Pourquoi l`ornithorynx?
Transcription
Pourquoi l`ornithorynx?
Pourquoi l’ornithorynx? Photo empruntée au site «ornithorynque fan club» . www.ornitho.net Lorsque les enfants, toujours avides de connaître le pourquoi du comment concernant nos amies les bêtes, nous interrogent à leur propos, c’est toujours d’un détail particulier dont il est question. Pour la girafe, c’est le cou. Pour l’éléphant, c’est la trompe. Pour le zèbre, ce sont les rayures. Pour l’âne, ce sont les oreilles. L’exception, c’est l’ornithorynque, qui ne suscite en général qu’une seule question, qui résume toutes les autres, bien qu’inexacte orthographiquement parlant : pourquoi l’ornithorynx ? Chez lui, en effet, le détail saugrenu, c’est l’ensemble qu’il forme. Il n’existe pas un seul article consacré à cet animal qui ne le considère pas comme une bizarrerie de la nature. La seule variable des jugements le concernant réside dans l’emploi des épithète le définissant, les monothéistes le qualifiant le plus souvent «d'étrange» et les évolutionnistes d’«étonnant». En fait, la surprise que son aspect physique provoque vient de ce qu’il est un cas fort rare d’hétérogènéiformité binaire. On dirait en effet soit un canard qui aurait essayé d’être un castor, soit un castor qui aurait essayé d’être un canard, selon qu’on le considère à partir de la tête ou de la queue. Du canard, il a le bec et les palmes, du castor la queue et la fourrure. Lorsque le premier exemplaire d’ornithorynque naturalisé fut envoyé en Europe, au XIXème siècle, les savants qui l’examinèrent crurent au canular d’un taxidermiste asiatique. Sa première utilité fut donc de révéler les préjugés scientifiques occidentaux de l’époque, puisque chacun sait que ni les asiatiques ni les taxidermistes n’ont le sens de l’humour. Alors que l’animal en question visiblement le possède, même lorsqu’il est empaillé. Le nom qui lui est donné est à son image, bizarre, mais sans mystère. Il signifie «bec d’oiseau» en grec ancien . De fait, c’est un bec de canard, mais la présence de cet organe sur un mammifère est déjà en soi suffisamment surprenant pour que l’on ne cherche pas des poux dans la fourrure de celui qui le baptisa ainsi. Disons que ce qui est bizarre en l’occurrence, c’est qu’il ne l’ait pas appelé «canastor», par exemple, ce qui lui aurait mieux convenu et pourrait permettre de placer un scrabble. Mais le grec ancien était alors encore très en vogue dans les milieux naturalistes, et le scrabble pas encore inventé. L’orthographe particulière de son nom permet à l’ornithorynque, en tant que signifiant, de se mettre chaque année en valeur durant les éliminatoires de la «dictée» de Bernard Pivot, mais l’exclut de façon rédhibitoire des énoncés SMS, ce qui renforce sans aucun doute son petit coté archaïque. Cette réputation d’archaïsme tient sans doute aux succès de la théorie post darwinienne qui consistait à soutenir que la nature ou Dieu (rayez la mention opposée à vos convictions) aurait tenté beaucoup de choses avant de créer des organismes à peu près scientifiquement ou religieusement (rayez) présentables. L’ornithorynque serait donc un essai raté, avant de passer à des modèles plus convaincants. Je pense pour ma part qu’il s’agissait plutôt d’un oubli (de Dieu, de la nature, du matérialisme historique, du pré-capitalisme tribal, continuez à rayer), qui ferait de l’ornithorynque un phénomène plus a-historique que préhistorique. On a oublié beaucoup de choses en Australie pendant longtemps, y compris l’Australie elle-même. Elle en a longtemps profité pour favoriser l’expansion de certaines espèces témoignant d’un mépris souverain des lois majoritairement appliquées aux organismes vivants du reste de la planète. L’ornithorynque aurait simplement un peu plus dérivé génétiquement que les autres, parce qu’il vivait beaucoup dans l’eau stagnante, étangs et mares, y mangeant, s’y reproduisant, y faisant son nid. Il était donc peu au fait des évolutions environnantes, non seulement parce qu’il était très occupé, mais aussi parce que les mares et les étangs sont généralement situés en dehors des courants dominants. Pendant ce temps-là, par exemple, l’autruche apprenait à courir plus vite que l’australopithèque et le kangourou à sauter pour éviter ses flèches. La bizarrerie et l’originalité de l’ornithorynque s’étendent à son comportement. Il fait partie d’une sous-classe de quatre mammifères primitifs appelés les monotrèmes. Ses trois cousins, les échidnés, qui traînent comme lui dans les milieux aquatiques non salins de Tasmanie et d’Australie, ressemblent à de gros hérissons, et ne l’ont donc pas suivi sur les voies difficiles de la bimodélisation (ce qui fut sans doute pour eux un choix évolutionniste judicieux, du moins jusqu’à ce que l’homme invente les routes et les automobiles). La particularité des monotrèmes est d’être ovipares tout en allaitant leurs petits. Les femelles n’ont pas de mamelles et les petits se contentent de laper les secrétions lactées sur le corps de leur mère. Le phénomène laisse rêveur, d’une part parce qu’on les classe malgré tout parmi les mammifères, d’autre part parce que j’ai du mal à imaginer pour ma part une vie de bébé mammifère sans seins auxquels se raccrocher, même si ma mère les avait petits. Ceci dit, si les femelles de l’ornithorynque avaient eu des seins, peut-être auraient-ils des mains à la place des palmes. Lorsqu’il plonge pour s’en aller bouffer goulûment de l’écrevisse, l’ornithorynque recouvre ses oreilles et ses yeux d’un repli de peau afin de les protéger de l’eau,. Pour compenser son temporaire aveuglement, il repère ses proies grâce à son bec. C’est le seul mammifère usant de ce procédé, appelé électroperception, qu’il ne faut pas confondre avec l’écholocation (procédé utilisé couramment par la chauve-souris, mais aussi par le mec bourré qui rentre chez lui dans un état pitoyable, se cogne à tous les meubles, et repère son lit aux hurlements de sa femme) ou la localisation électrique de renseignements (obtenue par électrocution des suspects). Il nage uniquement avec ses membres de devant, la queue et les membres postérieurs lui servant à se diriger. Une féministe de mes amies me faisait remarquer que c’était le contraire de certains hommes, qui ne savent pas quoi faire de leurs dix doigts lorsqu’il s’agit de préparer le repas et à qui tout ce qui se passe en dessous de la ceinture peut faire perdre le bon sens à tout moment. On voit à cette remarque combien la moindre évocation de l’ornithorynque stimule aussitôt l’imagination et réveille le sens de l’humour. L’ornithorynque n’a que trois prédateurs : l’homme, comme tout le monde ; le renard, qui croque tout ce qu’il trouve, que ça ait des poils ou des plumes ; et le lapin, ce qui est encore une originalité. Un taxidermiste asiatique de mes amis, particulièrement sérieux, me disait récemment que cette affirmation, pourtant largement répandue, n’était probablement qu‘un canular mis au point par certains scientifiques occidentaux du XXème siècle, encore mal remis de l’humiliation infligée à leur corporation lors du siècle précédent, afin de ridiculiser l’ornithorynque, ainsi replacé, sur la branche de l’évolution, à un rang à peu près similaire à celui de la carotte. Dernière particularité de l’ornithorynque : il a un dard vénéneux derrière ses pattes palmées, qui est mortel pour le renard et le lapin, mais pas pour l’homme. Encore une fois, force est de constater que cet animal a oublié l’essentiel en route, même si sa bizarrerie physiologique lui donne malgré tout une chance de survie supérieure aux fameux dodos de la Réunion, aujourd’hui disparus, dont l’absence de plumes et la grassouillette silhouette étaient un appel direct et indécent à l’invention immédiate du barbecue par les premiers colonisateurs de l’île. L’ornithorynque ne risque guère de connaître ce triste sort : on aime bien en général savoir ce que l’on a dans son assiette. Par contre, n’hésitez pas à l’inviter à dîner si vous avez préparé des écrevisses et si votre lave-vaisselle est en panne : il ne laisse pas la moindre miette de carapace, et question plonge, c’est un champion.