Grégoire 1er - Introduction

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Grégoire 1er - Introduction
Homélies sur les Évangiles - Saint Grégoire le Grand
Introduction
HARANGUE AU PEUPLE À PROPOS DE L’ÉPIDÉMIE
Les diverses éditions des œuvres de saint Grégoire ont coutume de joindre aux Homélies sur les Evangiles le discours prononcé à
l’occasion de la grande épidémie de 590 pour encourager le peuple à faire pénitence de ses péchés et à obtenir du Ciel la fin du fléau. Ce
texte est placé à la suite des Homélies dans la Patrologie Latine de Migne (t. 76, col. 1311-1314). Nous avons préféré l’insérer au début, car
il aide à comprendre les circonstances dans lesquelles Grégoire a dû prêcher.
En novembre 589, le Tibre déborde, ruinant plusieurs édifices et renversant les greniers de l’Eglise, où l’on conservait le froment pour la
nourriture des pauvres. Des serpents et des bêtes monstrueuses, noyés et rejetés sur la rive, dégagent des miasmes, qui, en janvier 590,
font éclater une épidémie de peste inguinale (la peste apparaît sous l’aine des malades). Une des premières victimes est le pape Pélage II,
emporté le 7 février; il y en a beaucoup d’autres, et les Romains sont si terriblement décimés qu’on croit voir les flèches célestes tomber sur
eux et les frapper. Grégoire est acclamé pape par le peuple unanime, mais il fait tout ce qu’il peut pour se soustraire à un honneur qu’il
redoute. Cependant, s’il refuse aussi longtemps que possible la dignité pontificale, il ne se dérobe pas pour autant au service du peuple, et
assume sans attendre le rôle de chef dans la Ville éternelle désorientée. Il faut à la fois préparer les fidèles menacés par la peste à bien
mourir, et pour conjurer ce fléau, faire adresser au Ciel des prières instantes : telles sont les deux finalités que poursuit Grégoire dans sa
harangue au peuple romain. Il engage les chrétiens à tirer parti des châtiments divins qui s’abattent sur eux pour s’ouvrir à une vraie
conversion. Une mort subite, qui ne laisse pas aux malades le temps de la pénitence, frappe le peuple sans relâche. En quel état les âmes
doivent-elles paraître en présence de leur Juge! Il faut donc que chacun recoure sans attendre aux larmes de la pénitence, et efface ainsi
ses fautes. Personne ne doit désespérer : Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. Grégoire, ayant ainsi
exhorté le peuple, ordonne des «litanies», c’est-à-dire des processions solennelles. Il manifeste en cette occasion le génie de liturgiste dont
il a donné bien d’autres preuves dans sa vie : de sept basiliques désignées, les diverses catégories du peuple doivent partir, au chant des
litanies, avec le clergé de chacune des sept régions. Puis ces sept groupes se rejoindront à Sainte-Marie-Majeure pour une longue prière
commune.
C’est par le récit que le diacre tourangeau Agiulf fit à l’historien Grégoire de Tours que nous connaissons tous ces détails. L’Histoire des
Francs précise encore : «Il rassembla les groupes de clercs et leur ordonna de chanter pendant trois jours et d’implorer la miséricorde du
Seigneur. A partir de la troisième heure, des chœurs de chantres venaient des deux côtés à l’église, en clamant à travers les rues de la Ville
Kyrie Eleison, et notre diacre [Agiulf], qui était présent, racontait que dans l’espace d’une seule heure, tandis que la voix du peuple
adressait au Seigneur ses supplications, quatre-vingts personnes étaient tombées par terre et avaient rendu l’âme. Mais celui qui allait
devenir évêque ne s’arrêta pas de prêcher le peuple, dans la crainte qu’il ne cessât ses prières.» (Hist. Franc. X, 1)
Ainsi, avant même d’être pape, Grégoire «ne s’arrêtait pas de prêcher», malgré sa santé si chancelante. Il ne s’arrêta pas non plus une fois
pape. Et c’est ce zèle pour la prédication qui nous a valu les quarante Homélies qui suivent.
Les fléaux de Dieu, que nous aurions dû redouter quand ils étaient encore à venir, il faut du moins, frères très chers, qu’ils nous inspirent de
la crainte maintenant qu’ils sont présents et que nous les ressentons. Laissons la souffrance nous ouvrir la voie de la conversion, et les
châtiments mêmes qui nous frappent attendrir la dureté de notre cœur. Car ainsi que l’a prédit le témoignage du prophète, «le glaive a
pénétré jusqu’à l’âme» (Jr 4, 10). Vous voyez en effet le peuple entier frappé du glaive de la colère céleste, et tous les hommes victimes de
ces coups imprévus. La maladie ne précède plus la mort, mais comme vous le constatez, c’est la mort elle-même qui prend les devants sur
la maladie. Celui qui est frappé se voit enlevé avant d’avoir pu recourir aux larmes de la pénitence. Considérez donc dans quel état se
présente aux regards du Juge rigoureux celui qui n’a pas le temps de pleurer ce qu’il a fait.
Ce n’est pas une partie des habitants qui est emportée, mais ils tombent tous ensemble. Les maisons se retrouvent vides; les parents
assistent aux funérailles de leurs enfants, et leurs héritiers les précèdent dans la tombe. Que chacun de nous cherche donc un refuge dans
les lamentations de la pénitence, pendant qu’il a encore le temps de pleurer avant d’être frappé. Remettons devant les yeux de notre esprit
tous nos errements passés, et expions dans les larmes le mal que nous avons commis. «Hâtons-nous de nous présenter devant lui par la
confession» (Ps 95, 2), et comme le demande le prophète, «élevons nos cœurs avec nos mains vers Dieu» (Lm 3, 41). Elever son cœur
avec ses mains vers Dieu, c’est soutenir son effort de prière avec les mérites de ses bonnes œuvres. Comme il donne, oh oui! comme il
donne confiance à notre crainte, celui qui crie par la voix du prophète : «Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il
vive.» (Ez 33, 11). Que personne ne désespère à cause de l’énormité de ses crimes : une pénitence de trois jours a effacé les fautes
invétérées des Ninivites (cf. Jon 3), et le larron converti a mérité la récompense de la vie à l’instant même de la sentence qui le condamnait
à la mort (cf. Lc 23, 40-43). Changeons donc nos cœurs, et soyons persuadés que nous avons déjà reçu ce que nous demandons. Le Juge
se laisse plus vite fléchir par la prière si celui qui demande se corrige de ses dérèglements.
En face de ce glaive menaçant qui nous châtie si terriblement, persévérons dans nos prières jusqu’à en être importuns. L’importunité, qui a
coutume d’ennuyer les hommes, plaît à la Vérité qui nous juge, car le Dieu bon et miséricordieux veut que le pardon lui soit demandé avec
insistance dans la prière : il ne veut pas se mettre en colère autant que nous le méritons. Aussi dit-il par la bouche du psalmiste : «Invoquemoi aux jours de ta détresse; je te délivrerai, et tu me glorifieras.»
(Ps 50, 15). C’est donc lui-même qui témoigne de son désir de faire miséricorde à ceux qui l’invoquent, puisqu’il nous exhorte à l’invoquer.
Le cœur contrit, et après avoir rectifié notre conduite, nous viendrons donc, frères très chers, dès l’aube de demain mercredi, former sept
processions, qui psalmodieront les litanies dans la ferveur de l’âme et dans les larmes, suivant l’ordre que je vais vous indiquer. Que nul
d’entre vous ne sorte travailler aux champs, que nul ne se livre à une occupation quelconque, en sorte que nous nous réunissions tous à
l’église de la sainte Mère du Seigneur, et qu’après avoir péché tous ensemble, nous pleurions aussi tous ensemble le mal que nous avons
commis. Le Juge rigoureux, nous voyant ainsi nous punir nous-mêmes de nos fautes, nous fera grâce de la condamnation qu’il avait portée
contre nous.
La procession des clercs sortira de l’église du bienheureux Jean-Baptiste; celle des hommes, de l’église du bienheureux martyr Marcel; celle
des moines, de l’église des martyrs Jean et Paul; celle des servantes de Dieu, de l’église des bienheureux martyrs Côme et Damien; celle
des femmes mariées, de l’église du bienheureux Etienne, premier martyr; celle des veuves, de l’église du bienheureux martyr Vital; celle des
pauvres et des enfants, de l’église de la bienheureuse martyre Cécile.
Lettre à Secundinus, evêque de Taormina
La lettre de saint Grégoire à Secundinus, qui sert de prologue au recueil des quarante Homélies, contient des indications dignes d’attention.
Elle nous apprend d’abord comment le pape définit sa prédication. Prêcher, pour lui, c’est commenter l’évangile. Et s’il ne dédaigne pas
d’user des actes des martyrs dont il célèbre le natale, ou d’histoires appropriées à son sujet, si même, plus souvent encore, il s’étend
longuement sur le mystère de la fête célébrée, c’est bien de l’évangile du jour qu’il veut avant tout entretenir ses auditeurs. Les Homélies sur
les Evangiles ne mentent pas à leur titre.
Grégoire précise aussi qu’il a prêché pendant la messe : inter sacra missarum solemnia. Le pape ne craint donc pas d’allonger parfois la
cérémonie d’une heure, voire davantage, par de copieux commentaires d’évangile. On mesure ici la capacité d’attention des fidèles de
l’époque, capables de rester debout trois heures durant pour prier et écouter la parole de Dieu.
Grégoire, enfin, se plaint dans sa lettre qu’on ait diffusé ses homélies sans lui laisser le temps de les réviser. Cette plainte nous montre sans
doute l’importance qu’il attache à l’exactitude doctrinale de son enseignement, mais elle nous révèle aussi l’empressement avec lequel on
s’est jeté dès les origines sur les textes venant de lui. Déjà s’annonce l’engouement provoqué par les Homélies, «l’un des livres les plus lus
et les plus vénérés de tout le moyen âge» (J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du XIIe siècle, 2e éd., Paris, 1948, p. 18).
L’admiration des médiévaux pour saint Grégoire a été sans bornes. Après la Sainte Ecriture, ses ouvrages ont été les plus recopiés. On les
retrouve dans toutes les bibliothèques monastiques. L’abbé Raymond Etaix signale qu’il en subsiste aujourd’hui plus de quatre cents
manuscrits, sans compter les fragments, les Homélies transcrites isolément et surtout les homéliaires, qui, tous, reproduisent cette œuvre.
Pendant plus de cinq siècles, Grégoire a été considéré comme le premier des maîtres. «De génération en génération, il a des disciples qui
disent de lui : Gregorius noster, comme les admirateurs de Virgile disaient : Virgilius noster. […] Sensible au mélange de simplicité familière
et de grandeur qui se dégageait de l’œuvre grégorienne, le moyen âge a voué à son auteur un culte de tendresse. Ce Grégoire, si humain
qu’il avait pleuré, disait-on, sur le sort de Trajan, lui est apparu, de tous les docteurs, le plus accessible et le plus aimable. Aussi, pendant
des siècles, ne se lasse-t-on pas de le lire et de le relire.» (Henri de Lubac, Exégèse médiévale, Paris, Le Cerf, 1993, t. 2, ch. VIII, 5 : Le
moyen âge grégorien, p. 537-548). Pierre le Vénérable (XIIe siècle) signale par exemple que «chaque jour et sans interruption, des frères
innombrables, jusque parmi les plus simples et les moins instruits, récitent, entendent, lisent et comprennent la Vie de saint Grégoire, ses
Homélies, ses Dialogues» (Patrologie Latine, t. 189, col. 839). Ce témoignage vaut pour bien des générations. Si on lit Grégoire avec
passion, on ne se lasse pas davantage de le citer. On vit sur ses écrits comme sur un bien de famille. C’est à «son style d’or et de feu»,
déclaré immortel par Bernard de Cluny, que «notre moyen âge doit pour une très grande part cette belle prose chantante, rythmée, souple,
assonancée, un peu monotone, avec ses balancements, ses ingénieuses antithèses, […] qu’on n’a pas depuis lors assez admirée.» (Lubac,
op. cit., p. 545)
Après les siècles monastiques, il garde une grande influence : dans la Somme de saint Thomas, il est l’auteur le plus souvent cité après
Aristote et saint Augustin. Et les rares fois où Grégoire se trouve en contradiction avec Augustin, c’est toujours au premier que le Docteur
commun donne raison. Sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, puis Bossuet et Fénelon se sont inspirés des œuvres du saint
pape.
S’il fut par la suite longtemps et injustement oublié, il a été redécouvert au XXe siècle. Dom Jean Leclercq a pu constater, au cours d’une
longue carrière d’enseignement sur la spiritualité médiévale, l’attrait exceptionnel que Grégoire exerçait sur les jeunes de toutes les parties
du monde. Voici l’explication qu’il en donne : «[…] ces étudiantes et étudiants, qui ne sont pas des spécialistes et dont la plupart ne se
préparent pas à le devenir, ont reçu de lui un message qui, dès maintenant, est valable pour eux, et capable d’orienter tout leur avenir. Ce
qui assure l’unité de ces témoignages vient de ce que Grégoire apporte une réponse à deux appels majeurs de son temps et du nôtre :
d’une part, le besoin d’intériorité, de méditation, de prière, de contemplation; d’autre part, celui d’un engagement actif au service de la
société. Or il a su parler de l’un et de l’autre avec un accent de conviction qui venait de son expérience. En un temps de misère, d’invasion,
d’inflation, il commentait […] les visions d’Ezéchiel et les Evangiles. Dire que les gens de Rome ont entendu cela!» (Grégoire le Grand,
Paris, 1986, p. 683).
A Secundinus, notre très Révérend et très saint frère dans l’épiscopat, Grégoire, serviteur des serviteurs
de Dieu
J’ai commenté, pendant la messe, quarante passages du Saint Evangile, choisis parmi ceux qu’on a coutume de lire à jour fixe dans l’Eglise
de Rome. Certaines de ces explications ont été lues en présence des fidèles par un notaire à qui je les avais dictées, les autres prononcées
par moi devant le peuple et prises en note telles que je les disais. Mais certains frères, brûlants d’ardeur pour la sainte Parole, ont
commencé de répandre ce que j’avais dit avant que je n’aie pu le réviser en détail, comme je me l’étais proposé. Je serais en droit de
comparer ces empressés à des faméliques qui veulent se jeter sur la nourriture avant qu’elle n’ait fini de cuire. Or, en expliquant le passage
de l’Ecriture qui dit : «Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour y être tenté par le diable» (Mt 4, 1), j’ai commencé par laisser planer
quelques hésitations, mais ce doute, je l’ai ensuite corrigé par une remarque pleine d’assurance1.
J’ai aussi veillé à disposer ces homélies en deux livres, dans l’ordre où elles ont été prononcées, de telle sorte que les vingt premières, qui
ont été dictées, et les vingt suivantes, qui ont été dites en public, soient dans des volumes différents. Que ta fraternité ne s’étonne pas si tu
constates que certains passages, qu’on lit après dans l’Evangile, ont été placés avant, ou bien si tu trouves placés après des passages que
l’évangéliste situe avant, car les secrétaires ont regroupé ces homélies dans chaque volume en suivant l’ordre des jours où je les avais
prononcées.
Par conséquent, si ta fraternité vient, en sa continuelle assiduité aux saintes lectures, à trouver une explication du passage de l’Evangile cité
ci-dessus qui laisserait planer un doute, ou bien si tu découvres un exemplaire de ces homélies où elles ne seraient pas rangées dans
l’ordre que je viens de t’indiquer, tu saurais alors que celles-ci n’ont pas été revues, et il te faudrait les corriger grâce à l’exemplaire que j’ai
pris soin de te faire parvenir par le porteur de la présente. Ne laisse surtout pas les exemplaires non révisés demeurer sans correction. La
version authentique est conservée dans les archives de notre Eglise, en sorte que les personnes qui seraient éloignées de ta fraternité
puissent trouver ici un texte corrigé qui leur donne toute sécurité.
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1 Cf. Homélie 16, 1.