Discours de Jean Jaurès

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Discours de Jean Jaurès
Discours de Jean Jaurès
Un discours de Jean Jaurès à la Chambre des députés (1893)
"Oui, par le suffrage universel, par la souveraineté nationale, qui trouve son expression
définitive et logique dans la République, vous avez fait de tous les citoyens, y compris les
salariés, une assemblée de rois. (...) Mais, au moment même où le salarié est souverain dans
l'ordre politique, il est, dans l'ordre économique, réduit à une sorte de servage.
Et c'est parce que le socialisme apparaît comme seul capable de résoudre cette contradiction
fondamentale de la société présente, c'est parce que le socialisme proclame que la République
politique doit aboutir à la République sociale, c'est parce qu'il veut que la République soit
affirmée dans l'atelier comme elle est affirmée ici, c'est parce qu'il veut que la nation soit
souveraine dans l'ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle
est souveraine dans l'ordre politique, C'est pour cela que le socialisme sort du mouvement
républicain."
Jean Jaurès (1859-1914)
Les socialistes rejettent également les idées colonialistes. La Seconde
Internationale condamne le colonialisme.
"Nous la réprouvons, parce qu'elle gaspille des richesses et des forces qui devraient être dès
maintenant appliquées à l'amélioration du sort du peuple; nous la réprouvons, parce qu'elle est
la conséquence la plus déplorable du régime capitaliste, qui resserre sur place la
consommation en ne rémunérant pas tout le travail des travailleurs, et qui est obligé de se
créer au loin, par la conquête et la violence, des débouchés nouveaux; nous la réprouvons,
enfin, parce que, dans toutes les expéditions coloniales, l'injustice capitaliste se complique et
s'aggrave d'une exceptionnelle corruption : tous les instincts de déprédation et de rapines,
déchaînés au loin par la certitude de l'impunité, et amplifiés par les puissances nouvelles de la
spéculation, s'y développent à l'aise; et la férocité sournoise de l'humanité primitive y est
merveilleusement mise en oeuvre par les plus ingénieux mécanismes de l'engin capitaliste."
Jean Jaurès, "Les compétitions coloniales" in La Petite République, 17 mai 1896.
"La première règle pratique, c'est de veiller constamment à ce que les compétitions coloniales
des divers peuples ne puissent jamais aboutir entre eux à la guerre. Il faudra pour cela que les
socialistes aient le courage, chacun dans sa nation, de blâmer les prétentions excessives. Les
socialistes n'y pourront réussir et ne pourront même s'y employer sérieusement qu'en suivant
de très près, et pour ainsi dire au jour le jour, le mouvement colonial.
La deuxième règle, pour les socialistes de tous les pays, sera de demander pour les peuples
vaincus ou les races soumises de l'Asie, de l'Amérique, de l'Afrique le traitement le plus
humain, le maximum de garanties. Qu'il s'agisse des Hindous dominés par l'Angleterre, des
Arabes dominés par la France ou des races africaines que se disputent et se partagent tous les
peuples de l'Europe, c'est le devoir des socialistes de prendre, dans le Parlement de chaque
pays, l'initiative des propositions humaines ou des protestations nécessaires. Cette action
socialiste se produira, en chaque pays, avec d'autant plus de force et d'autorité qu'elle sera
universelle et universellement probe, et que nul ne pourra y soupçonner un piège.
Enfin, il me semble que les socialistes devraient avoir comme troisième règle de marquer de
plus en plus d'un caractère international les principales forces économiques que se disputent
avidement les peuples. Il est visible par exemple, à l'heure actuelle, que tous les peuples
européens cheminent vers les sources du Nil, parce que la possession du haut Nil et des
grands lacs africains donne la maîtrise de l'Egypte et de tout le développement africain : c'est
là le secret de tous les efforts, publics ou cachés, de toutes les combinaisons, loyales ou
perfides, des peuples européens en Afrique, depuis dix ans surtout; et il est possible que ces
rivalités, en s'exaspérant, aboutissent à la guerre. Pourquoi un système de garanties
internationales n'assurerait-il pas le libre passage du Nil, de la source à la mer, à toutes les
activités, comme on a fait déjà pour le Danube et pour le canal de Suez ?"
Jean Jaurès, article dans La Petite République , 1896.
La France républicaine
"Ah oui ! La société d'aujourd'hui est divisée entre capitalistes et prolétaires ; mais en même
temps, elle est menacée par le retour offensif de toutes les forces du passé, par le retour
offensif de la barbarie féodale, de la toute-puissance de l'Église et c'est le devoir des
socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est
menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles
religieuses des siècles passés paraissent renaître, c'est le devoir du prolétariat socialiste de
marcher avec celles des fractions bourgeoises qui ne veulent pas revenir en arrière."
JEAN JAURÈS , dans Études socialistes, 1900
Pour les réformes : la SFIO en 1902
"Nous voulons collaborer avec toute la gauche pour une oeuvre d'action républicaine et
réformatrice. Nous voulons en même temps poursuivre les fins supérieures en vue desquelles
le
prolétariat
s'est
organisé.
(...)
Oui, nous voulons l'abolition du salariat. (...) Mais cette émancipation sociale, cette
émancipation économique suppose un prolétariat libre, éduqué, éclairé, elle suppose par
conséquent une démocratie organisée et agissante où toutes les forces, où toutes les idées
d'avenir peuvent se développer, elle suppose en même temps une série de réformes qui, en
ajoutant aujourd'hui un peu de bien-être, un peu de garantie, un peu de lumière à la vie des
salariés, leur permettent de regarder plus loin, de lever les yeux vers l'avenir et de préparer un
ordre
nouveau.
C'est pourquoi nous sommes doublement attachés à la république, comme républicains et
comme socialistes, et c'est pourquoi nous sommes doublement attachés à la politique de
réformes,
comme
démocrates
et
comme
socialistes."
Jean
Jaurès,
discours
devant
la
Chambre
des
députés,
1902.
tiré du manuel "Histoire Première" de Bertrand-Lacoste, 1997, collection J. Le Pellec, p.
51
Classe ouvrière et démocratie
"Le syndicalisme révolutionnaire (...) prétend que la démocratie éparpille la volonté du peuple
(...) parce qu'elle s'exerce nécessairement par des mandataires, par des délégués dont le
mandat est trop général (...).
Mais, messieurs, (...) c'est en fortifiant l'organisation politique du parti de la classe ouvrière
qu'elle remédiera à ce vice et à ce péril. (...)
Nous, (...) socialistes, cherchant par la loi même de notre action à étendre notre influence sur
le suffrage universel, sur la démocratie mêlée de forces diverses; nous, cherchant à obtenir
dans les Parlements des résultats immédiats, (...) nous pouvons être entraînés, (...) à des
concessions outrées, à des compromissions dangereuses; (...) et il est bon que dans les
syndicats, dans les bourses du travail, dans la Confédération du travail, dans l'unité ouvrière
distincte, organisée, la conscience du prolétariat reste à l'état de force autonome, je dirai de
force
aiguë.
"
in Jean Jaurès, La Classe ouvrière, 1905.
UN TEXTE DE JEAN JAURÈS SUR LE MONDE VITICOLE (mai 1905)
Le texte relate la construction à Maraussan, à six km de Béziers, d’un ensemble
d’organisation mutualistes dans le monde viticole à une époque où les petits vignerons
étaient farouchement attachés à leur indépendance. Il a été rédigé lors de la visite de
Jean Jaurès dans le Biterrois, une région au coeur du Midi Rouge
"Quelque émotion que m’ait donnée, ainsi qu’à mes camarades socialistes, la magnifique
manifestation où plus de quinze mille citoyens, réunis dans les arènes de Béziers, acclamaient
l’unité de notre Parti, espérance du prolétariat, j’ai ressenti une impression au moins aussi
profonde de ma visite à la commune de Maraussan, où tant d’œuvres fortes d’organisation
sociale croissent harmonieusement.
C’est, à quelques kilomètres de la ville, une commune de paysans, de vignerons. On y
descend de Béziers par les pentes que domine la redoutable façade grise de la vieille église de
Saint-Nazaire, mêlée aux souvenirs tragiques de la guerre des Albigeois, et ces pentes
dominent elles-mêmes l’étroite et verte rivière de l’Orb.
Passé le pont, on va vers Maraussan par une belle route blanche qui se développe à travers un
paysage de vignes, le plus souvent étalé en plaine, soulevé parfois par de vastes ondulations à
la ligne sévère et tendue. Les maisons et les arbres n’y sont point disséminés comme en nos
cultures bigarrées et morcelées du Haut-Languedoc.
La vigne y déploie jusqu’à l’horizon ses vertes rangées rectilignes et parallèles ; ça et là, en
quelques nœuds du paysage, des arbres puissants, groupés en une sorte d’architecture,
enveloppent ou protègent des édifices spacieux ; les demeures des petits vignerons sont
rassemblées en village.
Ceux qui ne connaissent le Midi que par les livres ou par de banales descriptions, s’imaginent
qu’il est gai à l’œil et au cœur ; et cela est vrai en un sens. Comment n’y aurait-il pas gaieté là
où la sève circule aussi puissamment sous une lumière aussi généreuse et aussi splendide ?
Mais ce qui donne à tout ce Midi, de la vigne de Béziers à Narbonne, une beauté vraiment
originale et sans doute incomparable, c’est que cette force joyeuse de la vie s’y exprime par
des lignes d’une sévère grandeur.
C’est par vastes étendues uniformes que procède la culture ; il n’y a ni arbustes ni haies qui
rompent ou dispersent le regard ; et quand le paysage se déplace en sens inverse de la marche
rapide, les rangées de vignes s’émeuvent jusqu’à l’extrême horizon ; elles tournent comme les
rayons de feuillage d’une énorme roue du chariot de Bacchus.
Les groupes d’arbres qui accentuent ça et là le paysage semblent des fragments d’une forêt
monumentale ; et quand la plaine se relève, c’est en coteaux de hauteur médiocre, mais dont
la ligne de faîte a une austérité et une beauté géométriques. Ce n ’est pas le piédestal
capricieux d’un satyre dansant et agitant des grappes ; mais le socle vigoureux de je ne sais
quel dieu ardent et concentré qui absorbe et transforme en sa pensée la chaleur des choses, et
qui soumet à un idéal les forces effervescentes de la nature et de l’homme.
Ainsi, je me figurais l’action du socialisme ordonnant et exaltant vers des fins supérieures
toute la vie de ces régions passionnées.
L’idée maîtresse des militants socialistes et coopérateurs qui, à Maraussan, ont créé tout un
ensemble d’institutions socialistes, a été de grouper les petits propriétaires paysans, les petits
producteurs vignerons, de les arracher à cet esprit d’individualisme outré et défiant, à cette
habitude d’isolement qui a fait jusqu’ici la faiblesse du travail rural.
Mais que de difficultés pour introduire peu à peu, dans cette dispersion et défaillance
séculaires, une tendance d’esprit communiste ! Les militants se sont bien gardés de heurter ce
qu’il y a de plus profond et, en un sens, de légitime dans les habitudes paysannes. Ils n’ont pas
demandé à ces petits propriétaires vignerons de renoncer à leurs parcelles de propriété, assez
inégales, et à l’autonomie de la production. Mais ils les ont habitués à pratiquer l’association
dans un sens toujours plus communiste.
Les associés de la Société Les Vignerons Libres travaillent chacun leur tout petit domaine,
mais ils ont commencé par avoir un chai commun, une cave coopérative commune. Ils ont pu,
ainsi, par le mélange de leurs vins, créer quatre ou cinq types et avoir leur marque. Par là, ils
ont pu entrer en rapport avec les coopératives ouvrières de consommation, notamment avec
les grandes coopératives parisiennes.
Mais il ne leur a pas suffi d’organiser la vente. Maintenant que, par une première application
de l’association, ils ont vaincu l’esprit de défiance, ils vont plus loin ; et ayant organisé la
vente, ils commencent à organiser la production. Ils construisent, en ce moment, une cave de
vinification. Ce ne sont plus les vins tout faits que les vignerons apporteront à la cave
commune, mais les raisins ; et le travail de vinification se fera dans des conditions
scientifiques.
J’ai eu une grande joie à visiter, avec les vignerons qui chômaient le Premier Mai, le vaste
terrain acquis par eux et où sont creusées les fondations du nouvel édifice. Il est tout voisin de
la gare et des conduites mèneront le vin aux wagons-réservoirs qui portent aux ouvriers
parisiens le bon et loyal produit des vignerons maraussanais.
Derrière la cave de vinification, s’étend une assez grande vigne, propriété collective des
Vignerons Libres. Cette propriété, leur ambition est de la développer peu à peu : elle sera
mise en œuvre par des ouvriers agricoles syndiqués, avec le concours de ceux des petits
propriétaires vignerons que leur trop petite propriété ne suffit pas à occuper.
Cette coopérative de production, qui s’achemine lentement, mais sûrement vers des formes de
propriété collective, est flanquée par un Syndicat Agricole, par une Caisse de Crédit rural et
par une Coopérative de Consommation. Toutes ces institutions se soutiennent les unes les
autres. Le Syndicat, organisé pour l’achat des engrais, fourrages, etc., a servi de point d’appui
à la Caisse de Crédit rural qui se relie à la Caisse Régionale de Montpellier.
D’autre part, nul vigneron n’est admis à la Coopérative de Production s’il ne fait partie de la
Coopérative de Consommation. L’effet combiné de toutes ces institutions a créé dans la com
mune paysanne de Maraussan une vie sociale intense, une solidarité quotidienne et profonde
dont je ne connais pas d’exemple aussi plein.
Sur 280 vignerons récoltants de la commune, 232 sont adhérents de la Société des Vignerons
Libres ; ils possèdent 506 hectares sur les 938 qui forment la superficie totale du vignoble de
la commune, et hors des limites de la commune : 200 hectares. Les 706 hectares ainsi
possédés par les associés représentent une valeur de 6 ou 7 millions et leur récolte moyenne
est 65.000 hectolitres.
La Coopérative de Consommation, créée depuis deux ans à peine et adhérant à la Bourse des
Coopératives socialistes de France, comprend 315 familles sur les 430 que compte le village,
et le chiffre de ses opérations s’élève rapidement. La Caisse Rurale de Crédit a eu, en 1901,
un mouvement de caisse de 22.000 francs ; en 1902, de 35.000 ; en 1903, de 112.000 ; en
1904, de 133.000. Ainsi le germe de solidarité se développe ; ainsi s’ébauchent, jusque dans
ce monde paysan si morcelé des formes nouvelles et plus hautes de production et de vie.
Sans doute, cet effort ne peut être que limité. Livrée à ses seules ressources la Coopération
Rurale ne pourra guère aborder et absorber la grande propriété, et une large intervention de
l’État, du Crédit national, sera nécessaire pour permettre aux travailleurs groupés d’occuper
ces grands domaines.
C’est une des questions qui préoccupent le plus les travailleurs agricoles du Midi. C’est une
de celles sur lesquelles le Parti socialiste unifié devra porter son attention et son effort. Mais
c’est déjà un résultat admirable d’avoir créé un premier type de pensée et d’action si noble, si
fortement empreint de communisme. C’est un signe des progrès que pourra réaliser dans le
monde paysan le socialisme complet, socialisme d’organisation comme de combat.
C’est un précieux exemplaire des combinaisons variées par où le travail paysan, naturellement
plus parcellaire, plus fragmenté que le travail industriel, pourra se relier au vaste communisme
ouvrier. Ce sont ces grandes et fortes pensées qui mettent une fierté et une joie au regard des
bons vignerons maraussannais recevant leurs amis socialistes et parlant avec eux de l’avenir.
Jamais la journée du Premier Mai ne me fut plus douce, plus rayonnante d’espérance qu’en
cette commune paysanne de Maraussan."
Source : Extrait de L’Humanité du Dimanche - 7 Mai 1905 - N° 385
Le parti socialiste
"Parce que le parti socialiste est un parti de révolution, parce qu'il ne se borne pas à réformer
et à pallier les pires abus du régime actuel, mais veut réformer en son principe et en son fond
ce régime même, parce qu'il veut abolir le salariat, résorber et supprimer tout le capitalisme
(...), il est le parti le plus activement et le plus réellement réformateur précisément parce qu'il
n'est pas arrêté, dans sa revendication incessante, par le droit de la propriété bourgeoise et
capitaliste (...), il est le seul parti qui puisse donner (...) à toute tentative partielle
d'affranchissement et d'amélioration, la plénitude d'une force que rien n'arrête et que rien
n'effraie."
J. Jaurès, discours prononcé au congrès de la SFIO à Toulouse en 1908.