1918 – 1935 : les structures intellectuelles de l`armée française

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1918 – 1935 : les structures intellectuelles de l`armée française
Candice Menat, docteur en Histoire, chercheur associé au CHERPA, IEP Aix-en-Provence
Conférence faite devant la Commission française d'histoire militaire (CFHM) le 16 janvier 2016,
Paris, École militaire
« 1918 – 1935 : LES STRUCTURES INTELLECTUELLES DE L’ARMÉE
FRANÇAISE, ENTRE INNOVATION ET CONSERVATISME »
La doctrine, reflet des possibilités des hommes, des matériels, et synthèse des expériences
opérationnelles
La destinée de l'armée française d'une guerre mondiale à l'autre constitue un sujet très vaste, et,
d'une certaine manière, parfois encore quelque peu polémique, méconnu ou mal compris, même si
le passage d'un siècle devrait permettre d'en faire l'analyse avec sérénité. Je vais me contenter ici de
tracer quelques grandes lignes, avec un point de vue centré plutôt sur les forces terrestres, puisque
c'est à elles que s'adressent en priorité les consignes générales élaborées par l'appareil politicomilitaire. À l'époque, la marine apparaît prospère, étant relativement épargnée par la rigueur
budgétaire. Considérée comme indispensable à la défense de l'empire colonial et à la protection des
communications maritimes, elle draine ainsi une grande part des possibilités financières et
industrielles. La flotte fonctionne plutôt à part du reste des autres armées, avec son propre ministère,
ses traditions et sa doctrine. Éclose durant la Grande Guerre, l'arme aérienne est encore minoritaire
voire carrément marginale. Elle bataille pour s'autonomiser, mais ne joue pas de rôle significatif
hors de l'épisode de la guerre du Rif en 1925 et 1926. Un ministère de l'Air est créé en 1928. La
cavalerie, peu employée entre 1914 et 1918 du fait des transformations apparues sur le champ de
bataille, lutte pour conserver son statut, se présentant avec obstination comme le réceptacle des
valeurs chevaleresques. Les forces françaises demeurent largement dominées par les fantassins,
l'artillerie occupant une place particulière, et le génie étant tenu dans une situation assez marginale.
Les transmissions, qui n'en sont alors qu'une subdivision, demeurent le parent pauvre, à l'exact
1
inverse de ce qui se pratique en Allemagne - où règne en ce domaine l'esprit d'expérimentation.
L'inspection technique des transmissions, composante fondamentale dans la conduite de la guerre
moderne n'est créée qu'en 1938. Pour résumer très schématiquement la situation géopolitique, la
France se trouve entourée de l'Allemagne vaincue mais non résignée, et de la Grande-Bretagne,
alliée distante à l'attitude parfois ambiguë.
En ce qui concerne la doctrine comme l'équipement, pour reprendre les mots de l'historien André
Ducasse, « les illuminations de la victoire ont joué, pour les yeux des Français, le rôle des lumières
vives qui, les soirs d'été, attirent les phalènes. Éblouis, ils n'ont pas pu, ou su, apprécier à son
exacte valeur l'état dans lequel la guerre avait laissé le pays »1. Leurs voisins allemands perçoivent
cependant la France comme une grande puissance, ce qui, par un jeu d'intoxication réciproque peut
la conforter parfois dans son sentiment de supériorité. L'opinion de l'ancien adversaire est en effet
prisée, mais elle n'est pas toujours interprétée sur un mode propre à aiguillonner le dynamisme
national.
Je me propose d'aborder la question de la destinée de l'armée française en adoptant un certain
décentrage du point de vue habituel, par une approche comparatiste. L'idée est donc d'évoquer non
seulement comment les Français conçoivent et vivent leur appareil de défense, mais aussi la
manière dont celui-ci est perçu par ses principaux voisins. En réalité, la tendance à la sclérose et ce
qu'on appelle sans doute abusivement la « mentalité Maginot », souvent invoquées, s'appliquent
davantage aux années d'avant-guerre qu'à la période d'entre-deux-guerres dans son ensemble. Je
recommande à ce propos la lecture d'un livre de l'universitaire américaine 2 Judith M. Hughes (l'une
des rares femmes à avoir travaillé sur ce genre de questions) To the Maginot Line : the politics of
French military preparation in the 1920's. C'est un bon exemple de recherche des racines anciennes
de phénomènes constatés durant les années 1930 et ultérieures. Cette époque tend à être lue au
prisme de la défaite de 1940, ce qui tend à fausser la perspective. Il s'agit de se défaire des
explications rétrospectives, à chaud, parfois assez mal documentées, du procès de Riom qui s'est
tenu en fin d'hiver et début printemps 1942. Celui-ci qui entendait déterminer les responsabilités
personnelles d'une série de dirigeants de la IIIe République dans l'état d'impréparation ayant entraîné
la défaite de 1940. Le politique, soumis à des aléas électoraux et à l'instabilité structurelle, souvent
tournée en dérision, du régime, ne constitue qu'un pôle dans l'élaboration de la doctrine militaire.
Au rebours de ce qu'avance la doxa, l'armée française, malgré des moyens relativement limités,
dans une ambiance teintée de pacifisme, a su faire preuve d'une certaine créativité, comme l'illustre
de nos jours de manière bienvenue François Vauvillier avec sa série magazine GBM. Comme
1. DUCASSE, André, Vie et mort des Français, 1914-1918, Hachette, 1959, 508 p., p.466.
2. HUGHES, Judith M., To the Maginot Line : the politics of French military preparation in the 1920's, Londres,
Harvard University Press, 2006, 296 et X p.
2
l'expose a posteriori le contrôleur général Pierre Hoff, dans l'excellente synthèse Les Programmes
d'armement de 1919 à 1939 (devenue malheureusement très rare sur le marché) : une tentative de
programme d'ensemble concernant l'armement de notre armée, trop ambitieuse, mal étudiée parce
que voulant tout traiter, fort coûteuse en conséquence, s'opposera, en 1920-1922, à un veto quasiformel des finances. De peur de voir remplacé trop tôt notre matériel militaire, nous devrons
conserver bien trop longtemps un armement démodé, souvent usé, entretenu à grands frais. On
pense notamment à ces tracteurs d'artillerie datant de 1917, à consommation fort élevée, qui
partiront en campagne en 1939. On pourrait ajouter à cet exemple les rustiques mais obsolètes
petits chars FT conçus par Renault, utilisés d'une guerre à l'autre et usés littéralement jusqu'à la
corde. Hoff poursuit : ainsi l'exclamation de Foch au Conseil supérieur de la Guerre : « Nous
sommes en 1922 et nous avons encore le matériel de 1918 » n'aura aucun retentissement. Dix ou
douze ans après, nous avions encore, dans son ensemble, le matériel de 19183.
L'armée française de cette époque ne méritant sans doute ni tant d'honneur de la part des
contemporains, en particulier à l'étranger, ni tant d'indignité aux yeux de la postérité. Elle est
globalement façonnée par l'expérience de la Grande Guerre, et cultive par-dessus tout le paradigme
de la guerre de tranchées. Elle tend à ne concevoir son avenir qu'à travers le souvenir de cette
expérience fondatrice. On constate de quelle manière circonspecte, certes variable selon les armes et
les générations, est ressentie l'influence grandissante dans l'art militaire de la puissance
technicienne.
La Grande Guerre avait initié une restructuration de l'organisation des armées, alors tout entières
vouées à l'effort de guerre. Des mécanismes de prise de décision originaux prennent forme,
s'autonomisent du fait de circonstances exceptionnelles. Avec le retour de la paix, on revient à des
modes de fonctionnement plus gestionnaires, le terreau favorable à l'innovation étant susceptible de
disparaître avec les conditions d'urgence propres à la période des hostilités 4. Si l'Allemagne est la
seule, parmi les anciens belligérants, à se voir juridiquement contrainte à réduire drastiquement le
rôle de son armée limitée à 100 000 hommes, les forces françaises diminuent également,
numériquement et en importance dans la vie de la nation. L'âge d'or de l'institution militaire comme
colonne vertébrale de la nation semble révolu. Le cadre administratif et les personnalités qui
l'animent expliquent en partie l'attitude générale prévalant par rapport à la thématique globale de la
modernisation, qu'il s'agisse des chars, de l'aviation, de l'emploi de l'artillerie ou du matériau
3. HOFF, Pierre, contrôleur général, Les Programmes d'armement de 1919 à 1939, Vincennes, ministère de la
Défense, état-major de l'armée de terre, Service historique, 1982, 479 p., p.438.
4. L'article en ligne du colonel Michel Goya sur son blog personnel, « Les Poilus et l'anti-fragilité »
(http://lavoiedelepee.blogspot.fr/2013/10/les-poilus-et-lanti-fragilite.html) offre une bonne synthèse des travaux
récents portant sur ce thème.
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basique constitué par la masse des fantassins. Une doctrine est l'émanation d'une culture militaire.
C'est aussi le reflet des préoccupations plus ou moins offensives ou défensives des commissions qui
les élaborent. Français et Allemands possèdent, malgré sa complexité parfois byzantine, une
connaissance plus ou moins détaillée de l'appareil administratif de l'adversaire.
Le colonel Michel Goya remarque à ce propos qu'« une armée est une association d'équipements
matériels, de compétences, de structures et d'une culture. Cette association est en équilibre très
instable, bousculée par les évolutions de la société qui l'entoure et les multiples innovations qui
apparaissent en son sein »5. La tournure d'esprit des Allemands, leur situation humiliante, qui les
place dans des conditions favorables à la quête persévérante d'une amélioration du présent et de
l'avenir, se conjuguent pour les rendre particulièrement réceptifs aux possibilités d'innovation,
même si leur concrétisation semble encore très lointaine. Les Français pour leur part s'adonnent
surtout à la formalisation des recettes de la victoire. Il n'est certes pas interdit, au sein de la société
militaire, de présenter des exemples d'expérimentation, par exemple l'emploi des chars en masse en
vue de la percée et de l'exploitation, sans liaison avec l'infanterie, les modes d'action souples des
tankettes6, les formes élaborées de coopération aéroterrestre... à condition qu'il s'agisse de
l'évocation de pratiques étrangères, par principe non-transposables sur le sol national.
Dans les grandes armées qui se réorganisent après l'ordalie de la guerre mondiale, les textes
doctrinaux ont pour fonction de réaliser la synthèse des forces morales, de la puissance décuplée du
feu et des implications concrètes de la guerre industrielle engageant des masses humaines et
matérielles considérables. Il s'agit de codifier l'existant et d'envisager l'avenir en fonction des
enseignements des combats du passé. Guides pour l'action du commandant d'armée comme du
sergent-chef de groupe, les règlements traduisent en termes tactiques les principes stratégiques
définis ou reconnus par le Gouvernement et par le Haut Commandement 7. Ce canevas occupe en
France une place prépondérante dans la pensée comme dans la pratique militaire. Il conditionne en
particulier tout ce qui concerne la conception des armements futurs, de même que l'entraînement
des hommes.
Les armes nouvelles nées de la guerre, comme le char, et plus largement l'usage militaire du
moteur comme moyen d'accroître la mobilité (et éventuellement de remplacer le cheval) viennent
peu à peu s'insérer, avec des réticences et des retards, dans le tissu des règlements. Dans leur
situation à la fois enviable et légèrement inconfortable de vainqueurs, les Français s'efforcent avant
5. Goya, Michel, lieutenant-colonel, Le Processus d'évolution tactique de l'armée française de 1871 à 1918, thèse
d'histoire sous la direction du Professeur Georges-Henri Soutou, Paris IV, 2008, 553 p., p.43.
6. Les tankettes sont des mini-chars anglais, l'armée française adoptant plus tardivement les chenillettes, qui en sont des
équivalents approximatifs.
7. Lieutenant-colonel Henry Dutailly, Les problèmes de l'armée française, 1935-1939, thèse de IIIe cycle, Paris,
Imprimerie nationale, 1980, 450 p., p.143.
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tout de formaliser, voire de figer, les recettes d'une victoire chèrement acquise, alors que la situation
de tabula rasa imposée aux Allemands les incite à imaginer des formes de combats adaptées à leurs
forces réduites. Les projets évoluant avec les périls, l'armée française est d'abord régie par
l'Instruction provisoire sur l'emploi tactique des grandes unités parue en 1921 puis par l'Instruction
sur l'emploi tactique des grandes unités de 1936, alors qu'on entre presque dans l'ère de l'avantguerre. De manière significative la Reichswehr, l'armée allemande, passe elle de Führung und
Gefecht der verbundenen Waffen, qui sous l'impulsion du général Hans von Seeckt évoque dès le
titre la coopération interarmes, au Truppenführung de 1933, étape marquante dans le mouvement
général d'innovation qui précède la Seconde guerre mondiale.
De l'Instruction de 1921 à celle de 1936 : quinze ans de réflexion
Dans la Revue militaire française, organe de l'état-major, En 1923, le commandant Mabille
définit ainsi le cadre général imposé aux forces françaises 8 : assise sur des principes intangibles,
parce qu’éternellement vrais, la doctrine ne s’improvise pas. Elle est cependant perfectible, car elle
8. Rappelons qu'il s'agit pour l'essentiel des forces terrestres, la composante aérienne, n'étant pas encore autonome en
1921, même si on tient compte de sa complémentarité avec les dispositifs de combat au sol. Sa mission essentielle est
l'observation, éventuellement le soutien.
5
comporte des règles d’application qui varient avec l’organisation militaire, les conditions
économiques et politiques des pays, les progrès de la science, etc... 9. Cette affirmation est assez
représentative de l'accueil réservé à l'Instruction provisoire sur l'emploi tactique des grandes unités
promulguée le 6 octobre 1921 une fois approuvée par le ministre de la Guerre Louis Barthou. La
commission qui l'a produite, présidée par le maréchal Pétain, a travaillé durant le mois de mai 1920.
Une certaine prudence s'y exprime, ce ne sont pas les officiers les plus jeunes ni ceux qui ont mis en
œuvre sur le champ de bataille les conceptions les plus expérimentales qui participent à
l'élaboration de ces textes. Il est probable que les délibérations à Paris se déroulèrent davantage
dans une ambiance de conclave que de think tank révolutionnaire. Le travail s'effectue dans une
logique de compromis interarme et d'équilibre entre des officiers généraux et supérieurs – la
prépondérance quasi-mystique de l'infanterie n'étant presque jamais remise en question. L'infanterie
est chargée de la mission principale au combat. Précédée, protégée et accompagnée par les feux de
l'artillerie, aidée éventuellement par les chars de combat et l'aviation, elle conquiert le terrain,
l'occupe, l'organise et le conserve. Sa tâche au combat est particulièrement rude, mais glorieuse
entre toutes énonce en sa page 23 l'Instruction provisoire sur l'emploi tactique des grandes unités.
Les fantassins seront encore vantés dans le Règlement de l'infanterie du 1er juin 1938.
Dans la société militaire de l'après-guerre, un certain nombre de personnalités monopolise, par
rotation, les postes à responsabilité, leur principal titre de gloire étant leur rôle dans la guerre
mondiale. Il est fréquent que la valeur d'un officier se mesure à l'aune de sa participation à cette
conflagration fondatrice de la France du XXe siècle. La parole de celui qui n'a pas pu y participer du
fait de son jeune âge sera frappée a priori du soupçon d'incompétence. Les expériences sur les
T.O.E. (c'est-à-dire dans l'espace des colonies et des protectorats) ou au sein des troupes
d'occupation en Allemagne sont moins prisées que celles de la Grande Guerre. L'intangibilité des
enseignements qui en sont tirés est réaffirmée avec force jusqu'à la veille du second conflit mondial.
Les officiers ne peuvent s'exprimer sur le sujet de la Grande Guerre que dans un cadre
juridiquement très circonscrit, et évolutif. Le 25 août 1913 un décret avait autorisé les officiers de
l'armée active à publier sans autorisation préalable, en se prévalant de leur grade. Le 2 mai 1920 le
Règlement de service dans l'armée (discipline générale) restreint la liberté d'expression des officiers
sur la Grande Guerre. Le même Règlement actualisé en 1924 stipule en son article 28 que les
officiers, pour publier sur les années entre 1914 et 1918, doivent « au préalable avoir obtenu
9. Mabille, Joseph, commandant, « La doctrine militaire allemande d’après-guerre » Revue militaire française, février
1923, vol.7, p.167-180. Il poursuit ainsi : De temps à autre, la guerre lui apporte une sanction, confirmant
l’inviolabilité des grands principes et déterminant la valeur exacte des procédés de combat. L’expérience coûte cher :
ses résultats n’en sont que plus précieux. Même si les Français conduisent des opérations avec des armes et des
techniques modernes dans le Rif (entre 1924 et 1926) et ailleurs, l'expérience de la guerre européenne leur fait
précisément défaut jusqu'à la surprise de 1940.
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l'autorisation de publier du ministère de la Guerre, auquel le manuscrit est envoyé par voie
hiérarchique ». À partir de 1935, l'homme qui concentre le plus de pouvoirs dans l'appareil politicomilitaire est le général Gamelin. Il durcit encore les conditions de publication10 par les officiers. La
transmission par les aînés des leçons présentées comme « très chèrement acquises sur le champ de
bataille » est une partie importante de la formation militaire. On s'efforce par divers moyens de
limiter l'affadissement du souvenir alors que les anciens combattants meurent progressivement,
même si l'espérance générale de vie des Français s'allonge. Le maréchal Pétain, auréolé de ses
succès obtenus lorsque la nation était en mauvaise passe, est, on l'a vu, la pièce maîtresse dans le
processus de formalisation qui conduit à l'Instruction provisoire sur l'emploi tactique des grandes
unités.11 En revanche, il ne prendra pas part à celle qui élabore l'Instruction sur l'emploi tactique des
grandes unités en 1936. L'on peut néanmoins subodorer que ce texte doctrinal important n'aurait pu
être adopté sans son approbation. Il est considéré comme l'autorité par excellence, lui qui avant
1914 avait rappelé avec insistance que « le feu tue », sans être entendu. En 1920, les personnalités
aux commandes avaient préparé ce que l'on appellerait aujourd'hui un concept d'emploi, qu'ils
estimaient renouvelé.
Les deux Instructions de 1921 et 1936 forment une armature doctrinale, sur cette colonne
vertébrale vient se greffer une arborescence de textes 12 plus spécialisés qui les précisent et les
complètent, sans infléchir la ligne directrice. Elles encadrent la pensée militaire, les publications
étant globalement conditionnées par ce corsettement. Par ailleurs les conceptions tactiques en
vigueur, inspirées par Debeney et Pétain mettent l'accent sur une occupation lente et méthodique
d'un terrain quadrillé systématiquement, dont on aménageait successivement en lignes de
résistance, les différents éléments conquis. Cela nécessite une armée de masse, à l'allure lente et
processionnelle et aux effectifs considérables13.
Les machines et les mécanismes militaires
évoluant, notamment en termes de vélocité, la nécessité se fait sentir d'actualiser les procédures qui
gouvernent le fonctionnement de l'armée française. Pour réviser les règles encadrant l'emploi des
10. Le décret du 17 novembre 1936 est analysé par SÉNÉCHAL, Michel, Droits politiques et liberté d'expression des
officiers des forces armées, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1963, 321 p., p.160, qui rappelle que
parallèlement, « [les] officiers de réserve, pour tous les écrits d'ordre militaire (...) sont également tenus d'obtenir avant
la publication l'autorisation du général commandant le département ou de groupe de subdivision ».
11. Cette instruction (...) privilégie le feu sur le mouvement et impose une concentration du commandement au niveau
de l'autorité supérieure (commandant en chef par ex.) et donc à son état-major (conception, planification, attribution des
moyens) ce qui prive les échelons subordonnés chargés de la mise en œuvre d'une réelle capacité d'autonomie et
d'initiative, Cochet, François, (dir.), De Gaulle et les « Jeunes Turcs » dans les armées occidentales (1930-1945), une
génération de la réflexion à l'action, Paris, Riveneuve, 2008, 290 p., p.49.
12. Les comptes-rendus, les minutes de délibérations durant la phase de gestation des règlements concernant les chars se
trouvent dans le carton 9 N 165 conservé au SHD à Vincennes. On y croise des personnalités des blindés, certaines bien
établies, d'autres en devenir, Chedeville encore colonel, Bloch (le futur général Dassault) chef d'escadron, Keller au
même grade ainsi les généraux Weygand, Matter, Velpry et alii.
13. Colonel Delmas, Cours d'histoire, École supérieure de Guerre, À propos de Vers l'armée de métier de Charles de
Gaulle, mai 1974, p.13.
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grandes unités, une commission présidée par le général Georges, qui a fait campagne dans le Rif,
passe donc dix-huit mois à débattre et à réfléchir sous le regard du généralissime désigné,
Gamelin14. Ce cénacle comprend notamment, le général Pujo, alors chef d'État-Major de l'armée de
l'air, le général Loizeau15, le général Touchon16, ainsi le colonel Mendras, artilleur et ancien attaché
militaire à Moscou de 1932 à 1936, qui s'est rendu compte lors de sa mission des possibilités
concrètes d'emploi des chars et des avions.
Comme en 1920, il s'agit d'une constellation de personnalités plus ou moins influentes, qui
défendent leur arme, leurs traditions. Aucun membre ne siège dans les deux commissions
successives, mais la ligne directrice demeure la même, malgré une certaine rotation des cadres.
Dans son rapport au ministre, qui est alors Édouard Daladier, le groupe aborde « les idées nouvelles
et leurs conséquences », reconnaissant qu'en moins de quinze années, ont été créés ou se sont
développés, dans les armées, des moyens matériels nouveaux et importants, bientôt suivis d'ailleurs
de réalisations destinées à neutraliser leurs effets17. Si le constat est d'une parfaite exactitude, la
manière d'inclure ces facteurs demeure très classique, timide voire timorée 18. Ce sont avant tout,
répétons-le, les contraintes budgétaires qui réduisent la latitude d'action de l'état-major. Comme
souligné plus haut par Pierre Hoff, dès le milieu des années 1920, le marasme économique et le
déficit sont responsables de la réduction du budget de l’armée. Celui-ci s’élève à 20 % du budget
total de la nation en 1928, à 27,9 % en 1930 et 1931. En 1932, le budget de l’État est rééquilibré et
les crédits militaires diminuent jusqu’à ne représenter plus que 21 % en 1933, peut-être l'année où
l'Allemagne aspire le plus fort, le plus ouvertement, à réarmer, même si elle ne le fait pas encore
vraiment effectivement. À Paris le budget perpétuellement contingenté du ministère de la Guerre
restreint considérablement les programmes d’armement. Malgré les efforts fournis par le général
Weygand pour dynamiser l'appareil politico-militaire avant 1935 19, l'Instruction de 1936 pensée
pour la France officiellement pacifique et claquemurée derrière la ligne Maginot donne naissance au
concept singulier et révélateur de « défensive sans esprit de recul » (détaillé p.87 et suivantes).
En 1928, le journaliste et ancien combattant Jean-Marie Bourget avait constaté : La doctrine de
14. Selon l'adéquate expression du colonel Saint-martin, Gérard, L'Arme blindée française, tome 1, Paris, Economica,
1998, 365 p, p.15.
15. En 1935, Loizeau est à la tête de la 12e D.I. motorisée.
16. Ayant beaucoup réfléchi sur la gestion du terrain, Touchon est commandant de l'École d'application de l'infanterie et
des chars en 1934. En 1935, il est chef de la section d'études tactiques d'infanterie du Centre d'études tactiques
interarmes. « La manœuvre des feux et le compartimentage du terrain », Revue d'infanterie février 1934, p. 228-267.
17. Ministère de la Guerre, Paris, Imprimerie nationale, 1936, 177 p., p.15.
18. La lecture de l'Instruction sur l'emploi tactique des grandes unités de 1936 et du Règlement de l'infanterie de 1938
révèle que leurs auteurs n'ont envisagé qu'un seul cas, très élémentaire, de manœuvre motorisée, le déplacement et le
débarquement couvert par des éléments de sûreté. Le manque de crédit voile ainsi l'absence d'imagination tactique . H.
Dutailly, op.cit. p.143.
19. Guelton, Frédéric, Le général Weygand, vice-président du Conseil supérieur de la Guerre, 1931-1935. Thèse sous la
direction de Guy Pedroncini, S.I., 1994, tome 1, 488 p., p.268 et suivantes.
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guerre de l'armée française, telle qu'elle résulte des règlements publiés, est très étudiée en
Allemagne. Elle a été critiquée notamment par le colonel von Taysen dans son livre Material oder
Moral. Ses observations se rangent en deux grandes catégories : les unes sont d'ordre technique et
résultent d'une interprétation des expériences de la guerre assez différente de celle qu'ont adoptée
les auteurs de nos règlements ; les autres sont relatives à l'état d'esprit que traduisent ces mêmes
règlements20. Les Allemands vaincus, ayant eu à gérer plusieurs fronts et ayant retenu de la Grande
Guerre autre chose que l'enlisement dans les tranchées, se démarquent nettement des Français,
publiant leur texte fondateur peu avant celui de leurs voisins et rivaux. Comme le note le colonel
Jeanpierre Le règlement allemand portant la date du 1er septembre 1921 et intitulé « Conduite et
combat des troupes de toutes armes » opérant en liaison est un document important qui mérite
d'être étudié avec attention. On y trouve à la fois, la marque du caractère allemand, de la tradition
militaire prussienne ainsi que la mise à jour que comportent les enseignements de la dernière
guerre et les prévisions de l'avenir21. En Allemagne, sous la férule d'Hans von Seeckt, qui dirige le
« grand état-major fantôme » modestement reconstitué sous forme de Truppenamt, le Führung und
Gefecht der verbundenen Waffen, épais document auquel sont adjoints des additifs importants en
juin 192322 est élaboré et appliqué avec sérieux par l'armée professionnelle de 100000 hommes
concédée à l'Allemagne par les Alliés. Dès 1922, une version abrégée et traduite 23 en est publiée à
Paris. Ce n'est qu'en 1931, alors que le rayonnement du général Hans von Seeckt - dont les actions
et les déclarations sont scrutées et décryptées par la presse européenne - n'est guère entamé par sa
résignation forcée du poste de dirigeant de la Reichswehr en 1926 que l'École supérieure de guerre
inscrit cette doctrine séminale au programme de son cours d'allemand 24. Le titre est fréquemment
condensé en F.u.G. Le colonel René Altmayer en caractérise ainsi le contenu Ce qui paraît certain
et doit être précisé, c'est que leurs règlements, le F.u.G. en particulier (dont l'existence même
constitue un défi au traité de paix), n'ont de sens et de raison d'être que si l'armée allemande, à la
mobilisation présente bien le double caractère - de satisfaire à la constitution des grandes unités
(groupes d'armées, armées, corps d'armées et divisions en grand nombre) nécessaires à la guerre
de masses ; - d'être outillée à la moderne25. Cette description quelque peu abrupte n'est pas très
éloignée de la réalité, les troupes allemandes dès 1921 préparées au prochain conflit, dans un esprit
20. Bourget, Jean-Maris, Le Correspondant 10 février 1928, p.399.
21. Jeanpierre, Hippolyte, colonel, Revue militaire française janvier 1924 « Doctrines de guerre allemandes et
règlement du 1er septembre 1921 », p.53.
22. Ce texte est disponible en édition moderne H.Dv. Führung und Gefecht der verbundenen Waffen Neudruck der
Ausgabe 1921-1924 mit einer Einführung von Karl-Volker Neugebauer, Osnabrück, Biblio Verlag, 1994, 748 p.
23. Conduite et combat des troupes de toutes armes, 1922, librairie Chapelot, 210 p.
24. École supérieure de guerre, janvier 1931, D.V.P. Nr 487 Cours d'Allemand Führung und Gefecht der verbundenen
Waffen (F.u.G.), Paris, Louis Clercx, 162 p.
25. Altmayer, René, colonel, Revue militaire française juillet 1934 « La doctrine militaire allemande » p.30-31.
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à la fois offensif et tendu vers le progrès, même si les réalités humaines et matérielles de l'époque
rendaient impossible toute concrétisation à court terme. La nécessité est parfois la mère de
l'inventivité, s'il est vrai que, comme l'écrit le même Altmayer, l'allemand est dynamique ; il pense
en évolution et en mouvement ; il écrit et il parle en vue de l'action vers laquelle il est entraîné par
une force secrète et irrésistible26.
Le Truppenführung qui lui succède, publié en deux parties en 1933 puis 1934, porte l'empreinte
de Ludwig Beck, qui supervise le groupe d'officiers chargé de l'élaborer. Les Français, malgré un
travail consciencieux de veille stratégique, sont plutôt lents à percevoir le vent de l'hitlérisme, ou du
moins n'ont pas les moyens de contrer efficacement un adversaire dont le comportement à la guerre
est considéré par la doctrine comme certes inversé, mais plus ou moins symétrique au sien.
Globalement, les forces françaises pâtissent de l'instabilité chronique de la III e République et de leur
choix, certes (timidement) discutable et discuté dans la presse, mais définitivement et durablement
entériné au niveau de la doctrine, de lier les chars à l'infanterie. Ce ne sera qu'avec le second conflit
mondial qu'adviendra un début de prise de conscience rétrospective de cette erreur. En 1938, le film
Trois de Saint-Cyr, conçu à la gloire de l'armée et de ses officiers, montre le major de promotion
choisir l'infanterie de forteresse. Cette option de carrière (considérée comme garantissant prestige et
symbole d'avenir) résume parfaitement l'esprit du temps comme celui des textes doctrinaux en
vigueur.
L'un des éléments essentiels de la stratégie militaire classique, écrit le général Beaufre dans son
ouvrage de référence Introduction à la stratégie a (...) toujours été de comprendre plus vite que
l'adversaire les transformations de la guerre et par conséquent d'être en mesure de prévoir
l'influence de facteurs nouveaux27. À titre d'exemple, la conception française du champ de bataille
par compartiment, détaillée dans maints textes contraignants, pose un cadre assez rigide qui se prête
mal à des innovations, et n'envisage qu'un ennemi qui réagit de manière symétrique et sans
imagination. D'ailleurs plus imaginatif qu'escompté, le fantassin allemand contre lequel on prépare
prioritairement la prochaine guerre n'a pas les mêmes réactions individuelles et collectives, le même
mode opératoire que les insurgés rifains ou syriens. Ressentie dans les conflits périphériques, cette
dissonance entre théorie et réalité du terrain inscrite au cœur même de la doctrine n'est pas diminuée
à la veille de 1940, elle va même en s'amplifiant. Le vieillissement des décisionnaires, souvent
invoqué, est surtout sous-tendu par celui, plus préoccupant encore, des idées.
26. Ibid., p.6.
27. Beaufre, André, Introduction à la stratégie, Paris, Armand Colin, 1963, 192 p., p.75
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