Comment naît un tsunami?

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Comment naît un tsunami?
Comment naît un tsunami?
Denys Dutykh
Docteur en mathématiques appliquées à l'Ecole Normale Supérieure de Cachan,
post-doctorant au LRC MESO CEA/CMLA
Page personnelle : http://www.cmla.ens-cachan.fr/~dutykh
Centre de Mathématiques et de Leurs Applications : http://www.cmla.ens-cachan.fr/
Laboratoire de Recherche Conventionnée CEA/CMLA:
http://www.cmla.ens-cachan.fr/la-recherche/lrc-meso.html
Ecole Normale Supérieure de Cachan : http://www.ens-cachan.fr/
Paradoxalement, bien qu’étant très ancienne, l’étude des écoulements avec
surface libre n’a jamais été autant d’actualité. Cette étude remonte à plus de
deux cents ans. On pense par exemple aux travaux de Laplace (1776) [1], qui fut
le premier à obtenir la célèbre relation de dispersion pour les vagues, qui dit que
les ondes longues se propagent plus vite que les ondes courtes. Aujourd'hui cette
thématique de recherche est loin d'être épuisée.
Pour les événements majeurs la vie d'un tsunami peut atteindre 48h, pendant lesquelles la vague fait
plusieurs fois le tour de la Terre. Nous pouvons schématiquement décomposer la vie d'une telle
vague en trois étapes principales: génération, propagation et inondation. Evidemment, la dernière
étape est la plus grave (voir Illustration 1) mais son calcul est conditionné par les étapes
précédentes. Autrement dit, nous ne pouvons pas espérer prédire la hauteur de la vague arrivant sur
la plage si l’on ne maîtrise pas la modélisation d'un tsunami dès sa « naissance ».
Historiquement, la phase de propagation d'un
tsunami a été la plus étudiée. Il y a en revanche
beaucoup moins de travaux sur la partie
d'inondation (ou de run-up, comme on dit dans
la littérature anglosaxone). Et il s'avère que la
génération d'un tsunami est la phase la moins
étudiée. A notre avis cette situation peut
s’expliquer par le degré de complexité de ces
trois problèmes. La propagation d'un tsunami
jusqu'aux côtes est assez bien comprise dans
l’essentiel. Les complexités de la modélisation
du run-up et de la génération sont comparables à
une petite remarque près: la dernière demande
une culture scientifique plus diversifiée. Illustration 1: Tsunami qui arrive sur la côte de
Autrement dit, si le runup est un processus Thaïlande le 26 décembre 2004. Source:
essentiellement hydrodynamique (tenant compte http://en.wikipedia.org/wiki/Tsunami
principalement de la bathymétrie du fond qui
entre de façon passive dans les calculs), la génération est un beau mélange de mécanique des
solides, séismologie, géotechnique et évidemment de mécanique des fluides. Tous ces domaines
sont couplés par des modèles mathématiques complexes.
Dans la nature un tsunami peut être engendré par plusieurs mécanismes. Le mécanisme le plus
courant est évidemment un séisme sous-marin, relativement peu profond. On peut évoquer ici
également les glissements de terrain (sous-marins ou aériens), les éruptions volcaniques et les
impacts d’astéroïdes. Comme les trois derniers scénarios se produisent beaucoup moins
fréquemment, nous avons essentiellement étudié le mécanisme sismique de génération.
Maintenant nous voudrions expliquer pourquoi il est important de simuler la génération le plus
précisément possible. La raison principale en est la suivante. Il existe actuellement dans le monde
de nombreux codes de propagation de tsunamis (e.g. TUNAMI-N2 développé au Japon, MOST 1
développé aux USA, etc). Tous ces codes ont besoin d'être alimentés par une condition initiale. Une
erreur faite dans la condition initiale ne pourra pas être corrigée par une méthode numérique, aussi
bonne soit-elle. Les résultats obtenus par ce calcul seront donc beaucoup moins crédibles. En plus,
si l’on se souvient que ces codes font partie d'un système d’alerte aux tsunamis la qualité des
résultats obtenus est très critique.
Décrivons maintenant la pratique habituelle de la construction d'une condition initiale pour un code
de propagation. Actuellement la plupart des modélisateurs de tsunamis font la chose suivante. Ils
calculent d'une façon ou d'une autre (dans la majorité des cas la solution d'Okada est utilisée – voir
[2, 3]) la déformation statique du fond (due à un séisme sous-marin), puis la translatent à la surface
libre sans déformation. Le champ des vitesses initiales est complètement négligé. Certains
modélisateurs utilisent des solutions moins réalistes.
Dans notre travail nous avons longuement examiné les différentes hypothèses faites dans cette
approche traditionnelle. Nous allons l'appeler la génération passive car tout aspect dynamique du
processus est absent. En même temps nous allons appeler génération active tout processus où la
vague est générée par le mouvement du fond.
Quand on réfléchit à la méthodologie de génération passive on comprend de suite qu'elle contient
des défauts. Le défaut principal est que l'utilisation d'une déformation du fond statique en absence
de vitesses initiales implique que le caractère dynamique du mouvement du fond n’est pas du tout
pris en compte. Cela peut avoir des conséquences graves car notre intuition dit qu’un mouvement
rapide du fond ne va pas engendrer la même vague qu’une déformation lente. Par exemple, l'analyse
séismologique du mégatsunami de décembre 2004 a montré que la rupture rapide initiale a
probablement été suivie par un mouvement plus lent [4]. Bien sûr, pour des événements aussi
complexes, il est difficile de dire quelque
chose de plus précis.
Dans notre travail nous avons fait une
comparaison analytique entre les
générations active et passive [5]. Pour
cela nous avons utilisé le fait qu'un
tsunami est assez bien décrit par les
modèles linéaires2 comme celui de
Cauchy-Poisson jusqu'à l'arrivée près des
côtes. D'ailleurs, cette hypothèse a
également été examinée et confirmée
dans un travail plus complet [6]. Pour
une géométrie simplifiée on arrive à
obtenir des solutions analytiques dans
deux situations différentes:
● Le premier problème modélise la Illustration 2: Différence relative entre deux solutions.
génération active où la vague est Source : [5].
1 Method Of Splitting Tsunami
2La nonlinéarité d'une vague est mesurée par ε= a / h où a est une amplitude caractéristique
et h est la profondeur de l'eau. Pour le tsunami de l'océan Indien a ≈ 0.5m et h ≈ 4000m .
●
engendrée par mouvement instantané du fond, c'est-à-dire que le fond est plat pour t < 0 et
au moment t = 0 la déformation apparaît et reste constante. On voit que cette déformation
instantanée représente mouvement du fond le plus rapide possible.
Le deuxième problème correspond à la génération passive où la déformation du fond est
simplement translatée à la surface libre avec vitesse initiale nulle.
Dans l’article [5], nous avons montré (en comparant les formules analytiques des solutions) que la
différence relative peut atteindre 30% (voir Illustration 2). En plus, la forme analytique des
solutions suggère que la colonne d’eau a un effet de filtre hautes fréquences.
Ce sujet a été développé dans l'article plus complet [6]. Nous avons examiné l'applicabilité de trois
différents modèles pour la modélisation des premiers instants d'un tsunami (physiquement cela veut
dire les 10 premières minutes environ). La modélisation de la propagation ne pose pas de problèmes
particuliers et c'est pour cette raison que nous ne l'avons pas examinée dans ce travail. Donc, pour la
génération, nous avons fait l'examen des trois modèles suivants:
● le problème complet des vagues (les équations ont été résolues avec le canal à houle
numérique de Fochesato & Dias [7]),
● le problème des vagues linéarisées (avec solution analytique pour des géométries
simples [6, 8]),
3
● les équations de Saint-Venant (résolues avec le schéma numérique VFFC de volumes finis
développé dans notre laboratoire [9]).
Nous avons obtenu un accord
parfait entre les trois modèles
pour les ondes suffisamment
longues. En revanche, lorsque la
longueur d'onde se raccourcit le
modèle
de
Saint-Venant
commence à donner des résultats
moins précis (aussi bien au
niveau de l'amplitude que de la
vitesse de propagation). En
même temps, l’accord entre les
deux premiers modèles est
parfait (voir Illustration 3). En
général, les tsunamis générés par
les événements sismiques ont
une longueur d'onde assez Illustration 3: Une coupe de la surface libre le long de la
importante mais ce n'est pas le direction de propagation. En bleu - le problème complet des
seul scénario possible. En vagues, en rouge - la solution du problème linéarisé et en noire pratique cela veut dire que la solutions du système de Saint-Venant. Source : [6].
l'utilisation du modèle de Saint-Venant peut être potentiellement inadaptée pour les vagues
engendrées par glissement de terrain par exemple. Dans ce cas-là, la prise en compte des effets
dispersifs sous la forme des équations de Boussinesq est fortement conseillée.
Références
[1] Laplace P.-S. Marquis de. (1776) Suite des récherches sur plusieurs points du système du monde
(XXV–XXVII). Mém. Présentés Divers Savans Acad. R. Sci. Inst. France, pp. 525–52. (Sur les
Le paramètre ε ≈ 10-4 est donc très petit et on comprend donc que les effets nonlinéaires
sont négligeables.
3 Volumes Finis à Flux Caractéristique
Ondes, pp. 542–52).
[2] Y. Okada. (1985) Surface deformation due to shear and tensile faults in a halfspace, Bulletin of the Seismological Society of America 75, 1135-1154.
[3] F. Dias, D. Dutykh. (2006) Dynamics of tsunami waves. In Book: "Extreme ManMade and Natural Hazards in Dynamics of Structures'', pp. 35-60.
[4] T. Lay, H. Kanamori, C. J. Ammon, M. Nettles, S.N. Ward, R. Aster, S.L. Beck,
M.R.
Brudzinski, R. Butler, H.R. De Shon, Göran Ekström, K. Satake, S. Sipkin (2005),
The great Sumatra-Andaman earthquake of 26 December 2004, Science 308,
1127-1133.
[5] D. Dutykh, F. Dias, Y. Kervella. (2006) Linear theory of wave generation by a
moving
bottom, C. R. Acad. Sci. Paris I 343, 499-504.
[6] Y. Kervella, D. Dutykh, F. Dias. (2007) Comparison between three-dimensional linear and
nonlinear tsunami generation models. Theor. Comput. Fluid Dyn. 21:245-269.
[7] C. Fochesato, F. Dias. (2006), A fast method for nonlinear three-dimensional
free-surface
waves, Proceedings of the Royal Society of London A 462, 2715-2735.
[8] D. Dutykh, F. Dias (2007), Water waves generated by a moving bottom.
Tsunami and
nonlinear waves, Editor: Kundu Anjan, Springer Verlag (Geo. Sc.), 63-94.
[9] J.-M. Ghidaglia, A. Kumbaro, G. Le Coq. (2001) On the numerical solution to
two fluid models via cell centered finite volume method. Eur. J. Mech. B/Fluids.
20:841-867.
Informations sur la thèse :
Titre : « Modélisation mathématique des tsunamis »
Lien vers le manuscrit : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00194763/
Date et lieu de soutenance : le 3 décembre 2007, Ecole Normale Supérieure de Cachan
Directeur de thèse : Frédéric Dias http://www.cmla.ens-cachan.fr/membres/dias