L`électricité et les transports urbains : que nous
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L`électricité et les transports urbains : que nous
Évolution ou Révolution ? Spécial — Électro Mobilité : Évolution ou Révolution ? Évolution ou Révolution ? L’électricité et les transports urbains : que nous apprend l’histoire ? Jean LATERRASSE professeur émérite, université Pars Est, Laboratoire Ville Mobilité Transport L a compétition entre les modes de traction est à peu près aussi ancienne que la mécanisation du transport elle-même : les premières voitures dotées de moteur à vapeur font leur apparition en Angleterre dans les années 1830 ; le célèbre moteur à deux temps de l’ingénieur belge Étienne Lenoir est expérimenté en 1859 ; la voiture conçue par Amédée Bollée pour transporter une douzaine de personnes à 40 km/h (« l’Obéissante ») roule en 1873 et son omnibus à vapeur en 1876 ; le premier carburateur est inventé par Georges Brayton en 1872, tandis que le moteur à pétrole de Rudolph Diesel fait son apparition en 1893. Du côté des véhicules électriques, le parallélisme des dates est saisissant : les premiers essais de voiture électrique ont lieu en Écosse dans les années 1830 ; l’invention décisive de la batterie rechargeable au plomb par Gaston Planté intervient en 1859 ; les premières voitures électriques (notamment celle présentée par Gustave Trouvé à l’Exposition Internationale d’Électricité à Paris) apparaissent en 1881 ; le premier tramway électrique circule en 1873 à Cincinnati, le métro commence à s’électrifier à Londres en 1890 … Et c’est en 1899 qu’une voiture électrique (la « Jamais Contente ») de l’inventeur Camille Jenatzy franchit pour la première fois sur route, la vitesse mythique de 100 km/h. Ce record sera rapidement dépassé d’abord par des véhicules à vapeur puis par des véhicules à pétrole : la vitesse de 200 km/h est atteinte en 1909 par un véhicule équipé d’un puissant moteur Benz. L’électrification du transport urbain : prémisses d’une histoire tumultueuse De fait, le développement du transport urbain moderne va être largement dominé par ces deux inventions majeures que sont le moteur à explosion et la traction électrique. Et si la traction électrique s’impose pour le transport collectif, son avènement n’a rien de linéaire, et est semé de crises, de bifurcations et de conflits. Plusieurs étapes vont marquer cette histoire : tout d’abord, la reconnaissance du transport de personne comme un service d’intérêt public. Elle se concrétise en France par des lois réglementant son exercice et visant à assurer sa sécurité (ordonnance de 1829), puis par la préoccupation des pouvoirs publics, singulièrement à Paris, de favoriser le regroupement des entreprises au sein de consortiums suffisamment puissants pour assurer la Figure 1 Tramway à traction animale aux USA à la fin du XIXe siècle 50 [TEC 220] octobre-décembre 2013 continuité et la cohérence du service. C’est ainsi que sera créée dans la capitale en 1865 la Compagnie Générale des Omnibus (CGO), émanation de 11 compagnies qui se partageaient auparavant non sans conflits le pavé parisien. La CGO devra exploiter le réseau à ses « risques et périls » et s’engager à maintenir des lignes déficitaires, avec en contrepartie une concession exclusive (monopole) qui court en principe jusqu’en 1910 ! La deuxième étape significative, d’ordre technique celle-là, est due à Alphonse Loubat, un français vivant aux États-Unis, à qui revient l’idée d’utiliser un rail à gorge enfoui dans la chaussée et ne dépassant pas de celle-ci pour faire circuler les tramways à traction animale. Cette solution est mise en œuvre avec succès sur le tramway de Broadway, et sera par la suite largement diffusée (figure 1). Rentré en France, Loubat obtient en 1851 l’exploitation d’une première ligne entre Sèvres et Vincennes. Grâce à cette technique, les compagnies d’omnibus vont augmenter significativement leur productivité. Mais ces évolutions ne peuvent suffire à assurer le développement des transports devant l’industrialisation et ses besoins de maind’œuvre, qui dans cette seconde partie du XIXe siècle vont progressivement imposer des migrations pendulaires de plus en plus importantes. La traction hippomobile atteint vite ses limites, ne serait-ce que par les problèmes posés par la gestion d’un nombre de plus en plus important de chevaux : ils sont 17 000, dans Paris en 1877, répartis dans une cinquantaine de dépôts. La mécanisation devient indispensable, d’autant que les techniques de base sont prêtes à prendre le relais de la traction animale. Évolution ou Révolution ? Le chemin de fer à vapeur s’est imposé pour l’interurbain, aussi bien pour le transport des marchandises (qui en a été au début le principal vecteur), que pour le transport de personnes. Dans un premier temps, c’est lui qui va servir de référence au plan technique, mais aussi souvent au plan de l’organisation. Le métro de Londres, premier métro au monde, est inauguré en 1863, après cinq ans de travaux. Son creusement fait appel à la technique du « cut and cover » : la voie ferrée est construite dans une tranchée, qui peut éventuellement être ensuite couverte. L’utilisation de la traction vapeur, alors la seule à offrir la puissance suffisante pour tracter un train, limite la possibilité d’utiliser un tracé souterrain et a aussi pour conséquence que les wagons sont démunis de fenêtres. Le métro de Londres, surnommé le « Tube », n’en connaît pas moins un succès convaincant, et son exemple sera suivi dans plusieurs grandes métropoles, dont Berlin. De manière assez paradoxale, le tramway à vapeur aura du mal à s’imposer, notamment en France. La raison est vraisemblablement à en rechercher du côté des conflits d’environnement et surtout de sécurité qu’il génère avec les autres modes de transports de surface. Des articles de presse font état de manifestations dans le Nord de la France où le tramway à vapeur est accusé à la fois de répandre de mauvaises odeurs et de faire peur aux chevaux, encore utilisés en nombre… De fait, ce mode de transport peine alors à se développer, en dehors des jonctions avec les banlieues, où il commence à dessiner des extensions du tissus urbain « en doigts de gant » (figure 2). Il est clair que la maîtrise de la traction électrique pour le mode ferroviaire va changer la donne, tant pour le métro que pour le tramway. Mais là encore, l’aventure n’ira pas sans difficultés. L’avènement de la traction électrique et son succès avec la construction du métro de Paris On devra attendre l’exposition universelle de 1900, soit 37 ans après l’inauguration du métro de Londres et dix ans après celle dans cette ville d’une ligne de métro électrifiée, pour qu’enfin la première ligne du métro de Paris entre en fonction. La gestation aura été particulièrement longue et difficile : plusieurs plans se sont succédés pendant 40 ans, et le processus de décision a été marqué par des débats conflictuels, débats qui portaient autant sur le contenu du projet que sur son financement, entre l’État, le Département de la Seine et la Ville de Paris. Cette dernière a fini par imposer largement son point de vue (notamment par le choix d’un gabarit excluant la possibilité pour les trains des lignes interurbaines de circuler sur le futur réseau urbain). Comme pour Londres, l’ouverture de la première ligne à Paris entre la Porte de Vincennes et la Porte Maillot sera un succès, entraînant rapidement la construction de nouvelles lignes. Cet élan sera pourtant un temps compromis par un dramatique accident qui survient en 1903 à la station Couronnes. X L’accident « fondateur » de la station Couronnes L’accident de Couronnes, qui fait plus de quatre-vingt victimes, va profondément émouvoir l’opinion, ravivant les polémiques qui ont émaillé la construction du métro. Embarrassé, le gou- Figure 2 Prolongement de la ligne de Sceaux dans Paris au niveau de l’actuelle station Luxembourg (1891) vernement de l’époque va charger le Préfet de police de mettre en place et de présider une commission d’enquête. Celle-ci fait un travail d’analyse remarquable ; il débouchera sur des préconisations qui vont durablement contribuer à la définition de règles spécifiques d’exploitation. L’accident de Couronnes a été consécutif à une série d’incidents et de défaillances techniques mal gérés, marquée notamment par la tentative de faire pousser une rame en panne par une autre rame après qu’on en ait fait descendre les voyageurs. Il va s’ensuivre un court-circuit, et pour finir un incendie (les wagons sont partiellement en bois) qui se terminera par une panique généralisée. L’analyse de l’accident conduit la commission d’enquête à identifier deux causes principales : la première consiste dans l’arrêt inopiné suite à une avarie de la première rame ; la seconde dans l’improvisation qui a suivi et dans les tentatives malheureuses des agents de conduite pour résoudre l’incident initial par leurs propres moyens. À la première cause va être apporté un ensemble de réponses techniques : le métro doit être conçu pour que tout arrêt accidentel d’une rame sur la voie devienne sinon totalement impossible tout au moins fortement improbable. Progressivement, la norme qui s’imposera pour la composition des rames sera de cinq voitures1, dont trois motrices, de sorte qu’en cas de panne, la rame puisse être acheminée jusqu’au garage le plus proche et mise à disposition de la maintenance, sans bloquer la voie. On retrouve bien ici la démarche taylorienne : bien concevoir le système pour éviter qu’un aléa ne puisse en perturber le fonctionnement. Parallèlement, des progrès techniques sont recherchés aussi bien pour sécuriser l’alimentation électrique que pour prémunir les rames contre des risques d’incendie ; à partir de 1908, sera choisi pour équiper le métro un matériel Sprague-Thomson qui s’avérera particulièrement fiable et robuste. La deuxième cause de l’accident (liée à des facteurs humains et organisationnels), va conduire à une refonte complète de l’organisation de l’exploitation. La commission d’enquête voit dans le fait que l’exploitation du métro reproduise celle du chemin de fer de l’époque une des causes de l’accident. Plus précisément, le métier d’agent de conduite a été calqué sur celui du machiniste des chemins de fer, machiniste qui est aussi chargé de ce qu’on appellerait aujourd’hui des tâches de maintenance en ligne. Or, la structure d’une ligne de métro est très différente de celle d’une voie ferrée interurbaine : la distance entre stations 1. La rame à l’origine du drame de la station Couronnes était composée de huit voitures ! octobre-décembre 2013 [TEC 220] 51 Évolution ou Révolution ? n’a rien à voir avec la distance entre deux gares, qui est bien supérieure. La commission en tirera comme conséquence que l’exploitation des métros nécessite de la part des conducteurs que la fonction de conduite soit exclusive de toute autre, et donc en particulier que les conducteurs soient exonérés de toute tâche de maintenance. Sur le plan organisationnel, les préconisations de la commission, qui seront suivies par l’exploitant2 – à l’époque la Compagnie du Métro Parisien (CMP) –, aboutissent à une séparation nette des fonctions d’exploitation et de maintenance. L’ancienne division « Matériel et Traction » sera ainsi divisée entre « Matériel » (Maintenance) et « Traction » (Exploitation). Le personnel des stations sera lui réuni dans une division « Mouvement ». Cette organisation va perdurer pendant plus de soixante ans. Le système ainsi conçu s’avère particulièrement adapté et performant : il aboutit à une forte cohérence entre les éléments techniques et les éléments organisationnels. Cette longue période de stabilité, confortée par un statut favorable au personnel, va se traduire par une culture d’entreprise qui renforcera encore le modèle de fonctionnement mis en place. Le cadencement du métro, avec sa « pointe du matin » et sa « pointe du soir », va ainsi rythmer la vie de la capitale. Certains historiens parlent alors, pour rendre compte de manière imagée de cette cohérence entre le volet technique, le volet organisationnel et le volet social, de « bloc socio-technique » (figure 3). arrivent en station sont prises d’assaut et ont les pires difficultés pour repartir. Les temps d’arrêt des rames en station ne sont plus maîtrisés, la régulation devient inopérante et le cadencement théorique ne peut plus être respecté, ce qui dégrade encore les performances et accroît le mécontentement des usagers. En bref, c’est lorsqu’on a besoin de mobiliser toutes les capacités du système que celui-ci fonctionne le plus mal. On peut alors parler de crise, au sens où aucune solution ne permettra sans remise en cause du système de surmonter les difficultés qui ne feront que s’aggraver : on essaiera par exemple de mettre en circulation des rames plus longues qui s’avéreront mal adaptées à la configuration des stations… Les portillons, placés à l’entrée des stations, qui permettent, lorsque la rame entre en station, de cantonner les usagers dans les couloirs d’accès, ne suffisent plus à gérer l’afflux des voyageurs sur les quais aux heures de pointe. C’est vers un changement de technologie que se porteront alors les espoirs. Les ingénieurs de l’époque partent du constat que le métro est le mode de transport mécanisé le plus simple qu’on puisse imaginer : il fonctionne comme une sorte de carrousel, entre deux terminus, séparés par des stations dont la distance varie généralement entre 1 et 2 km. Nous sommes à la fin des années cinquante et au début des années soixante, à une époque où l’électronique et les télécommunications pour la télétransmission à distance commencent à apporter des solutions opérationnelles. La voie choisie par les ingénieurs de la compagnie du métro, devenue en 1949 la RATP, sera celle d’une semi-automatisation du mouvement des rames. L’objectif est d’augmenter la capacité du métro par une accélération sensible du cadencement en heure de pointe. X Le triptyque de l’innovation : technologies, organisation, métiers Figure 3 Passage de la ligne 5 du métro dans la gare d’Austerlitz X La première vague d’automatisation Au milieu des années 1950, le métro parisien va être victime de son succès. Celui-ci s’est notamment dessiné pendant la Seconde Guerre mondiale. Les transports de surface sont alors durement affectés par les restrictions d’approvisionnement : les pneus et l’essence font défaut pour les bus, dont certains sont réquisitionnés pour d’autres usages que le transport des parisiens. Dans la tourmente de la guerre et de l’occupation, le métro gardera l’essentiel de sa capacité de fonctionnement. De plus, ses stations serviront de refuge pendant les alertes aériennes. Après la Libération, le succès du métro ne se démentira pas et il deviendra vraiment le transport de masse des parisiens, toutes catégories sociales confondues. La croissance démographique de la capitale et l’augmentation de la mobilité feront que les limites de capacité du système seront alors atteintes. Elles apparaissent tout particulièrement aux heures de pointe : l’afflux des passagers sur les quais fait alors que les rames qui 2. D’autres préconisations concernent l’aménagement des stations, comme par exemple la nécessité qu’elles soient pourvues de deux issues. 52 [TEC 220] octobre-décembre 2013 En 1965, la RATP va expérimenter sur la ligne 11 un système technique révolutionnaire, qui repose sur deux concepts d’avantgarde : le pilotage automatique des rames (PA) et la centralisation de toute l’information nécessaire à l’exploitation dans des « postes de commandement centralisés » (PCC). La mise en œuvre de cette expérimentation soulève une première difficulté auprès des agents de conduite et de leurs syndicats : le pilotage automatique des rames est vécu comme une déqualification et à terme, une menace de disparition du métier. Les agents soulèvent également des problèmes de sécurité : en cas de panne du PA, ils « perdront la main » et seront incapables de reprendre le pilotage de la rame en conduite manuelle. On va alors aboutir à un compromis, selon lequel à l’heure de pointe, le PA sera la règle, mais en heure creuse, où l’espacement des rames est beaucoup moins critique, les conducteurs pourront débrayer le PA et reprendre le pilotage de la rame en conduite manuelle. Cette difficulté surmontée, l’expérimentation s’avérera tout à fait concluante : les performances du nouveau système technique sont nettement améliorées par rapport à celles de l’ancien, aussi bien pour ce qui est de la réduction de l’espacement des rames en circulation aux heures de pointe que pour la gestion des incidents d’exploitation. Le nouveau système va être, avec des adaptations mineures, progressivement généralisé à l’ensemble Évolution ou Révolution ? des lignes. Signe des temps, l’ensemble des PCC est rassemblé dans un même local, ce qui apparaît aujourd’hui contestable, mais qui témoigne de la confiance qu’on avait à l’époque dans le développement d’une automatisation centralisée3, telle que les progrès de la cybernétique semblent la laisser présager. Le succès technique n’en sera pas moins bien réel : en particulier, on pourra abandonner les impopulaires portillons placés à l’entrée des stations, et le nouveau système va faire référence au plan international. Le tramway, son développement, sa disparition, sa renaissance L’histoire du tramway est plus singulière : imaginons notre embarras si nous devions expliquer à l’habitant d’une autre planète qu’un mode de transport important ait pu disparaître de manière radicale, avec ses infrastructures, de nos villes pour réapparaître quelques décennies plus tard et être alors perçu comme un indispensable sauveur ! En fait, plus que l’histoire d’un mode de transport, l’histoire du tramway est celle des relations complexes entre le transport et l’aménagement urbain, et plus généralement, entre le transport et la ville. X La période de développement Figure 4 La station de la Bibliothèque F. Mitterrand, sur la ligne du métro automatique Météor (ligne 14 du métro parisien) Cependant, un problème nouveau devra être surmonté : l’adaptation de la maintenance à cette mutation technologique. La nécessité en apparaît d’autant plus forte que les bonnes performances du nouveau système technique nécessitent pour être réalisées qu’un nombre suffisant de rames en état de bon fonctionnement soit disponible aux heures de pointe. Dans un premier temps, on va rechercher la réponse dans une formation adaptée des agents de maintenance aux technologies nouvellement mises en œuvre. Le problème va en réalité s’avérer plus subtil, et lié à deux facteurs concomitants : d’une part, l’évolution de la nature des pannes, moins « visibles » avec les composants électroniques que sur l’ancien système « mécanique-électrique » ; elle va nécessiter la mise au point de nouvelles techniques de maintenance davantage basées sur la prévention, voire la prédiction ; d’autre part, l’organisation elle-même devra être repensée : dans un premier temps, le cloisonnement entre fonctions d’« exploitation » et de « maintenance » se trouve en effet renforcé par la centralisation de l’information au niveau de l’exploitation, alors que la nature des avaries exige une meilleure circulation de l’information entre ces deux fonctions. En clair, dans un système aussi cohérent que celui du métro parisien, les ingénieurs apprennent que l’innovation technologique ne se suffit pas à elle-même : sa pleine réussite suppose des évolutions cohérentes entre les technologies, l’organisation et les métiers. Des enseignements qui vaudront pour la vague suivante d’automatisation intégrale : celle-ci sera en 1983 initiée par le VAL, le métro automatique léger de Lille, bientôt suivi d’autres spécimens, à Vancouver, Londres, et dans une trentaine d’autres sites, dont en France Lyon, Rennes, Toulouse et Paris (figure 4). 3. On imagine alors que dans un second temps, un PCC unique permettra de piloter l’ensemble des lignes et par exemple, de gérer de manière centralisée les correspondances. La maîtrise de la traction électrique va impulser fortement à la fin du XIXe siècle le développement du tramway. À Paris, la ligne Bastille-Charenton est la première électrifiée : la vitesse commerciale est doublée, le nombre de voyageurs multiplié par 4 et les bénéfices augmentent malgré une baisse des tarifs. La CGO, forte du monopole que lui a attribué l’État, a rétrocédé l’exploitation des lignes de banlieue à des compagnies soustraitantes, qui vont connaître une dynamique nouvelle en programmant une trentaine de nouvelles lignes, tangentielles et pénétrantes. Cet épisode est en même temps marqué par le conflit qui n’a cessé d’opposer la CGO et la Ville de Paris. Celleci va notamment interdire l’exploitation du tramway par câble d’alimentation aérien, et dans un contexte de négociations difficiles avec l’État pour la construction du métro, obtenir de celui-ci qu’il mette fin au monopole de la CGO. Malgré ces difficultés, le réseau de tramway va plus que doubler son linéaire en quelques années, pour atteindre 600 km en 1905. Ce développement va toutefois être entravé par l’imposition d’un tarif unique, mesure économiquement discutable en l’absence de subvention, qui va à nouveau replonger les compagnies concédantes dans des difficultés financières. Les compagnies électriques, pour lesquelles le tramway constituait un marché important et prometteur, vont alors apporter un soutien appuyé aux compagnies concessionnaires, en demandant une modification des règles d’exploitation. Un compromis intervient en 1910 au terme duquel on en revient au fractionnement tarifaire en fonction de la distance ; la durée des concessions est allongée et se prête mieux aux investissements ; la Ville devient autorité concédante pour le réseau principal et le Département de la Seine pour la périphérie. Mais si l’alimentation par fil aérien est autorisée en banlieue, elle reste interdite dans Paris (figure 5). Au lendemain de la première Guerre Mondiale, le département devient seul autorité concédante et confie l’exploitation à une société unique, la Société des Transports en Commun de la Région Parisienne (STCRP), sous statut de Régie intéressée. Durant la décennie 1920-1930, le réseau connaît une forte extension en banlieue. Il compte alors 1 200 km, répartis en 124 lignes. À l’instar de la Compagnie du Métro, la STCRP pratique une politique exemplaire en matière d’embauche et de formation. C’est aussi la période où s’échafaudent des projets ambitieux de cités satellites à la périphérie de Paris reliés par le tramway (Sceaux, La Courneuve, Belle Épine…). Le partage institutionnel entre le département et la Ville de Paris (le trans- octobre-décembre 2013 [TEC 220] 53 Évolution ou Révolution ? Figure 5 Trafic des lignes de tramway parisien en 1910. D’après M. Daumas, Analyse de l’évolution des transports en commun dans la Région parisienne de 1855 à 1939, 1977. port de surface pour le Département, le métro pour la Ville) n’en a pas moins fragilisé la situation du tramway, comme on ne va pas tarder à s’en apercevoir. X Le déclin du tramway Dans Paris intra muros, le tramway, pénalisé par l’interdiction de l’alimentation aérienne et par la concurrence du métro, est la cible de toutes les critiques. Une campagne de presse le désigne comme responsable des encombrements et des accidents de voirie. Un rapport de la Préfecture de Police va dans le même sens. Le processus de démontage dans Paris va commencer dès 1922, à l’occasion de la réfection des rues Réaumur et du 4 septembre : l’alimentation par le sol ne sera pas réinstallée. Une nouvelle étape sera franchie en 1929 lorsque le Préfet de Police, le Préfet Naudin, devenu entre-temps Préfet de la Seine, défend l’idée que les tramways devraient être cantonnés à la périphérie de Paris. De fait, peu d’oppositions s’élèvent contre cette vision pourtant contestable, y compris de la part des élus de banlieue. Seule la STCRP va essayer de se battre, avec des arguments de bon sens. À partir de 1930, le mouvement de démantèlement va s’accélérer et gagner progressivement la banlieue. La STCRP et la Compagnie du métro sont en effet des compagnies concurrentes, et la rupture de charges à l’entrée dans Paris entre les tramways de banlieue et les bus qui à Paris les ont progressivement remplacés lui font perdre nombre de ses clients au profit du métro. La STCRP n’aura bientôt d’autre choix que de conclure un contrat d’exclusivité avec Renault pour la production de bus modernes, plus confortables et plus spacieux, et d’abandonner le tramway, dont le démontage est pratiquement terminé lorsqu’éclate la Deuxième Guerre mondiale. Cette décision à courte vue, même si elle est argumentée autour de l’intérêt général, aura pour conséquence de créer une césure durable entre Paris et sa banlieue. Sur le plan des transports d’abord : Paris profite du maillage du métro, mode urbain par excellence, tandis que la banlieue va rester à la traîne, le déficit étant particulièrement sensible sur les liaisons entre banlieues, pour lesquelles on constate déjà dans les années 1930 une demande en forte croissance. Sur le plan de l’urbanisme ensuite : 54 [TEC 220] octobre-décembre 2013 le réseau de tramway se développait dans une logique de continuum entre Paris et sa banlieue ; il y aura désormais deux réalités, selon qu’on est en deçà ou au-delà de l’ancien mur de fortification, dont le boulevard périphérique reprendra le tracé dans les années soixante. Comprendre cette décision n’est pas simple, d’autant que d’autres pays européens, notamment en Europe du Nord, ont fait d’autres choix. Un premier constat est qu’en France, le tramway s’est moins développé que dans d’autres villes européennes : lorsque ce mode de transport est à son apogée, 97 villes françaises en sont équipées, pour 175 en Allemagne et 195 en Grande Bretagne. La disparition du tramway en région parisienne aura un effet d’entraînement sur les villes de province qui, au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale, l’abandonneront les unes après les autres au profit de l’autobus. La relative faiblesse du marché français, l’effet de mode suscité par l’exemple de la capitale, un modèle de financement qui continue à faire appel au seul principe de l’« usager payeur », des politiques de sous investissement et l’obsolescence progressive des matériels sont autant d’éléments qui peuvent être invoqués. On peut penser qu’en toile de fond, deux autres éléments expliquent de manière importante la quasi disparition des tramways du territoire français : la première, c’est que, en particulier dans la période de crise des années trente, le souci de favoriser une industrie nationale à fort potentiel de main d’œuvre a lourdement pesé dans les décisions politiques, à droite comme à gauche. La seconde, qui n’est pas sans corollaire avec la première, est liée au fait que l’image de l’automobile est porteuse d’une certaine conception de la liberté de circulation et d’un progrès qu’on souhaite partagé par l’ensemble de la société. Il est remarquable que les deux pays qui ont connu de la manière la plus radicale le déclin puis la disparition du tramway, sont précisément ceux où l’industrie automobile est à la fois la plus ancienne et la plus prometteuse : la France et les États-Unis4. X La résurrection Cette vision va se trouver remise en cause au début des années soixante-dix. Entre-temps, les grandes villes françaises ont connu à la fois une forte poussée démographique et un étalement important. L’agglomération francilienne a vu sa population multipliée par trois depuis 1880, et sa superficie a quant à elle, été multipliée par 5. Cet étalement favorise l’utilisation de la voiture au détriment de celle des transports collectifs, et en retour, la voiture le facilite, en permettant que soit maintenu des temps de déplacement sensiblement constants, en dépit de l’accroissement tendanciel des distances. Les progrès accomplis par l’industrie automobile, le prix relativement bas du carburant malgré un niveau élevé de taxes, vont progressivement instaurer un modèle de mobilité dont l’automobile est désormais la pièce maîtresse, au point d’être massivement utilisée comme moyen individuel de déplacement, – ce pour quoi a priori elle n’était pas conçue – notamment pour les déplacements domicile/travail. S’agissant de l’équipement des ménages en véhicules particuliers, les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’enquête transport de 1975 en Ile-de-France indique que le taux d’équipement des 4. On peut ici évoquer le référendum par lequel les habitants de Los Angeles ont à se prononcer sur le choix entre un système de transport collectif en site propre et un réseau d’autoroutes, organisé en 1926. Évolution ou Révolution ? ménages est de 0,5 à Paris où le métro offre une desserte efficace, mais de 0,75 en petite couronne et de 1,0 en grande couronne, progression inverse de celle que laisserait attendre le revenu des ménages concernés. L’engorgement des centres urbains, la prise de conscience des dangers de la pollution des villes où les nuisances liées aux déplacements quotidiens tendent à devenir plus importantes que celles liées aux activités industrielles, la crise pétrolière de 1973, vont changer la donne et contraindre les pouvoirs publics nationaux et locaux d’interroger un modèle de mobilité difficilement tenable. C’est dans ce contexte qu’en 1975, le ministre des transports de l’époque, J.C. Cavaillé, demande aux maires des grandes agglomérations françaises d’engager une réflexion en vue de la réinstallation de systèmes de transports guidés performants (toutefois, le mot « tramway » n’est pas prononcé dans la lettre du ministre) dans les centres urbains. Un concours international est lancé, au terme duquel Alstom propose un tramway standard. Les premières lignes sont construites à Nantes (1985), à Grenoble, (1987), puis en région parisienne, entre Saint-Denis et Bobigny (1992) (figure 6). Figure 6 Le tramway Saint-Denis – Bobigny en 1992 Un élément important pour le retour du tramway est le choix du site propre. C’est ce choix qui va s’avérer structurant pour la suite : plus qu’un simple mode de transport, le tramway apparaît alors comme une façon de partager différemment la voirie et de limiter la place de l’automobile dans la ville. D’une certaine façon, c’est le choix inverse de celui qui avait été fait quelques décennies auparavant avec le démontage des tramways. Ce choix de limitation de la place de la voiture est assumé, parfois non sans débats, par les villes qui adoptent le tramway. De nombreuses autres villes vont suivre : Montpellier, Strasbourg, Bordeaux, Valenciennes, Nice, Reims… et aussi Paris, sur le boulevard des Maréchaux. Si les premiers spécimens de ce tramway rappellent fortement le système ferroviaire interurbain, les rames de deuxième génération vont s’affranchir de cette image, avec des matériels à planchers bas et au design engageant. Les projets de lignes nouvelles sollicitent le concours d’architectes, qui repensent l’agencement des axes empruntés par le tramway de façades à façades. En bref, le nouveau tramway n’est plus simplement un moyen de se déplacer entre plusieurs sites : il devient un outil de « reconstruction de la ville sur la ville ». Un rapide regard international confirme que cette tendance n’est pas propre à la France : on en trouve depuis une quinzaine d’années de nombreux témoignages en Europe et un peu partout dans le monde, y compris aux États-Unis (figure 7). Figure 7 Le dernier-né, le T7 entre Villejuif, Orly et Athis Mons en banlieue parisienne (photo Ville Rait &Transport). Quels enseignements tirer de l’histoire ? Le premier enseignement est que, s’agissant singulièrement des transports urbains, les choix techniques ne sont qu’un élément parmi d’autres. Un élément certes important, mais un élément qui doit s’insérer dans des systèmes complexes, – le système de déplacements, le système de transport, le « méta-système » de la ville –, avec d’autres éléments, dont certains, via des décisions d’ordre politique, peuvent relever de rationalités contestables. La difficulté pour cerner les apports potentiels d’une innovation et en gérer le développement tient à ce que tous ces éléments interagissent, sans qu’il soit toujours possible d’en prévoir et a fortiori d’en maîtriser les termes. Ce qu’on peut simplement affirmer est qu’un projet de système urbain de transport, pour avoir des chances de succès, doit réaliser une cohérence entre une technologie, une organisation, un ensemble de besoins et d’usages, une politique d’allocation de l’espace public et un modèle économique, cohérence qui suppose généralement une vision claire et des choix assumés de la puissance publique. Les technologies faisant appel à l’électricité pour la traction ont sans nul doute des atouts majeurs, à la fois parce que, même si elles ne suppriment pas la pollution, elles la déplacent hors de la ville, et aussi par leur connivence avec les technologies informatiques. Elles ne pourront toutefois s’imposer, notamment pour les modes individuels, qu’à condition d’être en capacité de susciter cette cohérence. ■ Bibliographie D. Larroque, M. Margairaz, P. Zembri, Paris et ses transports, XIXe et XXe siècle, Éditions Recherches, 2002. K. Bowie et S. Texier (sous la direction de), Paris et ses chemins de fer, Paris et son patrimoine, 2003. (nous avons notamment tiré de cet ouvrage les figures 3 et 4). Cheminots et Chemins de fer en Nord Pas de Calais, Identités régionales et professionnelles, ouvrage collectif, Ed. La Vie du rail, 2004. J. Lebreton, F. Beaucire, Transports publics et gouvernance urbaine, Les Essentiels Milan, 2002. S. Bellu, Histoire mondiale de l’automobile, Flammarion, 1998. A. Masbougi, Projets urbains en France, Ed. du Moniteur, 2002. J.L. Cohen, Des fortifs au Périf, Paris, les seuils de la ville, Picard Ed., 1992. octobre-décembre 2013 [TEC 220] 55