Document - Atelier Autonome du Livre

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Document - Atelier Autonome du Livre
bande dessinée culture
Alex Barbier bande flou
Le pape de la bande dessinée fait des adieux à son art, lieu d’encres rugissantes et de fantasmes en clair-obscur.
Dernière visite dans son « casino » intime, refuge de sa mémoire palpitante.
D
ernière Bande est un
adieu. Un adieu à la
bande dessinée pour celui
qui est aussi peintre et
considère que la peinture « c’est
plus facile, ça demande moins de
concentration, mais ne le dites pas
à tout le monde (1) ».
Peindre des bandes dessinées exigeait d’Alex Barbier une solitude
totale de plusieurs mois, et surtout une bite dressée, une bite
pinceau et guide. Elle n’a pas disparu, non, elle apparaît même,
mais mi-molle, dès les premières
pages, fuchsia électrique, entre la
lumière d’une lucarne-gland et
l’ombre d’un corps. Voilà, c’est
« l’aube, l’odeur de branlette […],
une belle bite, moi je trouve, le
matin surtout, on dirait qu’elle
veut parler ».
Et c’est elle, souvent, que l’on
entend tapie sous le monologue
du narrateur, ce « moi » reprenant tous les moi d’Alex Barbier
explorés depuis les années 1970,
d’abord dans les pages de Charlie
Mensuel puis en albums intimes,
Alex Barbier, « pape de la bande
dessinée » et papesse en bas résille,
bien souvent comparé à Burroughs,
à Bacon, avec un soupçon de
Hopper, excusez du peu.
Eux tous ici, bite en tête, viennent
dire adieu, parce que le désir s’estompe, parce que les fantasmes
ne font plus qu’apparaître au
lieu de s’incarner. Des jambes, un
cul, des couples, un visage parfois, beaucoup de trous du cul,
« et ces formes non oubliées
surgissent n’importe quand et
n’importe où dans mon casino
désert, et emportant tout sur leur
passage… ».
Le casino, c’est un bâtiment fantôme à la grandeur décrépie. On y
passe du temps dans les chambres
ancillaires, « chambre pour la
baise hurlante », « chambre des
garçons d’autrefois, des garçons
larbins éplucheurs de patates »,
et la fenêtre basse éclaire rouge
comme une cheminée. On y
physiquement sur la feuille, déchirée par un liquide éclaircissant.
Il y a profusion, de corps, d’objets, de mots excitants, durs et
coulants, d’ironie fameuse et de
fantasmes crus. Puis une première
pause. Le temps ralentit. La main
rose se pose sur un radiateur de
fonte verte ; le sol miroite bleu
dans la pièce jade ; un visage se
porte un toast de bière dans le
rétroviseur ; restent enfin la route
entre chien et loup et un bout de
ciel bleu dans le miroir.
L’inquiétude se dit : « Toucher
q u e l q u e c ho s e /e s t - c e q u e
j’existe…/… moi qui suis…/un
être raté. » C’est le prélude à une
sortie du monde, à une sortie du
casino. Chaque pas est une étape,
chaque phrase se scande d’un
« puis », chaque case s’épure, et
nous marchons vers un crépuscule
doigt levé existentiel et terrible :
« Puis le monde fut hors d’usage et
je me rendis compte que j’étais…/
puis, oui, j’étais le dernier. »
≥ Marion Dumand
(1) www.fremok.or
pénètre des salons verts aux vastes
fenêtres, aux enfilades de pièces
vidées. On y regarde dans la salle
de théâtre (érotique) la vente d’esclaves tout droit sortie d’une BD
adolescente.
« Un jalon, un passage pour un
autre univers », voilà ce qu’était
déjà le casino dès le premier livre,
le Dieu du 12. Il est maintenant
devenu le refuge de Barbier, sa
mémoire peut-être, palpitante,
tressautante, qu’il habite à grands
jets d’encres et qu’il finira par quitter pour le paysage et la mort. Ses
couleurs sont intenses, mouillées,
baveuses. Elles fusent, elles se
mêlent, et les cases se mélangeraient volontiers, si elles n’avaient
été découpées brutalement après
coup afin de maintenir le fil, afin
de ne pas nous égarer totalement
– et c’est presque un regret.
Parfois la pénombre explose,
déchirée par une fenêtre, et
la pénombre d’encre explose
Dernière Bande, Alex Barbier, FRMK,
coll. « Amphigouri », 124 p., 28 euros.
Le Dieu du 12, Alex Barbier, réédité
et augmenté, FRMK, coll. « Amphigouri », 88 p.,
22 euros.
5 f év r ier 201 5
Politis 25

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