chez Mœbius à l’occasion du dixième anniversaire des attentats, donne un exemple éloquent de simplicité de cette figure de l’homme qui tombe. Dans un dialogue entre une enseignante et ses élèves « regroupés autour d’un livre de photographie » (2011 : 93), la figure apparaît en toutes lettres. Il y a d’abord la description de la photographie des gens du World Trade Center qui se demandent s’ils vont se lancer : « Regarde ! Regarde ! Les gens qui hésitent au bord du vide. Et là, ils flottent puis tombent. Ils s’abattent aussi vite que des pierres » (2011 : 93). L’enseignante n’a d’autre choix que d’expliquer les circonstances de ce saut, le carburant qui brûle, l’incroyable dilemme des gens, comme si sauter était une façon d’échapper à la mort, au lieu d’en représenter une ultime manifestation. Un enfant aperçoit une dernière photographie : Oh ! Regarde l’homme qui tombe. Il tombe vraiment. Mais quel espoir avait-il ? Il tombe comme on tombe dans un rêve. Dans les rêves, la frontière entre la vie et la mort est imperceptible. Cet homme-là ne sera peut-être pas oublié. Il déferle vers la terre, comme une bombe (2011 : 94). Ce n’est pas uniquement la figure qui apparaît, c’est la photo elle-même décrite dans une ekphrasis enfantine. C’est bel et bien un livre de photographies que le groupe examine, et qui est ainsi décrit. Mais les relations iconotextuelles, la prise en charge discursive et narrative de ces photos sont établies à partir d’un livre absent, absent en tant que livre, mais présent en tant que référent et objet de pensée. C’est la figure d’un livre de photos qui est invoquée. Une figure, car un tel livre n’a jamais été édité et n’existe pas. Des photos véritables sont ainsi réunies dans un livre imaginaire pour recréer un événement, lui-même historiquement avéré, même si les enfants doutent de sa réalité. La nouvelle de Tillard montre que la meilleure façon de regarder ces photographies, c’est de ne pas résister à leur effet, de 177 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page178 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 se rendre disponible au punctum, pour reprendre l’expression de Roland Barthes, pour s’approprier la douleur et la vivre intensément. « Je pense à l’homme qui tombe, à ses pensées, à sa peur, son courage » (2011 : 95), dit un enfant ; « Je ne peux m’empêcher de le chercher dans le reflet de chaque fenêtre » (2011 : 95), dit un autre ; « J’entends les battements de leurs cœurs », ajoute un dernier. Et l’excipit de la nouvelle de conclure : « Tu sais, les gens qui tombaient ne reviendront plus » (2011 : 96). L’attentat terroriste, ce spectacle à grande échelle vu par la planète entière en temps réel, se transforme en apocalypse intime. Celle de cet homme, de ces gens qui, le temps d’une chute vertigineuse, ont vécu dans cet espace frontalier, entre le vie et le mort. Ce temps, qui est pour nous immobilisé par un dispositif photographique, n’est déjà plus un temps pour eux. L’expérience est pure violence, qui incite à l’oubli, à la disparition de soi4. L’ASCENSION Dans le roman de Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, une photographie du Falling Man s’impose comme moment ultime de la narration. Ce roman suit le jeune Oskar qui a perdu son père dans les tours du World Trade Center et qui tente de comprendre ce qui a pu se passer, comment très précisément son père a trouvé la mort. Oskar ne peut vivre avec cette indétermination qui l’obsède. « J’ai besoin de savoir comment il est mort[,] explique-t-il, […] Pour pouvoir arrêter d’inventer sa mort5 » ([2005] 2006 : 571). 4. De telles allusions au défenestré et à ses pairs sont nombreuses dans les romans du 11 septembre. Ken Kalfus, dans A Disorder Peculiar to the Country, met en scène deux enfants qui s’amusent à sauter d’une véranda en se tenant la main et en se comparant au couple de défenestrés du World Trade Center (2006 : 114). Ronald Sukenick fait référence aux défenestrations dans Last Fall (2005) ; Lynne Sharon Schwartz le fait aussi dans The Writing on the Wall (2005), etc. 5. « I need to know how he died. » « So I can stop inventing how he died » (2005 : 256). 178 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page179 UNE FIGURE SUSPENDUE Je veux arrêter d’inventer. Si je pouvais savoir comment il est mort, savoir exactement, j’aurais pas besoin d’inventer qu’il est mort dans un ascenseur coincé entre deux étages, comme c’est arrivé à certains. J’aurais pas besoin de l’imaginer en train d’essayer de descendre en s’accrochant à la façade de la tour, comme j’ai vu une personne le faire, sur une vidéo d’un site polonais, ou essayer de se faire un parachute avec une nappe comme d’autres, qui étaient au Windows on the World, l’ont fait. Il y avait tellement de façons différentes de mourir et j’ai besoin de savoir ce que la sienne a été, voilà6 ([2005] 2006 : 572-573). Absorbé par sa quête, il multiplie ses recherches sur internet et examine les images qu’il trouve. Il concentre son attention sur les photographies des falling men et des jumpers et visite des sites internationaux qui ne respectent pas la même discrétion que les sites américains. Il ne fait pas que regarder ces images, il les agrandit et les manipule, ce qui est bien l’une des nouvelles dimensions de notre rapport aux images7. Le roman, dans ses ultimes pages, présente d’ailleurs un étonnant renversement de l’image de l’homme qui tombe. Après sa longue quête, non pas tant de son père que du moment et du moyen exacts de sa mort, connaissance longtemps refoulée, Oskar ouvre son scrapbook, où il collige ces choses qui lui sont arrivées (« Stuff that Happened to Me »). Dans ce cahier, il 6. « I want to stop inventing. If I could know how he died, exactly how he died, I wouldn’t have to invent him dying in an elevator that was stuck between floors, which happened to some people, and I wouldn’t have to imagine him trying to crawl down the outside of the building, which I saw a video of one person doing on a Polish site, or trying to use a tablecloth as a parachute, like some of the people who were in Windows on the World actually did. There were so many different ways to die, and I just need to know which was his » (Foer, 2005 : 257). 7. Comme le signale Annie Dulong, Oskar « agrandit l’image de l’homme qui tombe, l’agrandit jusqu’à ce que les pixels remplacent l’image identifiable. L’homme qui tombe, figurant tous les morts invisibles du 11 septembre 2001, devient ici, par cette pixellisation qui lui retire ses traits, le remplaçant : il sera ce que le spectateur en fera, et avec un effort d’imagination, Oskar pourra “savoir” comment son père est mort » (2011). 179 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page180 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 conserve des photos et des mémentos de toutes sortes, artefacts qui sont reproduits dans le roman lui-même. Ainsi, quand il ouvre son cahier, nous avons droit à une séquence de 15 images et photos, reproduites en noir et blanc, une photo de clés non encore taillées accrochées à un mur, dans une quincaillerie, une photo de Stephen Hawking, un photogramme d’Hamlet tenant le crâne au moment de son monologue, une page remplie de marques de pliures permettant de faire un avion en papier, une photo d’accouplement de tortues, une boite de pierres semiprécieuses, la photo d’un Falling Man. Cette dernière photo sera agrandie quelques pages plus loin, dans la même séquence. Ce plan rapproché de la figure de l’homme en chute libre n’est pas pixellisé, il possède le flou des clichés argentiques, il n’a donc pas été glané sur un site internet. La photo représente, on le comprend vite, le père mort, ou plus précisément, l’énigme de la mort du père, exprimée par cette chute freinée artificiellement. La même photo réapparaît à la page 205 de l’édition originale, signe de son caractère obsédant pour Oskar. Et à la fin du roman, elle apparaît à nouveau, littéralement multipliée. Quinze fois, le cliché sera repris, dans une séquence qui compose une sorte de flipbook rudimentaire. Mais, dans cette séquence, l’homme ne tombe plus, il s’élève, il remonte dans les airs, gravissant les étages de la tour du World Trade Center, comme un ange qui retournerait auprès de Dieu. Le procédé est simple, un collage avec déplacement graduel de la figure de l’homme, mais sa présence est frappante. Oskar justifie sa manipulation des images en expliquant qu’en renversant l’ordre des photos, en simulant le vol de l’homme, comme s’il flottait dans les airs, il tentait de renverser le cours des choses. S’il avait eu plus de clichés à sa disposition, il aurait permis à l’homme, à son père en fait, car à ce moment de la narration, l’identification de l’homme qui tombe et du père mort est complétée, il aurait permis à son père de retourner dans la tour par la fenêtre, la vitre brisée se serait reconstituée, puis, comme pour une bande vidéo qu’on rembobine et qui permet ainsi au temps d’être remonté, son père aurait refait, mais à l’envers, tous les gestes faits depuis la veille, 180 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page181 UNE FIGURE SUSPENDUE jusqu’à ce moment où il avait commencé à conter à son fils un récit, dans un rituel de fin de soirée, un récit commençant par l’usuel « Il était une fois ». Nous aurions été en sécurité, explique Oskar à la fin de ce renversement. D’un temps de la mort figé, exprimé par la photo du Falling Man, nous sommes passés à un autre temps figé, celui du récit qui s’ouvre, de la fiction qui commence, et du sentiment de sécurité ressenti dans le cadre de ce rituel. UNE FIGURE SUSPENDUE Dans Falling Man, Don DeLillo reprend à son tour la figure du défenestré, mais par l’entremise, cette fois, d’un artiste de performance qui reproduit la posture inédite du défenestré, en se lançant de structures élevées, la tête en bas, la jambe pliée. Comme il porte un harnais, il s’immobilise en plein vol, figure suspendue dans les airs non par la magie de la pellicule, mais à l’aide d’une mise en scène conçue intentionnellement pour en reproduire les effets. La première apparition de l’artiste en situation de performance survient très tôt dans le roman. Après être passée à Grand Central Station, Lianne est à proximité de Pershing Square, elle lève les yeux vers la structure du viaduc et aperçoit la figure suspendue : Un homme pendait là, au-dessus de la rue, la tête en bas. Il portait un costume classique, une jambe était repliée en l’air, les bras ballaient le long du corps. On apercevait à peine le harnais de sécurité qui sortait de son pantalon par la jambe tendue et qui était fixé à la rampe ornementée du viaduc. Elle en avait entendu parler, de cet artiste de rue qu’on désignait comme l’Homme qui Tombe. Il était apparu plusieurs fois au cours de la semaine passée, à l’improviste, dans différents quartiers de la ville, suspendu à tel ou tel immeuble, toujours la tête en bas, en costume, cravate et chaussures de ville. Il les rappelait, bien sûr, ces moments terribles dans les 181 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page182 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 tours en flammes, quand les gens tombaient ou se voyaient contraints de sauter8 ([2007] 2010 : 42). La performance suscite la colère des passants, furieux de retrouver cette image qu’ils auraient préféré oublier. Car la figure suspendue est directement liée aux événements récents, dans le chronotope du roman, événements frustrants, car l’impuissance était partagée tant par les victimes que les spectateurs, incapables évidemment d’agir pour sauver de la mort les infortunés des tours. Lianne est témoin d’une autre performance de cet homme, près d’une voie ferrée. Sa performance ne vise pas les gens dans la rue, mais les passagers dans un train, qui pourront la voir depuis la vitre de leur wagon : Il se tenait en équilibre sur la rambarde de la plateforme. Le dessus de la rambarde offrait une large surface plane et il était debout là, en costume bleu, chemise blanche, cravate bleue, chaussures noires. […] Il s’était placé là où il était, loin du personnel de la station et des vigiles du métro, pour attendre le passage d’un train allant vers le nord, voilà ce qu’il voulait, un public en mouvement, passant à quelques mètres à peine de sa silhouette dressée là9 ([2007] 2010 : 195-196). Le train finit par arriver, et Falling Man, regard impassible, pose étirée à l’infini, perdu dans ses pensées, se laisse tomber, au 8. « A man was dangling there, above the street, upside down. He wore a business suit, one leg bent up, arms at his sides. A safety harness was barely visible, emerging from his trousers at the straightened leg and fastened to the decorative rail of the viaduct. / She’d heard of him, a performance artist known as Falling Man. He’d appeared several times in the last week, unannounced, in various parts of the city, suspended from one or another structure, always upside down, wearing a suit, a tie and dress shoes. He brought it back, of course, those stark moments in the burning towers when people fell or were forced to jump » (DeLillo, 2007 : 33). 9. « He stood balanced on the rail of the Platform. The rail had a broad flat top and he stood there, blue suit, white shirt, blue tie, black shoes. […] [He was] waiting for a train to come, northbound, this is what he wanted, an audience in motion, passing scant yards from his standing figure » (DeLillo, 2007 : 164). 182 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page183 UNE FIGURE SUSPENDUE moment même où le train, à pleine vitesse, croise la plateforme. Le choc, pour Lianne et les autres badauds, est grand. Elle sentit son corps se déliter. Mais la chute n’était pas le pire. Le sursaut final de la chute le laissa à l’envers, retenu par le harnais, à sept ou huit mètres au-dessus de la chaussée. Le sursaut, à mi-chemin, le corps rebondit, qui se ramasse, et l’immobilité à présent, les bras le long du corps, et une jambe pliée au genou. La pose stylisée du corps et des membres, sa signature en quelque sorte, avait quelque chose d’affreux10 ([2007] 2010 : 200). Nous sommes dans une logique du renvoi et de la répétition : renvoi au Falling Man de Drew, dont la pose est reprise et inscrite comme une véritable signature, et répétition de cet instant figé, actualisé dans des lieux divers pour un public captif et surpris. Le choc de la performance tend à être tout aussi grand que celui ressenti initialement par l’expérience de la photo de Drew. Si la pose ne défie plus l’imagination, comme elle a pu le faire au moment des événements, la présence in situ de l’artiste et l’expérience immédiate de la suspension, non médiatisée, atténuent cette différence, offrant un simulacre encore plus efficace que l’événement premier, capté par un zoom, et noyé dans la masse de données produites cette journée-là. Comme le mentionne Julia Apitzsch, « [w]hile the publication of the real photograph was censored, DeLillo’s performance artist in his unexpected appearances evokes the horrible fate of the victim over and over, throwing himself off buildings and thus echoing the endless media reruns11 » (2012 : 98). 10. « She felt her body go limp. But the fall was not the worst of it. The jolting end of the fall left him upside-down, secured to the harness, twenty feet above the pavement. The jolt, the sport of midair impact and bounce, the recoil, and now the stillness, arms at his sides, one leg bent at the knee. There was something awful about the stylized pose, body and limbs, his signature stroke » (DeLillo, 2007 : 168). 11. « Tandis que la publication de la véritable photo a été censurée, l’artiste de performance de DeLillo, dans ses apparitions inattendues, évoque avec insistance le destin tragique de la victime, contrainte à se défenestrer, et 183 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page184 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Lorsque Lianne apprend le nom de cet artiste, elle se dit qu’il pourrait s’agir du nom d’une carte dans le tarot, Falling Man, le nom écrit en lettres gothiques, et la figure du suspendu, à l’image de celle du Pendu, « en chute libre dans un ciel d’orage nocturne12 » ([2007] 2010 : 264). Mais tout autant qu’à la carte du Pendu, c’est à la photo de Drew que renvoie la posture de l’artiste. Le lien est explicité dans le roman, par l’intermédiaire d’une recherche sur internet que Lianne mène sur David Janiak, le nom véritable de l’artiste. Elle fait cette recherche au moment de sa mort. Elle apprend quels ont été ses faits d’armes, ses principales chutes, ses arrestations, ses maux de dos, son refus de participer à des événements officiels. Et elle finit par comprendre son lien avec la figure de Drew : Sa position durant la chute est un point de désaccord, la position adoptée dans son état en suspens. Cette position visait-elle à refléter la posture spécifique d’un homme qui avait été photographié dans sa chute du haut de la tour nord du World Trade Center, tête la première, bras le long du corps, une jambe repliée, un homme se découpant à jamais en chute libre sur l’arrière-plan des panneaux verticaux de la tour13 ([2007] 2010 : 264). L’allusion à la photo de Drew ne saurait être plus explicite. On reconnaît sans peine le défenestré, dans sa posture du Pendu. Et l’on passe presque immédiatement d’une représentation de la posture du Falling Man original à la photographie qui l’a immortalisé : apparaît clairement comme l’écho de la répétition médiatique des images de cette journée. » (Nous traduisons.) 12. « twisting down in a stormy night sky » (DeLillo, 2007 : 221). 13. « There is some dispute over the issue of the position he assumed during the fall, the position he maintained in his suspended state. Was this position intended to reflect the body posture of a particular man who was photographed falling from the north tower of the World Trade Center, headfirst, arms at his sides, one leg bent, a man set forever in free fall against the looming background of the column panels in the tower ? » (DeLillo, 2007 : 221). 184 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page185 UNE FIGURE SUSPENDUE Elle avait ressenti un coup quand elle l’avait vue pour la première fois, le lendemain, dans le journal. La masse des tours emplissait le cadre de l’image. L’homme qui tombait, les tours contiguës, pensait-elle, derrière lui. Les énormes lignes dressées, les colonnes de bandes verticales. L’homme avec du sang sur sa chemise, pensait-elle, ou des marques de brûlure, et l’effet des colonnes derrière lui, la composition, pensait-elle, des bandes plus sombres pour la tour la plus proche, celle du nord, plus claires pour l’autre, et la masse énorme, avec l’homme presque exactement centré entre les rangées de bandes sombres et claires. De tout son long, en chute libre, pensait-elle, et cette image lui avait crevé la tête et le cœur, mon Dieu, c’était un ange en chute libre et sa beauté était terrifiante14 ([2007] 2010 : 264-265). La description de la photographie accentue ses qualités esthétiques. L’arrière-plan est détaillé : les lignes verticales des parois des édifices, les jeux de couleurs et de densité, les rapports entre les volumes. Or, cette description, véritable ekphrasis, nous fait compléter une étonnante boucle, pourtant présente depuis la première apparition de l’artiste. L’art de David Janiak n’existe que comme actualisation d’une photo, véritable dédoublement en chair et en os d’une pose qui n’a jamais été adoptée, puisqu’elle n’apparaît véritablement que comme épiphénomène, actualisation éphémère d’un mouvement continu, segmenté artificiellement par un dispositif photographique. Comme le dit Junod, 14. « It hit her hard when she first saw it, the day after, in the newspaper. The man headlong, the towers behind him. The mass of the towers filled the frame of the picture. The man falling, the towers contiguous, she thought, behind him. The enormous soaring lines, the vertical column stripes. The man with blood on his shirt, she thought, or burn marks, and the effect of the columns behind him, the composition, she thought, darker stripes for the nearer tower, the north, lighter for the other, and the mass, the immensity of it, and the man set almost precisely between rows or darker and lighter stripes. Headlong, free fall, she thought, and this picture burned a hole in her mind and heart, dear God, he was a falling angel and his beauty was horrific » (DeLillo, 2007 : 221-222). 185 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page186 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 The Falling Man in Richard Drew’s picture fell in the manner suggested by the photograph for only a fraction of a second, and then kept falling. The photograph functioned as a study of doomed verticality, a fantasia of straight lines, with a human being slivered at the center, like a spike15 (2003). Or, cette pose qui n’en est pas une, cette immobilité qui est une simple illusion d’optique, devient un projet artistique, une posture intentionnellement recherchée et reconstituée à l’aide d’un dispositif scénographique, une corde, un harnais, un costume. Et sa violence est grande, parce que la mise en scène exacerbe le caractère inacceptable de la situation, elle en fait son unique sujet. DÉFIER LA CHUTE Avant tout homme qui tombe, avant même les attentats, il y a eu Philippe Petit, l’équilibriste qui, lui, n’est pas tombé, mais a franchi sur un fil de fer l’espace entre les deux tours, exploit qui est venu hanter l’imaginaire du 11 septembre. En regard de la figure de l’homme qui tombe, l’exploit de Petit ou, plus précisément, la figure de Philippe Petit entre les deux tours, sur un fil tendu entre les masses de béton, apparaît comme une étonnante préinscription du défenestré. À l’homme qui tombe répond l’homme qui ne tombe pas, l’homme qui marche (an unfalling man, a walking man), qui défie la mort et les lois de la gravité, non pas en s’arrêtant en plein vol, comme le fait le personnage d’artiste de DeLillo, non pas en remontant le fil du temps, comme Oskar s’amuse à le faire en jouant sur la séquence des photos de son scrapbook, mais plus simplement et très littéralement en traversant par sa seule agilité l’espace entre les tours et 15. « L’homme qui tombe de la photo de Richard Drew ne maintient la pose qu’une fraction de seconde, avant de continuer sa chute. La photo fonctionne comme une étude d’une verticalité vouée à l’échec, un fantasme de lignes droites, avec un être humain tracé en son centre, comme une pointe. » (Nous traduisons.) 186 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page187 UNE FIGURE SUSPENDUE le vide ainsi créé. Seul un fildefériste parvient à déjouer le vide ouvert entre les deux tours. Comme David Janiak, du roman de DeLillo, dont il semble bien être un modèle, Philippe Petit défie les lois de la gravité et son exploit, survenu le 7 août 1974, presque trente ans avant les attentats, s’impose maintenant comme un maillon incontournable de l’imaginaire du 11 septembre, puisque les deux événements, l’exploit et les attentats, apparaissent comme les deux pôles d’une séquence qui s’étend de la construction des tours à leur destruction. Un roman tel que Let the Great World Spin, de Colum McCann, prend acte de cet empan et se construit autour de la figure de Petit. Il s’agit d’un roman choral où le point nodal est la performance du funambule. Tous les personnages assistent à son exploit ou en entendent parler. On ne suit pas Petit lui-même, sauf dans trois sections, sa performance sert avant tout de point de repère ; son funambulisme sur un fil de fer tendu par ses propres soins entre les tours établit une ligne qui n’est rien d’autre que l’horizon du récit. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur la performance du funambule, aperçue de la rue. C’est par le regard des spectateurs que l’exploit nous est décrit. Évidemment, la tension qu’il suscite éveille des désirs mortifères de chute et de mort violente : « [B]ien des passants ont compris que, quoi qu’ils disent, ils ont envie d’assister à cette chute phénoménale, un corps qui virevolte d’aussi haut, brise les lignes de mire, fend l’air, s’écrase, donne à ce mercredi une charge et un sens16 » (2009 : 15). Cette appréhension, on le conçoit sans peine plus de dix ans après les attentats, fait de Petit un Falling Man potentiel : « — Me dis pas qu’il est tombé ? […] — Il n’est pas tombé, quand même ?17 » (2009 : 125). Quand Marcia raconte à Claire 16. « [M]any of the watchers realized with a shiver that no matter what they said, they really wanted to witness a great fall, see someone arc downward all that distance, to disappear from the sight line, flail, smash to the ground, and give the Wednesday and electricity, a meaning » (McCann, 2009 : 8). 17. « Oh, don’t tell me he falls. […] Please don’t tell me he falls » (McCann, 2009 : 138). 187 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page188 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 avoir vu le funambule en haut des tours, elle s’imagine un instant qu’il s’agit de son fils décédé au Vietnam, venu lui rendre visite. Et elle craint qu’il tombe ; en fait, elle ne peut supporter l’idée qu’il tombe. Il est évident qu’on ne peut représenter cet exploit, en 2009, sans mettre en jeu, comme son indépassable référence, la figure de l’homme qui tombe. C’est d’ailleurs ce qui semble préoccuper Claire après la description de Marcia. Elle ne parvient pas à se réconcilier avec l’idée d’un homme marchant entre les deux tours. Oui, la situation est incroyable et sa beauté paraît indéniable, c’est une réappropriation inattendue de la ville par l’homme, un étonnant exercice de défamiliarisation qui remet de la poésie dans le tissu urbain ; mais en même temps, il y a dans cet exploit quelque chose de commun et de trivial : « Vulgaire, toute cette affaire. Ou peut-être pas. Facile, alors. Non, pas si facile. Elle n’arrive pas à mettre le doigt dessus18 » (2009 : 136). Ce qui tiraille Claire, et qui ne peut être dit à ce moment du récit, parce que cela ne peut participer au chronotope pour des raisons de cohérence temporelle, c’est le lien entre l’homme qui marche et l’homme qui tombe, entre la traversée et la chute, l’étonnante anticipation de l’une par l’autre. Imaginer l’exploit de Petit après l’effondrement des tours, c’est faire entrer les deux moments en résonance. La beauté tragique du premier appelle le caractère sordide du second. À l’exploit répond le drame. C’est sûrement, en filigrane, ce qui teinte la réflexion de Claire, irritée en surface par l’insouciance de Petit, par son mépris de la mort, qui est bien la seule chose à laquelle son exploit fait immédiatement penser. Cette structure en écho, anticipée tacitement tout au long du roman, est explicitement établie dans la dernière section, qui se déroule en octobre 2006. À son tour, Jaslyn se remémore l’exploit de Petit, et elle se demande ce qui le retient dans les airs : « Quelle sorte de glu ontologique ? Cette silhouette habitée, pla18. « Something vulgar about the whole thing. Or maybe not vulgar. Something cheap. Or maybe not quite cheap. She doesn’t quite know what it is » (McCann, 2009 : 151). 188 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page189 UNE FIGURE SUSPENDUE quée contre le ciel, une minuscule esquisse devant l’immensité. Un mince fil tendu entre les deux toits et l’avion par-dessus. Ses mains sous le balancier et l’espace au-delà19 » (2009 : 403). Cette glu ontologique, ce n’est pas le destin ni une forme de surhumanité, ce n’est rien d’autre que la pellicule photographique. C’est elle qui suspend le temps, qui retarde indéfiniment, dans le regard du spectateur, la chute de l’homme, destin interrompu en plein vol, et qui fige Petit en pleine traversée. Jaslyn ne décrit pas ses propres souvenirs de cet événement, sa propre expérience, mais les éléments d’une photographie en noir et blanc qu’elle a achetée. Cette photo est reproduite dans le roman. Elle apparaît quelque 130 pages avant sa description, et elle sert à introduire l’une des sections où le récit se concentre sur Petit lui-même. La photo semble alors attester le caractère authentique de l’exploit. On y voit Petit, en contre-plongée, marcher sur un fil entre les deux tours. Ça a été. Une photo le prouve. Le cliché de Vic DeLuca (1974) est attribué à Fernando Yunqué Marcano, un personnage du roman, un photographe attiré par les tags, par tout ce qui marque la ville de son empreinte, traces et tracés confondus. C’est évidemment une façon de dire que la frontière entre la fiction et la réalité est poreuse, une partie du réel étant venue s’immiscer dans la fiction. Le fil de fer n’est pas tendu uniquement entre les deux tours, il l’est aussi entre le réel et l’imaginaire, entre l’histoire et le mythe qui peu à peu se constitue sur sa base. Mais la photo choisie ajoute une autre dimension à cette stratégie d’authentification du donné fictionnel, sur laquelle joue aussi Extremely Loud and Incredibly Close, comme si les attentats étaient une réalité qu’on ne pouvait oublier, malgré tout, et qui imposait des relations iconotextuelles de coprésence, 19. « […] what is it that holds the man so high in the air. What sort of ontological glue ? Up there in his haunted silhouette, a dark thing against the sky, a small stick figure in the vast expanse. The plane on the horizon. The tiny thread of rope between the edges of the buildings. The bar in his hands. The great spread of space » (McCann, 2009 : 475). 189 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page190 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 où le lisible et le visible venaient se compléter. Cette photo, nous dit le roman, [Jaslyn] l’a trouvée, jaunissante, abîmée, il y a quatre ans dans un vide-grenier à San Francisco. […] Un homme là-haut dans les airs, tandis que l’avion s’engouffre, semble-t-il, dans un angle de la tour. Un petit bout de passé au croisement d’un plus grand. Comme si le funambule, en quelque sorte, avait anticipé l’avenir. L’intrusion du temps et de l’histoire. La collision des histoires. Nous attendons une explosion qui ne se produit pas. L’avion disparaît, l’homme arrive à l’extrémité. Rien ne s’écroule20 (2009 : 403). Par cette photographie, et surtout par cet avion qui semble foncer dans la tour, interprétation qui n’est possible qu’une fois les attentats du 11 septembre survenus – car avant on n’y aurait jamais pensé, tout au plus aurait-on applaudi à la coïncidence, à la présence d’un avion au moment où la photographie était prise –, les liens entre l’exploit de 1974 et les événements de 2001 sont établis. Philippe Petit, the Walking Man, s’impose de façon nette comme préfiguration du Falling Man. Comme ce dernier, son existence est associée aux tours du World Trade Center ; comme ce dernier, sa présence aux abords des tours est liée à l’apparition (préalable ou immédiate) d’un avion ; et comme ce dernier, une photo immobilise son geste par une très étonnante glu ontologique, qui retarde la complétion de l’acte, tout en offrant au spectateur le mystère d’une situation étrangement pérennisée. 20. « [Jaslyn] had found it, yellowing and torn, in a garage sale in San Francisco four years ago. […] A man high in the air while a plane disappears, it seems, into the edge of the building. One small scrap of history meeting a larger one. As if the walking man were somehow anticipating what would come later. The intrusion of time and history. The collision point of stories. We wait for the explosion but it never occurs. The plane passes, the tightrope walker gets to the end of the wire. Things don’t fall apart » (McCann, 2009 : 475). 190 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page191 UNE FIGURE SUSPENDUE * * * L’imaginaire du 11 septembre prend racine dans un événement hautement télégénique et il se déploie au moyen d’un registre, celui des images, images-mouvement, transmises en direct, mais aussi images photographiques. Ces images, la littérature ne cherche pas à s’en débarrasser – d’ailleurs, elle le voudrait qu’elle n’y parviendrait pas ! –, mais elle réussit tout de même à se les approprier et à les dépasser, en investissant leur contenu au gré des mises en intrigue, ce que l’exemple du Falling Man illustre sans détour. Cette figure est d’une grande labilité : d’un cliché, d’un still, l’homme de la photo de Drew s’est animé pour adopter toutes les postures, toutes les variations de l’idée même de chute, du plongeon en bonne et due forme jusqu’à la descente suspendue, renversée, voire évitée. Cette labilité explique en partie l’engouement pour sa figure. Voilà un matériau qui se travaille aisément sur un mode imaginaire, qui se plie aux variations, tout en restant ancré dans du vécu et de l’historique, mais une histoire chargée d’une forte dose de symbolique. La figure de l’homme qui tombe, et qui longe dans sa chute une tour qui bientôt s’effondrera, n’est pas sans rappeler, dans la Genèse, la chute de la tour de Babel, quand Dieu fait payer très cher à l’homme son outrecuidance. Et son destin singulier rappelle aussi la figure d’Icare, mort noyé après que ses ailes eurent fondu au soleil. Comme si, avec sa mort, comme avec l’effondrement de la tour, c’était un rapport naïf au monde qui se disloquait, une certaine innocence, nourrie par une croyance en l’intelligence humaine et en sa capacité à monter jusqu’au ciel. En fait, ce rapprochement indique, de façon inattendue, que la force de la figure vient de ce que la chute de l’homme particularise un drame, elle donne à un événement gigantesque, à caractère urbain, une dimension humaine. Ce ne sont plus uniquement des tours qui s’effondrent ou une population entière de travailleurs qui est broyée, mais un homme qui tombe, situation réduite à son essence même. Le Falling Man est la synecdoque 191 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:44 Page192 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 parfaite des événements du 11 septembre 2001. Il en représente le caractère implacable, et il rend saillante la dimension insupportable d’un spectacle dont nous sommes les témoins passifs. Quoi que nous fassions, l’homme tombera toujours, parce qu’il est d’ores et déjà au sol. Ce temps de sa chute est depuis longtemps passé. Mais en même temps, et cela, sans pour autant faire de l’uchronie, la photo de sa chute figée offre la possibilité, sur un mode imaginaire, de donner une autre fin à ce qui paraît inéluctable et de mettre en scène l’improbable. Si le 11 septembre, l’inimaginable s’est produit, pour reprendre cette doxa trop souvent énoncée le matin même du drame, la figure du Falling man permet de se venger a posteriori de ce soi-disant impensé. Dans ses diverses variations, elle permet d’imaginer l’inimaginable et d’occuper l’espace même de l’improbable, afin sûrement de l’apprivoiser. L’homme ne tombe plus, parce que la littérature a ce pouvoir, à défaut de permettre de voyager dans le temps, de plonger au cœur des images pour les travailler à rebours et les détourner de leur cours usuel. Elle a le pouvoir d’imposer son propre ordre symbolique. 10-Gervais.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:50 Page193 UNE FIGURE SUSPENDUE BIBLIOGRAPHIE APITZSCH, Julia (2012), « The art of terror – The terror of art », dans Peter SCHNECK et Philipp SCHWEIGHAUSER (dir.), Terrorism, Media, and the Ethics of Fiction. Transatlantic Perspectives of Don DeLillo, New York, Bloomsbury Academic. DELILLO, Don (2007), Falling Man, New York, Scribner [L’homme qui tombe, traduit de l’américain par Marianne Véron, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2010]. 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LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE DAVID FOSTER WALLACE Simon Brousseau Université du Québec à Montréal, Figura Une interprétation fait ce qu’elle dit, alors qu’elle prétend simplement énoncer, montrer et apprendre ; en fait, elle produit, elle est déjà d’une certaine manière performative. De façon naturellement non dite, non avouée, non déclarée, l’on fait passer un dire de l’événement, un dire qui fait l’événement pour un dire de l’événement. La vigilance politique que cela appelle de notre part consiste évidemment à organiser une connaissance critique de tous les appareils qui prétendent dire l’événement là où on fait l’événement, où on l’interprète et où on le produit. Jacques DERRIDA, Dire l’événement, est-ce possible ? David Foster Wallace a écrit deux textes sur le 11 septembre 2001. Le premier, « The view from Mrs. Thompson’s », paru le 25 octobre 2001 dans le magazine Rolling Stone (repris par la suite dans le recueil Consider the Lobster en 2005), est un compte rendu très personnel des attentats dans lequel l’auteur relate comment il a visionné, impuissant, les images télévisuelles dans 197 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page198 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 le salon de madame Thompson, une femme faisant partie de sa congrégation religieuse, à Bloomington, en Illinois. Ce court essai, on le verra, est important pour l’étude de la fictionnalisation du 11 septembre chez Wallace, puisque ce dernier y jetait déjà, à peine un mois après les événements, les bases d’une réflexion sur la médiatisation de ce qu’il désigne, en une expression qui ne peut que rappeler les dernières paroles du colonel Kurtz joué par Marlon Brando dans Apocalypse Now : « The Horror1 ». Trois ans après la publication de cet essai, Wallace a récidivé, en signant cette fois l’un des textes les plus énigmatiques de son œuvre, « The Suffering Channel ». Cette novella, qui s’étend sur une centaine de pages et qui clôt le recueil Oblivion (2004), se distingue de la plupart des fictions du 11 septembre 2001 en ce que les attentats, plutôt que d’y être représentés, jouent le rôle d’un horizon qui ne sera jamais atteint par le récit et qui, par la force des choses, jette un ombrage tragique sur l’ensemble du texte. Cette perspective de la tragédie à venir nous invite tout naturellement à interpréter le récit selon une logique causale et donne ainsi au lecteur l’occasion de faire l’expérience, au fil de la lecture, des limites de l’interprétation, l’horreur étant si grande que le simple fait d’essayer de la circonscrire par l’intellect a quelque chose de présomptueux. Nous avons ainsi affaire à un important déplacement de perspective entre les deux textes : alors que « The view from Mrs. Thompson’s » offrait un témoignage, non pas des événements, mais bien de l’expérience télévisuelle des événements, « The Suffering Channel » met en scène le monde des médias new-yorkais tout juste avant les attentats, à l’été 2001, et refuse fermement de représenter le moment fatidi- 1. À cet égard, notons que Wallace réactualise ici un intertexte qui a été déterminant pour les fictions de la guerre du Vietnam, soit le roman de Joseph Conrad Heart of Darkness (1899). Sans chercher à interpréter dans le détail cette référence à peine voilée au film de Francis Ford Coppola, notons que le terme choisi par Wallace inscrit les attentats du 11 septembre 2001 en continuité avec l’un des moments les plus traumatiques de l’histoire récente des États-Unis. 198 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page199 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE que où les tours, et, avec elles, l’image que l’Amérique se faisait d’elle-même, se sont écroulées. Alors qu’il serait tentant d’arguer que la posture adoptée par Wallace dans ce texte s’apparente au constat d’une certaine indicibilité de la catastrophe, d’une parole du trauma encore balbutiante, je défendrai plutôt l’idée selon laquelle il cherche à mettre à distance l’expérience télévisuelle que la plupart d’entre nous ont vécue le 11 septembre 2001. Ce rapport télévisuel fondamentalement répétitif qui méduse le téléspectateur et qui l’empêche ainsi de penser l’horreur dans toute sa complexité peut, propose Wallace, trouver sa contrepartie dans la discrétion de l’écriture, dans la possibilité que l’expression écrite offre de tergiverser, d’allusion en allusion, et d’ainsi éviter l’éblouissement d’une exposition directe. Il y aurait donc dans la démarche de Wallace une certaine pudeur qui doit être pensée comme une entreprise de résistance devant l’hégémonie contemporaine de l’image. Cette tension médiatique sera le sujet de ma réflexion. Il s’agira de porter une oreille attentive à ce que la littérature est capable de nous dire à propos de ce que nous avons vu. FIXER L’HORREUR À L’ÉCRAN Americans seemed no longer united so much by common beliefs as by common images : what binds us became what we stand witness to2. David Foster WALLACE, A Supposedly Fun Thing I’ll Never Do Again. Ce qui est le plus frappant à la lecture de « The view from Mrs. Thompson’s », c’est peut-être la façon dont les attentats du 11 septembre 2001 sont venus ébranler le rapport critique que 2. « Les Américains ne semblent plus tant unis par des croyances communes que par des images communes : ce dont nous sommes les spectateurs est devenu ce qui nous lie. » (Nous traduisons.) 199 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page200 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Wallace entretenait avec la culture télévisuelle américaine depuis près d’une décennie. En effet, dans son désormais célèbre essai de 1993, « E Unibus Pluram », Wallace s’attardait à la logique de la distanciation – la logique ironique – qui prévaut selon lui à la télévision. La télévision exercerait sur la vision du monde des téléspectateurs américains une fonction d’autorité : « The real authority on a world we now view as constructed and not depicted becomes the medium that constructs our world-view3 » ([1993] 1997 : 62). Cette autorité exercée par la télévision sur notre vision du monde aurait pour conséquence, proposait Wallace, d’encourager l’ethos détaché qui est le propre du petit écran. À cet égard, « The view from Mrs. Thompson’s » doit être considéré comme une réflexion sur le démenti que la réalité la plus crue a infligé à la théorie de Wallace, l’horreur représentant ce point de rupture où la distanciation induite par l’écran – qui, précisément, devrait faire écran – s’annule dans la projection d’images trop réelles pour être télévisuelles au sens où l’auteur l’entend. Le texte débute par la mention d’une discussion que Wallace a surprise dans la file d’attente de la station-service près de chez lui, le lendemain des attentats, durant laquelle une femme relate comment ses fils ont perçu les événements : « “With my boys they thought it was all some movie like that Independence Day, till then they started to notice how it was the same movie on all channels.” (The lady didn’t say how old her boys were.)4 » ([2005] 2006 : 129) Évidemment, Wallace évoque ici une comparaison qui est rapidement devenue un poncif dans la réflexion collective sur le 11 septembre 2001, cette impression dérangeante de déjà-vu que plusieurs ont ressentie en 3. « L’autorité véritable exercée sur ce monde que nous considérons désormais comme étant construit et non pas dépeint appartient au médium qui construit notre vision du monde. » (Nous traduisons.) 4. « “Moi, mes garçons ont pensé que tout ça était un film du genre d’Independance Day, jusqu’à ce qu’ils réalisent que c’était le même film sur toutes les chaînes.” (La dame n’a pas dit quel âge ses garçons avaient.) » (Nous traduisons.) 200 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page201 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE visionnant en direct les images des attentats5. Cependant, et c’est peut-être là que le texte de Wallace devient véritablement intéressant, cet air de famille entre les films catastrophes est démenti par la description minutieuse qui est faite des images aperçues sur la télévision de madame Thompson : I remember when I came in everybody was staring transfixed at one of the very few pieces of video CBS never reran, which was a distant wide-angle shot of the North Tower and its top floors’ exposed steel lattice in flames, and of dots detaching from the building and moving through smoke down the screen, which then a sudden jerky tightening of the shot revealed to be actual people in coats and ties and skirts with their shoes falling off as they fell, some hanging onto ledges or girders and then letting go, upside-down or wriggling as they fell and one couple almost seeming (unverifiable) to be hugging each other as they fell those several stories and shrank back to dots as the camera then all of a sudden pulled back to the long view – I have no idea how long the clip took – after which Dan Rather’s mouth seemed to move for a second before any sound emerged, and everyone in the room sat back and looked at one another with expressions that seemed somehow both childlike and terribly old. I think one or two people made some sort of sound. I’m not sure what else to say. It seems grotesque to talk about being traumatized by a piece of video when the people in the video were dying6 ([2005] 2006 : 136. Nous soulignons.) 5. Richard Gray, dans son ouvrage After the Fall. American Literature Since 9/11, donne quelques exemples de la réaction de réalisateurs : « Watching the events of September 11 unfold on television, one viewer, the screenwriter Lawrence Wright, apparently declared, “this looks like a movie – my movie”. The director of action film Die Hard, Steve de Souza, said something similar : “the image of the terrorist attacks looked like a movie poster, like one of my movie posters” » (2011 : 9). « En regardant les événements du 11 septembre se dérouler à la télévision, un téléspectateur, le scénariste Lawrence Wright, aurait déclaré : “ça ressemble à un film – mon film.” Le réalisateur des films d’action Die Hard, Steve de Souza, a dit quelque chose de similaire : “les images des attaques terroristes ressemblent à une affiche de film, une affiche d’un de mes films.” » (Nous traduisons.) 6. « Je me souviens, quand je suis arrivé tout le monde regardait pétrifié l’une des rares vidéos que CBS n’a jamais rediffusée par la suite et qui consistait 201 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page202 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 En lisant attentivement ce passage, on remarque que Wallace cherche à montrer comment la logique de la distanciation propre à la télé a flanché lors des attentats du 11 septembre 2001, celle-ci ayant soudainement laissé place à une réalité que l’on ne pouvait éprouver qu’avec un sentiment de proximité immédiate. Précisément parce que cette réalité crue résiste à la médiation, Wallace souligne comment, par exemple, le mouvement de caméra saccadé trahit la stupeur du caméraman ou encore comment l’animateur du bulletin de nouvelles de CBS Dan Rather se retrouve soudainement muet devant la caméra, incapable d’interpréter sur le vif les images dont la force rend tout commentaire dérisoire. Si Wallace insiste sur ce point de rupture où l’événement résiste à la logique de la distanciation télévisuelle, c’est qu’il est bien conscient de la tentation, pour lui typiquement postmoderne, de remarquer avec cynisme que ces images provoquent un sentiment de déjà-vu. En fait, ce qui transparaît dans la réflexion de Wallace, ce n’est pas seulement la critique du cynisme qui consiste à comparer des incomparables en une attitude blasée qui serait revenue de tout, mais aussi, et peut-être surtout, une forme d’autocritique. Car bien que Wallace soit originaire de en un grand-angle qui donnait à voir, à distance, la tour nord et ses étages supérieurs en flammes dont les treillis d’acier étaient à découvert, et puis ces points qui se détachaient du bâtiment et bougeaient à travers la fumée vers le bas de l’écran, lesquels se sont ensuite avérés, grâce à un soudain resserrement saccadé de la prise de vue, être des personnes réelles portant des vestons, des cravates et des jupes et leurs souliers chutant tandis qu’eux aussi chutaient, certains s’accrochant aux rebords ou aux poutres avant de se laisser tomber, à l’envers ou se tortillant tandis qu’ils tombaient, et un couple qui semblait presque (invérifiable) s’enlacer tandis qu’il chutait d’étage en étage avant de redevenir des points lorsque la caméra soudainement revint à une prise de vue plus distante – je n’ai aucune idée combien de temps la vidéo a duré – après quoi la bouche de Dan Rather a semblé bouger durant une seconde avant que le moindre son s’en échappe, et tout le monde dans la pièce s’est rassis en se regardant avec des expressions qui semblaient d’une certaine manière à la fois enfantines et terriblement vieilles. Je crois qu’une personne ou deux ont émis une sorte de bruit. Je ne sais pas quoi dire de plus. Cela semble grotesque de parler du traumatisme provoqué par une vidéo alors que les gens dans la vidéo mouraient. » (Nous traduisons.) 202 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page203 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE Bloomington, cette ville qu’il représente comme étant un îlot pastoral où la stabilité et l’authenticité sont encore possibles7, il se montre aussi conscient qu’il n’appartient pas à ce monde, notamment parce que, contrairement aux dames avec qui il se trouve, il se sent bien malgré lui happé par les réminiscences d’Air Force One et de la série des Die Hard. Ce que Wallace affirme ainsi, c’est à la fois la différence radicale des images télévisées le 11 septembre 2001 et son incapacité à penser ces images en dehors du cadre autoritaire de la culture télévisuelle : What these Bloomington ladies are, or start to seem to me, is innocent. There is what would strike many Americans as a marked, startling lack of cynicism in the room. […] None of the ladies seem to notice the president’s odd little lightless eyes appear to get closer and closer together throughout his taped address, nor that some of his lines sound almost plagiaristically identical to those uttered by Bruce Willis (as a right-wing wacko, recall) in The Siege a couple years back. Nor that at least some of the sheer weirdness of watching the Horror unfold has been how closely various shots and scenes have mirrored the plots of everything from Die Hard I-III to Air Force One. Nobody’s near hip enough to lodge the sick and obvious po-mo complaint : We’ve Seen This Before8 ([2005] 2006 : 139-140). 7. À propos de ce rapport ambigu à la pastorale américaine dans cet essai, on lira avec intérêt Ladyga (2011). 8. « Ces dames de Bloomington sont ou en tout cas commencent à me sembler innocentes. Il y a dans la pièce ce qui frapperait plusieurs Américains comme une notable, une surprenante absence de cynisme. […] Aucune de ces dames ne semble remarquer les petits yeux croches et sans lumière du président qui se rapprochent de plus en plus tout au long de son allocution enregistrée, ni que certaines de ses répliques résonnent presque à l’identique de celles prononcées par Bruce Willis (en tant que cinglé de la droite, rappelez-vous) dans Le siège quelques années auparavant. Ni qu’à tout le moins une part de l’étrangeté même de regarder l’horreur se dérouler provient du fait que plusieurs plans et scènes rappellent l’intrigue des films de Die Hard I-III à Air Force One. Personne n’est assez près d’être branché pour oser laisser tomber la complainte postmoderne maladive et évidente : Nous Avons Déjà Vu Ça Auparavant. » (Nous traduisons.) 203 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page204 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Ce passage est important pour saisir la réflexion que Wallace proposera des années plus tard lorsqu’il écrira à nouveau à propos des attentats du 11 septembre 2001 dans sa novella « The Suffering Channel ». En effet, pour Wallace, la question du sens à donner à l’événement traumatique s’accompagne d’une réflexion sur notre rapport à la culture de l’écran. Que signifie le fait que plusieurs d’entre nous aient eu le réflexe d’assimiler la véritable catastrophe à des films hollywoodiens ? Pourquoi, malgré la brèche apparente, ce saut qualitatif de l’image télévisuelle, le téléspectateur n’arrive-t-il pas à penser la catastrophe autrement qu’en la rapatriant dans une logique du pastiche ? Bien que cette association mentale soit en elle-même inoffensive, Wallace soupçonne qu’il existe un lien obscur entre l’horreur et la culture postmoderne américaine. Ultimement, l’apologie que Wallace fait du sérieux des dames de Bloomington, de leur capacité à appréhender l’événement sans sombrer dans le cynisme, laisse aussi transparaître un constat d’impuissance : les images des tours qui tombent, aussi saisissantes soient-elles, empêchent la saisie du réel parce qu’il est pratiquement impossible de dégraisser ces images de leur caractère spectaculaire. Écrire à propos du 11 septembre 2001 passe ainsi, pour Wallace, par l’oblitération des images spectaculaires de l’horreur. THE SUFFERING CHANNEL : DÉTOURNER LE REGARD Consciousness is nature’s nightmare. Devise des productions O’Verily, concepteurs de The Suffering Channel, David Foster WALLACE, Oblivion. Comme il a été dit en introduction, « The Suffering Channel » est sans doute l’un des textes les plus énigmatiques de Wallace. C’est d’ailleurs ce caractère ouvertement cryptique qui en rend la lecture si stimulante. En fait, ce récit est une forme d’analepse dont le 11 septembre serait le point nodal, car nous 204 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page205 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE lisons bel et bien ce texte « à partir » du 11 septembre. Très tôt, nous apprenons que les bureaux du magazine Style où travaillent les personnages sont situés dans le World Trade Center et que plusieurs membres de l’équipe périront dans la tragédie : Laurel Manderley, whose father controlled a large number of Blockbuster Video franchises throughout western Connecticut, and whose mother was in the final push toward certification as a Master Gardener, was herself destined to survive, through either coincidence or premonition, the tragedy by which Style would enter history two months hence9 (Wallace, [2004] 2005 : 245). Il s’agit ainsi moins de déterminer si les événements du récit sont liés aux attentats que de déceler la nature de ces liens, aussi ténus soient-ils. Dans le contexte interprétatif de cette nouvelle publiée à peine trois ans après les attentats, le lecteur ne peut faire autrement que de chercher à comprendre le récit à la lumière de ceux-ci. Une simple allusion au 11 septembre 2001 oriente sérieusement la lecture que nous pouvons faire du texte. « The Suffering Channel » met en scène Skip Atwater, un journaliste qui travaille pour le magazine new-yorkais Style. Atwater est chroniqueur pour la section « What in the World10 » consacrée aux faits divers susceptibles de piquer la curiosité du lectorat. Le récit s’ouvre sur une discussion entre Skip et sa conseillère Laurel Manderley, alors que ce dernier lui fait part 9. « Laurel Manderley, dont le père contrôlait un grand nombre de franchises Blockbuster Video à travers l’ouest du Connecticut, et dont la mère était dans le dernier droit vers l’obtention d’un certificat de maître jardinière, était elle-même destinée à survivre, par hasard ou prémonition, à la tragédie qui ferait entrer Style dans l’histoire dans deux mois. » (Nous traduisons.) 10. Il faut noter ici que le titre anglais joue sur l’ambiguïté des termes. Le titre de la chronique « What in the World » peut être interprété littéralement (que se passe-t-il dans le monde ?) ou encore à partir de la locution figée (What in the world are you doing that for ?), signifiant cette fois une réaction surprise à une situation jugée ridicule. Les chroniques de la section « What in the World » jouent évidemment sur ces deux plans à la fois. De plus, il faut noter l’allusion au nom du restaurant de luxe situé en haut de la tour nord du World Trade Center, Windows on the World. 205 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page206 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 d’une découverte récente : un dénommé Brint Moltke a la mystérieuse capacité de déféquer des œuvres d’art, par exemple une réplique parfaite de Formes uniques de continuité dans l’espace du sculpteur futuriste Umberto Boccioni ou encore la tête du dieu égyptien Anubis (Wallace, [2004] 2005 : 319). Durant une bonne partie du texte, Skip cherche à convaincre ses collègues que le cas de Brint Moltke mérite qu’on lui consacre un article dans la section « What in the World ». Il s’ensuit une série de scènes assez cocasses où on lui adresse diverses objections, la première ouvrant d’ailleurs le récit : « “But they’re shit11” » ([2004] 2005 : 238). En fait, cette partie de la novella déplie une première logique médiatique propre à la culture du divertissement que Wallace cherche à mettre en parallèle avec son expérience télévisuelle du 11 septembre 2001. Bien que les œuvres de Brint Moltke soient, aux dires de ceux qui ont pu les voir, tout simplement saisissantes, le premier souci de l’équipe de production demeure de trouver une façon de présenter le cas Moltke de sorte que les lecteurs soient accrochés, sans atteinte au bon goût. Indépendamment du sujet traité, il s’agit pour l’équipe de Style de trouver le bon UBA (l’acronyme utilisé par les journalistes pour upbeat angle, soit un angle d’approche optimiste, entraînant – Wallace, [2004] 2005 : 24512). Ce qui devient peu à peu évident au fil du texte, toutefois, c’est qu’il n’existe probablement pas de bon angle d’approche pour aborder un cas aussi déconcertant que celui des œuvres de Brint Moltke. C’est donc en quelque sorte à une démonstration par l’absurde que Wallace s’adonne avec cette histoire d’un artiste qui défèque des œuvres d’art. Les médias, tels qu’il les représente, n’ont strictement rien à faire d’une œuvre géniale, si cette œuvre géniale est susceptible de déplaire au public qui y verrait une faute de goût. S’il n’y a pas de bon angle d’approche pour aborder une réalité, il est 11. « Mais c’est de la merde. » (Nous traduisons.) 12. Cette idée est évidemment à mettre en parallèle avec le fait que dans certaines situations, comme ce fut le cas lors de la télédiffusion des attentats du 11 septembre 2001, il n’y a tout simplement pas d’upbeat angle envisageable. 206 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page207 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE préférable de la passer sous silence. On peut donc déduire que la logique médiatique, en créant un certain horizon d’attente auprès des téléspectateurs, a fait en sorte que la télévision est devenue peu à peu inapte à la diffusion d’images en dehors de la rhétorique spectaculaire qu’elle privilégie. D’où le malaise, ce sentiment d’étrangeté exprimé par Wallace après avoir été le spectateur d’images qui, aussi spectaculaires soient-elles, ne peuvent appartenir à la logique du spectacle. Wallace cherche ainsi à montrer comment la logique médiatique tend à retourner la réalité comme un gant. Si l’intuition la plus banale veut que le spectacle fasse partie de la réalité, l’épreuve du réel vient la contredire en affirmant que le réel est désormais subsumé par la catégorie du spectacle. À cet égard, le choix de Wallace d’insister à ce point sur la merde dans cette novella n’est pas anodin. Une deuxième histoire se développe en parallèle avec celle de Brint Moltke. On apprend que Skip Atwater a déjà écrit un article dans Style à propos de R. Vaughn Corliss, le fondateur des productions O’Verily. Les productions O’Verily incarnent l’aboutissement de la logique du spectacle, celles-ci étant par exemple connues pour avoir lancé en 1999 une chaîne télévisuelle consacrée entièrement à la diffusion de publicités authentiques, entrecoupées de fausses publicités qui, étant de purs objets de contemplation dénués de toute fonction, n’auraient d’autre valeur qu’esthétique. On apprend par la suite que R. Vaughn Corliss lancera le 4 juillet 2001 une toute nouvelle chaîne nommée The Suffering Channel qui diffusera en boucle, sans annonces publicitaires, des images de la souffrance de l’humanité. Le projet-pilote est décrit comme suit : At first it’s just montages of well known photos involving anguish or pain : a caved in Jackie next to LBJ as he’s sworn in on the plane, that agonized Viet-cong with the pistol to his head, the naked kids running from napalm. There’s something about seeing them one right after another. A woman trying to bathe her thalidomide baby, faces through the wire at Belsen, Oswald crumpled around Ruby’s fist, a noosed man as the mob begins to hoist, Brazilians on the ledge of a 207 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page208 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 burning highrise. A loop of 1,200 of these, four seconds per, running 5:00 PM-1:00 AM EST ; no sound ; no evident ads13 ([2004] 2005 : 288-289). Le projet de cette chaîne télévisuelle donne à réfléchir. Ces images de souffrance, présentées les unes après les autres en une boucle que rien n’arrête, rappellent évidemment au lecteur les images des attaques du 11 septembre 2001. Et pourtant, dans la logique du récit, il s’agit bel et bien d’une entreprise cynique de mise en marché et de spectacularisation de la souffrance. Évidemment, Wallace n’est pas le premier à avoir envisagé une telle possibilité, le Suffering Channel reprenant intégralement les prémisses du film Videodrome réalisé en 1983 par David Cronenberg14. En fait, ce que The Suffering Channel laisse entrevoir, c’est la possibilité d’une humanité entièrement livrée à ses pulsions scopiques et libérée du poids de cette conscience qui lui rappellerait, pendant le visionnement d’images dignes d’un snuff movie, que des êtres véritables souffrent derrière la surface écranique. Si la devise des productions O’Verily veut que la conscience soit le cauchemar dans la nature, il faut comprendre que leur but, « en vérité », est de favoriser un rapport aux images libéré de toute conscience pour vivre une expérience fantasmée de l’image où celle-ci, décontextualisée, n’entretient aucun lien avec la réalité et peut être consommée sans remords. 13. « Au début, c’est juste des montages de photos bien connues montrant l’angoisse ou la douleur : une Jackie effondrée près de LBJ alors qu’il prête serment dans l’avion, ce Viêt-công tourmenté avec le pistolet pointé sur sa tête, les enfants nus s’enfuyant du napalm. Il y a quelque chose dans le fait de les voir les unes après les autres. Une femme qui tente de laver son bébé thalidomide, des visages à travers les grillages à Belsen, Oswald soufflé par le coup de poing de Ruby, un homme, le cou dans un nœud coulant, que la populace commence à hisser, des Brésiliens sur le rebord des fenêtres d’une tour d’habitation en flammes. Une boucle de 1 200 images semblables, à quatre secondes d’intervalle, défile de 5:00 PM à 1:00 AM EST ; pas de son, pas de publicité apparente. » (Nous traduisons.) 14. On notera au passage que la filiation semble assumée par Wallace, dont le titre du recueil rappelle immanquablement le professeur O’Blivion, le créateur de la chaîne télévisuelle Videodrome diffusant des images d’une violence inouïe. 208 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page209 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE Bien que The Suffering Channel appartienne à un imaginaire médiatique cauchemardesque, il est étonnant de remarquer à quel point celui-ci n’est pas complètement étranger aux pratiques télévisuelles contemporaines. Wallace, en grossissant les traits d’une réalité autrement plus subtile, laisse le lecteur soupeser l’idée selon laquelle la télévision aurait cette capacité étrange de faire de la souffrance un spectacle, avec toutes les tensions et contradictions que cela implique. Cette souffrance spectacularisée est à mettre en parallèle avec l’œuvre de Brint Moltke, puisqu’il faut bien admettre désormais que si son œuvre est littéralement faite de merde et n’intéresse ainsi que peu de gens, la véritable merde, dans ce récit, est à situer dans la transgression immorale des images de souffrance proposées par les productions O’Verily. Les productions O’Verily, comme leur nom l’indique, incarnent une mascarade cynique où le spectacle est déguisé en entreprise de dévoilement de la vérité. Nous connaissons bien cette apparente absence de filtre, cette façon qu’a la télévision d’aguicher le voyeurisme des spectateurs en présentant des situations privées, comme c’est le cas avec la téléréalité. À ce propos, R. Vaughn Corliss, le créateur du Suffering Channel, s’interroge sur l’aboutissement de cette nouvelle logique télévisuelle : Corliss could see that the logic of such programming was airtight and led inexorably to the ultimate exposures : celebrity major surgical procedures, celebrity death, celebrity autopsy. It only seemed absurd from outside the logic. How far along the final arc would Slo Mo High Def Full Sound Celebrity Defecation be ? How soon before the idea ceased being too loony to mention aloud, to float as a balloon before the laughing heads of Development and Legal ? Not yet, but not never15 ([2004] 2005 : 296). 15. « Corliss pouvait voir que la logique de ce type de programmation était hermétique et conduisait inexorablement aux dévoilements ultimes : les opérations chirurgicales majeures de célébrités, la mort de célébrités, les autopsies de célébrités. Ça ne semblait absurde qu’en dehors de cette logique. Combien de 209 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page210 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Encore une fois, et de façon qu’il faut qualifier d’allégorique, Wallace propose que la merde, dans son récit, n’est pas à trouver dans les œuvres de Brint Moltke, mais bien dans une certaine pratique médiatique qui vend la merde à prix d’or. C’est ce que nous confirme le dénouement du récit, où l’on apprend que l’œuvre de Brint Moltke ne sera pas le sujet d’une chronique dans « What in the World », mais plutôt d’une téléréalité, à cause de l’impossibilité d’en faire une histoire attrayante aux yeux du lectorat. En fait, l’intérêt pour Brint Molke dérive peu à peu vers son enfance difficile et le caractère pour lui traumatique de la production de ses œuvres. The Suffering Channel, dont le lancement est prévu le jour de l’Indépendance16, récupère ainsi le cas de Brint Molke pour en faire un tableau vivant : il sera filmé, au moment du lancement de la chaîne, en pleine production de ses œuvres, tandis que son passé tourmenté sera révélé, en une approche des plus sensationnalistes dans une entrevue accordée par sa femme. Ce qu’il faut comprendre avec ce revirement de situation, c’est que le média agit de façon tangible sur la nature du message véhiculé. Alors qu’il n’y a peut-être au fond rien d’intéressant à écrire, dans le cadre culturel dépeint par Wallace à propos des œuvres de Brint Moltke, la transposition de son histoire dans un cadre télévisuel qui revendique la projection de la réalité nue permet de révéler ce qui constitue le véritable intérêt de son histoire, à savoir l’image improbable et spectaculaire de déchets humains miraculeusement transmués en chefs-d’œuvre. Ce qui importe, ce n’est pas l’objet en lui-même, mais bel et bien le fait qu’il soit livré à la pulsion scopique des téléspectateurs, en une mise en scène qui vise à faire plus vrai que la téléréalité. Ce que temps avant que nous assistions à la défécation de célébrités en haute définition, au ralenti et avec son ? Combien de temps avant que l’idée cesse de sembler trop loufoque pour être mentionnée à haute voix et qu’elle flotte comme un ballon au-dessus des têtes rieuses des bureaux du Développement et des Affaires légales ? Pas encore, mais ça viendra. » (Nous traduisons.) 16. Ce détail a bien sûr une importante valeur symbolique dans le récit, la fête nationale incarnant la glorification de la culture américaine, alors que le 11 septembre, maintenant date de deuil national, incarne plutôt ce moment triste où le nationalisme blessé connaît de multiples dérives. 210 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page211 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE le projet The Suffering Channel laisse entrevoir, c’est donc aussi que la diffusion des attentats du 11 septembre 2001, appréhendée dans la perspective cynique qui est celle de Corliss, constitue l’aboutissement de la logique inébranlable qu’il envisage. C’est d’ailleurs l’interprétation provocatrice que Slavoj Žižek proposait en 2002, à la suite de Karlheinz Stockhausen : Ne peut-on pas dire que les attaques du World Trade Center auront été aux films catastrophes de Hollywood ce que la snuff pornographie est aux films sadomasochistes classiques ? C’est l’élément de vérité dans le jugement provocateur de Karlheinz Stockhausen qui a vu dans les avions percutant les tours l’ultime chef-d’œuvre artistique : l’effondrement des tours du World Trade Center peut être vu comme l’apothéose conclusive de l’art du XXe siècle et de sa passion du réel. Le vrai but des « terroristes », l’intention de leur acte, n’était pas de provoquer de réelles pertes matérielles mais leur effet spectaculaire ([2002] 2008 : 31-32). Si le projet du Suffering Channel est si troublant pour les lecteurs post-11 septembre 2001, c’est parce que son créateur pourrait prendre au pied de la lettre les propos tenus par Stockhausen : sans mise à distance critique, sans ironie, il serait le premier à admettre que l’effondrement des tours est un chefd’œuvre télévisuel indépassable. Ce serait, en d’autres mots, la pièce de résistance dans la programmation du Suffering Channel. GÉRER L’INSIGNIFIANCE On l’aura compris, la novella de Wallace fonctionne comme une allégorie dont le véritable référent, à peine évoqué dans le texte, est le 11 septembre 2001. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un hasard si la transposition dans le réel, l’applicabilité de cette allégorie demeure sinon obscure, à tout le moins problématique. Il s’agit de la mise en marche d’une poétique de la diffraction du sens, d’un refus prémédité d’essayer d’avoir une prise directe sur l’événement. À cet égard, un passage en apparence anodin du texte peut nous éclairer. Alors que Skip Atwater se retrouve seul 211 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page212 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 dans sa chambre d’hôtel, il est distrait par un tableau accroché à son mur représentant le visage d’un clown dont les contours sont dessinés par des légumes. Lorsqu’il constate que le tableau est fixé au mur et qu’il est impossible de le décrocher, sa réflexion dérive peu à peu vers une sémiotique de l’absence : There was something essentially soul killing about the print of the vegetable head clown that had made Atwater want to turn it to the wall, but it was bolted or glued and could not be moved. It was really on there, and Atwater now was trying to consider whether hanging a bath towel or something over it would or would not perhaps draw emotional attention to the print and make it an even more oppressive part of the room for anyone who already knew what was under the towel. Whether the painting was worse actually seen or merely, so to speak, alluded to17 ([2004] 2005 : 313-314. Nous soulignons.) Cette dernière question acquiert son sens véritable si l’on accepte d’en transposer les termes dans la problématique de la représentation du 11 septembre 2001 par la littérature. Wallace, peut-on déduire du dernier extrait, a pris le parti de masquer l’image du clown pour mesurer les effets de l’allusion, mais aussi pour montrer la force de ces images qui, semble-t-il, n’ont plus besoin d’être vues pour faire sentir leur présence de façon oppressante. Si l’on approuve la prémisse selon laquelle Wallace cherche à s’éloigner d’une représentation graphique des attentats pour développer une avenue qui serait plus proprement littéraire et, par là même, apte à nourrir notre compréhension des événements, alors il faut aussi convenir que cette démarche aboutit 17. « Il y avait quelque chose d’essentiellement démoralisant à propos de la reproduction de la tête de clown faite de légumes qui avait poussé Atwater à vouloir la retourner contre le mur, mais elle était vissée ou collée et ne pouvait être bougée. C’était vraiment fixé là, et maintenant Atwater essayait de déterminer si accrocher une serviette de bain ou quelque chose par-dessus l’affiche allait ou non susciter une réaction émotive et faire d’elle une partie encore plus oppressante de la pièce pour quiconque savait déjà ce qui se trouvait sous la serviette. Si la peinture était pire lorsqu’elle était vue ou simplement, pour ainsi dire, lorsqu’on y faisait allusion. » (Nous traduisons.) 212 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page213 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE tout naturellement à une impasse. Car s’il s’agit de penser les attentats en dehors de la logique du martèlement médiatique, s’il s’agit de trouver les mots qui ajouteraient en profondeur à la surface des images qui nous médusent, force est d’admettre que notre rapport à l’événement se retrouve toujours nécessairement happé par l’horreur et nous ramène à la boucle médiatique, cette mauvaise version de l’infini que nous ne pouvons que contempler sans espérer véritablement pouvoir la comprendre. Il y a une force de l’image qui mettrait un frein à la pensée, et il s’agit pour Wallace d’écrire à propos de cette force, mais aussi contre elle. Le constat d’une certaine mésentente quant à la signification des images télévisuelles du 11 septembre 2001 ayant été posé très tôt par Wallace dans « The view from Mrs. Thompson’s », il s’agissait pour lui d’emprunter une autre avenue, celle de l’oblitération. Toutefois, il faut dire en dernière analyse que « The Suffering Channel » parvient à trouver un mode d’expression qui lui est propre en démantelant, morceau par morceau, la logique du spectacle dont elle prétend s’éloigner. Au-delà de la critique du caractère mensonger et cynique que peut avoir l’imagerie télévisuelle, c’est une notion particulièrement significative, avancée par Skip Atwater pendant un moment d’intense réflexion, qui confère à la novella sa véritable portée. Il croit déceler, au cœur de la culture américaine, une forme de gestion de l’insignifiance : The conflict between the subjective centrality of our own lives versus our awareness of its objective insignificance. Atwater knew – as did everyone at Style though by some strange unspoken consensus it was never said aloud – that this was the single great informing conflict of the American psyche. The management of insignificance. It was the great syncretic bond of US monoculture. It was everywhere, at the root of everything – of impatience in long lines, of cheating on taxes, of movements in fashion and music and art, of marketing18 (Wallace, [2004] 2005 : 284). 18. « Le conflit entre la centralité subjective de nos propres vies et notre conscience de son insignifiance objective. Atwater savait – comme tout le 213 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page214 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Ce passage crucial permet de relier les différentes parties du récit énigmatique de Wallace. Ultimement, l’auteur y cherche à saisir dans toute son ambiguïté et toute sa tristesse la devise des productions O’Verily, qui veut que la conscience soit le cauchemar de la nature. Ce texte tente de montrer comment la culture du divertissement incarne bel et bien, en creux, un aveu de l’insignifiance de l’existence humaine, dans la mesure où précisément cette culture refuse d’appréhender la vie avec sérieux. C’est depuis cette conscience malheureuse que « The Suffering Channel » s’adresse au lecteur. Si, comme Wallace le propose, la culture télévisuelle s’enfonce dans une entreprise de décontextualisation des images où leur consommation s’inscrit dans une logique du pur divertissement, alors le 11 septembre 2001 doit être considéré comme un point de non-retour, LE contexte à partir duquel il devient urgent pour l’Amérique de repenser la souffrance, son insignifiance et la façon d’y faire face. La conscience est le cauchemar de la nature, certes, et le 11 septembre est le cauchemar de notre conscience. Le raisonnement d’Atwater est donc primordial puisqu’il permet de comprendre davantage le rapport au 11 septembre 2001 que Wallace développe dans ses deux textes. « The view from Mrs. Thompson’s », en interprétant le 11 septembre 2001 comme un moment de pure rupture médiatique, laissait ainsi déjà deviner la réflexion poursuivie dans « The Suffering Channel ». La télévision, ce média dont la fonction dominante de divertissement le pousse à esquiver systématiquement le sérieux des questions existentielles, s’est retrouvée momentanément à diffuser malgré elle, à une échelle inégalée jusqu’alors, la vérité crue de l’insignifiance de l’existence. Si, comme le pense Skip Atwater, le besoin de gérer l’insignifiance fondamentale de monde chez Style, bien que par un étrange consensus tacite ce ne soit jamais dit tout haut – que c’était là le grand conflit informant la psyché américaine. La gestion de l’insignifiance. C’était le grand lien syncrétique de la monoculture américaine. Elle était partout, à la racine de tout : l’impatience dans les longues files d’attente, la fraude fiscale, les tendances de la mode et de la musique et de l’art, le commerce. » (Nous traduisons.) 214 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page215 L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE WALLACE l’existence humaine se trouve au cœur de la culture américaine – notamment, pourrait-on ajouter avec un brin de malice, en veillant à ce que le divertissement ne prenne jamais fin de sorte que « le temps d’angoisse disponible » demeure limité –, alors on peut conclure que Wallace interprète la télédiffusion des attentats comme étant le moment fatidique où l’insignifiance de l’existence a éclaté au visage des téléspectateurs. Évidemment, le spectacle des attentats ne donnait pas à saisir immédiatement à quel point il n’appartient paradoxalement pas à la logique du spectacle. C’est pourquoi Wallace insiste : bien que ces images ressemblent aux films catastrophes, elles en sont plutôt l’exact opposé. L’écriture de « The Suffering Channel », en détournant le regard des tours qui s’effondrent, aura ainsi permis d’exposer une partie de leur signification, ce vide qui nous regarde lorsque trop longtemps nous le contemplons. 11-Brousseau.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:45 Page216 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE DERRIDA, Jacques, Alexis NOUSS et Gad SOUSSANA (2001), Dire l’événement, est-ce possible ? Séminaire de Montréal, pour Jacques Derrida, Paris/Montréal, L’Harmattan. DURCZAK, Jerzy, et Frelik PAWEL (dir.) (2011), (Mis)Reading America : American Dreams, Fictions and Illusions, Krakow, TaiWPN Universitas. GRAY, Richard (2011), After the Fall. American Literature Since 9/11, Oxford, Wiley-Blackwell. 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Plus précisément, il s’est agi d’un événement local « dans l’un des paysages urbains les plus densément peuplés au monde » (Meyer et Leggewie, 2004 : 282. Nous traduisons), qui a été soumis à une interprétation immédiate et globale. En outre, le caractère événementiel des attentats a été renforcé dès le début par la couverture documentaire de divers médias1 et s’est 1. « De tous les événements d’envergure mondiale, aucun n’a été montré de manière aussi exhaustive que les attentats du 11 septembre 2001 à New York » (Kreye, 2006 : 12. Nous traduisons.) 217 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page218 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 progressivement intensifié au cours des dernières années grâce aux représentations fictionnelles postérieures. À ce sujet, il est important de souligner que chaque représentation fictionnelle constitue un artefact issu d’un espace culturel particulier et que des valeurs et des mythes, ainsi qu’une vision du monde propres à cette culture y sont transportés. Cela nous mène à l’hypothèse que non seulement la production, mais aussi l’interprétation de chaque représentation dépendent de la nationalité et de l’origine du récepteur et de sa vision du monde. Cette interprétation n’est donc guère homogène, mais varie selon le contexte culturel. À partir de ces réflexions, nous portons dans la présente contribution une attention particulière au traitement fictionnel dans le cinéma américain en nous penchant sur la production hollywoodienne World Trade Center2 (2006) d’Oliver Stone. L’idée que la représentation cinématographique du 11 septembre unit la reproduction de la couleur locale de New York et le recours à plusieurs valeurs et mythes fondamentaux de la culture américaine est au centre de nos considérations analytiques. Cette conjugaison d’icônes urbaines connues dans le monde entier et de la diffusion filmique d’une perspective américaine provoque cependant un effet particulier dans d’autres espaces culturels ; on peut l’observer dans les critiques de cinéma. Par conséquent, à la suite de l’analyse filmique de WTC, nous nous penchons sur des processus de réception interculturels en France et en Allemagne pour répondre aux questions suivantes : est-ce qu’il y a des stratégies de représentation propres aux médias et au type de discours employés ? Quel rôle la dimension urbaine de l’événement jouet-elle dans le contexte de sa représentation médiatique ? Quelles particularités culturelles pouvons-nous découvrir dans les processus de réception et comment la perception du traitement du 11 septembre se distingue-t-elle dans les deux pays en question ? 2. Dorénavant, World Trade Center sera abrégé par WTC. 218 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page219 TERREUR DANS LA VILLE L’intérêt épistémologique de la présente contribution réside dans une contextualisation de différents niveaux médiatiques et discursifs qui s’imbriquent les uns dans les autres et qui participent en même temps, et aux États-Unis et en Europe, à la construction d’une mémoire collective. LE 11 SEPTEMBRE 2001 AU CINÉMA – WORLD TRADE CENTER D’OLIVER STONE Le film WTC est sorti aux États-Unis en août 2006, alors qu’en France et en Allemagne, les spectateurs n’ont pu le voir au cinéma qu’un mois plus tard. Deuxième production hollywoodienne3 qui traite les événements du 11 septembre de manière directe, le film raconte l’histoire de deux policiers, John McLoughlin et William Jimeno, du New Yorker Port Authority Departement. Incarnés par Nicolas Cage et Michael Peña, les deux survivants sont ensevelis pendant une opération de sauvetage et se retrouvent coincés dans les décombres du World Trade Center. Finalement, ils seront sauvés au bout de vingtquatre heures par l’ancien soldat Dave Karnes. La structure narrative de WTC suit le modèle traditionnel de Hollywood4, bien qu’il soit basé sur une histoire vraie. Cette structure de base consiste en une segmentation de la narration en trois actes : la séparation, l’épreuve et l’arrivée. Cette structuration en trois parties a été empruntée au drame européen et transférée dans le cinéma hollywoodien5. En outre, à part une intrigue fermée, cette structuration est surtout caractérisée par la mise en opposition d’un monde familier et d’un monde inconnu que le ou les personnages principaux doivent traverser : le héros de la narration quitte son milieu familier pour partir dans un 3. United 93 de Paul Greengrass est sorti en avril 2006. 4. Voir Krützen (2006 : 64-66). 5. « Presque tous les manuels de la dramaturgie du film prennent comme point de départ une structure en trois actes pour les longs métrages et presque tous invoquent la Poétique d’Aristote » (Krützen, 2006 : 104. Nous traduisons.) 219 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page220 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 monde = inconnu (séparation) où il doit faire ses preuves (épreuve) afin de retourner finalement à son point de départ ou atteindre ses objectifs (arrivée). Ce « voyage du héros » (Krützen, 2006) est en outre caractérisé par un but précis que le héros poursuit au cours de l’intrigue, qui se termine par un changement intérieur du personnage. Par conséquent, le développement intérieur du héros en tant qu’individu représente le point central de l’histoire et peut être considéré comme une caractéristique générique et culturelle du cinéma hollywoodien. Dans notre exemple, les deux personnages principaux de WTC, McLoughlin et Jimeno, quittent leurs familles (séparation), ils maîtrisent leur situation difficile sous les débris des tours jumelles grâce à leur volonté de survivre et à leur confiance en des valeurs américaines fondamentales telles que l’esprit combatif, l’institution de la famille, la religion (épreuve)6 et sont finalement sauvés (arrivée). Il est important de souligner que dans ce contexte, les genres filmiques, selon la définition du chercheur allemand en sciences des médias Knut Hickethier, sont des « systèmes générant des histoires qui transportent des mythes » (2001b : 214. Nous traduisons.) En ce qui concerne les films catastrophes tels que WTC, l’héroïsme représente un élément constitutif du genre et fait appel à un mythe fondamental des États-Unis : les forces et les capacités que possède l’individu. En résumant brièvement, nous pouvons constater que le lien entre le destin individuel et l’événement historique remplit une fonction de représentativité sociale dans le cinéma populaire de Hollywood. Ce lien se révèle caractéristique pour le traitement du 11 septembre dans WTC de Stone et renvoie à une représentation culturellement marquée de l’événement. 6. Il s’agit d’une idée centrale de la vision du monde judéo-chrétienne et particulièrement protestante : « La tension entre la perfection de l’au-delà et de Dieu et les péchés de l’en deçà doit être surmontée par le façonnement du monde » (Gerhards, 2000 : 7). (Nous traduisons.) 220 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page221 TERREUR DANS LA VILLE L’ICONOGRAPHIE DANS WORLD TRADE CENTER Au cours du film, la représentation visuelle de New York comme lieu de l’événement catastrophique fait progresser et alimente le récit du destin des deux personnages principaux. Les « images consolidées et symboliquement denses » (Hickethier, 2001a : 171. Nous traduisons) de New York servent doublement la narration. D’un côté, elles guident la perception du spectateur par rapport à l’état émotionnel et psychique des personnages. Elles dirigent la narration grâce à l’esthétique visuelle et bâtissent la charge émotionnelle de l’intrigue par l’ancrage visuel de motifs urbains reflétant chaque fois une ambiance particulière. De l’autre, en tant qu’« icônes urbaines » (Hickethier, 2001a : 172. Nous traduisons), elles possèdent une autre fonction de structuration émotionnelle. Selon la progression de la narration dans le film, la ville de New York est représentée par des plans généraux très illuminés qui montrent un New York paisible en train de s’éveiller au début de la narration ou un ciel obscurci par la fumée au-dessus de Manhattan. Les scènes de la catastrophe sont souvent filmées en plan moyen. Par conséquent, il est particulièrement intéressant que la description de l’état d’âme des personnages et la représentation filmique de New York soient étroitement liées. En effet, il s’agit d’une fonctionnalisation des images urbaines qui est souvent employée pour montrer l’état psychique des personnages principaux, telle que nous pouvons fréquemment l’observer dans le cinéma hollywoodien7. Dans les cinq premières minutes de WTC, quand les personnages principaux du film sont présentés, nous trouvons « une fonctionnalisation esthético-narrative du monde visuel de l’urbain » (Vogt, 2001 : 17. Nous traduisons.) McLoughlin et Jimeno se réveillent et se préparent pour aller au travail. Ils disent au revoir à leurs familles et les séquences d’images alternent avec les plans généraux de New York dans la lueur de l’aube. La ville et ses habitants se préparent tranquillement en toute 7. Voir Vogt (2001 : 17). 221 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page222 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 innocence pour une nouvelle journée. Le point de départ idyllique du film est donc doublement renforcé par le montage expressif d’un paysage new-yorkais paisible et des protagonistes en train de se réveiller. De l’autre côté, le réalisateur s’est également servi d’images iconiques de New York pour créer un cadre visuel qui situe le spectateur dans le déroulement de l’histoire et lui offre une structuration iconographique de celle-ci. Cette structuration se fait par des images urbaines déjà ancrées dans la mémoire collective. En effet, Stone emploie dans les cinq premières minutes des motifs urbains connus du grand public mondial. Ces images urbaines « possèdent un contenu significatif bien particulier » puisqu’il s’agit « d’images “durcies” et “fixées” iconographiquement » (Hickethier, 2001a : 173. Nous traduisons.) Ce n’est pas uniquement la représentation du World Trade Center qui localise l’intrigue à New York, mais aussi celles de Wall Street, de l’Empire State Building et d’autres endroits caractéristiques. Si nous y regardons de plus près, cet emploi de scènes urbaines n’est guère inhabituel. Il révèle néanmoins une analogie visuelle et thématique par rapport à la narration. D’un point de vue analytique, WTC est dès le début marqué par un espace narratif qui est composé de plusieurs plans contenant des « icônes » newyorkaises. Il est frappant que toutes les vues urbaines montrées dans ce contexte se caractérisent par de l’éclairage en contrejour8. Sur le plan filmique, New York se présente comme un endroit paisible, clair, innocent et mythique en même temps. Cette interprétation filmique se maintient même dans les scènes qui montrent les tours jumelles en flammes. Ce n’est qu’avec les plans qui nous font descendre avec McLoughlin et Jimeno dans l’obscurité des décombres du World Trade Center que ces images initiales sont brisées et contrastées. Pendant presque tout le film, il semble que New York défie la catastrophe et offre 8. L’emploi de l’éclairage en contre-jour crée une impression magique ou mystique. L’apparition d’anges ou d’êtres mythiques est souvent chargée de mystique à l’aide de ce procédé. 222 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page223 TERREUR DANS LA VILLE littéralement au spectateur une lumière à l’horizon. En outre, l’attribution contrastive de significations qui se concentrent sur l’opposition des deux policiers en tant que héros d’un côté et les effets dévastateurs des attentats de l’autre côté met en relief l’importance du lien entre le vécu de l’individu et la dimension historique de l’événement. Cette union est essentielle pour comprendre la société étatsunienne, car il s’agit d’une civilisation « du travail perpétuel sur soi-même, où l’attention de l’individu est dirigée surtout vers ses propres possibilités de renouvellement » (Fluck, 2004 : 702. Nous traduisons.) Visuellement, la représentation mythique de l’individu héroïque se manifeste aussi dans l’affiche officielle du film : nous y voyons deux tours (de toute évidence, il s’agit des tours jumelles). Comme deux ombres noires, elles s’étendent verticalement sur presque toute l’affiche. Entre les deux tours, l’observateur reconnaît les contours de deux hommes en uniforme qui sont très petits comparés aux tours. À l’arrière de l’image se trouve une source de lumière qui n’est pas visible pour l’observateur tandis que la lumière elle-même l’est. Les deux hommes semblent se diriger vers cette source. La lumière positionne les hommes visuellement au milieu de l’affiche et forme ainsi un contraste par rapport aux deux tours obscures prépondérantes. En plus du titre du film, nous pouvons lire dans la partie supérieure de l’affiche « A true story of courage and survival9 » (affiche officielle de WTC). Le « voyage du héros » que nous avons abordé plus haut est représenté ici visuellement. Les deux tours en noir font allusion à la catastrophe qu’affrontent les deux héros. L’opposition du bien et du mal est encore traitée dans le contraste entre clair et obscur, les deux hommes faisant partie du clair. La répartition des éléments crée l’impression que la catastrophe les menace sous la forme des deux tours au-dessus de leur tête. C’est justement cette différence optique de la grandeur des différents éléments qui souligne visuellement l’importance de la 9. « Une histoire vraie sur le courage et la survie », traduction officielle de l’affiche du film. 223 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page224 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 mission et le courage des deux individus. De plus, les deux personnages ne sont pas placés de manière statique entre les deux tours, mais ils sont représentés comme s’ils étaient en train de marcher. Ils passent entre les deux tours et commencent ainsi leur voyage dans le monde inconnu pour y faire leurs preuves. S’y ajoute l’ancrage textuel qui se trouve dans les mots courage10 et survival 11 pour fixer le mythe héroïque et éviter une éventuelle interprétation polysémique en réduisant la signification de la représentation aux éléments héroïques. Le mythe du héros est ainsi ancré textuellement et visuellement dans l’affiche. Le texte et l’image traduisent donc la même idée plusieurs fois. D’un point de vue sémiotique, il s’établit par conséquent une fonction « d’ancrage » par rapport à la relation entre le texte et l’image12. Ainsi, les images fictionnalisées de New York et leurs éléments iconographiques sont adaptés en fonction de l’histoire. Ils sont pourvus d’une signification propre et déterminent essentiellement l’intrigue du film. Dans WTC, le 11 septembre 2001 est tout d’abord un événement qui touche le microcosme de New York et les deux personnages McLoughlin et Jimeno ainsi que leurs familles. Néanmoins, les références aux valeurs et aux mythes fondamentaux de la civilisation étatsunienne sont évidentes. LA RÉCEPTION DE WORLD TRADE CENTER DANS LA PRESSE FRANÇAISE ET ALLEMANDE En Europe, notamment en France et en Allemagne, les voix critiques et les arguments avancés par rapport à WTC ont créé une image complexe. Des deux côtés du Rhin, la réception du film dévoile une certaine perspective culturelle, mais reflète également le fait que le film lui-même est marqué culturellement. Par conséquent, il y a des modes de perception communs aux 10. « courage » (nous traduisons.) 11. « survie » (nous traduisons.) 12. Voir Barthes (1964 : 40-51). 224 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page225 TERREUR DANS LA VILLE deux pays européens, mais il y en a aussi plusieurs qui se distinguent les uns par rapport aux autres. Nous en présentons quelques-uns à titre d’exemple dans ce qui suit. Les presses française et allemande ont remarqué entre autres l’héroïsme représenté dans le film. La thématisation directe de l’héroïsme ou les allusions à des éléments héroïques ont représenté l’un des modes de perception qui ont dominé les discours dans les journaux français et allemands. Par exemple, Der Spiegel parle d’un « cinéma plein de héros » (Beier et Hornig, 2006 : 150. Nous traduisons.) L’hebdomadaire de gauche se montre convaincu que Stone célèbre « avec une énergie intacte l’héroïsme de ses personnages » (Beier et Hornig, 2006 : 150. Nous traduisons) et qu’il fait d’« un événement réel une histoire héroïque de souffrance » (Anoyme, 2006b : 168. Nous traduisons.) Dans ce contexte, Lars-Olav Beier cite l’un des producteurs du film, Michael Shamberg, qui dit qu’il ne s’agit pas d’héroïsme, mais de courage et de lutte pour la survie. Néanmoins, Beier concède que la somme des deux aspects était depuis toujours « la colle à deux composantes de l’héroïsme » (2005 : 120. Nous traduisons.) Le Süddeutsche Zeitung13 pense qu’il règne dans la production hollywoodienne un « héroïsme pragmatique » qui aboutit finalement à une « étrange fatigue » (Göttler, 2006 : 1. Nous traduisons.) Comme les deux policiers sont ensevelis avant de pouvoir sauver quelqu’un, le journal Die Welt pense qu’ils sont avant tout des « héros démunis » et « des héros bizarres » en même temps (Reden, 2006 : 77. Nous traduisons.) Georg Seeßlen, spécialiste allemand du cinéma américain, écrit dans le journal de gauche Die Tageszeitung14 que « l’héroïsme ordinaire » (2006 : 12. Nous traduisons) n’est pas basé sur une décision des personnages comme c’était le cas dans United 93 de Greengrass, mais qu’il consiste plutôt en « une disposition naturelle à aider et à compatir » (2006 : 12. Nous traduisons.) En effet, en ce qui concerne la reconnaissance 13. Dorénavant, Süddeutsche Zeitung sera abrégé par SZ. 14. Dorénavant, Tageszeitung sera abrégé par TAZ. 225 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page226 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 d’éléments héroïques, les journalistes allemands soulignent l’immobilité des deux hommes et leur incapacité à agir, ce qui pour la presse allemande semble constituer un obstacle à l’application du terme héros à deux hommes qui en réalité ne sauvent personne. Pour eux, il s’agit plutôt d’un héroïsme pragmatique qui réside dans la nécessité de survivre. En France, Le Figaro n’est pas seulement d’avis que, avec WTC, Stone « s’attache à exalter l’héroïsme et le sacrifice des victimes du 11 septembre » (Tranchant et Wachthausen, 2006 : 26), mais caractérise également le film entier comme un « récit […] héroïque » (Faure, 2006 : 26). Dominique Borde écrit qu’il s’agit même d’une « reconstitution à la gloire du courage » (2008 : 37). Cependant, pour Le Monde, ce sont déjà les actions des policiers réels John McLoughlin et William Jimeno qui sont comprises comme héroïques (Blumenfeld, 2006 : 18). Libération parle d’une « célébration de la grandeur d’âme » (Péron et Poncet, 2006 : V). Selon Le Nouvel Observateur, il n’est pas évident que les deux personnages principaux soient vraiment des héros, puisqu’ils n’ont sauvé personne et qu’ils ont été en proie à leur propre peur sous les débris des tours jumelles (Mérigeau, 2006 : 146). Il est vrai que majoritairement les journalistes français refusent l’héroïsme représenté dans WTC, mais le discours implique plus fréquemment une position neutre, voire favorable. D’autant plus que le contenu sémantique du terme est beaucoup moins discuté et mis en cause qu’en Allemagne. Les critiques français et allemands partagent par ailleurs un autre mode de perception. Pour une grande majorité des journalistes des deux pays, le manque de contextualisation politique représente un point faible de WTC. En Allemagne, Uwe Schmitt écrit dans le journal plutôt conservateur Die Welt que, selon lui, le film évite « le grand contexte, l’avant et l’après » (2006a : 3. Nous traduisons), tandis que son collègue HannsGeorg Rodek n’y retrouve pas « l’étendue spatiale et mentale » (2006 : 27. Nous traduisons) souhaitée. Le Frankfurter 226 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page227 TERREUR DANS LA VILLE Allgemeine Zeitung15 postule même qu’il s’agit « d’un film sans l’empreinte d’Oliver Stone » (Anonyme, 2006b : 32. Nous traduisons) qui de plus « convertit un événement qui a bouleversé le monde entier en un film lambda » (Anonyme, 2006b : 32. Nous traduisons.) Dans ce contexte, il est intéressant que Der Spiegel définisse la perspective américaine du film en faisant référence aux scènes qui, selon Beier, sont peut-être fondamentales pour les Américains, mais qui apparaissent banales et quelconques pour le reste du monde16. Le critique écrit qu’on peut « sans aucun problème monter les scènes respectives dans un film sur un accident de mine » (Beier, 2005 : 120. Nous traduisons.) Finalement, Die TAZ estime que WTC « est le parfait pendant de Fahrenheit 9/11 de Michael Moore » (Distelmeyer, 2006 : 16. Nous traduisons) et affirme que l’écroulement du World Trade Center reste seulement le centre du film et ne forme pas « le point de départ d’une rétrospective, d’une recherche des raisons ou d’une confrontation avec les conséquences » (Distelmeyer, 2006 : 16. Nous traduisons.) En France, l’argumentation selon laquelle il manque de considérations critiques par rapport aux causes et conséquences politiques domine clairement le discours journalistique. Par exemple, La Croix est d’avis que la focalisation narrative sur les destins individuels des deux policiers empêche un regard critique sur l’événement (Anonyme, 2006a : 4). Le Figaro parle de WTC comme d’un film « sans vagues politiques » (Faure, 2006 : 26) et estime que Stone a renoncé à sa tendance à traiter les complots politiques et le côté noir de l’Amérique en faveur du consensus social (Barré, 2006 : 15). Selon le journal conservateur, on attendait un film qui dépasse la simple représentation des destins individuels pour jeter un regard plus critique sur les événements (Borde, 2006 : 37). Nicolas Barré (2006 : 15) tente dans sa critique d’expliquer la réticence d’Oliver Stone par une opinion publique encore fortement marquée par la tragédie, ce qui 15. Dorénavant, Frankfurter Allgemeine Zeitung sera abrégé par FAZ. 16. Voir Beier (2005 : 120). 227 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page228 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 rendait un traitement direct impossible. Alors que Le Monde fait des remarques plutôt discrètes et considère le film comme une réponse modeste aux attentats (Rauger, 2006 : 28), Libération déclare que la seule originalité de WTC réside probablement dans le fait d’avoir transformé un événement aussi horrible en quelque chose d’entièrement banal (Péron et Poncet, 2006 : V). Soulignons qu’en Allemagne, le reproche fait au film d’être réductionniste se limite à la simple constatation d’une absence de raisons politiques et historiques alors qu’en France, ce point de vue est articulé de manière beaucoup plus intense. Les journalistes français critiquent par exemple le manque d’indignation par rapport à l’establishment dans le film et expriment beaucoup plus leur étonnement. Dans les journaux français et allemands, nous découvrons en outre un autre mode de perception qui prime dans plusieurs articles. En effet, des deux côtés du Rhin, les critiques de cinéma relèvent des éléments patriotiques qu’ils jugent néanmoins différemment. Le critique allemand Fritz Göttler estime dans le SZ que WTC a déclenché « une véritable orgie idéalisant les États-Unis » (2006 : 13. Nous traduisons) et que le film témoigne d’une certaine « sympathie pour le peuple » (2006 : 13). Seeßlen note dans Die TAZ que tous les personnages du film « essaient de manière presque enfantine d’être de bons Américains » (2006 : 12. Nous traduisons.) De plus, il y découvre « une dimension d’une Amérique à la Norman Rockwell qui ne se compose que par la famille et le travail » (2006 : 12. Nous traduisons.) Selon le critique allemand, le film montre la dynamique profonde du populisme américain qui défend « sans cesse la cordialité du voisinage contre l’État, le système, les guerres et les crises » (Seeßlen, 2006 : 12. Nous traduisons.) Dans le FAZ, Verena Lueken écrit que Stone a toujours été un « patriote jusqu’à la moelle » (2006 : 39. Nous traduisons.) Der Spiegel, quant à lui, est d’avis que Stone adjure uniquement dans WTC « la cohérence de la nation qui au moment de la crise serre les rangs comme une grande famille et espère l’aide de Dieu » (Anonyme, 2006c : 168. Nous traduisons.) 228 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page229 TERREUR DANS LA VILLE En France, par contre, c’est surtout dans Le Nouvel Observateur que les éléments patriotiques du film sont abordés avec insistance. « Patriot film17 » (Garcin, 2006 : 143), tel est le titre de la critique de Jérôme Garcin tandis que son collègue Pascal Mérigeau commence son article par « God bless America18 » (2006 : 146). Ils se réfèrent tous les deux de manière appuyée au patriotisme filmique dans WTC ; nous retrouvons une démarche similaire dans Le Monde où nous pouvons lire par exemple le titre « “World Trade Center”, un hommage patriotique » (Mulard, 2006 : 21). Le Figaro y fait aussi des allusions, bien qu’elles soient plus indirectes19. Les modes de perception présentés ci-dessus ne comprennent qu’une partie du discours sur WTC dans les presses française et allemande. Cependant, cet échantillon permet de déceler déjà des différences évidentes entre la réception étatsunienne et celle des deux pays européens choisis. Les journalistes des deux côtés du Rhin jettent leurs propres regards sur le film ainsi que sur l’événement lui-même. Ce regard n’est point neutre, mais il est marqué culturellement, comme l’est le film lui-même. WTC est un artefact culturel d’origine américaine qui a aussi eu une réception culturelle en France et en Allemagne. Le nombre et l’intensité des représentations médiatiques qui traitent des attentats du 11 septembre 2001 sur des plans parfois très différents montrent le besoin d’un travail de mémoire dans des domaines variés du champ culturel. Ce besoin continue d’exister toujours, et en Amérique du Nord et en Europe. Il est incontestable que la réflexion sur les attentats, leurs causes et leurs conséquences est loin d’être terminée. Les effets collectifs et traumatiques que l’événement a eus sur la société aux États-Unis, mais aussi en Europe, sont évidents. Nous pouvons découvrir ces effets dans les différentes 17. « film patriotique » (nous traduisons.) 18. « Que Dieu bénisse l’Amérique » (nous traduisons.) 19. « La main sur le cœur et les yeux fixés sur la bannière étoilée, il a reconstitué l’histoire authentique, emblématique, de deux policiers ayant survécu au drame » (Baudin, 2006 : 36). 229 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page230 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 formes de la réflexion et du traitement fictionnels des médias, qu’il s’agisse de la littérature, du cinéma, de la bande dessinée ou d’autres types de médias. L’analyse de WTC a montré que ces formes, en tant qu’instruments destinés à interpréter des événements traumatiques, sont toujours soumises aux cultures et aux mentalités d’origine. Dans le cas de la production hollywoodienne de Stone, nous pouvons observer cela à deux niveaux. D’abord dans la construction narrative puisque nous pouvons clairement reconnaître une structure de base typique du cinéma hollywoodien, structure que celui-ci a initialement empruntée au drame européen pour l’adapter à ses besoins. Ensuite, en ce qui a trait au contenu, l’empreinte américaine réside dans l’héroïsme incarné par les policiers, dans les allusions à la religion et dans d’autres éléments caractéristiques. Quant à la réception du film, celle-ci se révèle très diversifiée en France et en Allemagne. Il est incontestable que WTC est un produit culturel issu d’un contexte américain. En tant que tel, il est confronté à des structures historiques et sociales culturellement différentes dans d’autres espaces culturels. Par conséquent, la réception du film est forcément soumise à une interprétation différente de celle du contexte américain. En Allemagne, les éléments patriotiques provoquent presque automatiquement des réactions de refus ; en effet, une certaine méfiance envers toute remarque patriotique persiste comme résultat de l’expérience du national-socialisme, solidement ancrée dans la mémoire collective. Par contre, bien qu’on soit critique et qu’on ironise même sur le patriotisme américain, ce patriotisme ne surprend pas les critiques français ; en effet, l’identité nationale et la persistance de l’exception culturelle française font partie de l’image que la civilisation française se fait d’elle-même20. Il en résulte une certaine compréhension à l’égard de l’amplification des valeurs nationales aux États-Unis. Nonobstant les évaluations différentes de WTC en Allemagne et en France, le 11 septembre fait 20. Voir Lüsebrink (2011 : 126-128 et 218-224). 230 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page231 TERREUR DANS LA VILLE incontestablement partie de la mémoire collective des deux sociétés européennes. Nous pouvons y observer un point commun avec les États-Unis. Les trois sociétés considèrent les attentats terroristes comme un événement important et menaçant, d’une dimension inhabituelle. En guise de conclusion, bien que nous ayons pu constater que le traitement hollywoodien du traumatisme du 11 septembre 2001 est marqué par des particularités culturelles de la société étatsunienne, celles-ci ont également influencé le regard des deux nations européennes sur la représentation du 11 septembre 2001. Bien qu’il y ait un regard commun européen qui s’exprime par les mêmes formes et modes de perception des critiques, on y décèle aussi des différences dans l’argumentation et dans la réception par la critique journalistique. Ces différences s’expliquent avant tout par des expériences historiques et socioculturelles différentes, telles que la « tradition » de l’antiaméricanisme en France (Roger, 2002), l’américanisation de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale et un certain refus de toute réaction patriotique lié à l’expérience du national-socialisme. 12-Schmidtgall.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:51 Page232 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE ANONYME (2006a), « Dossier : La mémoire des attentats de 2001 », La Croix, 12 juillet, p. 4. (2006b), « Kleine Meinungen », Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 24 septembre, p. 32. ANONYME (2006c), « World Trade Center », Der Spiegel, 25 septembre, p. 168. ANONYME ASSMANN, Jan (1988), « Kollektives Gedächtnis und kulturelle Identität », dans Jan ASSMANN et Tonio HÖLSCHER, Kultur und Gedächtnis, Frankfurt a. M., Suhrkamp, p. 9-19. BARRÉ, Nicolas (2006), « Hollywood et le 11 septembre », Le Figaro, 9 août, p. 15. 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Accompagnées par Paul Ricœur et Paul Veyne de qui le présent texte est inspiré, nos interrogations sont les suivantes : 1) à quoi correspond le concept général d’événement dans le champ des études historiques d’une certaine époque et, à défaut de pouvoir faire l’Histoire du 11 septembre 2001 sans la distance dans le temps que cela implique en principe, qu’est-ce qu’un événement pour un téléjournal ? 2) comment expliquer la thèse de Ricœur qui a trait à « l’enveloppement mutuel1 » de la fictionnalisation en histoire et de l’historicisation de la fiction grâce auquel l’événement est informé ? 3) et, enfin, dans quelles conditions peuton dire que la fiction participe de l’historicisation ou de l’historicité ? 1. Reprenant la proposition de Ricœur, nous pourrions dire que « […] c’est de la confluence entre deux séries d’analyses consacrées respectivement à l’histoire et à la fiction, voire à l’enveloppement mutuel des procédures de refigurations que nous allons maintenant rendre compte » (1985 : 329). 235 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page236 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 L’ÉVÉNEMENT. L’HISTOIRE ET LE TÉLÉJOURNAL Le concept d’événement peut être associé à l’Histoire, mais il exige, pour l’être, que l’historien se prête, pour l’expliquer, à une recherche artéfactuelle. L’« artéfactuel » tient ainsi lieu d’élément factuel en Histoire. L’Histoire se fait à partir des legs artéfactuels et, en conséquence, de ce qui, selon les sociétés et les époques qui les ont générés, est réputé important ou non, voire de ce qui est officiellement ou non réputé important. Ajoutons à ces dernières considérations le fait que la vérité en Histoire est tributaire du sens impliqué par le récit. Le sens, qui se conçoit à partir du « contemporain » et au vu de l’époque visée, tend, en effet, à expliquer le contexte ou l’origine de l’événement. Le concept d’événement peut également être assorti au téléjournal. La forme téléjournalistique participe présumément de moments de saisie de l’événement et fait la promotion de l’instantanéité de leur circulation. Cette logique journalistique, qui tend à exclure toute opération de montage des plans ou d’élimination de moments inopportuns, témoigne de cette instantanéité plutôt que des opérations ou procédés dont, paradoxalement, elle dépend. Grâce à des appareils d’enregistrement, qui engendrent des images et des sons, de même qu’à des appareils de diffusion, la forme téléjournalistique se rapporte au surplus à l’idée de l’empreinte2. À propos des événements dont les médias permettent la circulation, la tendance est, somme toute, de penser qu’il s’agit d’événements vrais. L’accomplissement de l’acte poétique téléjournalistique dépend ainsi de l’émergence des formes que les supports rendent possibles, en les dotant de certaines qualités et, par conséquent, d’autant de présomptions. L’histoire en Histoire témoigne non seulement d’événements éloignés dans le temps, mais également d’événements qui se succèdent dans un temps plus ou moins long. Le récit d’événements soumis à une vitrine téléjournalistique participe, au 2. Le numérique invite à la nuance et, mais dans un autre contexte que celui-ci, à discussion. 236 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page237 ÉCRITURES DE L’HISTOIRE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 moins en pensée, de l’instantanéité et tient, le plus souvent, dans un temps court – d’où s’explique, par ailleurs, le fait que ces événements tiennent lieu d’« actualités » ou sont associés à la nouvelle. À défaut de trouver à la prolonger autrement, le téléspectateur est souvent soumis au passage en boucle de la même nouvelle dont le mérite est justement de la faire durer. Il y a ainsi des répétitions, de même que des informations plus ou moins pertinentes qui constituent de véritables greffons, voire des scories journalistiques, qui éloignent le téléspectateur de l’essentialité de l’événement, parfois horrible, en le plaçant dans une situation d’attente. Celle-ci ne manque pas d’encourager chez lui ce que Ricœur appelle une « admiration inversée » (1985 : 341) que l’horreur ou la terreur satisfont : L’horreur isole en rendant incomparable, incomparablement unique, uniquement unique. Si je persiste à associer [l’horreur] à l’admiration, c’est parce qu’elle inverse le sentiment par lequel nous allons au-devant de tout ce qui nous paraît porteur de création. […] Plus nous expliquons historiquement, plus nous sommes indignés ; plus nous sommes frappés par l’horreur, plus nous cherchons à comprendre (1985 : 341). La tendance, très largement partagée, est de croire que les médias tendent à « singulariser » l’événement, soit, dans le cas du 11 septembre 2001, à le médiatiser à tous crins. Ils le font au point que la médiation acquiert, par et pour elle-même, un caractère événementiel. Bien que l’événement téléjournalistique s’inscrive dans la mémoire, il tend à laisser le spectateur averti en mal d’explications. La recherche de compréhension que stimule l’horreur, la recherche de sens ou de vérité, justifie sans doute que nous revenions encore sur le 11 septembre 2001. 237 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page238 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 SUR L’ENVELOPPEMENT MUTUEL DE LA FICTIONNALISATION EN HISTOIRE ET DE L’HISTORICISATION DE LA FICTION La couverture téléjournalistique d’un événement mondain, la rapidité avec laquelle la nouvelle arrive de même que la réputation de vérité qui lui est associée tendent à expliquer la prévalence que certains accordent tout de même à ce type d’« histoires » ou, plutôt, de « non-histoires », puisque, et selon l’expression consacrée, le téléjournal ne fait pas d’histoires, il les trouve pour en témoigner3. Tout événement téléjournalistique n’en constitue pas moins un récit, en raison de l’acte poétique qui est le sien. Il fait, à l’instant même, Histoire. Il participe, par ailleurs, à la réserve d’événements que les médias sont à constituer et qui acquerra, avec le passage des années, une valeur artéfactuelle dans l’esprit du futur petit ou grand historien. Le téléjournal tient ainsi lieu de chronique par rapport aux événements qui ont cours. Mais qu’est-ce donc qu’une histoire pour l’Histoire ? La réponse revient à Ricœur qui nous dit qu’elle […] doit être plus qu’une énumération d’événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible, de telle sorte qu’on puisse toujours demander ce qu’est le « thème » de l’histoire. Bref, la mise en intrigue est l’opération qui tire d’une simple succession une configuration [ou constitue, comme Ricœur le mentionne plus loin en reprenant l’expression de Veyne, « une synthèse de l’hétérogène »] (1983 : 127 et 128). Les éléments hétérogènes soumis à intrigue comprennent, selon Veyne, des buts, des causes et des hasards. Ces déclinaisons, qui sont sans doute nécessaires à l’histoire de l’Histoire, tendent à expliquer l’événement, soit ce qui se produit de façon 3. Il y a bien sûr des émissions dans lesquelles des événements sont soumis à discussion et analysés à partir d’enquêtes faites sur le terrain ou de documents de toutes espèces. 238 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page239 ÉCRITURES DE L’HISTOIRE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 plus ou moins inattendue et qui, étant en principe non enclin à répétition, a quelque chose d’exceptionnel. Il y manque toutefois, dit Ricœur, l’« unité d’une totalité temporelle » par quoi « le divers » (1983 : 129) cède à l’intrigue son introduction, son développement et sa conclusion. Partant, l’événement aurait un caractère exceptionnel et serait soumis à une intrigue qui, comme son nom l’indique, intrigue puisque le lecteur, le téléspectateur ou le spectateur est destiné à attendre la fin du récit pour en connaître le dénouement. Les historiens ont admis qu’il leur fallait faire preuve d’imagination et, encore, doublement : une première fois pour viser le passé et une deuxième fois pour en témoigner par le récit. Si la « réeffectuation » de la réalité du passé est nécessaire, elle passe, nous dit Ricœur, par cet « organon » qu’est l’imagination. « On n’a pas oublié […] l’union intime entre l’imagination historique et la réeffectuation. Celle-ci est le télos, la visée et le couronnement de l’imagination historique ; cette dernière, en retour, est l’organon de la réeffectuation » (1985 : 335). Admettant cela, il est une invitation à réflexion à l’égard des legs de l’Histoire et du recours de l’imagination dont dépendent les récits historiques. À cet égard, tout récit de l’Histoire se prêterait au jeu de la fictionnalisation. Si, en Histoire, le rapport de dépendance a été largement établi entre l’événement lui-même et l’intrigue en vertu de laquelle celui-ci est soumis à fictionnalisation, à « optique » (selon Veyne4) ou à « jugement » (selon Ricœur5), cela n’a pas été fait concernant l’événement téléjournalistique. Le vœu d’objectivité, commun aux médias, justifie, superficiellement sans doute, le défaut de reconnaissance d’optique, voire le défaut de reconnaissance du jugement dont on sait pourtant qu’ils accompagnent 4. Dans Comment on écrit l’histoire, Veyne précise : « […] ni l’essence ni les buts ne tiennent à la présence de ce personnage [l’homme], ils tiennent à l’optique choisie ; l’histoire est ce qu’elle est, non pas à cause d’on ne sait quel être de l’homme, mais parce qu’elle a pris parti d’un certain mode de connaître » (1996 : 13). 5. Ricœur en parle dans les trois tomes de Temps et récit. 239 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page240 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 tout fait représentationnel. Si la vérité de l’événement téléjournalistique, qui est parfois assortie (comme ce qui en sort et y revient) à l’institution, se trouve renforcée par l’instantanéité présumée des images, la provenance de celles-ci est parfois incertaine et le discours qu’on tient autour d’elles paraît indirect ou insignifiant. Indirect, car il s’agit le plus souvent d’un discours rapporté et insignifiant ou peu significatif par défaut de recherche du sens et de la portée historique des événements. Mais, il faut y insister, bien qu’étant davantage pourvu d’informations que d’explications, et d’explications qui, sous la forme d’une intrigue, s’inscriraient dans une optique historienne, l’événement dont témoigne, par hypothèse, le téléjournal risque, comme il a été dit, de faire mémoire. Il le fait, insistons-y, en laissant le téléspectateur averti insatisfait quant au défaut d’explications qui est le sien et quant aux critères de vérité qui ont, en principe, contribué à le définir. Au terme de cet exercice au cours duquel des arguments opposés se sont affrontés et des poétiques différentes ont été explorées, aura été admis le fait que l’événement téléjournalistique et l’événement en Histoire sont, différemment, soumis à fictionnalisation. On remarquera que la fictionnalisation en Histoire est un fait admis tandis que la fictionnalisation téléjournalistique tient lieu de déni par tradition ou présomption. LA FICTION. L’HISTORICISATION ET L’HISTORICITÉ Veyne, qui discutait des façons de réfléchir sur ce qu’on pourrait appeler une éthique de l’Histoire, admettait que l’Histoire n’est pas une science, qu’elle n’a pas de méthode6, voire qu’elle n’existe pas. Aussi bien prétendre, ce qui constituerait un 6. « Il n’existe pas, dit-il, de méthode de l’histoire parce que l’histoire n’a aucune exigence : du moment qu’on raconte des choses vraies, elle est satisfaisante. Elle ne cherche que la vérité, en quoi elle n’est pas la science, qui cherche la rigueur. Elle n’impose pas de normes, aucune règle du jeu ne la soustend, rien n’est inconcevable pour elle. C’est là le caractère le plus original du genre historique » (Veyne, 1996 : 25). 240 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page241 ÉCRITURES DE L’HISTOIRE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 contresens, qu’elle ne se fait pas (au sens fort du terme qui implique l’idée de fabrication) ou, ce qui constituerait une autre aventure, que, se faisant, elle est susceptible de se faire partout, comme l’écrit Veyne : « [E]ntre l’histoire, l’ethnographie descriptive et la sociologie comme histoire de la civilisation contemporaine, la distinction est purement traditionnelle ou fondée sur les institutions universitaires » (1996 : 38). À la lumière de ces deux approches de l’Histoire, en vertu desquelles est supposé que l’Histoire est assortie au récit et prétendu que toute approche disciplinaire (ethnographie, sociologie, etc.) comme, sans doute, tout support d’écriture (téléjournal, vidéo, etc.) font l’Histoire à leur manière, il nous est loisible d’admettre, en passant par les précautions d’usage, qu’il y a de petites histoires, qui concernent chacun d’entre nous, et qu’il y a une grande Histoire, celle qui a trait à l’humanité. Cela étant admis, force est de convenir qu’il y a de petits et de grands historiens. Les petits historiens, ce sont ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont pris la parole en pensant au 11 septembre 2001. Les petits historiens semblent partager une même préoccupation à propos du 11 septembre 2001. À supposer qu’une préoccupation relève, en toutes circonstances, d’une interrogation qu’aucune réponse ne satisfait, les interrogations sont restées les suivantes : comment s’expliquer le 11 septembre 2001 ? Comment faire l’Histoire de cette histoire ? Les pages qui ferment ce texte seront consacrées à l’examen de l’Histoire du 11 septembre 2001 à laquelle de petits historiens se sont prêtés par l’écriture de fictions. Certains prétendent que la fiction participe, à sa manière, mais d’une manière qui n’est pas moins vraie qu’une autre (Ferro), à l’écriture de l’Histoire ou au jeu de l’historicisation (Ricœur) et de l’historicité (Veyne). Ces considérations tiennent, comme en témoigne cette longue introduction qui y a préparé, à l’exploration de la refiguration dont Ricœur nous dit qu’elle est commune au récit de fiction et au récit de l’Histoire. Cet exercice commun de refiguration devait par ailleurs justifier, chez lui, l’idée d’un enveloppement mutuel du récit historique et du récit de fiction. Filant 241 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page242 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 sa pensée, nous considérerons ici l’historicisation et l’historicité de la fiction à partir de quelques films ou, parce qu’il ne s’agira pas de nous prêter à leur analyse méthodique, de certains des idées, optiques ou jugements qui y sont contenus. L’historicisation de la fiction tient, notamment, au fait que chacun des récits est, qu’on le veuille ou non, daté. « Ainsi, nous dit Ricœur, tous les souvenirs accumulés par la mémoire collective peuvent-ils devenir des événements datés, grâce à leur réinscription dans le temps calendaire » (1985 : 333). Si cela apparaît avec plus d’évidence lorsqu’il s’agit de se prêter à des cérémonies commémoratives, voire à des rappels d’événements horribles comme ceux du 11 septembre 2001, cela est aussi vrai à propos du quotidien ou de l’apparence de quotidien versés au compte des films et dont, sans doute, le néoréalisme tient lieu d’exemple. Parce que les films néoréalistes se tiennent justement au plus près du quotidien, ils témoignent d’une période de l’Histoire de l’Italie. Dans le film Le voleur de bicyclette, il y a une séquence dans laquelle un homme et une femme discutent tandis que cette dernière est en train de puiser l’eau à un puits communautaire aménagé avec des moyens de fortune. Cette seule image suffit à faire comprendre dans quel état l’Italie s’est retrouvée au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. C’est, bien sûr, le cas à la condition qu’on en déduise que la ville avait été bombardée et que le système d’aqueduc avait été détruit. On conçoit, dès lors, que l’historicisation ne tient pas qu’au système de datation référencié par le récit, elle tient également à la mise en récit, aux procédés utilisés qui permettent de « configurer » une certaine époque, soit, au terme de la réception, de se la figurer. La fiction[, en effet,] donne au narrateur horrifié des yeux. Des yeux pour voir et des yeux pour pleurer. L’état présent de la littérature de l’Holocauste le vérifie amplement. Ou bien le décompte des cadavres ou bien la légende des victimes. Entre les deux s’intercale une explication historique, difficile (sinon impossible) à écrire, conforme aux règles de l’imputation causale singulière (Ricœur, 1985 : 342). 242 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page243 ÉCRITURES DE L’HISTOIRE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 Tout cela participe de la même logique que celle précédemment défendue selon laquelle divers supports, télévisuel ou filmique par exemple, permettent le déploiement d’autant de poétiques, dont le téléjournal servait d’exemple d’entrée et la fiction au cinéma à sa suite. Ces supports et ces poétiques, qui participent chacun à leur manière de l’Histoire-calendrier, sont, à propos de l’écriture de l’Histoire et de l’idée qu’on s’en fait, déterminants. Ils le sont, bien sûr, en raison des fonctions qui leur sont dévolues et, comme il a été dit, des présomptions qui leur sont attachées. La question de l’historicité exige des explications supplémentaires. Si « l’[H]istoire est, nous dit Veyne, récit d’événements : tout le reste en découle » (1996 : 14). Tout le reste, ce ne sont pas des événements, tout le reste, dit encore Veyne, ce sont les non-événements, ce sont des idées que nous nous faisons des événements et qui restent dans les mémoires. [L’]historiographie traditionnelle étudiait trop exclusivement les bons gros événements reconnus comme tels depuis toujours ; elle fait de l’« histoire-traités-et-batailles » ; mais il restait à défricher une immense étendue de « non-événementiel » dont nous n’apercevons pas même les limites ; le nonévénementiel, ce sont des événements non encore salués comme tels : histoire des terroirs, des mentalités, de la folie ou de la recherche de la sécurité à travers les âges. On appellera donc non-événementiel l’historicité dont nous n’avons pas conscience comme telle ; l’expression sera employée en ce sens […], et c’est justice, car l’école et ses idées ont assez prouvé leur fécondité (1996 : 34). À propos de l’« Histoire-batailles » du 11 septembre 2001, chacun sait que les travailleurs qui se sont trouvés dans les deux tours jumelles ont été victimes de kamikazes qui ont jeté leurs avions sur elles. Chacun sait également qu’ils ont instrumentalisé leur mort dans la mesure où ils s’en sont servis comme s’il s’était agi d’une arme de destruction massive. Les États-Unis y ont répondu en employant, entre autres, des bombes dites « intelligentes ». Il n’empêche que l’attaque perpétrée contre les deux 243 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page244 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 tours a décimé, sans compter ceux qui sont morts par la suite, plus de 3 000 New-Yorkais et que la riposte étatsunienne a fait 650 0007 ou 1 455 5908 morts depuis l’invasion de 2003, selon les sources d’informations sur lesquelles l’on s’arrête et auxquelles l’on décide d’accorder crédit. Mais reprenons, hormis l’Histoire-batailles, il est, nous dit Veyne, « une immense étendue de “non-événementiel” dont nous n’apercevons pas même les limites [et dont fait partie l’]histoire des terroirs, des mentalités, de la folie ou de la recherche de la sécurité à travers les âges » (1996 : 34). Bien que le 11 septembre ait, encore aujourd’hui, l’importance que l’on sait, son historicité est encore en train de se faire. L’Histoire du 11 septembre participe d’événements dont on ne saurait remettre en question le caractère atroce, mais elle tient également à une historicité des mentalités à laquelle les médias, d’ici et d’ailleurs, se sont livrés et se livrent encore sans toujours la remettre en cause. Prêter attention à ce que Veyne appelle l’« historicité », c’est, sur le plan idéologique auquel elle répond ou correspond, veiller sur l’historicisation, soit sur la manière dont l’Histoire et tout récit historique s’écrivent ; c’est, autrement dit, considérer cette manière et c’est le faire avant de soumettre l’événement à l’intrigue – dont on sait qu’elle est, selon les vertus de l’Histoire, encline à témoigner d’un thème, d’une optique, d’un jugement, d’un sens, c’est-à-dire d’une vérité. Tout récit de fiction se prête, d’une certaine manière, au jeu de l’historicité. 7. Voir http://www.rue89.com/2008/05/08/au-nombre-de-morts-com bien-de-11-septembre-par-mois-en-irak, (juin 2012). 8. Voir http://owni.fr/2011/05/02/les-300-000-morts-de-la-guerrecontre-le-terrorisme, (juin 2012). 244 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page245 ÉCRITURES DE L’HISTOIRE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DES FICTIONS Les films de fiction qui servent ici d’exemples se trouvent dans les circuits commerciaux. Leur intérêt vient précisément de là puisque, et dans tous les sens qu’on voudra, c’est bien ici du commerce des idées ou des idéologies qu’il s’agit. Bien que ces films, World Trade Center et La rage de vivre, renvoient à des événements réels, ils sont réputés fictionnels, soit, dans le premier cas, en raison des procédés utilisés, soit, dans le second cas, en raison du récit qui est soumis à l’invention. Si le premier film, justement intitulé World Trade Center, tire profit de l’événement lui-même, soit de la destruction des tours, le second, La rage de vivre, se prête à ce qu’un Marc Ferro appellerait sans doute une contre-analyse de la société étatsunienne. Le film World Trade Center a un caractère événementiel dans la mesure où l’action a lieu au moment des événements du 11 septembre, tandis que La rage de vivre a d’abord un caractère préévénementiel : le film renvoie à des événements précédant le 11 septembre 2001, mais il y conduit. Il invite à réflexion en ce qu’il interroge l’idéologie des conquérants de la finance et la met à mal. Le conquérant, c’est le père, celui qui est incapable de sortir de son travail de financier pour s’occuper de sa famille. Le plus vieux de ses fils s’est suicidé, alors que le second agit comme un père pour sa petite sœur, victime de ses pairs. Vers la fin du film, au moment où des réconciliations semblent possibles, au moment où une meilleure conciliation travail-famille est privilégiée, une page du calendrier apparaît : nous sommes, dit le film, le 11 septembre. Le fils, auparavant délaissé, attend, avec espoir, son père. À ce moment, il se trouve dans un vaste bureau en haut d’une tour. Le reste, le spectateur le devine. Ce fils, auquel le spectateur se sera attaché, se sera retrouvé, imaginairement, parmi 3 000 autres disparus. Mais le film ne s’arrête pas à cet instant. Le reste du film donne à voir le même père, un haut dirigeant de la finance rappelons-le, qui a compris la leçon. L’allégorie à laquelle paraît se prêter la fiction semble mettre en jeu la question de la domination financière sur des valeurs filiales, 245 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page246 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 voire humaines ou humanitaires. Peu s’en faut pour que le spectateur soit amené à réfléchir sur la mondialisation et sur le privilège qu’elle accorde à son exercice financier au détriment de la culture ou de certaines cultures9. Dans le film World Trade Center, des familles sont mises en scène, qui rappellent, entre autres, l’existence réelle de deux policiers (McLoughlin et Jimeno) retrouvés dans les décombres des deux tours. Ce sont un ex-infirmier redevenu un bon citoyen et un excellent soldat issu des Forces de la marine qui les retrouvent. Ce dernier prononce les deux phrases qui suivent : « On croirait, dit-il, que le Tout-Puissant a déroulé comme un rideau de cendre à seule fin de nous épargner ce que nous ne sommes pas prêts à voir. » Cette première phrase témoigne de ce qu’aura été le 11 septembre pour les États-Unis : quelque chose d’inconcevable. La deuxième phrase que le même personnage prononce annonce la riposte : « Ils vont avoir besoin de bons soldats s’ils veulent venger cela. » Il y a, ces films de fiction le disent, un avant, un pendant et un après au 11 septembre. Pendant, il y a eu des morts, des orphelins de père ou de mère, des colères, des incompréhensions, des haines, des contradictions, des écrits, des lettres échangées, des angoisses10. Après, la peur s’est installée. « Cet événement, nous dit Jean Baudrillard, c’est la mère des événements » (2001 : 10). L’étant, elle invite à des prises de position. Celles-ci (idées, optiques ou jugements) sont ainsi déployées à partir de ces deux 9. Il y a eu des questionnements autour de l’exercice de la mondialisation grâce auxquels a été admis qu’elle a fait des inclus et des exclus. Le phénomène des exclus de la mondialisation, pense Alain Touraine, tend à expliquer, et non à justifier, ces actes terroristes. Voir Godbout et Roy (2001). 10. Il y a un autre film, commémoratif celui-là, qui, réalisé par de petits historiens, c’est-à-dire des New-Yorkais, témoigne de ce qu’aura été le 11 septembre. Ce film, 102 minutes qui ont changé le monde, regroupe un nombre appréciable de films tournés au moment de la chute des deux tours. Si le spectateur y est tenu à distance de l’effondrement de ces tours, il est au plus près de l’intimité de l’émotion des New-Yorkais. La perception, qui est le legs de toute image, y est affectée et, au surplus, chargée d’un point de vue : ce que l’on voit, c’est, en définitive, ce que les New-Yorkais pensent de ce qui arrive. 246 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page247 ÉCRITURES DE L’HISTOIRE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 films de fiction qui participent de l’historicisation grâce au récit qu’ils font de l’événement du 11 septembre. En proposant des façons de le concevoir, ces films se prêtent également à l’historicité. Suivant le principe de l’historicisation et de l’historicité, dont le récit fait le jeu, nous sommes autorisée à déduire que la mort du fils prometteur suscite la réflexion, tandis que celle des 3 000 New-Yorkais que le film World Trade Center rappelle invite à la riposte. Il le fait en insistant sur l’idée, non discutable assurément, qu’aucun citoyen ne méritait le sort qui lui a été réservé, et peut-être encore moins ceux, policiers ou pompiers, qui ont porté secours aux travailleurs des deux tours. Parce qu’il participe de l’historicisation et de l’historicité, tout récit, même fictionnel, met en scène des idées, des optiques et des jugements et invite le spectateur à y prendre part. Chaque film de fiction constitue ainsi un laboratoire où des jugements sont, comme le dit Ricœur, essayés11, qui font Histoire ou participent de l’historicité. 11. Voir Ricœur (1990 : 230). 13-Roy.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:46 Page248 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE BAUDRILLARD, Jean (2001), L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée. FERRO, Marc (1977), Cinéma et histoire, Paris, Denoël et Gonthier. RICŒUR, Paul (1983), Temps et récit, t. 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil. RICŒUR, Paul (1985), Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil. RICŒUR, Paul (1990), Soi-même comme un autre, Paris, Seuil. VEYNE, Paul (1996), Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil. FILMOGRAPHIE COULTER, Allen (2010), La rage de vivre, États-Unis, Underground Films, 112 min. GODBOUT, François, et Réal ROY (2001), « Le monde après le 11 septembre », réalisé dans le cadre des Grandes Rencontres du Cégep Limoilou, entretien avec Alain Touraine, historien, 58 min. RITTENMEYER, Nicole, 102 minutes qui ont changé le monde, Distribution France 3, 92 min. STONE, Oliver (2006), World Trade Center, États-Unis, Paramount Pictures/Double Feature Films/Intermedia Films/Kernos Filmproduktionsgesellschaft & Company, 128 min. 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page249 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI Alice van der Klei Université du Québec à Montréal, Figura Je me demande à quel événement on est prêt à croire, quel événement on est en train de faire, de fabriquer… Martine DELVAUX, Ventriloquies. Les événements du 11 septembre 2001 à New York ont marqué l’imaginaire contemporain avec des moments et des images-clés. Annie Dulong expliquait à la journaliste Chantal Guy, au moment de la parution de son roman Onze (2011) qui se déroule pendant les attentats : C’est une histoire qui dure 102 minutes […] c’est structuré comme un blockbuster ! Le premier avion qui attire les regards, le deuxième avion qui vient déterminer ce qu’on pense du premier, le Pentagone, la première tour, le vol 93, la deuxième tour… C’est une intrigue avec des moments clés (Guy, 2011). Les attentats se sont déroulés à la manière d’un récit bien ficelé, d’une construction narrative fabriquée grâce à des images et à une chronologie précise rapportées au moment même de leur apparition par tous les médias occidentaux. Par sa diffusion immédiate, cette mise en récit a assuré aux événements un très 249 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page250 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 grand retentissement. L’onde de choc s’est fait sentir sur un vaste territoire : même à 600 kilomètres de distance, on pouvait avoir l’impression que cela se passait chez soi, que les attentats nous touchaient directement, comme si nous y étions. Montréal est à six heures de New York. Le ciel y était tout aussi dégagé qu’à Manhattan. En fait, les tours du World Trade Center sont à ce point proches des tours du centre-ville de Montréal que celles-ci ont été évacuées au moment des attentats, tout comme l’a été la tour de la Bourse dans le Vieux-Montréal. Il était facile d’avoir l’impression, à Montréal, de vivre les événements en direct. Et même, dans une certaine mesure, d’en faire partie. Avec Dulong, nous nous sommes demandé d’ailleurs comment, dix ans après les événements, les auteurs québécois pouvaient témoigner de l’effondrement des tours du World Trade Center depuis Montréal. Nous voulions savoir quelles traces les images de ces événements avaient laissées dans l’imaginaire d’ici. Nous avons donc proposé à la revue montréalaise Mœbius un dossier intitulé « Réinventer le 11 septembre ». Le numéro a paru en septembre 2011, pour marquer les dix ans des attentats. Aux auteurs de ce numéro, nous avions demandé : Quelle trace reste-t-il des images qui ont été martelées pendant des mois en 2001 ? Comment ont-elles habité, transformé notre imaginaire ? Et comment nous, les auteurs québécois, pourrions-nous nous approprier les événements, et faire en sorte qu’émerge une voix autre que celle des Américains ou des Français ? (Dulong et van der Klei, 2011 : 8) Les textes de ce collectif, particulièrement les nouvelles de Martine Delvaux et de Mathieu Arsenault, sont marqués par les images-clés de l’effondrement des tours répétées dans les médias. On retrouve également ce martèlement médiatique dans cinq romans dans lesquels nous analyserons l’interprétation des événements par les auteurs. En ordre chronologique de publication, il s’agit de Ventriloquies (2003) de Martine Delvaux et Catherine Mavrikakis, Vu d’ici (2008) de Mathieu Arsenault, Compter jusqu’à cent (2008) de Mélanie Gélinas, La chute du mur (2010) 250 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page251 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI d’Annie Cloutier et Onze (2011) d’Annie Dulong. Dans les textes québécois, nous verrons comment l’intériorité de l’expérience du 11 septembre n’est pas immédiate. On assiste à une prise en charge graduelle de l’événement sur un mode fictionnel, prise en charge qui va de la simple interruption d’un récit (chez Delvaux, Mavrikakis et Arsenault) à une représentation in medias res (chez Gélinas, Cloutier et Dulong). DIRE LA SURPRISE DE L’ÉVÉNEMENT Les événements du 11 septembre 2001 sont apparus pour bien des gens comme une surprise, une surprise marquante, qui les interpellait immédiatement, malgré leur caractère foncièrement médiatique. Ainsi, comme l’explique Sylvie Servoise, un événement serait défini par sa capacité à surprendre l’imaginaire collectif : L’extraordinaire attractivité visuelle des attentats contre les Twin Towers et la condensation des symboles visés […] renvoient à deux autres critères définitoires de l’événement : la surprise (l’événement constitue un revirement inattendu) et la capacité de frapper durablement les esprits (2011). De tels événements viennent suspendre le cours de l’histoire, car ils paraissent imprévus et provoquent une rupture dans le quotidien. Ils marquent aussi l’imaginaire collectif. Jacques Derrida nuance de plus la définition de l’événement en insistant sur l’impossibilité d’une imagination ou d’une construction symbolique préalable1 : « L’événement en tant qu’événement, en 1. En fait, penser ce que signifie un événement depuis la littérature québécoise est influencé par un événement qui a eu lieu au Centre canadien d’architecture à Montréal le 1er avril 1997 où Derrida a prononcé une conférence sur comment penser l’événement dont le texte a été publié en 2001. Il s’agit du séminaire « Dire l’événement, est-ce possible ? » organisé par Alexis Nouss et Gad Soussana. Ce séminaire s’est avéré faire lui-même événement dans la vie des universitaires et penseurs montréalais, les billets d’entrée étant très convoités. Nous verrons qu’il est cité dans deux des ouvrages traités dans cet article. 251 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page252 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 tant que surprise absolue, doit me tomber dessus. […] [L]’événement c’est ce qui peut être dit mais jamais prédit » (2001 : 97). La surprise est telle qu’elle ne peut même pas avoir été imaginée auparavant. L’inévitable surprise que provoque la tragédie entraîne un délai dans sa reconnaissance, dans ce qui peut en être dit. Pour Derrida, quelque chose devient un événement au moment de la prise de parole. L’expérience de l’événement est avant tout vécue comme ce qui dérange le quotidien et devient une opposition entre le possible et l’impossible (Derrida, 2001 : 100). Les premiers textes qui ont mentionné le 11 septembre 2001 au Québec n’ont pas intégré l’événement entièrement, ils n’ont été que « perturbés » dans le fil du récit en cours où l’événement est un élément interruptif. C’est le cas dans Ventriloquies, l’un des premiers textes québécois de l’après-11 septembre. Dans cet échange épistolaire entre Delvaux et Mavrikakis publié en 2003, le 11 septembre 2001 n’est pas central à l’intrigue, mais surgit et interrompt le dialogue, qui porte par ailleurs sur la question de la filiation : Cleveland, le 18 octobre 2001. Chère Catherine, le 11 septembre est venu interrompre notre correspondance, l’attaque terroriste contre les États-Unis est venue parasiter notre conversation, cet événement mais aussi tout le brouhaha quotidien qui fait du bruit dans nos vies, comme si on s’était perdues d’ouïe… […] Comme toi, je suis étourdie par la suite infinie de noms, de phrases, d’aphorismes, de menaces, d’annonces, d’avertissements, de prières. […] Il y a quelque chose de terrible dans la façon dont la représentation télévisée, en cherchant à rendre les événements sur le vif, vide la réalité de ses sens (Delvaux et Mavrikakis, 2003 : 36). L’événement est si frappant que les deux écrivaines doivent l’incorporer dans leur récit. À partir de ce moment, une histoire devant être racontée, l’événement engendre donc du narratif et change momentanément le cours du récit. Dans des lettres de Montréal, le 6 octobre 2001, dans le cas de Mavrikakis, et de Cleveland, le 18 octobre 2001, pour Delvaux, les deux écrivaines intègrent ce qui vient de se passer à New York. Elles réagissent 252 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page253 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI avec stupeur aux événements, avant de reprendre le fil de leur histoire. Delvaux reviendra sur cette idée d’un élément perturbateur dans « Le bleu du ciel », sa nouvelle publiée dans « Réinventer le 11 septembre ». Le quotidien et ce sentiment de calme laissé par un ciel bleu sans faille sont essentiellement perturbés par l’événement. Le personnage principal parle d’ailleurs du rêve américain, voulant faire découvrir le berceau de l’Amérique à son amoureuse : C’était le début de l’automne. On était à Montréal, elle arrivait de Moscou. […] On voulait partir pour New York. New York était la ville des villes, impossible à saisir, impossible à écrire. Elle échappait, refusait d’être enchaînée même par l’imaginaire. […] C’était septembre. L’automne commençait à valser devant nos yeux. Le ciel était bleu, magnifique, flamboyant de lumière. […] Ce jour-là, le bleu du ciel, sans nuages, […] on ne pouvait imaginer les choses autrement (2011 : 11-14). Même si l’on ne peut s’imaginer que cette sérénité puisse être perturbée, dès que l’imprévisible survient, l’histoire déraille et l’événement demande à être raconté. René Audet, dans ses travaux sur la phénoménologie de l’événement selon Claude Romano, parle d’un « événement comme agent de la narrativité » (2011 : 39). L’événement est alors perçu comme un porteur de sens. Pour Romano, celui qui est impliqué dans un événement est transformé par celui-ci, parce qu’il en vient à se comprendre autrement dans un contexte singulier (1998 : 56-57). Mais, l’événement advient dans le dire d’un récit ; il ne se limite pas à sa propre factualité, à des faits bruts dont voudrait rendre compte l’information journalistique. Les journalistes donnent également leur part d’interprétation à l’événement. C’est également le sens que lui accorde Derrida. Delvaux, dans la lettre datée du 18 octobre 2001 de Ventriloquies, fait justement référence au philosophe et à la nécessité de reconstruire l’événement en le racontant : 253 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page254 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Les Américains peuvent aujourd’hui se dire les victimes de cet événement : ils disent, construisent, manipulent cet événement qui vient de leur arriver. Mais comme le suggère Derrida, si on peut dire un événement, c’est qu’événement il n’y a plus vraiment, car un événement, s’il est vraiment événement – surprise, étonnement, apparition, révélation… –, ne se donne pas à dire. Dès qu’il est dit, l’événement n’est plus ce qu’il était. Il n’est pas simplement rapporté. Il est transformé en un nouvel événement, un événement qui devient quelque chose à travers l’acte de raconter (Delvaux et Mavrikakis, 2003 : 38). Avant que l’événement puisse être dit, il y a donc la surprise, qui vient perturber le quotidien et le familier. Dès qu’il a été raconté, mis en parole et en récit, il perd son statut d’événement brut pour devenir un récit. On pourra le raconter et il finira par se stabiliser, par se transformer en une chronologie de momentsclés orchestrés dans un déroulement précis. LE DIRE MÉDIATIQUE DE L’ÉVÉNEMENT L’événement contemporain est avant tout médiatique, avec un récit qui est d’abord relayé par les médias. Cette dimension médiatique est au cœur de notre compréhension du 11 septembre 2001. Les événements y sont vécus par l’intermédiaire de la télévision. Il y a un écran entre le sujet et le monde. « La première image qui vient à l’esprit quant au dire de l’événement, c’est l’information. La TV, la radio, les journaux nous rapportent les événements, nous disent ce qui s’est passé ou ce qui est en train de se passer » (Derrida, 2001 : 89). Avec les attentats, les médias ont présenté les images en boucle, et la répétition a transformé l’événement singulier en un fait universel. La nouvelle de Delvaux « Le bleu du ciel » illustre bien comment les médias viennent perturber la quiétude des gens en relatant la catastrophe. RDI, la chaîne d’information continue de Radio-Canada, joue en trame de fond et montre les tours enveloppées d’une épaisse fumée. Ici, il s’agit de RDI et non de CNN, indicateur que l’événement est vécu depuis Montréal : 254 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page255 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI Dans le silence nouveau de la maison, j’avais allumé la télé. Les nouvelles du matin, RDI, l’oreille distraite sur les grands titres. Toute cette rumeur des choses de la vie qui vient meubler l’intérieur. […] Soudainement les tours jumelles me sont apparues sur l’écran, enveloppées de fumée. Elles devenaient de plus en plus grandes devant mes yeux, et de plus en plus seules. On criait qu’elles allaient tomber. Un coup fatal leur avait été porté (Delvaux, 2011 : 16). L’image des tours du World Trade Center enfumées prend ici toute la place à l’écran, non seulement elles remplissent l’espace médiatique international, mais cette image médiatique des tours qui vont s’effondrer s’insère également dans les écrits de fiction. En faisant référence aux jours qui ont suivi la catastrophe, Mavrikakis écrit, le 6 octobre 2001 dans Ventriloquies, combien les grandes chaînes de télévision étatsuniennes tentaient de mettre des mots sur l’événement et essayaient de l’expliquer, mais que ce n’était pas possible. Le brouhaha était complet : Chère Martine, ça parle sans cesse, ça n’arrête pas de parler, ça cause, mais qu’est-ce que ça cause… Ça piaille, ça crie, ça dit n’importe quoi. […] Ça parle… Sur CNN, ABC, NBC, CBS, toute la journée, à toutes les heures. Ça parle tout le temps. […] Je zappe, mais c’est encore ça. […] Nous aussi, nous voulons participer à la cacophonie du monde. […] À la vitesse des événements (Delvaux et Mavrikakis, 2003 : 3233). Dans les médias, l’événement donne lieu à une accumulation de faits et d’images montrés en boucle. L’événement est la surprise même, le moment unique qui frappe et perturbe ; ensuite, il ne reste plus qu’à créer une intrigue qui se configure dans la répétition des moments-clés et l’enchaînement des figures. Contrairement aux récits littéraires, les récits médiatiques tentent de rapporter les faits en temps réel. Au-delà d’une orchestration faite par les médias de l’événement, Audet reprend les idées de Romano pour expliquer que l’événement est le moteur de la narrativité. L’événement est une création continuelle de soi qui se situe hors du temps, et non pas dans le temps réel 255 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page256 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 de ce qui se déroule. Le sujet est seul face à l’événement qu’il reconstruit dans son imaginaire. Par le pouvoir hypnotique de l’image médiatique, l’événement se transforme en une cacophonie de mots. Le sujet qui regarde l’image à la télévision ne peut dire ni s’approprier l’événement. Dans Vu d’ici (2008) d’Arsenault, on suit les réflexions d’un narrateur angoissé, perdu dans une banlieue québécoise, qui n’arrête pas de zapper en attendant qu’un événement se produise. Le personnage principal, apathique, a le regard vissé sur la télévision et ne réussit pas à s’approprier ce qui s’est passé le 11 septembre 2001 : Le 11 septembre est terminé depuis des années […] il ne se passe rien il n’y a pas d’intrigue pas de salut et ce qui est horrible c’est qu’on apprend plus rapidement à fréquenter les atrocités en changeant de chaîne ou en fixant le vide qu’à douter de tout devant le spectacle de l’effondrement du monde (2008 : 40). Arsenault reprendra cette même figure d’images médiatiques télévisées abrutissantes dans sa nouvelle « Dans la gouttière », publiée dans Mœbius. Il place ses personnages devant l’écran de la télévision. Frère et sœur sont hypnotisés par les images des tours qui tournent en boucle : Le téléphone m’a réveillé. Ma sœur me dit en panique : « c’est la guerre mondiale ! » Encore endormi et d’un calme irréel, j’ai demandé si Montréal avait été bombardée. Elle a dit non. J’ai compris qu’elle exagérait puis je suis sorti et j’ai vécu en temps de paix comme si de rien n’était. J’ai souri, j’ai parlé, j’ai marché jusqu’à m’effondrer à six heures devant la télé quand zapper me fut devenu insupportable, un écran opaque qui ne laissait pas d’espace pour respirer, les mêmes images en boucle reprises par tous les discours des analystes par satellite de New York, Washington, Paris. Mais je n’étais déjà plus là. J’étouffais déjà (2011 : 32). Chez Arsenault, on voit qu’après la perte des repères, une fois la surprise passée, l’image devient opaque et ne peut plus être interprétée, tant l’événement est transformé en « information » 256 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page257 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI journalistique. En fait, l’image télévisuelle de la catastrophe est tellement répétée qu’elle est vidée de tout sens. Comme le décrit Arsenault et comme l’explique Derrida, depuis le 11 septembre 2001, on s’habitue même à la répétition de l’horreur, à la pensée d’un pire à venir, d’un avenir imprésentable (Derrida, 2003 : 150) : [A]près le 11 septembre où je me souviens de la parfaite normalité du lendemain des premières frappes à l’épicerie où je poussais mon panier où […] absolument tout avait été sympathique et souriant comme si la guerre n’avait jamais existé […] à partir de ce moment sans qu’il se soit rien passé je me suis mis à errer dans les décombres de la banlieue (Arsenault, 2008 : 16). Finalement, avec la perte des repères que provoque cette catastrophe, on en arrive à s’attendre à un autre événement, tant le quotidien demeure malgré tout banal. On ne fait qu’attendre la menace d’un pire à venir. LA FICTIONNALISATION DE L’ÉVÉNEMENT Devant le trop-plein médiatique, comment s’approprier ces images des tours qui s’écroulent, comment les rendre signifiantes pour ne pas simplement répéter les figures du blockbuster de 102 minutes ? Une fois la stupeur passée, il faut pouvoir intégrer l’événement de façon personnelle et pas seulement informationnelle. S’il est difficile de saisir l’événement, Bertrand Gervais dit bien, dans sa nouvelle sur le 11 septembre, que l’on ne peut s’extraire de l’événement en cours et que cela prend du temps avant de pouvoir le mettre en mots : « Combien de temps cela prend-il pour assimiler un tel événement ? Pour l’intégrer à sa vie ? À ses fictions ? » (2011 : 106)2. Pour intégrer l’événement à 2. Fait à noter, pour Gervais, son roman de 2005, Les failles de l’Amérique, est un roman du 11 septembre, même s’il n’évoque pas directement les attentats de New York. Dans un billet intitulé « Habiter l’événement : Les Failles et le 11 septembre 2001 », il explore les liens qu’entretiennent dans son 257 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page258 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 sa fiction, l’écrivain doit se l’approprier. Après les apparitions soudaines dans des récits comme ceux de Delvaux et Mavrikakis et d’Arsenault, une deuxième étape de la fictionnalisation du 11 septembre consiste à comparer les attentats à d’autres événements traumatisants. Dans Compter jusqu’à cent, roman de Gélinas (2008), les événements du 11 septembre sont associés par la narratrice à un traumatisme qu’elle a vécu à Montréal, un viol. Pour la directrice littéraire de la maison d’édition qui a fait paraître le roman, Isabelle Longpré, le choix a été de publier un texte où « les événements du 11 septembre 2001 se font l’écho de la mise en parallèle de deux catastrophes d’une égale ampleur : un drame collectif ressenti par tous et un drame individuel, voire intime, dont les retombées demeuraient jusque-là insoupçonnées » (2008 : 337). Gélinas explique : « J’ai essayé de dire mon expérience du 11 septembre, celle d’une femme, une francophone d’Amérique, une Montréalaise, une enseignante, une fille du divorce, une survivante de la violence sexuelle » (2008 : 335). Comme Delvaux, Gélinas mentionne que son interprétation de l’événement comme expérience de l’agression repose sur la lecture du texte de Derrida. Dans sa postface « Écrire l’impossible », où elle fait la généalogie de son texte, elle pointe l’influence de cette conférence montréalaise de Derrida pour expliquer « la possibilité impossible de dire l’événement du viol » (2008 : 317), car elle est liée à la difficulté de dire l’indicible d’un attentat. Ici, regarder se dérouler l’événement du 11 septembre à imaginaire le tremblement de terre de Santa Cruz en 1989 et les attentats du 11 septembre 2001. Il dit ainsi : « Le séisme de terre de Santa Cruz a été pour moi un substitut adéquat aux attentats terroristes du 11 septembre 2001. Je ne crois pas en avoir fini avec ces événements et la violence qu’ils impliquent, mais j’ai été en mesure dans Les failles de reproduire le sentiment de catastrophe qui m’a habité au moment de l’impact du deuxième avion sur la tour du World Trade Center. J’ai mis en scène une violence que nul ne pouvait prévoir, reprenant à ma façon, et en fonction d’un jeu d’équivalences personnel, un événement qui continue à marquer nos vies » ([http://blogue.nt2.uqam.ca/ cenestecritnullepart/2010/11/08/habiter-l’evenement-les-failles-et-le-11septembre-2001/], [8 juin 2013]). 258 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page259 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI l’écran de télévision va faire écho à un autre événement traumatisant dans la vie de la narratrice : Anaïs ne comprenait pas exactement ce que l’image en direct semblait lui dire. C’était l’image d’une ville qui s’écroulait, d’une ville blessée dont elle portait encore les effluves aigres et doux. Mais cette ville, dont elle était encore tout imprégnée du secret, lui renvoyait l’image d’une terreur ancienne tapie au fond de sa mémoire sévère (2008 : 52-53). La répétition des images des tours qui s’effondrent à la télévision permet au personnage d’Anaïs de faire le lien entre deux événements non imaginables pour les comparer. Le personnage revient tout juste de New York au moment des attentats, et ce qu’elle voit à la télévision lui rappelle le viol qu’elle a subi dix ans auparavant. La répétition de la violence des attentats « rappelait un vieil écueil à la surface. Il avait suffi d’un avion fracassé dans la tour efflanquée d’une cité névralgique pour qu’Anaïs soit frappée d’une réminiscence épouvantable » (2008 : 52-53). La soudaineté et l’imprévisibilité des attentats entraînent la réminiscence d’un traumatisme personnel. Dans La chute du mur (2010), Cloutier a également mis en parallèle le 11 septembre et un viol. De plus, son roman est campé autour de deux dates historiques : la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989 (moment où le personnage de la mère a été violé) et la chute des tours à New York le 11 septembre 2001 (moment où le personnage de la fille s’affranchit de cette mère trop craintive). Ces deux « chutes » de la seconde moitié du XXe siècle marquent la vie d’une mère et de sa fille et deviennent des points de repère dans ce roman d’apprentissage : en 1989, la mère adolescente se trouve en effet à Berlin en plein cœur de la chute du mur et, en 2001, sa fille regarde les tours s’effondrer. Cloutier décrit la réaction de ces deux femmes qui vivent non pas au cœur de Manhattan, mais à proximité, au New Jersey, et qui ressortent transformées par ce qui arrive. Dès l’annonce des attentats, elles courent vers la rivière qui les sépare de Manhattan et regardent de l’autre côté de la rive : 259 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page260 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Il n’est plus possible de vaquer à quoi que ce soit de familier ni de reprendre le fil des gestes qu’on pose ordinairement le mardi matin vers 9 h 30. On est là à fixer ces sillons de fumée qui progressent vers la Pennsylvanie, et il n’y a plus ni avant ni après (2010 : 18). On est au cœur de l’événement, dans la surprise qui frappe les esprits des personnages. La mère, voulant protéger son adolescente, ne veut pas que sa fille regarde les tours enfumées de l’autre côté de la rivière Hudson : — Ne regarde pas ça Sabine ! Trop tard. C’est comme un rêve. On voit et on ne voit pas en même temps. Les choses surviennent, et on n’y peut rien. Sabine a vu. Elle a regardé. Il n’était pas possible qu’elle fasse autrement (2010 : 19). Quand un ami en visite du Québec propose d’aller voir les ruines du World Trade Center, la jeune fille trouve que c’est une idée stupide et ne veut pas y aller. Liv, sa mère, explique à l’ami qu’elle aussi n’est pas à l’aise avec cette idée et qu’elle aurait aimé pouvoir empêcher sa fille de regarder l’effondrement des tours : La première tour s’est effondrée sous nos yeux, explique-t-elle à Philippe. Quoi ? Oui. On ne savait pas que ça allait arriver, évidemment. On regardait les tours fumer. J’aurais dû m’en aller, l’empêcher de voir ça. Mais je ne pouvais pas deviner. […] On peut toutefois se rendre sur les quais de l’Hudson. Sabine s’est pratiquée plusieurs fois à contempler la vue amputée à partir de Jersey City. Elle dépasse le coin de la rue avec précaution, tourne la tête tranquillement vers l’endroit, et – ben voilà, plus de tours. Si on ne sait pas qu’il y en a déjà eu, l’absence ne paraît pas du tout (2010 : 101). Comme dans les autres récits que nous avons évoqués, les personnages de ce roman regardent les tours s’effondrer, d’abord en direct sur la rive de la rivière Hudson, ensuite à la télévision. Sabine tombe même malade à cause de ces images et, dans son délire fiévreux, elle s’imagine que « la télé se branche directement 260 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page261 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI à [son] cerveau et après [elle] ne voi[t] plus rien d’autre et il n’y a jamais moyen de l’éteindre. La tour vacille, vacille et puis kaboum ! Elle s’effondre dans un mugissement apocalyptique. Sous [s]es yeux » (2010 : 193). Au lieu d’aller contempler des ruines ou de rester collées devant la télévision, la mère et la fille finissent même par jeter leur téléviseur aux poubelles pour ne plus avoir à regarder « l’appareil qui a contenu toutes leurs images du 11 septembre » (2010 : 121). L’image télévisuelle a pris toute la place, et il faut aller jusqu’à se débarrasser du téléviseur pour se libérer de ses images orchestrées et soigneusement choisies et intégrer l’événement dans sa propre narration. Si nous avons vu comment l’intériorité de l’expérience du 11 septembre 2001 n’est pas immédiate, qu’il faut passer par un autre événement pour pouvoir en rendre compte, médiatiser l’événement se fait alors par l’intermédiaire du souvenir d’un événement antérieur et l’inimaginable est intériorisé au moyen d’un pré-vécu. DIRE L’EXPÉRIENCE DE L’ÉVÉNEMENT DE L’INTÉRIEUR Il faut attendre Onze (2011), le roman de Dulong, pour qu’un récit québécois nous plonge directement dans l’expérience de l’événement. Les attentats ne sont plus vus de l’autre côté de la rive de Manhattan ou médiatisés devant un écran de télévision, mais dans les tours elles-mêmes. Chez Dulong, l’événement est raconté depuis l’intérieur des tours du World Trade Center, les attentats étant subis par plusieurs personnages qui y travaillent et réagissent en temps réel à la situation. Antonia, Peter, Eva, Ginny, Maya, Marik, Mabel, Phil, Hélène et Frank sont à l’intérieur des tours, alors qu’Hector, Maira, Danny, etc., sont à l’extérieur et attendent que les premiers rentrent à la maison. Antonia est prise au piège par les flammes : Dans deux, trois, cinq minutes, Antonia sait qu’elle n’osera plus attendre, qu’elle n’en pourra plus. […] Antonia n’est pas passive, ce n’est pas dans sa nature. Elle aime prendre les événements en main. […] Que fait-on pour passer le temps 261 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page262 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 […] quand les seuls choix sont l’attente de la mort ou le saut ? (2011 : 64-65) Peter se fait son récit intérieur et sait qu’il doit continuer à descendre les escaliers de secours pour pouvoir sortir de là afin de retrouver son amoureuse Eva : Peter a continué à descendre, sans fléchir, en pensant toujours à Eva. Ce n’était pas si terrible, et malgré la chaleur […] Peter se racontait Eva, marche après marche, interrompant son récit silencieux lorsqu’il croisait des groupes de pompiers (2011 : 86). Il y a aussi la détermination de Ginny Cooper qui prend le temps d’évaluer l’événement qu’elle est en train de vivre avant d’évacuer les lieux : Ginny Cooper n’est pas du genre à se laisser effrayer. Elle travaille au World Trade Center depuis huit ans et est le type d’employée dont rêvent tous les patrons […] Elle prend le temps de ramasser ses effets, téléphone, porte-monnaie, quelques documents dont elle aura besoin pendant qu’ils nettoieront les dommages (2011 : 24). Ginny Cooper, elle, descend, les mains dans les poches, sourde aux cris, aux conversations […]. Elle, Ginny Cooper, descend l’escalier, ce n’est que cela, descendre l’escalier (2011 : 35). Dulong a choisi de créer des personnages qui ont en commun de se trouver dans les tours du World Trade Center, ce matin-là, car ils y travaillent tout bonnement. En fait, son roman se focalise sur un groupe de personnages avant que la situation ne devienne un événement médiatique et historique. Ceux qui étaient dans les tours ne participaient pas au processus de narrativisation de l’événement, de construction de l’histoire ; ils étaient dans la surprise, dans l’événementialité pure ou immédiate. Au moment des attentats, ils ne vivaient rien de singulier, ils suivaient leur routine quotidienne. Onze nous entraîne justement dans ce vécu de l’événement dont parle Derrida, dans la stupeur de ce qui ne peut être pensé, imaginé auparavant. Les 262 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page263 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI personnages vivent l’événement qui vient les surprendre, ils sont là pendant qu’il se déroule, mais ils ne peuvent participer à sa construction officielle, qui se fait a posteriori. Ce sont en effet ceux qui sont à l’extérieur des tours qui devront prendre le relais de raconter ce qui s’est passé. Par exemple, lorsque Hector parle à sa femme, Maya, coincée dans les tours, il ré-imagine ce qu’elle peut ressentir : Maya appelait toujours Hector lorsqu’elle savait qu’elle serait en retard. […] Hector, devant le téléviseur, crut pouvoir sentir le combiné du téléphone se réchauffer, au fur et à mesure que Maya lui décrivait ce qui se passait autour d’elle. Il entendit des fenêtres exploser. Je vais peut-être être en retard, Hector, murmura la voix éteinte de Maya (2011 : 114). Chez Dulong, la surprise des attentats n’est pas incommensurable pour la simple raison qu’elle est racontée au moment même où elle survient. La majorité de son récit se passe dans les tours pendant que les événements surviennent, et nous sommes témoins de la surprise, témoins de l’incompréhension des personnages devant ce qui est en train de se passer. C’est après l’événement que la narration devient plus difficile, car raconter ce qui s’est passé se révèle presque impossible. Quand Marik, l’un des rares personnages qui parvient à sortir du World Trade Center, rentre chez lui, c’est le silence, l’apathie même, car selon lui, il n’y a rien à dire : Les jours se suivirent, et il n’avait rien à faire, assis devant le téléviseur. Le téléphone sonnait et, après la première journée, il n’avait plus voulu parler à personne. Je n’ai rien à raconter, je ne deviendrai pas le récit de ces minutes dans la tour sud (2011 : 124). Comme dans les autres récits que nous avons décrits, les personnages, qu’ils vivent de près ou de loin les événements du 11 septembre, finissent tous par se retrouver devant un poste de télévision qui offre sa propre mise en récit des événements et qui neutralise la leur. Même Marik, qui pourrait raconter son expérience personnelle de l’événement, choisit de ne pas le faire. Les 263 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page264 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 images abrutissantes du discours médiatique font taire toutes les voix individuelles et empêchent la narration. DIRE L’ÉVÉNEMENT À PARTIR D’ICI Dans les textes québécois traités dans le présent article, le 11 septembre 2001 vient surprendre et interrompre les récits de Delvaux et Mavrikakis et d’Arsenault, par l’intermédiaire d’un brouhaha médiatique. L’événement devient aussi l’élément déclencheur de l’écriture, car il provoque la réminiscence d’une catastrophe antérieure qui a frappé les esprits, chez Gélinas et Cloutier. Nous ne sommes pas encore au cœur du 11 septembre 2001, mais bel et bien dans un autre événement, un événement traumatique, un viol. Dans ces deux cas, le 11 septembre s’infiltre dans le quotidien des personnages et il sert de déflecteur, leur permettant de raconter un autre événement tout aussi traumatique. Même si dire l’événement reste toujours problématique parce que le dire vient après l’événement (Derrida, 2001 : 89), raconter ce qui s’est passé au moment de la catastrophe est quand même possible pour le 11 septembre : Pour se prouver qu’ils existaient encore, certains tracèrent des mots dans la cendre. […] Ils voulurent seulement laisser l’empreinte de leurs pas et de leurs paumes dans une ville qui ne se ressemblait plus. Et puis, si cent dix étages pouvaient disparaître en quelques minutes, pouvaient-ils vraiment croire à la possibilité d’une trace indélébile ? (Dulong, 2011 : 96) Force est d’admettre, avec Dulong, que le fait de dire cette « histoire qui dure 102 minutes » (Guy, 2011) témoigne de la croyance en la possibilité de laisser, malgré tout, une trace narrative de l’événement du 11 septembre. 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page265 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI BIBLIOGRAPHIE ARSENAULT, Mathieu (2008), Vu d’ici, Montréal, Éditions Triptyque. ARSENAULT, Mathieu (2011), « Dans la gouttière », dans Annie DULONG et Alice VAN DER KLEI, (dir.), Mœbius. Écritures/ Littérature, « Réinventer le 11 septembre », no 130, p. 33-40. AUDET, René (2011), « Le temps interrompu. L’événement contemporain entre narrativité et historicité », dans Anne Martine PARENT et Nicolas XANTHOS (dir.), Poétiques et imaginaires de l’événement, Montréal, Université du Québec à Montréal, p. 33-43. (Coll. « Figura ».) CLOUTIER, Annie (2010), La chute du mur, Montréal, Éditions Triptyque. DELVAUX, Martine (2011), « Le bleu du ciel », dans Annie DULONG et Alice VAN DER KLEI (dir.), Mœbius. Écritures/Littérature, « Réinventer le 11 septembre », no 130, p. 11-16. DELVAUX, Martine, et Catherine MAVRIKAKIS (2003), Ventriloquies, Montréal, Leméac. DERRIDA, Jacques, Alexis NOUSS et Gad SOUSSANA (2001), Dire l’événement, est-ce possible ? Séminaire de Montréal, pour Jacques Derrida, Paris/Montréal, L’Harmattan. DERRIDA, Jacques, et Jürgen HABERMAS ([2003] 2004), Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée. DULONG, Annie (2011), Onze, Montréal, L’Hexagone. (Coll. « Fictions ».) DULONG, Annie, et Alice VAN DER KLEI (dir.) (2011), Mœbius. Écritures/Littérature, « Réinventer le 11 septembre », no 130. GÉLINAS, Mélanie (2008), Compter jusqu’à cent, Montréal, Québec Amérique. (Coll. « Première impression ».) GERVAIS, Bertrand (2005), Les failles de l’Amérique, Montréal, XYZ Éditeur. 265 14-vanDerKlei.qxp_01-Présentation 2014-03-19 08:58 Page266 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 GERVAIS, Bertrand (2011), « Le onzième homme (Lunchtime Atop Ground Zero) », dans Annie DULONG et Alice VAN DER KLEI (dir.), Mœbius. Écritures/Littérature, « Réinventer le 11 septembre », no 130, p. 97-124. (Ce texte a été republié en 2012 : Bertrand GERVAIS, Le onzième homme – récit, Montréal, La Traversée, Atelier québécois de géopoétique, coll. « Éclats ».) GUY, Chantal (2011), « Onze : le 11-Septembre en lettres de feu », La Presse, 10 septembre, [En ligne], http://www.lapresse.ca/ international/dossiers/11-septembre/cahier-special/ 201109/10/01-4433408-onze-le-11-septembre-en-lettres-de feu.php], (24 septembre 2013). ROMANO, Claude ([1998] 1999), L’événement et le monde, Paris, Presses universitaires de France. (Coll. « Épiméthée ».) SERVOISE, Sylvie (2011), « L’homme qui tombe de Don DeLillo ou le monde de l’après », Raison-Publique.fr, 10 septembre, [En ligne], [http://www.raison-publique.fr/article469.html], (24 septembre 2013). 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page267 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? BANDE DESSINÉE ET REPRÉSENTATION SONORE DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001 Gabriel Tremblay-Gaudette Université du Québec à Montréal, Figura — Les caméras filmaient. — Elles filmaient un silence qui dure encore. — Comment filmer le silence ? — Comment enregistrer l’incompréhension et les hurlements surgis du plus profond des gorges ? — On les a entendus ? — Je ne sais pas. — Est-ce qu’on les a entendus ? — Peut-être qu’on n’a pas eu le temps, je veux dire que les caméras ou même les gens n’ont pas vraiment eu le temps de comprendre, d’entendre vraiment. Patrick TILLARD, « Qu’est-ce qui s’est passé ? », Mœbius. Les symboles du 11 septembre se sont cristallisés autour de plusieurs figures importantes : les deux boules de feu jaillissant des façades de gratte-ciel jumeaux, la fumée noire, les Falling Men, les débris qui flottent, pour ne nommer que celles-là. Cette énumération permet de remarquer que les représentations 267 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page268 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 emblématiques des attentats se concrétisent sous la forme de signes visuels. Qu’en est-il des signes auditifs composant la trame sonore des événements dans la mémoire collective ? On pourrait ainsi penser que le vrombissement des moteurs des avions survolant Manhattan, les explosions, les cris apeurés des citoyens, les sirènes des véhicules d’urgence et le son des écroulements des tours auraient pu devenir des symboles de la mythification du Nine-Eleven. Or, à l’inverse, ce qui prédomine dans le souvenir des événements au chapitre du son, c’est principalement son absence. C’est le silence sur « the city that never sleeps1 », à mesure que le colossal nuage de cendres se répandait dans ses rues et étouffait les bruits, qui a le plus marqué l’imaginaire. À ce sujet, une lecture attentive des bandes dessinées portant sur le 11 septembre révèle une absence de représentations sonores au sein des comic books, romans graphiques et autres compendiums publiés après les attentats2. Le présent article abordera la trame sonore des bandes dessinées du 11 septembre, ou plutôt, le caractère ténu et effacé de celle-ci. D’abord, les sons emblématiques du 11 septembre seront présentés à partir des archives audiovisuelles enregistrées par les chaînes télévisées le jour des attaques et des témoignages des New-Yorkais à l’intérieur ou à proximité des tours. Ensuite, la représentation formelle de l’information auditive en bande dessinée, ainsi que les connotations négatives qui y sont rattachées seront abordées. 1. « la ville qui ne dort jamais » (nous traduisons.) 2. Il est important de préciser que la production de bandes dessinées autour du 11 septembre 2001 comporte deux grandes phases. Dans un premier temps, les œuvres publiées de 2001 à 2004, produites dans l’urgence, se sont concentrées sur les témoignages le jour des événements, où la contextualisation politique est peu abordée et où la répercussion des attentats sur le long terme est rarement évoquée. Dans un deuxième temps, le 11 septembre a été exploité comme point de départ d’œuvres qui, tout en étant influencées par les événements, en font un jalon plutôt que le point focal. Le présent texte portera exclusivement sur les œuvres de la première phase. Pour une analyse détaillée de la reprise allégorique critique des attentats dans la bande dessinée populaire de superhéros à partir de 2007, les lecteurs pourront se référer à Stephan Packard (2011). 268 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page269 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? INDESCRIPTIBLES… ET INAUDIBLES Il existe une documentation partielle sur la trame sonore du 11 septembre, notamment les archives du bulletin de soirée de la CBS CBS Evening News (CBS, 2006), le documentaire des frères Naudet, 9/11 (Naudet, Naudet & Hanlon, 2002), des extraits, sur YouTube, de la couverture en direct des événements, ainsi que les témoignages des personnes présentes à l’intérieur ou à proximité des tours retranscrits dans Tower Stories. An Oral History of 9/11 (Di Marco (dir.), 2007), What We Saw : The Events of September 11, 2001 – in Words, Pictures, and Video (Ellingwood (dir.), 2003) et Walking Forward, Looking Back (Labriola, 2003). Premier constat : le vrombissement des moteurs des avions a été peu mentionné dans les témoignages, et ce, pour une raison bien simple : il a coïncidé, dans un intervalle de quelques fractions de seconde, avec celui de l’explosion subséquente. Dans les sources consultées, seul un journaliste du Washington Post l’évoque : « The first warning was the sound of jet engines, flying low over the island of Manhattan. A second or two later, what seemed like a sonic boom3 » (Bussey, 2001. Nous soulignons.) L’extrait du film des frères Naudet qui présente le moment exact où le premier avion s’est encastré dans les étages 94 à 96 de la tour nord à 8 h 46 (Naudet, 2002, 24:45 à 25:03) permet pourtant de constater que le bruit assourdissant des moteurs de l’avion et le retentissement de l’explosion sont très distincts ; toutefois, le travail de remémoration des témoins a probablement donné préséance au son plus dramatique et destructeur de l’explosion, la conséquence étant plus catastrophique que sa cause. C’est donc la détonation des avions de ligne au cœur des bâtiments qui est évoquée le plus fréquemment. 3. « Le premier avertissement fut le son des moteurs d’un avion, qui volait à basse altitude au-dessus de l’île de Manhattan. Puis, une seconde ou deux plus tard, ce qui ressemblait à une détonation supersonique. » (Nous traduisons.) 269 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page270 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Deuxième constat : le son des écroulements des tours est très difficile à décrire. Le seul enregistrement audio de l’effondrement se trouve dans le documentaire des frères Naudet (2002 : 50:50 à 51:2 ; 52:20 à 52:35 ; 1:08:30 à 1:09:20). La grande majorité des témoins utilisent une métaphore ou une comparaison quelconque pour le représenter : The way I can best describe it is that every joint in the building jolted. You ever been in a big old house when a gust of wind comes through and you hear all the posts creak ? Picture that creaking not being a matter of inches but of feet4 (Wright, dans Ellingwood (dir.), 2002 : 72). We heard snapping sounds, pops, little explosions, and then the walls bulged out, and we heard a sound like an avalanche, and here it came5 (Hamill, dans Ellingwood (dir.), 2002 : 36. Nous soulignons.) That’s when I heard what sounded like a freight train : the noise twisted steel makes when it’s under a lot of stress6 (Nurick, dans Ellingwood (dir.), 2002 : 13). Then I heard a sound, like a creaking. Almost like when you have an upstairs neighbour and they’re walking around, the beams in the ceiling squeak and squeal. Sort of like that, but really, really loud. And then it was thunder7 (Haddad, dans Di Marco (dir.), 2007 : 35). 4. « La meilleure manière dont je puisse le décrire est que tous les joints du bâtiment ont tremblé. Vous avez déjà été dans une vieille maison traversée par un coup de vent et où toutes les fondations craquent ? Imaginez-vous ce craquement répercuté non pas sur des pouces mais sur des pieds. » (Nous traduisons.) 5. « Nous avons entendu des sons de claquements, des bruits secs, de petites explosions, puis les murs se sont mis à onduler, et nous avons entendu comme un bruit d’avalanche, et ça a fondu sur nous. » (Nous traduisons.) 6. « C’est alors que nous avons entendu quelque chose comme un train de marchandises : le bruit que fait de l’acier tordu sous l’effet d’une énorme tension. » (Nous traduisons.) 7. « Puis j’ai entendu un bruit, comme un grincement. Un peu comme quand le voisin au-dessus de vous se promène dans son logement, les poutres du plafond grincent et gémissent. Comme cela, mais en beaucoup plus bruyant. Puis ça s’est transformé en tonnerre. » (Nous traduisons.) 270 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page271 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? En fait, ce son incongru est si difficile à décrire à l’aide de mots que John Labriola, survivant s’étant échappé de la tour nord alors qu’il se trouvait au 71e étage au moment de l’impact, renonce à en offrir la moindre approximation : « My tower bellied out and made a sound you will almost certainly never know8 » (2003 : 31). Troisième constat : on a peu rapporté, dans les témoignages, les cris des passants et les sirènes des véhicules des premiers répondants. Ce sont surtout les journalistes qui en ont fait mention : « Sirens blare, klaxons wail9 » (Hamill, dans Ellingwood (dir.), 2002 : 39) ; « As I made my way to the World Trade Center on that Tuesday morning after the jetliners had crashed into both towers, I could hear sirens coming from all over the city – police cars, ambulances, fire engines10 » (Dowd, 2002 : 30). Pour tonitruante, stridente et omniprésente que cette symphonie cacophonique de sirènes et de pleurs ait pu être, elle n’a créé qu’un bruit de fond qui n’a pas marqué l’imaginaire au même titre que le reste, alors même que c’est ce qui est le plus audible dans la plupart des séquences diffusées aux bulletins de nouvelles. Les New-Yorkais qui ne se trouvaient pas à proximité du World Trade Center ont même entendu certains de ces sons sans les associer à un attentat terroriste ; puisque les avions et le son de leurs moteurs étaient courants dans le ciel de la Grosse Pomme, les sons d’explosion auraient pu signifier les détonations dans un chantier de construction à proximité, et les sirènes de voitures de police et d’ambulances sont omniprésentes dans Manhattan. Cette expérience des sons des attentats comme bruit de fond typique a été représentée par William Gibson dans son roman Pattern Recognition ; le personnage principal Cayce 8. « Ma tour a rugi et a produit un bruit que vous n’entendrez fort probablement jamais. » (Nous traduisons.) 9. « Les sirènes hurlent, les klaxons vagissent. » (Nous traduisons.) 10. « Alors que je me dirigeais vers le World Trade Center en ce mardi matin, après que les avions eurent frappé les deux tours, je pouvais entendre les sirènes provenant de partout dans la ville – les voitures de police, les ambulances, les camions de pompiers. » (Nous traduisons.) 271 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page272 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Pollard a entendu les avions, mais les associe à un tournage de film : « She had just heard a plane, incredibly loud and, she’d assumed, low. […] They must be making a film11 » (2002 : 135), et n’accorde pas d’importance à l’impact : « […] and somewhere a crash, taken perhaps as some impact of large trucks, one of those unexplained events in the sonic backdrop of lower Manhattan12 » (2002 : 135). Puis, elle mentionne les sirènes relativement habituelles : « Perhaps there is a siren then, or sirens, but there are always sirens, in New York13 » (2002 : 136) ; ce sera finalement la présence alarmante d’un nuage de fumée émanant du World Trade Center qui lui fera prendre conscience de la situation14. Tout comme le personnage de Gibson, beaucoup de gens n’ont perçu l’anormalité de la situation qu’à la vue des flammes et de la fumée noire émanant du brasier. L’expérience traumatisante des événements s’est cristallisée sous la forme de souvenirs visuels plus qu’auditifs. Peu de temps après l’effondrement, le silence s’est imposé sur la ville alors que le nuage de débris recouvrant Manhattan a étouffé toutes les émissions sonores de la catastrophe. En plus de transformer en statues de sel les citoyens à proximité des tours – la couche de cendres recouvrant leurs peaux et vêtements –, la tempête a coupé le souffle et le son au centre-ville de New York. Maureen Dowd a résumé ainsi ce phénomène : « Manhattan had the noise of the grave. Washington had the silence of the grave15 » (2002 : 104), tout comme le journaliste Byorn Pitts de 11. « Elle venait d’entendre un avion. Très bruyant, et donc très bas, avaitelle déduit. […]. Sans doute un tournage de film » (Gibson, [2003] 2004 : 190-191). 12. « […] et quelque part une collision, prise peut-être pour un accident entre deux camions. L’un de ces événements inexpliqués dans la toile de fond sonore de Manhattan » (Gibson, [2003] 2004 : 191). 13. « Peut-être ensuite, une sirène, plusieurs sirènes, mais il y a toujours des sirènes, à New York » (Gibson, [2003] 2004 : 191). 14. Pour une analyse plus complète de la représentation du 11 septembre dans Pattern Recognition, se rapporter à Marc Oxoby (2011). 15. « Manhattan faisait le bruit d’une tombe. Washington avait le silence d’une tombe. » (Nous traduisons.) 272 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page273 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? la CBS qui, au bulletin de nouvelles de 18 h ce jour-là, décrit à Dan Rather la scène en ces termes : « Dan, except for a few sirens, I have never heard New York city this quiet. Graveyard Quiet16 » (2006 : 7:40 à 7:48). LE SON EN BANDE DESSINÉE ET SES PROBLÈMES En sa qualité de média alliant texte et image, la bande dessinée dispose de plusieurs stratégies formelles pour représenter le son. Pour exprimer la parole, la bande dessinée utilise le phylactère, un signe d’énonciation d’un discours dont le destinateur est désigné par la direction indiquée par son appendice du phylactère. Cette ressource formelle, qui a maintenant force de convention, n’en reste pas moins, dans les termes de Will Eisner, « a desperation device which attempts to capture and make visible an ethereal element : sound17 » (2006 : 27). Pour les sons, une autre ressource est employée, soit l’onomatopée, définie par Pierre Enckel et Pierre Rézeau comme « un mot imitant ou prétendant imiter, par le langage articulé, un bruit (humain, animal, de la nature, d’un produit manufacturé, etc.) » (2005 : 12). L’onomatopée n’est pas exclusive à la bande dessinée, et de nombreux écrivains l’utilisent dans leurs textes, notamment Rabelais et Laurence Sterne. Toutefois, le travail sur sa plasticité caractérise l’onomatopée en bande dessinée. Loin de la rigidité du lettrage imposé au romancier en raison de la typographie unique généralement employée dans un livre, les dessinateurs de bande dessinée peuvent déployer l’onomatopée de manière très élastique, lui donnant la forme, la dimension et la couleur qui leur semblent les plus appropriées à la situation. À la frontière entre le texte (puisqu’il s’agit toujours bel et bien de lettres formant un mot), l’image (en vertu des propriétés plastiques extensives qui caractérisent son emploi) et le son (puisque c’est un 16. « Dan, à l’exception de quelques sirènes, je n’ai jamais entendu New York aussi silencieux. Le silence d’un cimetière. » (Nous traduisons.) 17. « un dispositif désespéré qui tente de capturer et de rendre visible un élément éthéré : le son. » (Nous traduisons.) 273 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page274 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 signe auditif qu’elle incarne), l’onomatopée est un signe complexe à la croisée de divers codes, mais dont la compréhension s’effectue de manière étonnamment limpide et efficace. André Carpentier affirme : Il n’y a pas de lois précises qui régissent l’emploi des onomatopées ; il n’y a pas de rapports généraux précis entre le caractère et l’intensité de l’onomatopée, sauf à l’intérieur d’une même case (et parfois dans une suite limitée de cases), où, en se côtoyant, les onomatopées prennent certaines valeurs les unes par rapport aux autres (1975 : 69). Toutefois, un lecteur accoutumé aux codes du neuvième art pourrait confirmer que certains principes généraux peuvent être dégagés de la production d’onomatopées. Voici rapidement quelques-unes des variables sur lesquelles peuvent jouer les bédéistes qui emploient une onomatopée : sa couleur, le contour de ses lettres, sa disposition (droite, angulaire, courbée, etc.), la police de caractère et sa dimension. C’est surtout cette dernière variable qui permet d’indiquer le nombre approximatif de décibels auquel correspond le son représenté, en fonction de l’espace occupé par l’onomatopée au sein d’une case et en rapport avec la taille de plan. Cependant, l’onomatopée est un symbole fortement connoté. En raison de son extravagance graphique, de son emploi singularisé à chaque occurrence et de son caractère foncièrement irréaliste, l’onomatopée est associée à une pratique fantaisiste de la bande dessinée, d’autant plus que les récits de superhéros, où l’action abonde, en emploient jusqu’à la surenchère : cette tendance a atteint son paroxysme avec le travail de Jack Kirby, dessinateur phare de l’ère Silver Age s’étendant de 1956 à 1970, dont les compositions visuelles dynamiques faisaient la part belle à des onomatopées exagérément gigantesques. La corrélation entre onomatopée et loufoque est en grande partie effectuée dans l’esprit du public en raison de la série télévisée des années 1960 Batman, où les scènes de combat peu crédibles puisque mal chorégraphiées étaient entrecoupées par d’énormes ou très grandes 274 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page275 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? onomatopées. D’un ridicule consommé, l’émission a connu une très grande popularité et a été rediffusée pendant de nombreuses années, comme le rapporte Michael Avila : « The series left an indelible imprint on the pop culturesphere despite being on the air less than two and a half years18 » (2008). La version yéyé des aventures de Batman, embrassant une iconographie psychédélique kitsch et dont la principale marque de commerce était l’irruption de tourbillonnants POW !, OOF ! et autres KABOOM ! au milieu de l’écran, a contribué à faire des onomatopées des symboles fantaisistes. La pauvreté réaliste de l’onomatopée est donc problématique pour un bédéiste voulant produire une œuvre sérieuse tout en utilisant une stratégie formelle de représentation du son. L’usage d’une onomatopée, même sobre et discrète, ne manque pas de porter un certain ombrage à l’ouvrage pour les lecteurs chez qui ce dispositif « audiovisuel » évoque une scène de combat entre justiciers costumés. Et si l’emploi d’une onomatopée dans un récit à prétention réaliste peut provoquer des réticences chez le lectorat, le risque de choquer est-il plus élevé quand cet emploi se trouve dans un récit à prétention réaliste mettant en scène un événement dramatique ou traumatique ? Il est possible de crier à l’hérésie, comme le montre cet extrait d’un compte rendu du roman graphique 9/11 Commission Report écrit par Elaine Hake : « Splattering words like Whooom ! and Blam ! across cartoon versions of the burning Twin Towers might seem like a risky way to depict the worst ever attack on American soil19 » (2006). 18. « Cette série a laissé une empreinte indélébile dans la sphère de la culture populaire en dépit du fait qu’elle n’ait été en ondes que pendant deux années et demie. » (Nous traduisons.) 19. « Éclabousser des mots comme Whooom ! et Blam ! sur des versions caricaturales des tours jumelles en flammes peut sembler une approche risquée pour représenter la pire attaque perpétrée en sol américain. » (Nous traduisons.) 275 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page276 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 UN SURVOL DU CÔTÉ DES GRANDS ET DES INDÉPENDANTS Commençons le tour d’horizon du 11 septembre en bande dessinée par les productions issues des plus grands éditeurs américains, soit Marvel Comics, DC Comics et Dark Horse Comics. Principalement reconnus pour leurs comic books de superhéros, ces éditeurs ont rapidement fait paraître des anthologies et des numéros spéciaux des aventures de leurs personnages abordant les attaques. Marvel Comics a été le premier éditeur à réagir, au moyen du numéro 36 de la série Amazing Spider-Man, dont la couverture noire, à l’exception du nom de l’éditeur et de la série, marque à la fois le deuil national lié à la tragédie et la césure dans les péripéties sérielles du superhéros, pause soulignée par la première page où est inscrit : « We interrupt our regularly scheduled program to bring you the following Special Bulletin20 » (Stracynski et Romita, 2001 : 3). Spiderman arrive à Ground Zero tout juste après l’effondrement des tours et le texte souligne la part indicible de la tragédie en affirmant à trois reprises : « There are no words21 » (2001 : 5 et 21). En l’absence de représentation directe des attentats, aucune onomatopée n’est incluse dans les pages de ce comic book. Qui plus est, le silence s’étend jusqu’à la parole même des superhéros, comme le soulignent Simon Cooper et Paul Atkinson : For the most part, [the superheroes] stand defiantly looking at the ruins in a state of mourning. Importantly, they do not speak, and it is only Spiderman who provides the commentary that joins the present act of witnessing with the transhistorical heroic gesture22 (2008 : 69). 20. « Nous interrompons notre programmation habituelle afin de vous livrer ce bulletin spécial. » (Nous traduisons.) 21. « Il n’y a pas de mots. » (Nous traduisons.) 22. « De manière générale, [les superhéros] se dressent dans une posture de défiance, observant les ruines dans un état de deuil. Il est important de souligner qu’ils ne prononcent aucune parole, et ce n’est que Spiderman qui fournit un commentaire joignant l’acte présent d’observation au geste héroïque transhistorique. » (Nous traduisons.) 276 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page277 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? Ce numéro est annonciateur de l’aveu d’impuissance des personnages de superhéros de l’univers Marvel23. De plus, cette bande dessinée présente héros et vilains prêtant main-forte aux secouristes. Dark Horse et DC Comics ont, pour leur part, publié deux volumes d’anthologie sous les titres 9-11 Artists Respond et 9-11 September 11th 2001 : The World’s Finest Comic Book Writers & Artists Tell Stories To Remember. Dans les 70 récits contenus dans les deux volumes, pas une seule fois les dessins des explosions ne sont accompagnés d’une représentation sonore. On peut certes retrouver à de nombreuses reprises des onomatopées dans certains récits, mais ceux-ci servent à rapporter l’expérience des événements des témoins se trouvant à une distance sécuritaire de Ground Zero, où les « Click » des télécommandes manipulées, ainsi que les « Bip Bip » et « Ring Ring » (Henderson, 2002 : 117 ; Hall, Herman et Broeker, 2002 : 119) des téléphones cellulaires sont utilisés à profusion et forment donc une mémoire sonore des événements plus marquée par les télécommunications que par le bruit de la destruction. Chez Marvel Comics, outre le numéro de Spiderman, le recueil A Moment of Silence, qui contient cinq récits, a comme point de départ la volonté de ne pas inclure de son ou de dialogue dans les récits. Bill Jemas, président de Marvel Comics, explique en ces termes la décision de produire des récits muets pour commémorer les événements du 11 septembre : « When asked to explain why Marvel chose to do a wordless tribute to the heroes of 9-11, I realized that I had barely given a moment of thought to why we selected this format for Moment of Silence. This just felt like the right thing to do, so we did it24 » (2002 : [n.p.]). 23. Contrairement aux personnages de DC Comics qui évoluent dans les villes fictives de Gotham City et Metropolis, Spiderman, Daredevil, Thor et compagnie sont actifs dans les grandes villes étatsuniennes. 24. « Lorsqu’est venu le moment d’expliquer pourquoi Marvel avait choisi d’offrir un hommage muet aux héros du 11 septembre, j’ai réalisé que je n’avais pas accordé une énorme considération à ce choix de format pour Moment of Silence. Il m’a simplement semblé que c’était la bonne chose à faire, et c’est ce que nous avons fait. » (Nous traduisons.) 277 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page278 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Ainsi, Jemas affirme que le travail héroïque effectué par les pompiers, policiers et ambulanciers lors du 11 septembre se passe aisément de mots. Ce choix du mutisme (qui est enfreint à une seule occasion, lorsqu’un des sauveteurs crie « Quiet !25 » (2002 : n. p.), réclamant le silence pour que l’on puisse entendre la voix d’éventuels survivants) évacue toute bande sonore des planches du recueil. Cet appel au silence, qui se déploie à la fois dans la contrainte éditoriale et par le cri du personnage, peut être lu comme une forme de révérence à l’égard des victimes et des survivants. Du côté de la bande dessinée indépendante, qui a principalement fait entendre sa voix dans le recueil 9/11 Emergency Relief, on constate que le quart des bédéistes ont pris connaissance des événements par l’intermédiaire de l’écran cathodique et le représentent dans leur récit (Donovan, 2002 : 15-16 ; Thériault, 2002 : 37 ; Abadzis, 2002 : 54 ; Gray, 2002 : 56 ; Hastings, 2002 : 57 ; Lewis, 2002 : 61 ; Rall, 2002 : 80 ; Newfeld, 2002 : 89 ; Haspiel, 2002 ; 93 ; Kleid, 2002 : 119 ; Wheeler, 2002 ; 178 ; Manley, 2002 : 185 ; Coffman, 2002 : 188 ; Vokes, 2002 : 189). Le recueil en noir et blanc ne contient qu’une seule inclusion de couleur. Dans l’illustration intitulée Reality 9/11 de Eisner (2002 : 45), un écran de télévision, qui retransmet des images en direct de Ground Zero, émet de la fumée et du sang rouge : les informations visuelles traversent le cadre, mais pas les sons. Le fait que la plupart des citoyens américains et du reste du monde ont été des spectateurs impuissants de l’agonie du World Trade Center par l’intermédiaire de leur écran cathodique est symbolisé par la première page ouvrant le roman graphique American Widow d’Alissa Torres, où le centre de la planche est occupé par une télévision diffusant en direct des images de fumée noire émanant des tours et entourée d’une douzaine de phylactères dont la pointe est orientée vers le téléviseur et où des paroles, en plusieurs langues, interpellent un destinataire absent 25. « Silence ! » (Nous traduisons.) 278 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page279 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? en lui ordonnant d’allumer l’écran (2008 : 5). L’appareil ne diffuse aucun bruit, mais c’est comme s’il émanait de lui une parole, qui ordonne d’assister en direct au spectacle fascinant et terrible de l’attaque terroriste. Il est pertinent d’indiquer qu’au moment du déroulement en direct des événements à la télévision, la captation vidéo était effectuée à une distance sécuritaire26, de telle sorte que la plupart des journalistes et commentateurs n’ont rien pu entendre de ce qu’ils voyaient. Dans le bulletin de nouvelles de soirée de la CBS, on peut voir un extrait de la couverture en direct de l’impact du deuxième avion, telle qu’elle a été diffusée plus tôt dans la journée : seules les voix horrifiées de la journaliste et de l’animatrice sont audibles (CBS, 2006 : 3:56 à 4:04). Ce phénomène est présent à de nombreuses occasions lorsque les personnages sont représentés devant leur téléviseur et qu’aucune onomatopée n’est incluse – l’une des images indique même que la télévision est muette. Il existe évidemment des documents audiovisuels qui ont enregistré ces sons ; ils n’ont toutefois été connus du public qu’après que CNN, CBS, Fox News et autres réseaux de nouvelles en continu eurent diffusé en rafale ces vidéos muets des événements qui se sont profondément incrustés dans l’imaginaire collectif. Il est d’ailleurs possible de penser qu’aucun son ne pourrait rivaliser avec la prégnance instantanée qu’ont consignée dans la mémoire partagée des téléspectateurs les images d’horreur des explosions, des sauteurs et de Manhattan ensevelie sous les décombres. 26. Dans le bulletin de nouvelles de la CBS, une douzaine de vues différentes des attentats sont présentées, et une seule d’entre elles, à 36 : 30, permet d’entendre l’explosion, rapidement recouverte par les cris de panique des témoins. 279 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page280 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 FIGURE 1. Donovan, Hanson et Stegbauer, « Fiction is better than reality », dans 9/11 Emergency Relief, p. 15. © 2001 Danny Donovan, Eric Wolfe Hanson and Mark Stebauer. Avec l’aimable autorisation de Alternative Comics. La télévision est en mode muet. Observons pour finir les quelques représentations effectives de sons dans les bandes dessinées du 11 septembre. Pour que les bédéistes fassent usage d’onomatopées, il fallait qu’eux-mêmes, dans le cas de récits autobiographiques, ou leurs personnages, soient suffisamment près des tours pour entendre les sons, et qu’ils emploient des cases au plan suffisamment large pour y inclure des onomatopées dont la dimension pouvait refléter l’intensité en décibels. Dans À l’ombre des tours mortes, le bédéiste américain Art Spiegelman relate son expérience du 11 septembre et la période post-traumatique suivant les attentats, où il a perdu toute confiance en son gouvernement et où la paranoïa dictait chacun de ses gestes. Dans la deuxième planche de l’album, Spiegelman explique qu’il n’a pas vu le premier avion percuter la tour, mais qu’un son l’a alerté. Ce son est représenté avec l’onomatopée « ROARRRRRRRR ! ! » (2004 : [n.p.]) aux lettres rouges et aux 280 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page281 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? contours ondulés, où la répétition insistante de la dernière lettre signifie la durée du bruit. Pour éloquente que soit cette onomatopée quant à l’intensité du bruit, le son qu’elle suggère est difficile à définir. En anglais, l’onomatopée « roar » peut aussi bien évoquer le son d’un tremblement de terre que le rugissement d’un lion : « ROARRR : A roaring sound, as of a truck engine ; the sound of a stomach growling ; a roar of defiance27 » (Taylor, 2007 : 58). Lorsque vient le temps de décrire le son émis par l’écroulement des tours, Spiegelman fait lui aussi appel à une métaphore : « We hear a roar, like a waterfall, and look back28 » (2004 : [n.p.]). On revient donc à l’idée d’un rugissement, mais semblable à celui d’une chute. Or, si Spiegelman peine tant à décrire le son des événements, c’est bien parce qu’il a eu le plus grand mal du monde à les représenter au moyen du dessin. En effet, Spiegelman a fait preuve tout au long de sa carrière de l’impressionnante polyvalence de son style graphique, choisissant une approche et des outils de travail différents pour chaque nouveau récit. En introduction à son œuvre, il décrit ainsi ses tentatives de représenter graphiquement les attentats : The pivotal image from my 9-11 morning – one that didn’t get photographed or videotaped into public memory but still remains burned onto the inside of my eyelids several years later – was the image of the north tower’s looming bones just before it vaporized. I repeatedly tried to paint it with humiliating results but eventually came close to capturing the vision of disintegration digitally on my computer. I managed to place some sequences of my most vivid memories around that central image but never got to draw others29 (2004 : [n.p.]). 27. « ROARRR : le son d’un rugissement, comme le moteur d’un camion ; des borborygmes ; un rugissement de défi. » (Nous traduisons.) 28. « Nous entendons un rugissement, semblable au son d’une cascade, et regardons derrière nous. » (Pour des besoins liés à l’argumentation, nous prenons la liberté de proposer notre propre traduction du Spiegelman pour lequel la traduction officielle s’éloigne beaucoup trop de la version originale.) 29. « L’image pivot de ma matinée du 11 septembre – une image qui n’a pas été photographiée ou filmée et qui ne trouve pas place dans la mémoire 281 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page282 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 C’est donc une image pixellisée des tours à l’armature incandescente, peu présente dans la mémoire collective, qui traverse de manière récurrente les planches du recueil. On peut supposer que si Spiegelman a eu tout le mal du monde à produire cette image, le même problème s’est posé à lui au moment de décrire les sons entendus pendant cette journée, ce qui explique qu’il laisse le lecteur se dépêtrer avec ce mélange de rugissement, d’écoulement puissant et d’explosion qui est rapporté dans In the Shadow of No Towers. Deux récits contenus dans 9/11 Emergency Relief (Artistes variées, 2002) présentent également des sons. Celui de Dean Haspiel, 91101, représente l’explosion par un « Ka-Boom » qui se fait entendre malgré la distance entre l’artiste et les tours, et qui plus est, au travers d’une fenêtre (2002 : 94). Par la suite, il emploie « Rumble » pour représenter le son de l’effondrement (2002 : 96). Quant à Evan Frosch, survivant ayant réussi à sortir du World Trade Center One à partir du 89e étage, dans « Down & Out » il emploie un énorme et lancinant « RRROOOOAARR » (2002 : 101) pour décrire le son de l’explosion tel que perçu de l’intérieur du World Trade Center, un « RRRRRRRUUMMMMMMMMBLLLLL » étendu sur trois cases (2002 : 104) pour rapporter l’impact de l’avion sur la seconde tour, et la même onomatopée est employée pour reproduire le son de la chute des tours entendu à partir d’un autobus fuyant le site des attentats (2002 : 108). publique, mais qui demeure gravée à l’intérieur de mes paupières des années plus tard – est celle de l’armature incandescente de la tour nord quelques instants avant qu’elle ne s’évapore. J’ai essayé à plusieurs reprises de la peindre, mes tentatives se soldant par des résultats humiliants, mais je suis éventuellement parvenu à créer une représentation juste de cette vision par une image numérique sur mon ordinateur. J’ai réussi à insérer certaines séquences de mes souvenirs les plus marquants autour de cette image, mais je n’ai pas essayé à nouveau de la dessiner. » (Nous traduisons.) 282 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page283 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? FIGURE 2. Frosch, Evan et Ullman, « Down & Out , dans 9/11 Emergency Relief, p. 101. © 2001 Evan Forsch and Robert Ullman. Avec l’aimable autorisation de Alternative Comics. Le son est si envahissant que son onomatopée déborde du cadre de la case. Ces quelques rares exemples montrent l’impuissance d’une onomatopée à restituer l’étrangeté auditive de l’effondrement, son le plus singulier du 11 septembre 2001, puisque celui-ci sert également à désigner l’explosion dans le récit de Frosch. La difficulté formelle de trouver une onomatopée juste et appropriée pour un son aussi immense et funeste chez des témoins directs de l’événement explique sans doute la réticence, de la part des artistes ayant choisi de reconstituer le déroulement des attaques par le prisme de la fiction, à faire état de ce que les victimes et témoins ont pu entendre ce matin-là. * * * Les flammes sans détonation, la chute sans déflagration et les intervenants d’urgence sans sirènes, qui forment la grande majorité de l’iconographie de la bande dessinée du 11 septembre, expriment de façon juste le sentiment d’irréalité collectivement partagé par les spectateurs des événements. Arthur G. Neal 283 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page284 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 résume ainsi les réactions instantanées des témoins du 11 septembre : « The initial responses to the events of September 11, 2001, were shock, disbelief and incredulity30 » (2005 : 178). La perception d’un événement par un sujet en état de choc est forcément altérée : l’information transmise par voie oculaire aux témoins a peut-être pris le pas sur celle parvenant à leurs oreilles, et il est conséquent que des artistes travaillant dans un médium qui fait la part belle à la représentation visuelle aient accordé une bonne partie de leur attention à restituer les images du 11 septembre, en omettant au passage de signaler ce qui était communiqué aux quatre autres sens. L’omission d’onomatopées dans les bandes dessinées du 11 septembre est-elle une marque de respect, une incapacité formelle inhérente au neuvième art ou encore une manière d’exprimer les émotions ressenties pendant cette journée ? Est-elle due au détraquement de la mémoire de témoins, exempte d’information auditive, à l’incommensurabilité de l’événement forçant la révérence ou au fait que, dans les mots de Ronald Sukenick, « [t]he sound of the World Trade tower collapsing seemed to sound too loud for anyone to hear31 » (2005 : 283-284) ? Toutes ces réponses sont valables et se ramènent ultimement au silence funeste imposé sur la ville pendant cette journée. 30. « Les réactions initiales aux attentats du 11 septembre furent le choc, l’incrédulité et le déni. » (Nous traduisons.) 31. « [l]e son de la tour du World Trade a semblé résonner trop bruyamment pour que quiconque puisse l’entendre. » (Nous traduisons.) 15-Tremblay-Gaudette..qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:49 Page285 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? BIBLIOGRAPHIE ARTISTES VARIÉS (2002), 9/11 Emergency Relief, New York, Alternative Comics. AVILA, Michael (2008), « BIFF ! BAM ! ! BONK ! ! ! 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À la fois simple et troublante, cette question s’est posée au compositeur américain John Adams (né en 1947) quand, en janvier 2002, la Philharmonie de New York lui a commandé une partition destinée à marquer le premier anniversaire des attentats contre le World Trade Center. Les difficultés sont de deux ordres. D’un côté, l’« inflation compulsive » de récits, de descriptions, d’images censés susciter en nous la conviction d’avoir assisté à un événement « plus “événementiel” encore que jamais » (Derrida et Habermas, [2003] 2004 : 138) entraîne à la longue chez le spectateur une incapacité à percevoir et donc une perte du sens esthétique qui, selon l’étymologie, ne peut être dissociée de la sensation : I was disgusted by the way the media had treated 9/11. The first week, the first month was understandable. It was just a shock and horror. And then it turned into a kind of bathos. It was an endless repetition of heart-wrenching scenes, constantly reminding us of how much pain we felt, to the point 289 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page290 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 where people didn’t feel anymore. They literally didn’t feel1 (Adams, [2004] 2006 : 197). Une perte du sens esthétique, autrement dit une inaptitude au travail de la pensée implicite dans l’acte de percevoir et donc à toute réflexion politique digne de ce nom, c’est-à-dire articulée au sentir. « L’activité politique reconfigure le partage du sensible. Elle introduit sur la scène du commun des objets et des sujets nouveaux. Elle rend visible ce qui était invisible, elle rend audibles comme êtres parlants ceux qui n’étaient entendus que comme animaux bruyants », note Jacques Rancière (2007 : 12). Si toute représentation est politique en ce qu’elle cherche à rendre perceptible quelque chose qui, sans elle, ne l’aurait peut-être pas été, sa réitération médusante est au contraire foncièrement anti-politique, car elle bannit la nouveauté, élimine la surprise au profit du déjà-vu et s’oppose à l’exercice du logos, ce qui revient à mettre en péril l’humanité du spectateur. « What had begun as genuine shock and trauma devolved into [an] “orgy of narcissism” and collective victimization2 », note le compositeur dans son autobiographie Hallelujah Junction (2008 : 264). Comme le disait l’artiste new-yorkaise Laurie Fendrich, témoin des attentats contre le World Trade Center : « The images became very dangerous, because they stopped people from thinking3 » (2003). Cela dit, cette surabondance toxique d’images mortifères n’est au fond qu’une conséquence paradoxale du véritable pro1. « J’étais révulsé par la manière dont les médias avaient traité le 11 septembre. La première semaine, le premier mois, on pouvait comprendre. Ils étaient bouleversés, horrifiés, voilà tout. Et puis ils ont sombré dans une forme de grotesque. Ils répétaient sans fin les mêmes scènes déchirantes et n’arrêtaient pas de nous rappeler que nous ressentions une immense souffrance, à tel point que les gens ont fini par ne plus rien ressentir. Plus rien du tout. » (Nous traduisons.) 2. « Ce qui, au début, avait été l’expression d’un choc et d’un traumatisme véritables a ensuite dégénéré, pour céder la place à une “orgie de narcissisme” et de victimisation collective. » (Nous traduisons.) 3. « Les images sont devenues très dangereuses, car elles empêchaient les gens de penser. » (Nous traduisons.) 290 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page291 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » blème, qui n’est pas le trop, mais la confrontation avec le rien. Montrer sans cesse les mêmes images en boucle, c’est s’efforcer de colmater, à deux niveaux, une faille impossible à réduire : le vide creusé par la disparition des tours, des avions et de leurs occupants, mais aussi la brèche ouverte dans le dispositif dont dépend la possibilité même de la représentation visuelle ou verbale. « Ce qui a été touché, blessé, traumatisé par ce double crash, […] c’est peut-être surtout […] l’appareil conceptuel, sémantique, herméneutique, si vous voulez, qui aurait pu permettre de voir venir, de comprendre, d’interpréter, de décrire, de parler, de nommer le “11 septembre” » (Derrida et Habermas, [2003] 2004 : 143-144), dès lors impossible à désigner autrement que, faute de mieux, par l’intermédiaire d’une périphrase. C’est pourquoi le premier geste du compositeur a été de s’arrêter sur une image qui ne prend pas de manière unilatérale le parti de l’excès et de la démesure, mais qui les montre au contraire aux prises avec le néant, si bien qu’elle apparaît non pas comme une représentation « de plus », mais comme la clé de toutes les autres : [S]omething I had seen on an amateur video taken minutes after the first plane had hit the first tower stuck in my mind : it was an image of millions and millions of pieces of paper floating out of the windows of the burning skyscraper and creating a virtual blizzard of white paper slowly drifting down to earth. The thought of so many lives lost in an instant – thousands – and also the thought of all these documents and memos and letters, faxes, spreadsheets and God knows what, all human record of one kind or another – all of this suggested a kind of density of texture that I wanted to capture in the music4 […] (Adams, [2002] 2010). 4. « Une image que j’avais vue dans une vidéo amateur prise quelques minutes après l’impact du premier avion contre la première tour était restée gravée dans mon esprit : elle montrait des millions et des millions de feuilles de papier qui s’échappaient par les fenêtres du gratte-ciel en flammes, créant ainsi comme un blizzard fait de bouts de papier blanc qui descendaient lentement jusqu’au sol, comme à la dérive. L’idée de toutes ces vies perdues en un 291 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page292 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Paradoxale, cette image l’est d’abord parce qu’elle montre du papier blanc et à ce titre tend vers l’indistinct : il suffirait de la projeter sur un écran de même couleur pour que cet aveuglant ton sur ton donne à percevoir sa nature de presque rien. Elle l’est aussi parce que ces papiers sont en fait des documents écrits que la violence des attentats semble avoir effacés : mémos, lettres, documents comptables, tout est rendu à la blancheur primitive de la feuille vierge. L’infinie lenteur de cette captation vidéo est celle de la disparition, du disparaître rendu visible au fil d’un mouvement asymptotique (et donc interminable) vers le néant, du processus négatif de la dé-création auquel les autres représentations de l’événement, par leur vitesse même, tentent d’opposer un démenti sans espoir ; et la perspective qu’elle ouvre, c’est celle, étourdissante, d’un événement historique qui, quoique surmédiatisé, ne produira pas d’archives à sa mesure parce que la violence qui le caractérise est d’abord tournée contre ce dont l’archivage dépend. S’il y a là un exemple pour le musicien, c’est qu’une telle image répond à tous les critères de l’objet esthétique et, sans que personne l’ait prémédité, réussit ce qu’à la longue on croyait impossible : interroger le voir et le porter à sa limite afin de rendre visible – mais à la marge, et pour le laisser échapper aussitôt : pouvait-elle faire autrement ? – ce qui relève de l’invisible par excellence, à savoir l’impact anti-politique d’une violence capable d’abolir à la fois le dire et la sensation. Dès lors, pour le compositeur, l’enjeu est le suivant : tendre vers un résultat analogue dans son rapport au monde sonore, porter l’écoute à sa limite et rendre audible la disparition de la musique dans l’inaudible. De la musique et aussi, d’abord, du discours articulé : puisque l’événement se manifeste sous la forme de l’inappropriable, l’attention ne peut que se porter sur l’outil d’appropriation par excellence qu’est le langage, sous la instant – des milliers de vies – et aussi l’idée de tous ces documents, mémos, lettres, bilans comptables, que sais-je encore, qui tous gardaient la trace d’une activité humaine – tout cela m’a suggéré une texture d’une certaine densité, et j’ai voulu la retrouver dans ma musique. » (Nous traduisons.) 292 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page293 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » forme visible de l’écriture (chez le vidéaste amateur) ou sonore de la parole et du chant (chez le musicien). Quoiqu’ils aient donné lieu à une surenchère audiovisuelle sans précédent, les attentats du 11 septembre interrogent d’abord ce qu’il en est du dire, « les normes inscrites dans toutes les phrases apparemment sensées qu’on peut faire avec le lexique de la violence, de l’agression, du crime, de la guerre et du terrorisme », note Jacques Derrida (Derrida et Habermas, [2003] 2004 : 143) ; malgré leurs nombreuses divergences, il est rejoint sur ce point par Habermas pour qui la seule réponse adaptée consiste à retrouver la « symétrie fondamentalement requise par toutes les situations de parole » (Derrida et Habermas, [2003] 2004 : 71). Aussi la question esthétique posée par les attentats est-elle d’abord, stricto sensu, poétique, y compris dans le cas d’une œuvre musicale ; elle a pour clé l’expérience des mots et pour horizon la réflexion sur ce que parler veut dire. Qui plus est, la poétique dont il s’agit est celle de l’élégie, fondée sur l’opposition entre la perte et les discours parfois interminables auxquels elle donne lieu, entre le silence du tombeau où le langage s’abîme et l’inscription funéraire qui le pérennise en même temps que la mémoire du défunt. Avancer cela, c’est bien sûr faire l’hypothèse que l’élégie subsiste sous une forme ou sous une autre au lendemain d’un événement qui met le langage en échec (« Words fail5 », note Adams – [2002] 2010) et qui par conséquent soumet l’entreprise poétique à l’épreuve de sa propre impossibilité – hypothèse, il est vrai, d’autant plus crédible que la poésie se présente comme l’expérience nécessaire de l’impossible dans la langue, comme le pressentiment d’une « frontière sans front ni confrontation » (Derrida et Habermas, [2003] 2004 : 139), d’une limite « ouverte » et « indécise » dont l’approche se confond avec celle de l’illimité. Bien avant 2001, Adams invoquait souvent l’esthétique de l’élégie, dans ses opéras, mais aussi dans ses compositions instrumentales. Chef d’orchestre aussi bien que compositeur, il a 5. « Les mots sont mis en échec. » (Nous traduisons.) 293 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page294 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 enregistré en 1989 avec l’Orchestre de St. Luke un album intitulé American Elegies qui fournit à cet égard quelques clés précieuses ; y figurent plusieurs morceaux de musique dite « pure », dont le célèbre poème symphonique de Charles Ives, The Unanswered Question. Dans On the Transmigration of Souls, sa cantate du 11 septembre 2001, Adams revendique ouvertement cette filiation : comme souvent chez lui lorsque le deuil est évoqué, on y entend le chant mélancolique d’une trompette, écho du clairon qui résonne à la fin de l’œuvre de Ives. Cette référence à l’élégie a toujours eu quelque chose de paradoxal ; en effet, si elle fait partie d’un ensemble d’indices dont il ressort qu’Adams fait de la littérature l’un des modèles de l’écriture musicale (à rebours du discours convenu qui présente le poème comme une sorte de mélodie verbale), elle indique aussi que cette musique d’inspiration littéraire reste en fin de compte parfaitement capable de ne recourir aux mots que de manière minimale. Si l’élégie, en poésie, cherche à dire la perte, l’élégie musicale telle qu’Adams la pratique œuvre en revanche à la disparition progressive du dire, au sens où l’entend Ludwig Wittgenstein dans un célèbre passage du Tractatus que l’on pourrait croire écrit en réaction au poème symphonique de Ives ou à ses nombreux échos chez Adams. « Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question ; et cela même est la réponse » ([1922] 1993 : 112). De prime abord, On the Transmigration of Souls ne semble guère donner prise à ce paradoxe. Il s’agit en effet d’une cantate dont Adams lui-même a écrit le livret ; et si cette œuvre d’un compositeur-poète peut être qualifiée d’élégiaque, c’est d’abord au sens propre, en raison de son texte. Certes, Adams fait ici preuve, sur le plan littéraire, d’une évidente modestie ; les mots qu’il emploie ne sont pas les siens, mais proviennent de documents d’époque, notamment la liste des disparus ainsi que les témoignages des victimes et de leurs proches tels qu’ils furent rapportés dans la presse ou diffusés à travers la ville sous la forme 294 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page295 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » d’avis de recherche placardés dans les lieux publics. L’ensemble témoigne néanmoins d’un authentique travail d’écriture et relève d’une esthétique qui n’est pas sans évoquer la poésie L=A=N=G=U=A=G=E, notamment parce que la pratique du recyclage est ici au service d’un travail sur la rhétorique de l’énumération. Tout cela se conforme au plus haut point à la logique du deuil qui, comme Sigmund Freud la décrit, se prête à un discours de l’échantillonnage et du fragment, à un travail expressif sur l’accumulation de détails en apparence insignifiants, mais transfigurés par la catastrophe : « Chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur lui » (Freud, [1917] 1968 : 148). « Charlie Murphy. Cantor Fitzgerald. 105th Floor. Tower One North. Weight : 180 pounds. Height : 5’11’’. Eye color : hazel. Hair color : brown. Date of birth : July ninth, 19636 » (Adams, 2002b). Si l’on peut donc avoir, d’abord, le sentiment que On the Transmigration of Souls s’inscrit sans peine dans une tradition poétique aisément reconnaissable, il importe néanmoins de ne pas trop se fier à cette impression. L’une des clés de l’élégie, c’est le travail de réappropriation ou de reconstitution du sens qu’elle opère, la réintégration de la perte dans un ensemble à la fois signifiant et cohérent, la transformation du manque en étape d’un processus d’interprétation. Bien sûr, rien ne garantit que cette mutation s’opère de manière continue ni qu’elle soit destinée à s’achever un jour : le sens, en l’occurrence, est un horizon plus qu’une destination, une visée peut-être chimérique, non un but à atteindre à tout prix ; mais cela ne fait que confirmer son statut de référence ultime puisque la distance qui reste à parcourir marque autant la condition que la limite du travail de la signification. Dans son ouvrage sur l’élégie américaine, Axel 6. « Charlie Murphy, Cantor Fitzgerald. 105e étage. Tour 1 (nord). Poids : 81 kilos. Taille : 1 m 77. Couleur des yeux : noisette. Couleur des cheveux : brun. Date de naissance : 9 juillet 1963. » (Nous traduisons.) 295 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page296 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Nesme décrit comme une constante de son corpus le « processus métaphorique » au fil duquel « le disparu s’efface comme visage » pour « advenir comme figure » (2012), ce qui est une manière de réinscrire l’écart au sein de l’ordre discursif et d’en faire le moteur d’un dire. On the Transmigration of Souls s’interdit autant que possible tout retournement de cet ordre et s’efforce de se maintenir au plus près d’un événement dont la particularité est au contraire d’abolir l’horizon, si éloigné soit-il (Derrida et Habermas, [2003] 2004 : 139). Il ne s’agit pas simplement de marquer une pause ni d’observer un moment de suspens afin, peut-être, de mieux relancer la quête herméneutique, mais de demeurer fidèle à ce qui, de la catastrophe, s’affirme d’emblée comme étranger à toute signification possible. Adams résiste ainsi à la tentation de la prosopopée, au désir de faire parler les morts et de les présenter, sous prétexte de patriotisme, comme porteurs de valeurs rédemptrices. L’élégie, dans On the Transmigration of Souls, ce n’est pas seulement l’adieu à ceux qui ont péri, c’est aussi le deuil des moyens censés rendre leur disparition intelligible, l’expression, a minima et à la limite, du vertige devant le non-sens ; c’est aussi son corollaire, le choix de reconnaître aux défunts et aux survivants un droit au silence, le seul qui leur reste en tant qu’êtres parlants quand les mots font défaut et qu’au mutisme qui en résulte le discours officiel ne sait opposer que le déni et l’emphase. La manière dont sont repris, dans la partition, les derniers mots de l’une des victimes offre une excellente illustration de cette stratégie. « I see water and buildings7 », aurait déclaré Madeline Amy Sweeney, hôtesse de l’air à bord du vol 11, alors qu’elle s’entretenait par téléphone, quelques instants avant la catastrophe, avec un collègue resté au sol. Dites par une récitante dont la voix enregistrée sur ordinateur est diffusée pendant le concert, ces paroles à la fois banales et étrangement évocatrices désignent une double limite, celle qu’affronte le vivant promis à la mort – le silence a-signifiant sur lequel toute parole humaine 7. « Je vois de l’eau et des bâtiments » (nous traduisons.) 296 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page297 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » se détache, celui qu’a entendu l’interlocuteur d’Amy Sweeney presque aussitôt après, quand la ligne s’est trouvée coupée au moment de l’impact – et la limite de la représentation, du travail de vicariance et de renvoi qui, d’un énoncé, fait le signe ou le substitut d’un autre. On the Transmigration of Souls n’est pas un opéra : aucun effort n’est fait pour convaincre l’auditeur qu’il s’agit, comme au théâtre, de recréer l’événement pour lui ; à vrai dire, tout le persuade du contraire, notamment le débit inexpressif de la récitante et son indéfinissable accent étranger (dans un entretien, Adams révèle que la voix enregistrée est celle d’une de ses amies, d’origine israélienne – [2004] 2006 : 201). Ici, l’enjeu n’est pas de faire « comme si » Amy Sweeney se trouvait devant nous, mais au contraire de creuser encore un peu l’écart déjà infini qui nous sépare d’elle, de souligner que rien, pas même la répétition littérale, ne pourra jamais recréer l’impact de ces quelques mots tels qu’ils furent prononcés le jour du drame. Des deux voix, l’étrangère est pourtant la plus proche, puisque c’est celle d’une personne (la récitante israélienne) qui, comme nous, fut témoin et non partie prenante des attentats, de quelqu’un que nous savons d’emblée capable d’établir des liens, au besoin par l’intermédiaire de la traduction, entre deux univers de parole dont l’un, sans cela, nous serait peut-être demeuré inaccessible. À l’inverse, si nous pouvions entendre la voix même d’Amy Sweeney, serions-nous capables de comprendre ce qu’elle avait à dire depuis la position presque inimaginable qui fut la sienne ? De quelle vertigineuse opération de traduction interne à l’anglais aurions-nous besoin pour que ses propos nous deviennent pleinement intelligibles ? « [I]n my research, I discovered that many of the people who died were foreign-born8 », note Adams pour justifier le choix d’une récitante d’origine étrangère ([2004] 2006 : 201) : manière de souligner que le drame se caractérise 8. « Au cours de mes recherches, je me suis aperçu que parmi les personnes mortes dans les attentats, bon nombre étaient d’origine étrangère. » (Nous traduisons.) 297 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page298 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 par son irréductible hétérotopie, que la question qu’il pose est d’abord celle de l’ailleurs, ce qui rend mensongères toutes ses instrumentalisations au nom d’un prétendu patriotisme, fût-il d’abord d’essence linguistique. Si le discours de la récitante ne fait ainsi qu’entériner la perte de ce dont il constitue l’écho, et s’il exhibe les stigmates d’une distance toute relative, signalée par la présence en creux d’une autre langue, pour mieux attirer l’attention sur l’éloignement radical qui sépare l’auditeur de l’énoncé initial, il en va de même, mutatis mutandis, du dispositif de reproduction auquel le compositeur a recours. En autorisant les personnes restées au sol à dialoguer en temps réel avec une femme prisonnière d’un avion fou à l’instant de l’impact, le téléphone d’Amy Sweeney témoigne du pouvoir quasi orphique de la technologie, capable de rapprocher ce qui nous est le plus lointain et de nous faire assister à une agonie dont, sans elle, nul survivant n’aurait pu témoigner ; du même coup, il révèle les limites de ce pouvoir et prouve qu’il ne suffit pas d’entendre des mots pour que l’échange soit possible, tant il paraît difficile d’imaginer quelle réponse appelait cet énoncé, « I see water and buildings », tel qu’il fut prononcé à l’instant de la mort. Lorsqu’Adams décide de recourir à un appareil enregistreur, il prend acte de cette démonstration puisque la technologie qu’il emploie exclut d’emblée tout dialogue avec l’auditeur et impose le recours à un différé qui rompt avec les conventions du concert symphonique, censé se dérouler tout entier en direct : l’ordinateur rappelle quel fut le véritable rôle du téléphone d’Amy Sweeney tout en adoptant un mode de fonctionnement exactement inverse, comme s’il n’était possible de l’évoquer qu’en creux. À cela vient s’ajouter une autre forme de manque, que le recours à un appareil enregistreur ne se contente pas d’entériner, mais dont il est au contraire le plus puissant révélateur. Si l’emploi de l’ordinateur est une manière de renoncer ouvertement à satisfaire la soif de communication instantanée que le téléphone était censé assouvir, l’enregistrement diffusé pendant le concert va en revanche au-devant du désir de permanence auquel la mort s’oppose 298 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page299 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » puisqu’il confère à la voix de la récitante, autrement dit à l’éphémère par excellence, une forme de durabilité – manière de rappeler qu’au contraire la voix d’Amy Sweeney, qui pourtant nous fascine bien davantage, ne fut pas enregistrée le jour des attentats. Dispositif de mémoire tout à fait à sa place dans une œuvre à propos de laquelle le musicien invente le terme de « memory space9» (Schiff, [2002] 2006 : 191), l’ordinateur fait de l’écoute une modalité de l’anamnèse ; mais l’anamnèse s’opère en l’occurrence sur fond d’un vide irrémédiable, puisqu’elle entretient notre nostalgie de ce qu’aucun appareil enregistreur n’a su capter. Bien sûr, cette résistance à la figuration, à la transformation de l’absence et du rien où la signification s’annule en modalité de l’articulation et du renvoi de signe en signe ne saurait pleinement aboutir dans une œuvre où se pose aussi constamment une « question en suspens » (unanswered question, disait Ives : que la réponse, pour l’heure, fasse défaut ne signifie pas forcément qu’elle manquera toujours) et où par conséquent les mots, si problématiques soient-ils, demeurent indispensables, tant comme enjeux que comme instruments de la réflexion : « […] le doute ne peut subsister que là où subsiste une question ; une question seulement là où subsiste une réponse, et celle-ci seulement là où quelque chose peut être dit » (Wittgenstein, [1922] 1993 : 112). On s’en aperçoit par exemple quand on examine le rôle joué dans On the Transmigration of Souls par la longue énumération de victimes qui ponctue la partition. Nommer les défunts, c’est attirer l’attention sur la terrible réalité humaine d’une perte qui est d’abord celle d’individus, d’existences uniques et irremplaçables ; c’est rappeler ce que dénie l’instrumentalisation du drame au service d’un propos idéologique, à savoir la fonction de dénotation du nom propre qui renvoie d’abord à un être singulier, non à une abstraction : « I love Dave Fontana10 » (Adams, 2002b). Cela dit, le texte évoque aussi la blessure qui frappe le nom propre quand la personne à laquelle 9. « Espace de mémoire » (nous traduisons.) 10. « J’aime Dave Fontana. » (Nous traduisons.) 299 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page300 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 il se réfère a si complètement disparu que rien ne garantit plus la possibilité de donner à ses restes une place déterminée dans un ordre signifiant, fût-il celui des tombes dans un cimetière : « Missing11 », répète le premier récitant, indice qu’il ne s’agit pas seulement de la mort, mais aussi du manque qui affecte le nom une fois condamné à faire signe vers un vide vertigineux face auquel les mots paraissent dérisoires. Tout semble fait pour que la référence ne subsiste plus qu’à titre de vestige, de geste interrompu ou empêché, expression d’une certitude subjective poignante, car invérifiable, du désir insatisfait de renouer avec le particulier et le concret : « The man’s wife says : “I loved him from the start… I wanted to dig him out. I know just where he is12” » (Adams, 2002b). Pourtant, toute valeur figurale n’est pas absente de ce langage mutilé. D’une part, la liste établie par Adams s’apparente à une série de synecdoques, puisqu’elle ne comprend que quelques dizaines de noms pris au hasard parmi près de 3 000 ; d’autre part, elle acquiert ainsi une puissante charge symbolique, tant elle dit la scandaleuse immensité d’une absence qui, par-delà l’addition des cas individuels, semble ouvrir une brèche capable d’ébranler l’ordre du monde. Il faut bien signifier, c’est entendu ; mais à condition de signifier ce qu’il en est d’un univers désormais peuplé d’esprits, de spectres, d’âmes sujettes à une perpétuelle transmigration, car sans domicile et sans famille, à l’instar des plus humbles victimes des attentats : « [t]here were some people there whose families never even acknowledged them because they were – in our charming terminology – illegal aliens […] Hispanic people who were working in the kitchens, or guards, elevator repair people13 » (Adams, [2004] 2006 : 201-202). Le spectre, écrit 11. « Disparu(e) » (nous traduisons.) 12. « L’épouse de cet homme déclare : “Je l’ai aimé dès le premier instant… Je voulais le déterrer. Je sais exactement où il est.” » (Nous traduisons.) 13. « [i]l y avait là des gens que leurs familles n’ont jamais reconnus car c’étaient – pour employer notre charmante terminologie – des sans-papiers. […] Des latinos qui travaillaient dans les cuisines, des agents de sécurité, des préposés à l’entretien des ascenseurs. » (Nous traduisons.) 300 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page301 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » Derrida, a pour particularité de ne pas répondre aux questions qu’on lui pose, ou plutôt de retourner la question à celui ou celle qui l’énonce, d’interpeller l’interpellation même, par-delà la personne de l’interlocuteur : « [l]’esprit, le spectre, […] on ne sait pas ce que c’est, ce que c’est présentement. C’est quelque chose qu’on ne sait pas, justement, et on ne sait pas si précisément cela est, si ça existe, si ça répond à un nom et correspond à une essence » (Derrida, 1993 : 25-26). Aussi le spectre est-il, in fine, celui des noms eux-mêmes, celui d’un langage incertain dans son être, capable de prolonger indéfiniment sa réserve, de se maintenir dans un indécidable en deçà, à la lisière du non-sens ou de l’inarticulé. Peut-être y a-t-il là une explication possible du rapport paradoxal qui s’instaure chez Adams entre musique et poésie, du choix d’une approche esthétique qui accorde une place prééminente à la question du littéraire tout en œuvrant interminablement à l’extinction de la littérature. Pour que l’œuvre d’Adams puisse être hantée par le spectre du langage, il était nécessaire qu’elle se donne de prime abord pour étrangère au verbe : Adams est musicien plutôt que poète parce que la musique est capable d’oublier vraiment les mots, parce qu’il est de sa nature d’ignorer « si précisément ils sont » et d’en remettre en question l’essence autrement que sur un mode purement spéculatif. D’en remettre en question l’essence, mais non de les abolir, bien au contraire, puisqu’en inscrivant sa méditation sur ce qui reste du langage dans une temporalité de l’incertain et du suspens, elle leur garantit une forme de permanence, et puisque ne peut disparaître ce qui se déploie en marge de tout commencement et de toute fin. La question demeurée pour l’heure sans réponse, unanswered question, c’est celle des mots, de leur proximité avec le néant et de leur capacité paradoxale à trouver dans leur épuisement même la meilleure garantie de leur pérennité – d’où l’ambivalence de la référence à Ives, perçu à la fois comme une inquiétante apparition d’outre-tombe et comme un ange tutélaire : « Ives’s The Unanswered Question […] [is] a ghost in the background, and every once in a while it peeks through 301 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page302 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 this screen of activity14 », déclarait Adams à propos de On the Transmigration of Souls ([2004] 2006 : 198), affirmation reprise à la métaphore près dans son autobiographie Hallelujah Junction : « The guardian angel of my piece was Ives, whose Unanswered Question hides within my scrim of sonic imagery, every once in a while making itself known15 » (2008 : 266). C’est sans doute par ce biais que On the Transmigration of Souls consent in fine à prendre acte des usages propres au genre de l’élégie, où d’ordinaire la mort ne marque pas le terme du parcours, mais une étape d’un cheminement appelé à se poursuivre longtemps, ne fût-ce que dans et par l’écriture. La démarche d’Adams n’en est pas moins inhabituelle, car l’ange qu’il évoque n’est pas celui de la Résurrection, mais celui qui, ici-bas, protège l’individu du pire et le préserve in extremis de l’anéantissement : la transmigration des âmes n’équivaut pas à leur salut éternel parce qu’elle s’opère au sein de l’immanence, et parce que l’œuvre qui en rend compte souscrit à une poétique de la ruine et du reste, non à une vision triomphale de la rédemption à venir. Les multiples voix parlées ou chantées qui se font entendre tout au long de On the Transmigration of Souls sont l’indice d’une perte irrémédiable, celle des quelque 4 000 vies humaines brisées par les attentats, mais aussi celle des moyens dont les survivants ont besoin pour nommer le carnage, voire pour le percevoir dans toute son horreur sans s’abriter derrière des discours grandiloquents ni s’abandonner à la jouissance suspecte que procurent des images trop souvent revues. Si ces voix résistent à la « kitschification » médiatique du 11 septembre, dénoncée par Adams à la suite de Philip Roth (2008 : 263), c’est aussi parce qu’elles donnent à cette partition l’allure d’une conversation spectrale, d’un dialogue des égarés dont le bruissement presque 14. « The Unanswered Question de Ives […] rôde à l’arrière-plan comme un fantôme et pointe son nez de temps en temps à travers cet écran d’activité. » (Nous traduisons.) 15. « Pour ange gardien, mon œuvre avait Ives dont le poème symphonique The Unanswered Question se cache parmi toutes ces images sonores entremêlées et, de temps en temps, se laisse reconnaître. » (Nous traduisons.) 302 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page303 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » ininterrompu montre que subsiste malgré tout, à la lisière du silence, une communauté des énonciateurs. « It was an image that I had in my mind when I was composing this piece, that we would be in this space, and that there would be this constant, low-level noise […] of humanity. […] That’s what life is like now. I was trying to evoke that in this piece16 » (Adams, [2004] 2006 : 200). 16. « C’est une image que j’avais en tête pendant que je composais cette œuvre : je me disais que nous serions dans cet espace et que nous entendrions en permanence le bruit de fond […] de l’existence humaine. […] C’est à cela que ressemble aujourd’hui notre vie. Voilà ce que j’ai tenté d’évoquer dans cette œuvre. » (Nous traduisons.) 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page304 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 BIBLIOGRAPHIE ADAMS, John (1995), American Elegies, Orchestra of St. Luke, New York, Nonesuch 79249. [CD] ADAMS, John (2002a), On the Transmigration of Souls, par le New York Philharmonic, Lorin MAAZEL (dir.), New York, Nonesuch 79816-2. [CD] ADAMS, John (2002b), On the Transmigration of Souls, livret, dans John ADAMS, On the Transmigration of Souls, par le New York Philharmonic, Lorin MAAZEL (dir.), New York, Nonesuch 79816-2. ADAMS, John ([2002] 2010), « Interview with John Adams about On the Transmigration of Souls », John Adams : Official Web Site, [En ligne], [http://www.earbox.com/W-transmigration.html], (17 février 2014). ADAMS, John ([2004] 2006), « John Adams Discusses On the Transmigration of Souls », entretien avec David Colvard, dans Thomas MAY (dir.), The John Adams Reader, Pompton Plains, NJ, Amadeus Press, p. 196-204. ADAMS, John (2008), Hallelujah Junction : Composing an American Life, New York, Farrar, Straus and Giroux. DERRIDA, Jacques (1993), Spectres de Marx, Paris, Galilée. DERRIDA, Jacques, et Jürgen HABERMAS ([2003] 2004), Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori, Paris, Galilée. FENDRICH, Laurie (2003), « How 9/11 changed us », New York Magazine, 15 septembre, [En ligne], [http://nymag.com/nymetro/ news/sept11/2003/n_9196/], (17 février 2014). FREUD, Sigmund ([1917] 1968), « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, traduit par Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Paris, Gallimard, p.145-171. NESME, Axel (2012), L’Autre sans visage. Lectures de l’élégie américaine, Paris, Honoré Champion. RANCIÈRE, Jacques (2007), Politique de la littérature, Paris, Galilée. 304 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page305 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE » SCHIFF, David ([2002] 2006), « Memory spaces (On the Transmigration of Souls) », dans Thomas MAY (dir.), The John Adams Reader, Pompton Plains, NJ, Amadeus Press, p. 189-195. WITTGENSTEIN, Ludwig ([1922] 1993), Tractatus logico-philosophicus, traduit par Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard. 16-Duplay.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:50 Page306 17-Notices.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:51 Page307 NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES ANNE-MARIE AUGER poursuit actuellement des études doctorales en cinéma à l’Université de Montréal. Primé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, son projet de recherche porte sur le « réveil des archives » et la mise en scène du quotidien dans le cinéma documentaire, en revisitant le modèle de l’inventaire. Elle a publié dans différents ouvrages collectifs et revues spécialisées en art, dont 24 Images et Liberté. VANESSA BESAND est agrégée de lettres modernes et maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Bourgogne. Après une thèse consacrée aux échanges culturels et théoriques entre la France et les États-Unis aux XXe et XXIe siècles dans le roman (et à titre secondaire, dans le cinéma et dans la peinture), elle poursuit actuellement ses recherches sur les transferts culturels ainsi que sur la théorie postmoderne et travaille dans des perspectives culturalistes. Elle a notamment coorganisé, en février 2012 à l’Université de Bourgogne, un colloque consacré au cinéma d’animation postmoderne. JULIEN BRINGUIER est étudiant au doctorat à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Après avoir soutenu un mémoire de master intitulé « Writing after and about September 11 : Facing the event, challenging the novel » en 2008, il a été Visiting Scholar au Département d’anglais et de littérature comparée de la Columbia University à New York de 2010 à 2012. Il poursuit ses recherches et l’écriture d’une thèse portant sur le roman américain du 11 septembre. Il est coauteur, avec Madelena Gonzalez, de l’article : « Fiction after 9/11 : A journey through the desert of the real ». 307 17-Notices.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:51 Page308 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 SIMON BROUSSEAU est étudiant au doctorat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Il prépare une thèse à propos du retour du sujet et de la problématisation de l’héritage postmoderne dans l’œuvre de l’écrivain américain David Foster Wallace. Directeur adjoint de Salon double, l’observatoire de littérature contemporaine, il est également membre étudiant du centre de recherche Figura, du Laboratoire NT2 et du Lower Manhattan Project. ANNIE DULONG est docteure en littérature (création littéraire). Ses recherches postdoctorales (FRQSC-UQAM et CRSH-New School) ont porté sur la représentation du 11 septembre en littérature contemporaine. Elle prépare en ce moment un essai sur les figures et les images du 11 septembre. Elle a également publié des œuvres de création littéraire : Autour d’eux (2008) et Onze (2011). Elle enseigne la littérature dans le réseau collégial et est membre du centre de recherche Figura, de l’équipe de recherche ERIC LINT et du Lower Manhattan Project à l’Université du Québec à Montréal. Elle a codirigé avec Alice van der Klei un numéro spécial de la revue Mœbius sur le 11 septembre 2001. MATHIEU DUPLAY est professeur à l’Université Paris Diderot-Paris 7 où il enseigne la littérature américaine et dirige le Département d’anglais. Ses recherches récentes portent sur les opéras du compositeur contemporain John Adams. Il est également l’auteur d’un ouvrage sur William Gaddis (William Gaddis : Carpenter’s Gothic, le scandale de l’écriture, Paris, Ellipses, 2001) et de nombreux articles sur les littératures américaine et canadienne (William Gaddis, Malcolm Lowry, David Markson) ainsi que sur des questions d’esthétique et de théorie littéraire. JULIEN FRAGNON est docteur en science politique et enseignant à l’Institut d’Études Politiques de Lyon (Université de Lyon) depuis 2006 (sociologie politique, analyse du discours, relations internationales). Il a soutenu sa thèse de doctorat « Le discours antiterroriste. La gestion politique du 11-Septembre en France » à l’Université Lumière Lyon 2. Il a publié notamment « L’après-11 septembre ou l’étiologie d’un monde qui change. Unicité sémantique et pluralité référentielle » (Mots. Les langages du politique, no 87, juillet 2008, avec A. Lamy) et « Quand le 11-Septembre s’approprie le onze septembre : entre dérive métonymique et antonomase » (Mots, no 85, novembre 2007). 308 17-Notices.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:51 Page309 NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES BERTRAND GERVAIS a publié romans, récits et nouvelles, de même que des essais sur la lecture, la littérature américaine et l’imaginaire. En 2012, il a coédité l’anthologie Perspectives croisées sur la figure. À la rencontre du lisible et du visible aux Presses de l’Université du Québec. Entre 2007 et 2009, il a fait paraître, sous le titre général de Logiques de l’imaginaire, une trilogie : L’imaginaire de la fin. Temps, mots et signes (2009), La ligne brisée. Labyrinthe, oubli et violence (2008), et Figures, lectures (2007). Professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, il est le directeur de centre de recherche Figura, du Laboratoire NT2, de l’équipe de recherche ERIC LINT, ainsi que du Lower Manhattan Project. SYLVIE MATHÉ est professeure de littérature américaine à Aix-Marseille Université. Spécialiste de la fiction américaine d’après-guerre, elle est l’auteure d’une monographie sur John Updike et de nombreuses études, entre autres sur J.D. Salinger, Joan Didion, Cynthia Ozick, William Styron, Raymond Carver, Paul Auster et Thomas Pynchon. Elle travaille actuellement sur les rapports entre éthique et littérature. Elle est membre du LERMA (EA 853, Aix-Marseille Université) et rédactrice en chef de la revue en ligne E-rea. RICHARD PHELAN est maître de conférences en études américaines à Aix-Marseille Université. Rattaché au laboratoire LERMA, son travail sur les arts visuels américains est parti du questionnement du cadre chez Rothko pour s’intéresser aux lieux de présentation de l’art et, de là, à l’art urbain. Il a publié sur Barnett Newman, sur Christo et Jeanne-Claude, ainsi que sur les installations en Afrique du Sud de l’artiste français Ernest Pignon-Ernest. Ses travaux en cours sont consacrés à la notion d’icône et à la méthodologie de la lecture d’image. LUCIE ROY est professeure à l’Université Laval. Elle enseigne le cinéma et est directrice de ce programme depuis plus de dix ans. Ses approches théoriques sont la sémiotique et la phénoménologie. Ses champs de recherche sont l’esthétique, la poïesis et l’Histoire. L’image, le cinéma et l’intermédialité constituent, pour elle, des lieux d’application privilégiés. Au nombre de ses publications, on compte Petite phénoménologie de l’écriture filmique en 1999 (Québec/Paris, Nota bene/Méridiens Klincksieck). Elle est, notamment, coéditrice du collectif Figures de violence paru à l’Harmattan en 2012. Elle est en voie de publier un 309 17-Notices.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:51 Page310 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 ouvrage sur le rapport du cinéma à la philosophie. Suivent, à titre indicatif, quelques titres parmi les articles qu’elle a signés : « Fictionnalisation et historicisation ou le paradoxe de la violence (im)matérielle », « Le risque de penser : reliance, relation et contingence », « Entre picturalité et filmicité. L’exemple du film L’année dernière à Marienbad », « La cinéante ou l’écriture expérientielle de Pierre Perrault ». THOMAS SCHMIDTGALL est collaborateur à la Chaire de culture et civilisation romanes et communication interculturelle à l’Université de la Sarre à Sarrebruck, en Allemagne. Il a obtenu une maîtrise en études culturelles françaises et communication interculturelle, linguistique espagnole et gestion de l’entreprise. Il est détenteur d’un doctorat en communication interculturelle. Sa thèse porte le titre « Expériences traumatiques dans la mémoire des médias. Structure et réception interculturelle de représentations fictionnelles du 11 septembre 2001 en France, en Allemagne et en Espagne » (« Traumatische Erfahrung im Mediengedächtnis. Zur Struktur und interkulturellen Rezeption fiktionaler Darstellungen des 11. September 2001 in Deutschland, Frankreich und Spanien »). Ses recherches et publications portent sur l’américanisation et l’antiaméricanisme dans les espaces franco- et hispanophones, les relations transatlantiques, les entraînements interculturels et les rapports entre mémoire et médias. GABRIEL TREMBLAY-GAUDETTE est étudiant au doctorat en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal. Il est titulaire d’une bourse de recherche Bombardier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour sa thèse qui porte sur l’iconotextualité dans les romans contemporains. Membre du comité de rédaction de Salon double, l’observatoire de littérature contemporaine, et de bleuOrange, revue de littérature hypermédiatique, il participe également à titre de membre étudiant au centre de recherche Figura, au Laboratoire NT2 et au Lower Manhattan Project. SOPHIE VALLAS, professeure, enseigne la littérature américaine à AixMarseille Université. Ses recherches portent sur la littérature des XXe et XXIe siècles, et plus particulièrement sur l’écriture autobiographique et autofictionnelle. Elle a consacré son doctorat ainsi que plusieurs articles à Paul Auster, a écrit des articles sur Chester Himes, Don DeLillo 310 17-Notices.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:51 Page311 NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES ou encore Jim Harrison, et vient de publier Jerome Charyn et les siens. Autofictions aux Presses universitaires de Provence. ALICE VAN DER KLEI est docteure en littérature comparée et chargée de cours au Département d’études littéraires à l’Université du Québec à Montréal, où elle enseigne la littérature numérique et la littérature mondiale. Responsable de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain au centre Figura, elle est l’une des fondatrices et la rédactrice en chef de bleuOrange, revue de littérature hypermédiatique. Coordonnatrice des équipes de recherche RADICAL et ERIC LINT, elle est également membre associée du centre de recherche Figura, du Laboratoire NT2 et du Lower Manhattan Project. Elle a codirigé avec Annie Dulong un numéro spécial de la revue Mœbius sur le 11 septembre 2001. 17-Notices.qxp_01-Présentation 2014-03-18 12:51 Page312 18-Table.qxp_01-Présentation 2014-03-19 09:15 Page313 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION : MOTIFS, FIGURES ET FICTIONS. REPRÉSENTER LE 11 SEPTEMBRE 2001 Bertrand Gervais, Alice van der Klei, Annie Dulong et Simon Brousseau 7 1. CONSTRUIRE LE CORPUS DU 11 SEPTEMBRE 2001 LE 11 SEPTEMBRE 2001 EN LITTÉRATURE. ÉVOLUTION, STRATÉGIES ET FIGURES Annie Dulong 23 ART DE L’ELLIPSE ET DE L’ALLÉGORIE DANS QUELQUES ROMANS AMÉRICAINS CONTEMPORAINS. VERS UNE RESÉMANTISATION DU 11 SEPTEMBRE 2001 Vanessa Besand 49 LE 11 SEPTEMBRE 2001. LA CONSTRUCTION D’UN NOUVEAU MONDE ? Julien Fragnon 69 « SOUS LES YEUX DE L’OCCIDENT ». LA FIGURE DU TERRORISTE COMME L’AUTRE DANS LA FICTION AMÉRICAINE DU 11 SEPTEMBRE 2001 Sylvie Mathé 87 313 18-Table.qxp_01-Présentation 2014-03-19 09:15 Page314 L’IMAGINAIRE DU 11 SEPTEMBRE 2001 LE SUJET ASSAILLI. LOGIQUE DU TRAUMATISME DANS FALLING MAN ET EXTREMELY LOUD AND INCREDIBLY CLOSE Julien Bringuier 105 2. LA FIGURE DE L’HOMME QUI TOMBE ESTHÉTIQUE ET « CULTURE POPULAIRE DU DÉSASTRE » AUTOUR DE LA PHOTOGRAPHIE THE FALLING MAN DE RICHARD DREW Anne-Marie Auger 123 DEUX TOURS, DEUX DATES ET UNE SEULE PHOTOGRAPHIE. « LA CATASTROPHE QUI A DÉJÀ EU LIEU » DANS LET THE GREAT WORLD SPIN Sophie Vallas 135 PERFORMING MAN. CRÉATION VISUELLE DANS FALLING MAN DE DON DELILLO Richard Phelan 153 UNE FIGURE SUSPENDUE. REPRISE ET DÉDOUBLEMENT DU « FALLING MAN » DANS LES FICTIONS DU 11 SEPTEMBRE 2001 Bertrand Gervais 173 3. MÉDIATISER L’ÉVÉNEMENT, TÉMOIGNER DE L’EXPÉRIENCE L’HORREUR MÉDIATISÉE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 DE DAVID FOSTER WALLACE Simon Brousseau 197 TERREUR DANS LA VILLE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 COMME ÉVÉNEMENT CINÉMATOGRAPHIQUE ET SES RÉPERCUSSIONS CULTURELLES Thomas Schmidtgall 217 314 18-Table.qxp_01-Présentation 2014-03-19 09:15 Page315 TABLE DES MATIÈRES ÉCRITURES DE L’HISTOIRE. LE 11 SEPTEMBRE 2001 Lucie Roy 235 LE 11 SEPTEMBRE 2001, UN ÉVÉNEMENT VU D’ICI Alice van der Klei 249 DE QUOI CETTE IMAGE EST-ELLE LE SON ? BANDE DESSINÉE ET REPRÉSENTATION SONORE DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001 Gabriel Tremblay-Gaudette 267 « HE WAS THE APPLE OF MY FATHER’S EYE ». POÉTIQUE DE L’ÉLÉGIE DANS ON THE TRANSMIGRATION OF SOULS DE JOHN ADAMS Mathieu Duplay 289 NOTICES BIOBIBLIOGRAPHIQUES 307 18-Table.qxp_01-Présentation 2014-03-19 09:15 Page316 Révision : Isabelle Bouchard Composition et infographie : Isabelle Tousignant Conception graphique : Antoine Tanguay et KX3 Communication Diffusion pour le Canada : Gallimard ltée 3700A, boulevard Saint-Laurent, Montréal (Qc), H2X 2V4 Téléphone : 514 499-0072 Télécopieur : 514 499-0851 Distribution : SOCADIS Diffusion pour la France et la Belgique : DNM (Distribution du Nouveau-Monde) 30, rue Gay-Lussac, 75005, Paris France site : http://www.librairieduquebec.fr Téléphone : (33.1) 43.54.49.02 Télécopieur : (33.1) 43.54.39.15 Éditions Nota bene 4067, boul. Saint-Laurent, bureau 202 Montréal (Qc), H2W 1Y7 site : http://www.editionsnotabene.ca 18-Table.qxp_01-Présentation 2014-03-19 09:15 Page317 18-Table.qxp_01-Présentation 2014-03-19 09:15 Page318 CET OUVRAGE COMPOSÉ EN ADOBE GARAMOND PRO A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER CHEZ MARQUIS IMPRIMEUR INC. MONTMAGNY (QUÉBEC) EN AVRIL 2014 POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS NOTA BENE Dépôt légal, 2e trimestre 2014 Bibliothèque et Archives nationales du Québec 00-Premières pages.qxp_00-Premières pages 2014-03-18 09:28 Page2