Les associations d`intervention sociale et médico

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Les associations d`intervention sociale et médico
cycle quel devenir pour le travail social ? / LNA#59
Les associations d’intervention sociale et médico-sociale
à la recherche de nouvelles légitimités
Par Henry NOGUÈS
Professeur émérite de l’Université de Nantes (LEMNA 1), membre
de la Fonda et du conseil de prospective de l’UNIOPSS 2
En conférence le 20 mars
Imaginer un âge d’or sans tensions, ni difficultés dans les rapports entre associations et pouvoirs publics dans l’histoire
de la France serait une erreur 3. Il faut pourtant reconnaître que la période suivant la Seconde Guerre mondiale a permis
un nouvel équilibre des rapports entre les forces en présence au sein de la société. Le programme du Conseil National
de la Résistance, la déclaration de Philadelphie 4 ouvraient des voies nouvelles pour le progrès économique et social. La
conjugaison des programmes des grands partis français (SFIO, RG, PCF, MRP) conduit alors à mêler avec une économie
de marché la sécurité sociale et la planification en s’appuyant sur un partenariat avec les partenaires sociaux.
L
es1pouvoirs 2publics3renoncent4 à une hégémonie sans
partage de la sphère publique avec le paritarisme pour
la protection sociale, l’organisation du dialogue social dans
le monde du travail et la collaboration avec les associations
en matière de solidarité. De leur côté, les « œuvres » se
rassemblent (création de l’UNIOPSS) et se dégagent d’une
attitude défensive à l’égard de l’état républicain pour envisager un partenariat critique. Ce faisant, les œuvres d’inspiration plutôt confessionnelle adoptent un positionnement
qui se rapproche un peu de celui des mouvements proches
de la Ligue de l’enseignement, historiquement fortement
articulés aux services publics 5.
Cette relative pacification des rapports donne aux associations
de solidarité une légitimité se manifestant par leur collaboration à la construction des politiques publiques. Pendant
plusieurs décennies, elles ont pu apporter des preuves de
leur capacité de diagnostic, de détection des besoins et des
détresses, de veille et d’alerte de l’opinion et des pouvoirs
publics. Elles sont alors associées à l’élaboration des projets et
des dispositifs, contribuant par leur expertise à la production de lois et de textes réglementaires nouveaux. Enfin,
dans la mise en œuvre des politiques sociales, leurs réactions, quand elles sont entendues, permettent d’éviter une
complexité inutile tout en limitant les éventuels effets
pervers 6 .
Cette légitimité leur a donné, de fait, un rôle officieux de
collaborateur de la construction de l’intérêt général que la
Laboratoire d’Économie et de Management-Nantes-Atlantique.
1
2
Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et
sociaux.
Gibaud B., Révolution et droit d ’association : au conf lit de deux libertés,
éd. Mutualité française, coll. Racines mutualiste, 1989, 165 p.
charte du 27 mars 2002 a reconnu, mais sans le moindre effet.
Favorisée par la croissance économique, cette reconnaissance
a permis une expansion considérable du champ des solidarités et de la place des associations qui s’y investissent. Ainsi,
aujourd’hui, celles-ci rassemblent à elles seules près de
600 000 emplois 7 et bénéficient toujours d’une image très
favorable dans l’opinion publique 8.
Pourquoi la situation a-t-elle changé ?
Le changement résulte d’abord d’une évolution idéologicopolitique. Aux États-Unis, les « néo-cons », dont l’expression
actuelle est le « Tea Party », se sont rassemblés sous la
bannière du « conservatisme de mouvement ». Idée géniale
pour Paul Krugman, prix Nobel d’économie, pour rénover
un conservatisme visant à remettre en cause les avancées
sociales de Roosevelt avec « l’abrogation de l’État providence
et un véritable New-Deal à l’envers » 9. L’Europe a connu
aussi, depuis le tatchérisme, une évolution analogue dont
l’expression en France est la « droite populaire ». Selon
le souhait de Denis Kessler, il s’agit aussi « de défaire
méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » 10. Ainsi, par-delà l’Atlantique, les objectifs des
partis conservateurs se rejoignent, trouvant parfois au sein
de l’Union Européenne une chambre d’écho.
Le changement apparaît aussi sous la forme de tendances
ou de pratiques nouvelles. Le contexte durable d’une économie de croissance lente et la montée des dettes publiques
resserrent progressivement les financements sociaux, se répercutant sur les budgets des associations de solidarité au
moment même où vieillissement de la population et chômage
3
Supiot A., L’esprit de Philadelphie : la justice sociale face au marché total,
éd. du Seuil, Paris, 2010, 178 p.
4
Bastide J., Les associations en France : du souffle pour une société en panne !,
Juris Associations, hors série, éd. Dalloz, Paris, 2011, 175 p.
5
Bloch-Lainé J-M., 2011, note du 7 juin 2011 sur le rôle des associations de solidarité dans la construction des politiques sociales, quelques réflexions, à paraître, 8 p.
6
Tchernonog V., Le paysage associatif français - Mesures et évolutions, Juris Associations, éd. Dalloz, Paris, 2007, 203 p.
7
Prouteau L., « Opinions sur les associations et affinités politiques », Revue internationale de l’ économie sociale (RECMA) n° 211, 2011, pp. 81-98.
8
9
Le Monde, 26/08/2008.
Challenges, 4/10/2007.
10
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LNA#59 / cycle quel devenir pour le travail social ?
structurel accroissent le nombre de personnes vulnérables.
Le principe de subsidiarité, qui excluait l’action sociale du
domaine de compétence de l’Union Européenne, est désormais contourné par la banalisation marchande des activités
sociales qui les met sous la dépendance de la directive de
libération des services. Une homogénéisation des modes
de commandes publiques et une marchandisation générale
(appel d’offre, appel à projets) est ainsi orchestrée. L’apparition, sur les secteurs d’activité des associations de solidarité,
non seulement de nouveaux prestataires lucratifs mais également d’entrepreneurs sociaux non associatifs, qui exprime
probablement davantage une extension du champ du capitalisme que sa véritable conversion 11, vient transformer les
référentiels habituels. Enfin, des doutes sur les « spécificités
méritoires » des associations sont de plus en plus souvent
exprimés 12. Tous ces facteurs font qu’il ne va plus de soi,
aux yeux de nombreux acteurs publics, de réserver aux associations une place particulière de « co-élaborateur » des
politiques sociales (Bloch-Lainé, 2011).
Pourtant, les discours politiques ne changent guère, célébrant
toujours leur rôle « irremplaçable », mais les pratiques des
pouvoirs et des agences publics évoluent profondément.
Cette attitude en « clair obscur » évite pour l’instant des
oppositions frontales car les effets électoraux inquiètent,
mais la réalité oscille plutôt entre indifférence et ironie
quand ce n’est mépris pour une « économie Canada dry ».
Comment reconstruire de nouvelles légitimités ?
S’interroger sur l’avenir des associations dans la prochaine
décennie suppose un repérage des tendances lourdes à
l’œuvre. Un travail collectif, animé par la Fonda, a dégagé
quatre scenarii 13. Le premier se traduit par une généralisation
de la marchandisation. Le second s’inscrit dans une révision
des fonctions du politique, transférant une part croissante
de responsabilités aux individus et aux composantes de la
société. Le troisième consacre une société et une économie
plurielles en recherche d’équilibres encore incertains.
Enfin, le quatrième prend son origine dans le développement
Chiapello E., « L’entrepreneuriat social comme une modalité de réponse aux
critiques du capitalisme », communication au séminaire de l’ADDES sur l’entrepreneuriat social, Paris, 31 mai 2011.
11
12
Kaltenbach P-P., Associations lucratives sans but, éd. Denoël, 1996, 238 p.
Voir « Éclairages pour l’avenir des associations », La Tribune Fonda, n° 210-211,
août-octobre 2011 (50 + 50 p.).
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d’une société de la connaissance conduisant à des transformations plus radicales. À l’évidence, ces scenarii ne sont pas
exclusifs. Leur combinaison probable reflète la complexité
des sociétés contemporaines.
Dans tous les cas, les associations de solidarité devront
rechercher de nouvelles légitimités ou en réactiver d’anciennes. Source de fluidité mais aussi d’accroissement des
inégalités, la marchandisation les inviterait à redéployer
l’affectation de leurs ressources en exploitant leur flexibilité
économique et en inventant de nouvelles formes de prises
en charge pour accroître les capacités collectives de résistance
des personnes. Le retrait massif des pouvoirs publics
ouvrirait de larges espaces d’action collective où la nature
des logiques d’action dominantes et la hiérarchie des
valeurs exprimées deviennent des éléments clés de la cohésion sociale ou de son éclatement. Dans une société plurielle,
la capacité des associations à porter des intérêts collectifs
et à les insérer dans la dynamique sociale, par des alliances
stratégiques et des partenariats multiples, deviendrait particulièrement critique. Enfin, dans une société de la connaissance, le développement des compétences de « l’individu
relationnel » 14 devient un chantier majeur où les savoir-faire
des collectifs et des réseaux associatifs pourraient constituer
des facteurs d’efficience collective et des leviers opératoires
pour des progrès mieux partagés.
Les modalités de reconstruction de nouvelles légitimités
apparaissent donc multiples et la combinaison la meilleure
varie selon le contexte global et les particularismes des secteurs d’activité. Pour les associations de solidarité, le challenge est redoutable puisqu’il convient de consolider leur
performance comme organisation pour affirmer leur spécificité
comme institution.
Or, le jeu des contraintes réglementaires ou marchandes
et les aliénations idéologiques tendent aux associations un
double piège d’« isomorphisme institutionnel » 15. Le premier est lié à la proximité de leur activité avec le service
public. Quand le projet associatif se réduit aux formes
exigées par les programmes d’action publique, les frontières
entre public et privé tendent à s’estomper. Un tel recours
instrumental à l’association la transforme en simple opérateur, en commodité notamment, pour bénéficier d’une plus
14
Sue R., La société contre elle-même, éd. Fayard, Paris, 2005, 160 p.
DiMaggio P.J., Powell W.W., « The Iron Cage Revisited : Conformity and
Diversity in Organizational Fields », American Sociological Review, vol. 82, 1982,
pp. 147-60.
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grande flexibilité et d’un coût réduit du travail nécessaire
à l’action 16. Cette formule de « faux nez » de l’administration
pourrait connaître une recrudescence avec les procédures
de mandatement liées aux subventions publiques. La nouvelle formule magique du « partenariat public-privé » peut
conduire, si l’on n’y prend garde, à une dissolution des
responsabilités publiques. Cette confusion des genres atténue aussi les spécificités associatives et dispense donc de
les consulter « à raison de la particularité de leur essence »
(Bloch-Lainé, 2011).
Le deuxième isomorphisme concerne l’imitation par l’association des pratiques des entreprises lucratives. Il est clair
que les pratiques managériales des associations doivent être
rigoureuses, singulièrement au plan réglementaire et comptable. De même, une démarche qualité bien construite est
un facteur d’efficience dont il serait regrettable de se priver.
Enfin, la professionnalisation des associations est souvent
souhaitable. Cependant, la transformation des référentiels
au profit des seules logiques gestionnaires (T2A) peut
dévier profondément l’action associative (éviction de la
gratuité, abandon des zones pauvres, sélection des consommateurs). Plusieurs économistes ont souligné que « l’économie
comme discipline (« economics ») formate l ’ économie
comme objet (« economy ») » 17. Ce caractère autoréalisateur
des conceptions économiques oblige à leur mise sous tutelle
d’un cadre axiologique, ce que le marché concurrentiel ne
peut pas faire spontanément. Les cultures professionnelles
ont été, dans l’histoire, l’une des principales formes de résistance à la banalisation marchande 18. Imaginer un nouveau
corporatisme « socialement utile » est une voie de progrès
imaginable.
sant si la performance économique est médiocre et si les
preuves d’utilité sociale ne sont pas apportées (« accountability »). Sur le plan social, l’insertion de chaque association
dans la société doit nourrir sa capacité à y trouver les
ressources (salariés, bénévolat, dons, partenariat, idées)
dont elle a besoin pour son projet. Cela suppose non seulement la clarification du projet et sa communication, mais
aussi davantage de transparence et l’invention de pratiques
démocratiques associant toutes les parties prenantes,
notamment les consommateurs-bénéficiaires. Un réexamen
du modèle associatif lui-même peut s’avérer nécessaire, allant
vers des regroupements ou des mutualisations, mais aussi
vers de nouvelles formes de participation des professionnels
ou des formes juridiques différentes (coopératives, entreprises
sociales). Bien sûr, ces évolutions peuvent accroître une
hétérogénéité associative déjà importante, créant alors une
réelle difficulté au plan politique. En effet, la stratégie associative du « cavalier seul » dans le monde de la compétition
peut être renforcée par le comportement diviseur des pouvoirs
publics et favoriser des tentations séparatistes affaiblissant unions, fédérations ou syndicats. Or, la capacité à se
rassembler autour de valeurs et l’aptitude à développer de
larges alliances deviennent des variables capitales pour que
l’espace politique rende possible l’expression d’institutions
originales comme pourraient l’être les associations de
solidarité.
Pour esquisser les stratégies associatives envisageables en se
limitant à l’essentiel, il faut distinguer trois fronts. Sur le
plan économique, avancer des arguments en termes d’utilité
sociale est à la fois nécessaire pour résister à la projection
marchande unidimensionnelle, mais totalement insuffi-
Hély M., Les métamorphoses du monde associatif, éd. Presses Universitaires de
France, Coll. Lien social, Paris, 2009, 320 p.
16
Batifoulier P., Domin J.-P. et Gadreau M., « Mutation du patient et construction
d’un marché de la santé. L’expérience française », Revue Française de Socioéconomie, n° 2008-1, p. 27-46.
17
Bessis F., Favereau O., « Le marché contre les professions », in Batifoulier P.,
Buttard A., Domin J-P., Santé et politiques sociales : entre efficacité et justice autour des travaux de Maryse Gadreau, éd. Eska, 2011, 82-92.
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