LE SUJET COMME MOUVEMENT SOCIAL OU LA CRITIQUE DE LA
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LE SUJET COMME MOUVEMENT SOCIAL OU LA CRITIQUE DE LA
LE SUJET COMME MOUVEMENT SOCIAL OU LA CRITIQUE DE LA MODERNITÉ ENTREVUE AVEC ALAIN TOURAINE Je n’ai jamais cédé au moralisme derrière lequel apparaît vite le conformisme social; j'ai appris au contraire à reconnaître dans les mouvements sociaux la défense du droit de chacun, individu ou groupe social, à choisir et à construire son existence, en même temps qu'à défendre, s'il le veut, l'héritage culturel — langue, croyances mais aussi créations et espoirs — de ceux dont il se sent le descendant. A. TOURAINE (1993) Jacques TONDREAU Publié dans Aspects sociologiques, novembre 1993, pp. 26-29. L e sociologue français Alain Touraine était de passage à Québec au mois d'octobre. Aspects sociologiques en a profité pour le rencontrer afin de nous parler de son dernier livre Critique de la modernité (Fayard, 1992). Cinq grands thèmes furent abordés lors de la rencontre : la modernité, le Sujet, les mouvements sociaux, l'éthique de la conviction et le rôle des intellectuels en cette fin de siècle. Directeur du Centre d'analyse et d'intervention sociologi1 ques (C.A.D.I.S.) à l'école des Hautes Études en sciences sociales de Paris depuis 1976, auteur notamment de Sociologie de l'action (1965), Production de la société (1973,1993), Le retour de l'acteur (1984,1988), La parole et le sang (1988), Alain Touraine nous livre ici une analyse renouvelée de la modernité. Pour beaucoup, la modernité est vue de façon négative, c'est-à-dire comme un mouvement croissant de rationalisation et d'individualisation qui résulte en une atomisation de la vie sociale, un repli sur soi et dans la consommation, un désengagement de la vie politique et une perte du sens du monde. Sans nier ces aspects de la modernité, vous en présentez une vision tout à fait différente dans votre dernier livre Critique de la modernité. Non je ne nie pas cela, il faut être bien clair là-dessus. Il n'y a pas de modernisation sans rationalisation. Ce que je conteste, ce sont les tendances qui prennent des formes très accentuées et qui consistent à réduire la modernisation à la rationalisation. Selon le vieux principe « Qui veut faire l'ange, fait la bête », quand on ne fait que de la rationalisation, le reste se venge, c'est-à-dire la bête, la culture, la tradition, la subjectivité, les sentiments, la sexualité, enfin tout ce qui n'est pas la rationalité et ça fait quand même pas mal de trucs. Ça réagit exactement comme si je dis : « Moi bourgeois anglais ou français de 1830 ou 1840, la modernité c'est moi. Toi le travailleur, tu es paresseux; toi la femme, tu es hystérique; toi le gamin, tu te masturbes; toi le colonisé, tu es un sous-homme. » Bon, tout ça quand même, ça va me revenir sur la gueule. Je ne vais pas éternellement dire, « moi avec mon haut-de-forme », que je suis la modernité, les autres vont finir par me foutre leur main sur la gueule. Or une analyse critique - critique ne veut pas dire négative — disons une reconsidération critique de la modernité consiste à dire, comme je l'ai fait dans mon livre, comment ça s'est passé historiquement. Ça ne s'est pas passé comme suit : on avait un monde irrationnel et on est passé à un monde rationnel. On avait plutôt un monde où le rationnel, le culturel et le personnel étaient mélangés. Généralement, ça s'appelait Dieu. Qui était Dieu? En terme clérical, c'était un dieu de raison et d'amour. L'agape chrétienne? Voilà, c'est ça. Mais le monde religieux en général, que ce soit celui des Chaldéens, des Babyloniens ou des Mayas, c’est toujours une image à la fois rationaliste et finalisée du monde. Et ce que j'appelle la modernité, c'est la séparation des deux. Ce n’est pas le passage de l'irrationnel au rationnel, ou le passage du holisme à l'individualisme comme le dit Louis Dumont. Prenons une image. Qu'est-ce que la Renaissance? La Renaissance, italienne ou autre, ce sont mathématiques et beauté. Ce sont Botticelli, Léonard de Vinci, Michelangelo, etc. C'est un monde qui se dit grec, qui se dit romain, mais qui est aussi chrétien. La modernité, pour le meilleur et pour le pire, c'est la séparation. C'est pourquoi j'ai pris, de manière un peu provocatrice, comme symbole de la naissance de la modernité, la bagarre entre Érasme, qui est le dernier pré-moderne, parce qu’il est à la fois chrétien, rationaliste et humaniste, et puis Luther. Érasme écrit un beau truc qui s’appelle Traité du libre arbitre. Et Luther lui dit vraiment comme ça, « Moi j'ai écrit le 2 Traité du serf arbitre », c'est-à-dire l'homme n’a pas de volonté, l'homme est dominé par Dieu. À ce moment-là vous voyez se séparer d'un côté ce monde naturaliste — Renaissance, sciences modernes et l'État moderne aussi d'ailleurs — et de l'autre côté, ce monde de la foi, qui est un monde subjectivé, mais qui va aussi vous mener à Kant. Enfin, et encore là, j'ai poussé un peu les choses, je me suis pris d'un petit amour pour Descartes, parce que Descartes c'est un « matheux » et en même temps un existentialiste. Il règle les affaires de cœur de la princesse Élizabeth et écrit un livre qui s'appelle le Traité des passions, ce qu'on appellerait aujourd’hui un traité de sexologie. Alors vous comprenez, il est les deux, il est dualiste. Il dit : « Dieu a fait la nature et les lois et je suis là pour trouver des lois, mais Dieu a fait l'homme à son image, alors l'homme est aussi liberté. » Donc, d'un côté, j'ai le monde de la domination de la nature, devenir « maître et dominateur de la nature » dit-il dans Le discours de la méthode, et de l'autre le cogito. Mais le cogito ce n'est pas cogitatur, c'est « moi je pense », c'est un Je, c’est bien le Sujet. Nous pourrions dire aujourd'hui que des gens, Habermas en particulier, ne veulent plus du cogito et disent « je ne veux plus d'un Sujet, je veux de l'intersubjectivité ». Ce avec quoi je suis en désaccord, car je dis qu’il ne peut y avoir d'intersubjectivité que si l'on part de l'idée de Sujet, et donc de la construction du Sujet comme liberté, que ce soit au niveau personnel ou au niveau collectif, par la démocratie. La Raison peut devenir pouvoir, technocratie, à la Francfort si vous voulez, et de l'autre côté, le Sujet peut s'enfermer dans l'intégrisme, l'obsession de l'identité. Et c'est ça aujourd'hui mon idée, que je crois d'ailleurs partagée par la plupart des gens, j'ai le sentiment que cette modernité, qui s'est créée par la séparation, séparation qui a continué et qui a augmenté, de telle manière que nous sommes aujourd'hui dans l'écartèlement. La séparation du monde objectif et du monde subjectif, c'est ça le problème que nous vivons. Le problème philosophico-sociologico-politique que nous vivons tous, c'est celui-là : est-ce qu'il faut être postmoderne? C’est-à-dire accepter la séparation, la dérive des continents. Il y a le continent des marchés, il y a le continent des identités, et la culture n'a plus rien à voir avec l'économie et l'histoire. Et donc, on est dans la diversité pure, on déconstruit. Bon, c'est une vision des choses. Cette vision, je ne comprends pas comment on peut la défendre sans avoir la chair de poule. Parce que ça veut dire qu'il y a le truc en haut qui est le monde globalisé, les transnationales, etc., et puis une sorte de guerre civile mondiale généralisée des intégrismes, des identités individuelles, minoritaires, religieuses, ethniques et nationales. Ça va être la guerre de tous contre tous. Donc il s'agit de réfléchir aujourd'hui aux conditions de recombinaison entre ces deux éléments. Et c'est cela que je donne aujourd'hui comme définition du Sujet. Je dis qu’il y a rationalisation, qu'il y a identité, et puis, entre les deux, le Sujet qui est l'effort pour intégrer les deux. Le Sujet est l'effort de l'intégration de la rationalité instrumentale et de l'identité culturelle. Le Sujet, c'est la réintégration d'éléments qui tendent à se séparer. Ce que je maintiens avec le plus de force dans mon livre est que le Sujet n’est pas une conscience, c'est une lutte de libération à la fois contre le monde communautaire et contre le monde globalisé. Il faut essayer d'intégrer la mémoire et le projet, la rationalité et la culture, l'instrumentalité et l'expressivité culturelle. C'est ça la 3 grande affaire de notre monde, c'est de combiner les deux. Vous dites dans votre livre que le Sujet est la volonté d'un individu d'agir et d'être reconnu comme un acteur. Tout à fait. C'est une définition très simple. Le sujet n’est pas l'individu. L'individu ça ne veut rien dire, c'est une définition négative. Si vous voulez, c'est l'effeuillage, le strip-tease. Vous avez une culture, une langue, un métier, je vous enlève tout ça, et vous êtes tout nu. À ce moment-là, vous êtes l'individu. Mais à partir du moment où vous êtes tout nu, vous pouvez ne pas du tout être individualisé parce que vous pouvez devenir la société de masse. Dans un camp de concentration, les gens sont aussi tout nus et ils ne sont pas du tout individualisés parce qu'ils sont soumis au même système de domination et de répression. Donc le Sujet, c'est bien la volonté d'être un acteur. Qu’est-ce qu’un acteur? Un acteur c'est avoir la capacité de modifier son environnement et de ne pas être déterminé seulement par lui. Et ça suppose premièrement, un système autoréférentiel qui fait que mon objectif n'est pas d'être adapté ou pas adapté, c'est d'augmenter ma capacité de contrôle. De quoi je dispose dans ce monde sécularisé : pour l'essentiel de ma vie. Être Sujet, c'est d'abord faire de sa vie un projet de vie, c'est-à-dire que cela fasse ma vie, pas une série d'événements. Vous comprenez, quand ça allait mal pour tout le monde, ça allait mal pour moi; quand ça allait bien pour tout le monde, ça allait bien pour moi. Non, il s'agit de faire en sorte que ma vie soit ma vie. Et c'est dans ce sens-là que la notion d'individu reprend de la force dans la mesure où il y a individuation, c'est-à-dire la subjectivation, cette capacité de produire, et non pas de consommer, mon existence. Il ne s’agit pas seulement que je me libère, mais de façon plus positive, il faut que je reconnaisse l'autre comme Sujet, qu’il y ait ici intersubjectivation. Et il faut qu’il y ait aussi des conditions institutionnelles, c'est-à-dire la démocratie. Est-il pertinent, dans ces conditions, de dire que l'action du Sujet comme acteur résulte en la production de la société alors que l'action de l'individu comme sujet se concrétise dans la production de soi? Si vous voulez. Mais je n'aimerais pas trop faire cette distinction. Je préfère dire que le Sujet n’a pas de contenu. Le Sujet, c’est une volonté d'être, un travail d'être. Le danger intellectuel et social le plus grand consisterait à ramener l'idée de Sujet à l'idée de l'Ego et de la conscience. Là-dessus nous sommes après Freud et pas avant Freud : alors la conscience terminée, l'ego terminé. C'est pourquoi j'ai prêté beaucoup d'attention à Freud. Car quand je détruis la conscience, quand j'insiste sur les pulsions, je me trouve d'une certaine manière avec d'un côté les pulsions et de l'autre l'ordre social. Alors si on est très pessimiste, et Dieu sait que Freud l'était, on dira qu'il n'y a pas d'autre solution qu'une morale répressive. Ce n’est pas pour ça que Freud a fait des cures psychanalytiques. C'est afin d'augmenter la capacité chez les patients, non pas de passer sous un ordre répressif, parce qu'il n'aimait pas ça beaucoup, mais au contraire, de procréer leur Je, leur Ich, qui va leur permettre d'intégrer les deux éléments. 4 Selon vous, l'action des nouveaux mouvements sociaux ne porte plus sur les conflits autour de la production et la diffusion de biens matériels, mais plutôt sur la production et la diffusion de biens culturels. Vous avez raison de rappeler le lien. Pour moi, et j'aime dire en plaisantant, si j'avais à résumer tout ce que j'ai dit dans ma vie, ce ne serait pas E = MC2 comme Einstein, ce serait Sujet = Mouvement Social, S = MS. Ça veut dire que les mouvements sociaux ne sont rien d'autre que la mise en forme, collective, sociale et politique, de l'affirmation du Sujet, parce que le Sujet ne se constitue pas d'abord par la volonté de la conscience, mais par la lutte contre l'hétéronomie, la soumission soit à un pouvoir communautaire, soit à un pouvoir marchand. Nous avons l'impression qu’il n'y a plus de mouvements sociaux parce que nous continuons à chercher dans l'avenir ce que nous avions dans le passé. Alors si vous cherchez des manifestations ouvrières, c'est aussi absurde que de chercher la Révolution française devant vous. Aujourd'hui, c'est l'affirmation du Sujet, c'est-à-dire, en bien ou en mal, l'affirmation des identités culturelles et cette tentative des identités culturelles de maîtriser leur devenir historique. Vous dites que Max Weber en appelait, il y a un siècle, au triomphe de l'éthique de la responsabilité sur l'éthique de la conviction. Pour votre part, vous préférez ceux qui en appellent aujourd'hui à l'éthique de la conviction. Nous sommes dans un monde où il faut retrouver l’éthique de la conviction, le Sujet, et les mouvements sociaux comme conditions, et j'insiste absolu- ment là-dessus, d'existence ou de reconstruction d'un espace public démocratique. C'est tout ça qui forme le système de médiation entre le subjectif et l'objectif. Avec Critique de la modernité, il semble que la modernité est retombée sur ses deux pieds, à savoir la raison et le Sujet. Je serais plutôt favorable à ce qu’elle ait trois pieds. Il y a d'un côté l'identité et de l'autre côté la rationalité et, entre les deux, l'élément de médiation et de synthèse, le Sujet. On sent tout au long de votre livre un véritable appel à l'engagement. Dans ce contexte, comment entrevoyez-vous le rôle des intellectuels et notamment des sociologues? La sociologie, ça parle du bien et du mal. Ça n'a jamais parlé d'autres choses. Qu'est-ce qui fait que quelque chose est considérée comme bien ou comme mal? Vous appelez ça les normes ou autres choses. Est-ce que vous trouvez ça scandaleux qu’un médecin soit franchement engagé pour guérir les maladies? Moi je ne trouve pas cela scandaleux, au contraire ça me fait plaisir. Vous comprenez, s'il avait envie de répandre le sida, ce serait tout à fait fâcheux. Je pense en effet que tous les mots que je viens d'employer sont des mots qui sont immédiatement chargés jusqu’à la gueule de choix moraux et sociaux. Est-ce que vraiment vous pouvez étudier le totalitarisme nazi sans être contre? Moi je ne crois pas. Vous ne pouvez pas faire seulement des calculs pour connaître la productivité du déporté pour les usines chimiques allemandes. C'est quasiment scandaleux. Vous pouvez quand 5 même vous interroger sur une réalité dont le but est d'exterminer les gens. Et il est difficile de parler d'exterminer des gens en disant que je le fais de manière tout à fait neutre. J'ose espérer que vous êtes contre. Sinon vous êtes un type assez bizarre. Il y a des médecins qui ont foutu en l'air des types au nom de la science, douze balles dans la peau! Je veux dire, ce n'est pas acceptable des choses comme ça. Le médecin n'a jamais été neutre, pourquoi le sociologue le serait. Alors évidemment, ça ne veut pas dire que je vais vous dire de voter pour le Parti Québécois ou pour les libéraux. Je ne vois pas du tout comment je peux montrer sociologiquement que l'un est le bien et l'autre est le mal. J'ai mes préférences comme tout le monde, mais ce ne sont que des opinions et des préférences. Personne de sérieux n'identifie cela à un choix scientifique. Mais inversement, ce que je vous dis, c’est que l'idée de Sujet est une lutte contre les forces de désintégration et il faut qu’il y ait du sens. Et c’est là l'allusion entre science et conscience, c'est que le rôle du sociologue et de la science sociale est en ce moment absolument capital. Nous avons vécu pendant une bonne centaine d'années sur des constructions intellectuelles qui avaient été faites à la naissance de la société industrielle. Maintenant cela est épuisé. Je pense qu’un des obstacles le plus grand à la constitution d'un espace public démocratique, c'est l'absence de représentations, de dessins du champ de bataille. Alors les intellectuels, ce sont les gens qui font le diagnostic. Ils disent voilà de quoi il s'agit, ils nomment les choses : les crises dans le monde, voilà leur nature. Je crois qu’il est vraiment urgent que nous changions de siècle. Il y a vraiment un épuisement du monde intellectuel et il faut que nous reconstruisions un monde intellectuel qui se trans- forme ensuite en monde politique. Si nous les « intellos » ne faisons pas notre boulot, les politiques ne pourront pas transformer nos théories en pratique. Jacques TONDREAU Chargé de recherche en sociologie, Département d’administration et politique scolaires, Université laval 6