Le roi est mort, vive le roi
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Le roi est mort, vive le roi
143 conjoncture Jean-Nicolas Bach «Le roi est mort, vive le roi»: Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus Le Premier ministre éthiopien Meles Zenawi est décédé en août 2012, privant le FDRPE – à la tête de l’État depuis 1991 – de son leader historique. Fruit d’un compromis, la nomination du protégé de Meles Zenawi, Hailémariam Dessalegn, marque la poursuite de son œuvre. La continuité du régime ne saurait néanmoins cacher des tensions plus profondes : celles liées à la survie de toute une classe politique à la tête d’un pays dont la stabilité à moyen terme dépend désormais de la réalisation des promesses faites par l’ancien Premier ministre avant sa mort. à la tête du Front populaire de libé ration du Tigraï (FPLT) 1 depuis le milieu des années 1980, Meles Zenawi s’était peu à peu imposé comme leader du Front démocratique révolutionnaire populaire éthiopien (FDRPE) 2, une coalition fondée à la fin de cette même décennie sous l’impulsion du FPLT avec pour ambition de renverser le régime de Mengistu Hailé Mariam (19741991) 3. Depuis la chute de ce dernier en 1991, Meles Zenawi cumulait la présidence du FDRPE avec les plus hautes fonctions de l’État, d’abord comme 1. Voir A. Behre, A Political History of the Tigray People’s Liberation Front (1975-1991), Los Angeles, Tsehai, 2009. 2. Aujourd’hui composée de quatre partis – le FPLT, le Mouvement national démocratique amhara (MNDA), l’Organisation populaire démocratique oromo (OPDO) et le Front démocratique populaire éthiopien du Sud (FDPES) –, cette coalition continue de représenter le cœur du pouvoir politique. 3. Le régime militaire, plus connu sous son nom en amharique därg (« comité »), dura de 1974 à 1991. président du Gouvernement éthiopien de transition (19911995), puis comme Premier ministre de la République fédérale démocratique d’Éthiopie à partir de 1995, jusqu’à sa disparition le 21 août 2012. Mais c’est surtout à l’issue de la crise interne au FPLTFDRPE en 2001 que Meles Zenawi ancra sa domination au sein de l’État éthiopien. La guerre contre l’Érythrée (19982000) avait attisé les tensions internes au FPLTFDRPE, si bien que Meles fut mis en minorité au sein même du comité central du FPLT 4. 4. Les tensions s’étaient cristallisées autour des accords de paix. Mis en minorité au sein du comité central du FPLT (13 voix contre 17), Meles parvint finalement à reprendre l’ascendant en réactivant un discours révolutionnaire redoutable hérité de la lutte contre le därg puis en purgeant le FPLTFDRPE des éléments dissidents. Voir P. Milkias, « Ethiopia, the TPLF, and the Roots of the 2001 Political Tremor », Northeast African Studies, vol. 10, n° 2, 2003, 144 conjoncture Pour s’imposer, il se trouvait contraint de renégocier ses rapports avec les autres partis du FDRPE, cherchant notam ment un soutien auprès du Mouvement national démocratique amhara (MNDA) d’Addissu Legesse, vicePremier ministre jusqu’en 2010. La crise de 2001 a ainsi eu pour conséquence d’ancrer davantage le FPLTFDRPE à Addis Abeba, autour de la personne de Meles Zenawi, et non plus au Tigraï comme c’était le cas jusque là. Les élections de 2005 et de 2010 ont confirmé ce glissement du pouvoir vers la capitale. Après une victoire contestée en 2005 5, la perspective des élections de 2010 nécessitait la (re)construction d’un parti puissant. à cette fin, le nombre d’adhérents au FDRPE serait passé en quelques années de quelques centaines de milliers à plus de cinq millions 6. à l’issue des élections de 2010, le FDRPE raflait la presque totalité des 547 sièges de la Chambre basse, permettant au Premier ministre de se consacrer à la réalisation de son projet politico économique enclenché au lendemain de p. 1366 ; M. Tadesse et J. Young, « TPLF : Reform or Decline ? », Review of African Political Economy, vol. 30, n° 97, 2003, p. 389403. 5. Les élections générales de 2005 ont représenté une progression notable d’une partie de l’opposition (notamment la Coalition for Unity and Democracy). Les résultats contestés par celleci ont conduit à des violences les mois suivant l’élection, faisant plus d’une centaine de morts. Voir J. Abbink, « Discomfiture of Democracy ? The 2005 Election Crisis in Ethiopia and its Aftermath », African Affairs, vol. 105, n° 419, 2006, p. 173199. 6. Voir K. Tronvoll, « The Ethiopian 2010 Federal and Regional Elections : Reestablishing the One party State », African Affairs, vol. 110, n° 438, jan vier 2011, p. 121136. la crise de 2001 – et qui n’a cessé de s’accélérer depuis lors : celui du « demo cratic developmentalism », conduit par un régime se refermant sur luimême 7. Le FDRPE et ses partis affiliés mono polisent ainsi depuis 2010 la presque totalité des sièges à la Chambre des Représentants du Peuple, alors qu’ONG, journalistes et opposants demeurent sous pression constante du gouverne ment. Ce serait un euphémisme de qualifier de mitigé le bilan d’un règne de plus de deux décennies sans partage et sans alternance, qui ne s’est achevé qu’avec la mort de Meles Zenawi 8. Et de fait, depuis 1991, le jargon de la démocratisation s’est progressivement estompé pour laisser apparaître la version éthiopienne de l’État développemental (developmental state) inspiré des modèles asiatiques et théorisé à l’issue de la crise politique interne au FDRPE en 2001 9. Ce projet a 7. Voir « Democratic Developmentalism : An alter native to Neoliberal Deadend », The Ethiopian Herald, 15 février 2008, p. 5. 8. J. Mosley, « Meles’ Death : National and Regional Implications », Chatham House, 21 août 2012, <www. chathamhouse.org/print/185419>. Voir également l’article publié avant la mort de Meles Zenawi par René Lefort, «Ethiopia After Meles», Opendemocracy, 8 août 2012, <www.opendemocracy.net/ren% C3%A9lefort/ethiopiaaftermeles>. Voir également M. Handino, J. Lind et B. Mesfin, « After Meles : Implications for Ethiopia’s Development », Institute of Development Studies, n° 1, octobre 2012. 9. Le developmental state éthiopien est initié après la crise de 2001 et impulsé par Meles Zenawi et son entourage proche. Inspiré des modèles asiatiques (Corée du Sud, Taïwan), il se fonde sur une écono mie dont les secteurs public et privé sont fortement contrôlés par l’État. Tout est mis au service du développement économique et, notamment, de l’in sertion jugée inexorable du pays dans l’économie Politique africaine n° 128 - décembre 2012 145 conduit en 2010 à l’adoption du nouveau plan quinquennal, le Growth and Transformation Plan (GTP) : d’ici 2015, la crois sance des dernières années de règne de Meles Zenawi estimée officiellement à plus de 11 % devrait être doublée 10. La recette ? Promouvoir un secteur indus triel luimême impulsé par l’agriculture dans le cadre d’une politique écono mique fondée sur des « méga projets » qui redessinent déjà le paysage du pays : infrastructures routières, ponts, voies de chemin de fer, barrages hydroélectriques sur les principaux cours d’eau du pays, exportation d’électricité dans les pays voisins, projets d’irrigations, etc. Mais l’État développemental éthio pien n’admet ni dialogue ni compromis, Meles Zenawi ne faisant confiance qu’à son entourage proche, voire qu’à luimême, pour orchestrer l’entrée de l’Éthiopie dans le concert des pays à revenus intermédiaires annoncé à l’horizon 2025. Le règne autocratique de Meles Zenawi fut jusqu’ici le prix du développement annoncé. Dans ce tableau tracé à grands traits, la disparition de ce dernier représente un tournant historique pour au moins de marché internationale. Les ouvertures démocra tiques sont ici sacrifiées à l’efficacité économique. Sur le renversement de la relation économie démocratie depuis 1991, voir J.N. Bach, « Abyotawi democracy : Neither Revolutionary nor Demo cratic, a Critical Review of EPRDF’s Conception of Revolutionary Democracy in Post1991 Ethiopia », Journal of Eastern African Studies, vol. 5, n° 4, 2011, p. 641663. 10. Le Growth and Transformation Plan est disponible sur le site du ministère éthiopien des Finances et du Développement économique. Voir <www.mofed. gov.et/English/Pages/Government.aspx>. deux raisons essentielles : primo, le remplacement de Meles Zenawi par Hailémariam Dessalegn en septembre 2012 11, soit un mois après sa mort, repré sente le premier changement pacifique du chef de l’État depuis le couronnement d’Hailé Sélassié comme roi des rois (Negussa Nägäst) en 1930. Une trans mission du pouvoir qui, pour la première fois également, ne s’accompagne pas d’un changement brutal de régime. Secundo, l’État n’est plus incarné par un homme fort, voire providentiel, ce qui représente un défi de taille pour le nou veau Premier ministre Hailémariam Dessalegn. Ces deux tournants ren seignent sur le travail accompli par le FDRPE depuis 1991. Cette continuité étatique audelà des hommes qui l’in carnent donne à la célèbre formule « Le roi est mort, vive le roi » un écho par ticulier, même si les honneurs sont moins rendus au successeur désigné qu’à l’an cien Premier ministre dont les représen tations iconographiques le rendent omniprésent dans l’espace public, voire privé. Une «présence» qui explique peut être en partie la stabilité actuelle du régime. Car trois mois après sa mort, on ne peut que constater l’absence de crise ouverte au sommet de l’État éthiopien 12. Cette continuité s’explique avant tout par l’héritage laissé par Meles Zenawi, 11. à la mort de Meles Zenawi, celui qu’on sur nomme déjà HMD a assuré les fonctions de Premier ministre par intérim puis de Premier ministre après son élection à la Chambre des Représentants du Peuple, conformément à la Constitution de 1995. Il occupe officiellement les fonctions de Premier ministre depuis le 21 septembre 2012. 12. Cet article a été rédigé en décembre 2012. 146 conjoncture via notamment les grands projets poli tiques et économiques inaugurés sous son règne et que personne ne semble prêt à remettre en question de façon radicale. Les développements politico économiques internes sont par ailleurs intrinsèquement liés aux engagements régionaux de l’Éthiopie. Cette imbrication permet de penser que tout pourrait continuer à être mis en œuvre afin de maintenir la stabilité du pays et de la région, ce que nous verrons en première partie. Le FDRPE semble encore en avoir les moyens, mais pour combien de temps? Un enjeu central de cette succession étant la prochaine échéance électorale de 2015, cette note de conjoncture revient, dans un second temps, sur la perspective de ces prochaines élections : si la prépa ration de ces dernières peut expliquer en partie la stabilité politique actuelle, l’in certitude qui entoure la réalisation des promesses faites pour l’horizon 2015 représente corrélativement l’un des prin cipaux vecteurs d’instabilité du régime. Car c’est bien ici que réside le paradoxe de cette succession : les éléments expli catifs de la permanence institutionnelle sont aussi ceux qui, bien souvent, sont porteurs d’un fort potentiel déstabi lisateur. L’Éthiopie n’explose pas : la permanence institutionnelle Certains experts ont souligné depuis août dernier les risques d’explosion de l’Éthiopie 13. Une crainte découlant de 13. Voir notamment International Crisis Group, l’idée selon laquelle la « transition » en cours pourrait entraîner le pays dans le chaos et, dans le même élan, embraser la Corne de l’Afrique toute entière en raison de l’implication d’Addis Abeba dans les pays voisins à travers ses engagements diplomatiques, militaires et économiques. L’État éthiopien semble pourtant disposer de la solidité nécessaire à l’amortissement d’un tel changement de situation, une solidité qu’expliquent en partie deux décennies de gouverne ment du FDRPE. Suivre la ligne tracée par Meles Les élites tigréennes ont travaillé depuis 1991 à la consolidation de l’État éthiopien, de sorte qu’il y a peu de raison de croire pour l’instant à sa déliques cence suite à la mort de Meles. Ceci s’explique tout d’abord par la vision développée par le FPLT durant la lutte armée de l’État éthiopien. Malgré une brève revendication d’accès à l’Indé pendance du Tigraï par le FPLT avec la publication du Manifeste du mouvement en 1976, le mouvement rebelle a rapi dement ambitionné de contrôler l’État plutôt que de s’en émanciper 14. Il s’agis sait ainsi de lutter contre le régime du « Ethiopia After Meles », Policy Briefing, Africa Briefing n° 89, 22 août 2012. Ou encore le dossier de La Lettre de l’Océan Indien ayant pour titre explicite : « L’aprèsMeles Zenawi, une bombe à retardement », <www.africaintelligence.fr/LOI/dossier/meles_ zenawi_ethiopie_succession>, consulté le 10 sep tembre 2012. 14. Voir A. Behre, A Political History of the Tigray People’s Liberation Front…, op. cit. Politique africaine 147 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus därg tout en réaffirmant le Tigraï comme le cœur historique de l’État 15. à cette fin, les symboles historiques forts étaient largement mobilisés, telle que la stèle d’Axoum (en référence à l’empire axoumite qui connut son apogée il y a deux millé naires) que l’on retrouvait alors au centre du symbole du mouvement armé. Néan moins, il ne s’agissait pas pour le FPLT de mobiliser uniquement des symboles tigréens, mais plutôt de rappeler l’ambi tion panéthiopienne du mouvement, particulièrement après la formation du FDRPE à la fin des années 1980. Le fait de baptiser l’offensive décisive du FDRPE contre les armées du därg en 1989 « Opé ration Théodoros » – en référence au « héros national » considéré comme le bâtisseur de l’Éthiopie moderne dans l’historiographie dominante – est à ce titre révélateur des ambitions du FDRPE de contrôler l’État et non de le détruire ou d’en sortir 16. Ces ambitions s’expliquent elles mêmes par l’interprétation historique qu’avaient les élites du FPLT de la for mation de l’État éthiopien en termes d’« oppression nationale », contrastant avec la thèse de la « colonisation interne» défendue notamment par le Front popu laire de libération érythréen (FPLE) à la même époque, ce dernier luttant pour 15. M. Tadesse, The Eritrean-Ethiopian War : Retrospect and Prospects, Addis Abeba, Mega Printing Enter prise, 1999. 16. J.N. Bach, Centre, périphérie, conflits et formation de l’État depuis Ménélik II : les crises « de » et « dans » l’État éthiopien (xixe-xxie siècles), thèse de doctorat en science politique, Sciences Po Bordeaux, octo bre 2011. l’Indépendance de l’Érythrée 17. Ceci explique en partie pourquoi le démem brement de l’État annoncé au début des années 1990, suite à la mise en place de la structure fédérale multinationale, n’a pas eu lieu 18. L’ancrage du FPLTFDRPE à Addis Abeba depuis 2001, et la distance prise visàvis de sa base tigréenne sou lignée plus haut, n’ont fait qu’accentuer cette tendance 19. La survie des élites du FDRPE dépend donc désormais de la survie même de l’État éthiopien, si bien qu’elles devraient continuer d’œuvrer à la stabilité de ce dernier. Il paraît par ailleurs difficile de remettre aujourd’hui en question cet ancrage en 17. Ces thèses sont ancrées dans le mouvement étudiant éthiopien des années 19601970. Elles ont été élaborées en réaction à une troisième thèse, celle de la construction nationale, selon laquelle l’expan sion du royaume de Ménélik II au tournant du xxe siècle aurait été une « reconquête » des territoires perdus les siècles précédents, en vue de « recons truire » une « Grande Éthiopie ». Voir A. Gascon, La Grande Éthiopie, une utopie africaine, Paris, CNRS Éditions, 1995. Voir également M. Gudina, Ethiopia. Competing Ethnic Nationalism and the Quest for Democracy, 1960-2000, Addis Abeba, Chamber Printing House, 2003. 18. A. Rimbaud, « La négation de l’Éthiopie ? », Hérodote, n° 6566, 1992, p. 191206 ; A. Jembere, « The Making of Constitution in Ethiopia : The Cen tralization and Decentralization of the Adminis tration », in H. G. Marcus (dir.), New Trends in Ethiopian Studies : 12th International Conference of Ethiopian Studies, Michigan State University 5-10 septembre 1994, vol. 2, Lawrenceville (NJ), Red Sea Press, 1995, p. 6678. 19. Sur les relations entre le FPLT/FDRPE et l’État éthiopien, voir S. Vaughan, « Revolutionary Demo cratic StateBuilding : Party, State and People in the EPRDF’s Ethiopia », Journal of Eastern African Studies, vol. 5, n° 4, 2011, p. 619640. Voir également M. Tadesse, « Meles Zenawi and the Ethiopian State », The Current Analyst, 14 octobre 2012, <www.currentanalyst.com/>. 148 conjoncture raison de la structure de contrôle étroite mise en place par le FPLTFDRPE. La Constitution de 1995 et le fédéralisme multinational fondé sur le « Droit des Nations, Nationalités et Peuples » d’Éthiopie à l’autodétermination (art. 39) représentait la mise en pratique institu tionnelle de la thèse de l’« oppression nationale » héritée de la lutte. Découpée en neuf régionÉtats et deux villes à statut spécial (Addis Abeba et Diré Daoua), l’Éthiopie fédérale rompait ainsi avec les politiques de centralisation des régimes précédents. Mais la pratique du pouvoir est demeurée très centralisée 20. Le FDRPE contrôle l’administration grâce à un système de partis affiliés, grâce à une administration parallèle et obéissant au FDRPE, ou encore grâce à la formation des élites administratives (notamment au sein de l’Ethiopian Civil Service Col lege). La domination du FDRPE s’exerce ainsi via le contrôle de toutes les unités administratives jusqu’au plus bas niveau de l’échelle, à savoir les käbälé urbains (« associations de quartiers » en amha rique) et les associations de paysans à la campagne 21. Les administrations locales, régionales et nationales ont donc été 20. Voir L. Aalen, « Ethnic Federalism and Self Determination for Nationalities in a Semi Authoritarian State : The Case of Ethiopia », International Journal on Minority and Group Rights, vol. 13, 2006, p. 2432611 et S. Planel, « Du centra lisme à l’ethnofédéralisme. La décentralisation conservatrice de l’Éthiopie », Afrique contemporaine, n° 221, 2007, p. 87105. 21. Créés sous le därg dans le cadre de la nationa lisation des terres, les käbälé assurent des fonctions administratives (inscription sur les listes élec torales, réalisation de la carte d’identité, etc.), mais également de contrôle. conçues dès la mise en place du régime comme de véritables structures de contrôle du parti dominant – et d’opportunité pour ses membres. Cette organisation qui entendait neutraliser les tensions centrifuges a été si efficace que le chaos ne saurait aujourd’hui venir de ces der nières, souvent pointées du doigt pour souligner la fragilité du pays. Car la politique radicale et violente menée par Meles Zenawi à l’égard des groupes représentant des menaces potentielles a été d’une efficacité avérée, les fronts de libération Somali ou Oromo étant aujour d’hui considérablement affaiblis dans un pays dont l’armée reste l’une des plus efficaces et les mieux équipées du continent 22. Les doutes demeurent néanmoins quant à la stabilité de la nouvelle équipe dirigeante avec l’arrivée du nouveau Premier ministre, Hailémariam Dessalegn (HMD), qui dispose d’un crédit indénia blement plus faible que l’ancien Premier ministre. Preuve de ce défaut de légiti mité au sein de la classe politique au pouvoir : la faible participation des représentants de la Chambre basse au vote d’investiture du nouveau Premier ministre en septembre 2012 (375 présents sur les 545 élus FDRPE et affiliés). HMD n’estil pas après tout un « marginal » issu du Sud (région du Wälayta), un homme politique sans passé d’ancien 22. Il y a aujourd’hui très peu de travaux sur l’armée éthiopienne post1991. Voir P. Ferras, Les forces de défense nationale éthiopiennes : un instrument de puissance régionale au service du pouvoir civil fédéral, thèse de doctorat de géographie mention géopolitique, Université Paris8 VincennesSaintDenis, 2011. Politique africaine 149 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus guérillero et, de surcroît, de confession protestante ? Nombreux sont ainsi ceux qui le considèrent comme un simple pion du FDRPE, voire du FPLT. Cependant, le nouveau Premier ministre ne débute pas sur la scène politique éthiopienne. Après avoir pré sidé la région fédérée du Sud (Southern Nations, Nationalities and Peoples’ Regional State) entre 2001 et 2006, HMD a remplacé le fidèle bras droit et compa gnon de la lutte armée de Meles, Seyoum Mesfin, en prenant la tête du ministère des Affaires étrangères en 2010 23. Et jus qu’à son élection à la présidence du FDRPE et comme chef du gouvernement en septembre dernier, il cumulait cette fonction centrale avec celle de vice Premier ministre. HMD a ainsi profité du renouvellement des élites voulu par Meles Zenawi après les élections de 2010. Une ascension qui n’est guère étonnante si l’on se souvient du déroulement de la campagne. Lors des débats télévisés, HMD était sur le devant de la scène pour défendre non seulement le bilan du 23. Après la victoire écrasante du FDRPE aux élec tions générales de 2010, d’anciens cadres du Front ont cédé leur fonction à des cadres plus jeunes. Cette évolution s’est notamment ressentie au sein du Parlement où des membres éminents de la coa lition tels que Bereket Simon ou Addissu Legesse, tous deux du MNDA, n’ont pas renouvelé leur candidature. Notons tout de même que ce renou vellement des élites politiques demeure relatif : ces « anciens » ont depuis conservé des postes clés : Addissu Legesse préside le conseil d’administration de la compagnie Ethiopian Airlines (remplaçant Seyoum Mesfin), alors que Bereket Simon a conservé sa place à la tête du Government Communication Affairs Office. Seyoum Mesfin occupe quant à lui le poste d’ambassadeur d’Éthiopie en Chine depuis 2010. FDRPE depuis 1991, mais de façon plus notable son idéologie « démocratique révolutionnaire » 24. HMD a réitéré à plu sieurs reprises son admiration envers le fédéralisme multinational et l’Abyotawi dimokrassi («démocratie révolutionnaire»). Le fait qu’HMD ait présidé l’un des organes de propagande les plus actifs affilié au gouvernement (Walta Information and Public Relations Center) est révélateur de sa position au cœur du régime. Ainsi, les formes d’exercice du pouvoir et son idéologie ne devraient pas être remises en cause par le nouveau dirigeant. Cette continuité se retrouve plus concrètement dans la mise en application des réformes lancées par l’ancien Premier ministre ces dernières années. Les décla rations d’HMD quant à la poursuite des plans économiques initiés par Meles Zenawi se sont en effet multipliées ces derniers mois. Afin d’atteindre les ambi tieux objectifs fixés par le plan quin quennal du GTP, les autorités éthiopiennes poursuivent la politique de contrôle des travailleurs enclenchée sous Meles. Les paysans sont ainsi soumis depuis quelques mois à l’organisation amist lä and (« cinq pour un ») consistant à organiser les tra vailleurs des zones rurales par groupes de cinq, parmi lesquels l’un rend des comptes sur l’assiduité et la qualité du travail des autres. Ce « délégué » réfère à un groupe de vingt, lequel rend compte au käbälé, puis aux échelons administratifs supérieurs (wäräda, zone, région, État fédéral). Cette logique organisationnelle 24. « “SixParty Debate”, Democracy, Elections, and Multiparty System in Ethiopia », Ethiopia Television, Round One, 12 février 2010. 150 conjoncture devrait par la suite s’élargir aux zones urbaines 25. Loin de représenter une rupture, l’après Meles Zenawi doit donc être perçu, pour l’instant du moins, comme l’application d’une profonde et ambitieuse reconfiguration économique, administrative et politique à l’échelle du pays définie sous le règne de Meles Zenawi et dont les implications dépassent largement les frontières de l’État. Un engagement régional ambitieux mais risqué La politique régionale du projet politicoéconomique éthiopien connaît pour l’instant la même continuité. D’abord parce qu’elle dérive des objectifs internes déjà évoqués. En prenant contact avec les délégations étrangères au len demain de son investiture, HMD se voulait ainsi rassurant quant à cette continuité. Surtout, le principe selon lequel la coopération et l’interdépendance économiques à l’échelle régionale assureraient la paix et la stabilité du pays demeure à la base de cette stratégie. L’engagement militaire n’est en ce sens qu’un outil au service d’un projet économique impliquant un engagement régional fort, comme le préconisait 25. La capitale, Addis Abeba, a quant à elle déjà connu une réorganisation de son administration enclenchée sous Meles Zenawi. Avant la mort de Meles, les 209 käbälé de la capitale ont été redéfinis en 116 wäräda. L’objectif affiché de ces réajustements en cours de l’organisation administrative est lié à l’efficience recherchée en matière économique. Il s’agit de gérer au mieux le développement des micro et petites entreprises ayant vocation à s’agrandir par la suite. clairement l’ancien chef d’étatmajor (19912001), le général Tsadkan Gäbrä Tensaé, lors d’une conférence donnée à Addis Abeba en 2009 26. L’armée éthio pienne agit clairement en ce sens : engagées en Somalie sans mandat international 27, dans l’Abyei au Soudan/ Soudan du Sud sous mandat onusien 28, au Darfour sous mandat hybride (Mis sion des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour) ou encore sur la frontière érythréenne, les troupes éthio piennes ont pour mission de lutter contre toute éventuelle escalade d’un conflit qui embraserait la région. Cette stabilité doit notamment per mettre la mise en valeur des eaux des principaux fleuves du pays par la construction de grands barrages hydro électriques 29. Le projet le plus titanesque, 26. T. G. Tensaé, « National Defense and Economic Development in Ethiopia », Economic Focus, Bulletin of the Ethiopian Economic Association (EEA), vol. 11, n° 2, janvier 2009, p. 1940. 27. Hailémariam Dessalegn a récemment confirmé le maintien des troupes éthiopiennes en Somalie pour une durée indéterminée. Voir S. Bekele, « Ethiopian Forces Will Stay in Somalia », Capital, 4 décembre 2012, <www.capitalethiopia.com/index. php?option=com_content&view=article&id=2059 :ethiopianforceswillstayinsomalia&catid=35: capital&Itemid=27>. 28. Suite aux accords de démilitarisation de la région disputée de l’Abyei signé par Khartoum et Jubba le 10 juin 2011 à Addis Abeba, l’Éthiopie a déployé une force de plus de quatre mille hommes mandatée par l’ONU (Résolution 1990 du Conseil de Sécurité) dans la zone. La force est exclusivement composée de soldats éthiopiens. 29. Considérés comme de véritables poumons éco nomiques en devenir, ces barrages ont jusqu’à présent été construits sur des fleuves dont la dimi nution du débit n’avait de répercussions majeures que sur l’écosystème proche, dans les périphéries éthiopiennes : Gilgel Gibe I, sur la rivière Omo, Politique africaine 151 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus qui attire l’attention des observateurs depuis plus d’un an, est le Grand Renaissance Dam sur les eaux du Nil bleu, à une quarantaine de kilomètres de la frontière soudanaise. En 2011, le FDRPE et l’agence éthiopienne de l’électricité (l’Ethiopia’s Electric Power CorporationEEPCO) y ont débuté la construction de cet impression nant barrage dont le coût est estimé à plus de cinq milliards de dollars. Soutenu par la Banque mondiale à hauteur de seulement quarante et un millions de dollars, le gouvernement éthiopien a décidé de lancer une immense campagne d’émission d’obligations (EEPCO Millennium Bonds 30) visant à assurer la construction « autonome » du barrage. Djibouti a récemment investi dans ces obligations à hauteur d’un million de dollars, devenant ainsi le premier soutien financier au projet. Sur les 5 250 Méga watts devant être produits par le Grand Renaissance Dam, cent seraient exportés mensuellement vers le Soudan voisin qui deviendrait ainsi le deuxième bénéficiaire de la production électrique éthiopienne, derrière Djibouti qui se fournit déjà en électricité éthiopienne à hauteur de 35 Mégawatts par mois 31. Il semble que achevé en 2004, a une capacité annuelle de 184 Mégawatts (MG); Gilgel Gibe II, sur la même rivière, a été achevé en 2009 et génère 420 MG ; la même année un autre barrage est inauguré sur le fleuve Tekeze au Nord, pour une capacité de 310 MG ; le barrage Gilgel Gibe III, encore en construction sur la rivière Omo, devrait fournir 1 870 MG d’ici 2013. 30. Voir notamment le site de Grand Millennium Dam, http://grandmillenniumdam.net/category/ buythedambond/. 31. Voir « Sudan, Egypt and Ethiopia to Meet for Talks over Blue Nile Dam », Sudan Tribune, 26 février 10 % du projet auraient déjà été réalisés fin mai 2012 32. L’ancrage régional de ces projets éco nomiques initiés par Meles Zenawi rend impossible tout retour en arrière, d’autant que l’ancien Premier ministre avait fait de la construction du Grand Renaissance Dam une véritable question nationale en finançant le projet sur des fonds exclusi vement éthiopiens. Les fonctionnaires éthiopiens sont ainsi appelés à faire preuve de leur soutien à la patrie en consacrant, chaque année, l’équivalent d’un mois de leur salaire à la réalisation du barrage (en sus des impôts déjà existants). De même, les projets d’infrastructures routières et ferroviaires ou encore les projets d’oléoducs entre Jubba, Addis Abeba et Djibouti ou entre Jubba, Addis Abeba et Lamu dans le nord du Kenya confirment l’ancrage régional des ambi tions nationales éthiopiennes 33. Il s’agit 2012, <www.sudantribune.com/SudanEgyptand Ethiopiatomeet,41733>. Les exportations vers le Soudan auraient débuté en décembre 2012, voir « Ethiopia Begins Electricity Export to Neighboring Sudan », Walta Information Center, 17 décembre 2012, <www.waltainfo.com/index.php?option=com_con tent&view=article&id=6687:ethiopiabeginselectri cityexporttoneighboringsudan&catid=52: natio nalnews&Itemid=291>. 32. Voir <http://edition.cnn.com/2012/05/31/busi ness/ethiopiagrandrenaissancedam/index.html>. 33. L’initiative Lamu port to South Sudan and Ethiopia (Lapsset), d’un montant de 23 milliards de dollars, vise à connecter Jubba au port de Lamu sur la côte kényane, en passant par le Sud de l’Éthiopie (par la ville kényane frontalière de Moyale). Inau guré en mars 2012, le projet prévoit le dévelop pement du port de Lamu, l’installation d’une raffi nerie pétrolière, un pipeline reliant le Soudan du Sud à Lamu ainsi qu’un réseau routier (1 700 km) et ferroviaire (1 600 km) connectant les trois pays. 152 conjoncture donc pour le gouvernement éthiopien, en cette période de flou politique interne, de ne pas révéler ses faiblesses à l’ex térieur. Le gouvernement d’HDM reste ainsi très actif dans la médiation entre Khartoum et Jubba, et très ferme sur ses positions visàvis d’Asmara – on doit plutôt s’attendre à une démonstration de force en cas de montée des tensions sur la frontière érythréenne. Mais une telle stratégie n’est pas sans danger. Si l’Éthiopie s’avérait ne pas avoir les moyens de ses ambitions, la charge symbolique, voire nationaliste insufflée par les grandes réformes pour rait se retourner contre ses dirigeants d’autant plus violemment que ceuxci ne bénéficient plus du charisme de Meles Zenawi. L’engagement militaire important (et donc coûteux) dans une région qui demeure très instable serait difficilement soutenable en cas de crise économique grave. Par ailleurs, le déve loppement économique fortement enca dré par l’État pourrait limiter à terme les flux de capitaux depuis l’étranger et remettre ainsi les ambitions du FDRPE en question. C’est l’un des paradoxes essentiels de l’État développemental éthiopien : l’héritage de la démocratie révolutionnaire appelant à un enca drement strict du marché par le parti dominant risque de ne pas s’accommoder d’un projet économique fondé aussi explicitement sur le développement du secteur privé et sur l’insertion dans l’éco nomie de marché internationale 34. Le Kenya devrait profiter de 400 Mégawatts annuels d’électricité produite en Éthiopie. 34. Selon l’expression même des élites du FDRPE, Malgré ces risques intrinsèques aux projets de développement, aucune véritable alternative n’a encore pu émerger, ni au sein du FDRPE ni au sein des oppositions. Autrement dit, le défi pour Hailémariam Dessalegn semble se limiter à la réalisation des ambitions de l’ancien Premier ministre. C’est aussi cela, l’héritage de Meles. Une tâche d’autant plus lourde pour un Premier ministre qui devra également veiller à la préparation de la prochaine échéance électorale de 2015. L’horizon 2015 : une élection trop loin ? Il est encore trop tôt pour se prononcer sur les personnalités les plus influentes du régime. La succession ainsi que les reconfigurations du pouvoir demeurent opaques, comme il est de coutume dans ce pays cultivant le secret politique jusque dans l’hospitalisation de son chef d’État dans les mois précédant sa mort. On peut néanmoins voir dans la stabilité (apparente) du régime un compromis des élites au pouvoir dans la perspective des élections de 2015. Les proches de Meles Zenawi autour du nouveau Premier ministre La nomination d’un Premier ministre non tigréen a remis en cause les ambi tions d’une partie des élites tigréennes d’accéder à la fonction suprême de l’État. cette insertion dans l’économie de marché serait devenue « une question de vie ou de mort ». J.N. Bach, « Abyotawi Democracy… », op. cit. Politique africaine 153 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus En clôturant temporairement la lutte pour l’accès à ce poste clé, cette succession pourrait par ailleurs ouvrir un chapitre inédit de la vie politique et institution nelle de la République fédérale, à savoir le passage d’un pouvoir concentré entre les mains d’une personne (Meles) à une pratique collégiale du pouvoir. En approuvant le 29 novembre dernier la nomination de deux vicePremier ministres supplémentaires aux côtés de Demeke Mekonnen, après la nomi nation de ce dernier comme vicePremier ministre d’HMD en septembre 35, le Parlement a confirmé cette tendance. Parmi les promus, l’ancien ministre des Communications et des Technologies de l’Information, Debretsion Gebremichael, conserve ses fonctions de ministre des Communications qu’il cumule désormais avec celles de vicePremier ministre. Debretsion, numéro deux du FPLT et personnalité montante du Front tigréen 36 est par ailleurs chargé de coordonner le 35. Demeke Mekonnen (MNDA) a assumé les fonc tions de viceprésident du Front aux côtés d’HMD depuis le 15 septembre 2012, en plus de son titre de ministre de l’Éducation, avant d’être nommé vice Premier ministre d’Hailémariam Dessalegn le 21 septembre. Chacun des trois vicePremier ministres est en charge d’un « pôle » (pôle social ; bonne gouvernance ; économie et des finances). Voir T.A. Tekle, « Ethiopian Prime Minister Reshuffles postZenawi Cabinet », Sudan Tribune, 29 novem bre 2012, <www.sudantribune.com/spip.php?article 44685>, Y. Tadele, « Aboard the Driving Seat », Addis Fortune, 2 décembre 2012, <http://addisfortune.net/ articles/aboardthedrivingseat2/>, Kirubel Tadesse, « A Refreshed Cabinet ! », Capital, 4 décem bre 2012, <www.capitalethiopia.com/index.php? option=com_content&view=article&id=2061:are freshedcabinet&catid=35:capital&Itemid=27>. 36. Voir R. Lefort, « Ethiopia : Meles Rules From Beyond the Grave… », art. cit. secteur clé de l’économie et des finances. Le second promu, Muktar Kedir, était également un proche de Meles dont il fut conseiller et directeur de cabinet depuis 2010 jusqu’à son décès. Cette figure montante de l’Organisation Populaire Démocratique Oromo (OPDO) et membre du comité exécutif du FDRPE, a ainsi également été nommé le 29 novembre 2012 vicePremier ministre, fonction qu’il cumule avec le poste de ministre de la Fonction publique. En permettant à ces deux personnalités proches de Meles Zenawi de gouverner aux côtés de Demeke Mekonnen, le Parlement a enté riné une situation inédite dans laquelle l’exécutif gouvernemental représente désormais officiellement les quatre groupes de la coalition au pouvoir (FDPES, OPDO, MNDA et FPLT). Cette nouvelle organisation a officiellement pour objectif d’améliorer la mise en œuvre du GTP 37 mais il pourrait s’agir d’une nouvelle façon d’exercer le pouvoir de façon collective au sein du FDRPE 38, confirmant les annonces répétées d’HMD qui n’a cessé de plaider en faveur 37. Voir l’interview d’Hailémariam Dessalegn par l’Agence éthiopienne de Radio et de télévision, «Prime Minister Hailemariam on the Government’s Major Activities », 4 décembre 2012, <www.mfa.gov. et/news/more.php?newsid=1456>. 38.. Voir William Davidson, « Ethiopian Prime Minister Changes Cabinet to Give Ethnic Balance », Businessweek, 29 novembre 2012, <http://danielber hane.com/2012/12/07/ethiopianpmchangescabinet togiveethnicbalance/> et « Ethiopian Prime Minister Fires Govt’s Minister whose Wife Faces Terror Charges », The Washington Post, 29 novem bre 2012, <www.washingtonpost.com/world/ africa/ethiopianprimeministerfiresgovtminister whosewifefacesterrorcharges/2012/11/29/0eecf 78e3a1511e29258ac7c78d5c680_story.html>. 154 conjoncture d’une pratique collégiale du pouvoir depuis la mort de Meles. Mais la continuité du personnel poli tique proche de Meles et entourant désormais HMD est frappante. Un entourage composé à la fois d’anciens membres non tigréens tels que Bereket Simon 39 et Addissu Legesse (tout deux MNDA) et, de façon notable, de jeunes cadres de la coalition – auxquels appar tient Hailémariam Dessalegn – dont la progression politique durant la dernière décennie s’est confirmée au lendemain des élections de 2010. Surtout, la nomination d’HMD, un Premier ministre qui n’est pas issu du FPLT, ne signifie pas la marginalisation du groupe tigréen à la tête du régime. Il s’agit plutôt pour les élites tigréennes de garantir au mieux leurs intérêts dans cette nouvelle donne. En effet, parmi les personnalités qui demeurent influentes au sein du régime, on trouve notamment Azeb Mesfin. Veuve de Meles Zenawi, elle a connu une ascension politique et économique fulgurante ces dernières années, en prenant notamment la tête de l’Endowment Fund for Rehabilitation of Tigray (Effort) 40. Parmi les proches de 39. On constate ici un maintien notable de Bereket Simon, personnalité proche de Meles Zenawi et à la tête de l’Information, au sein du ministère rebaptisé Office for Government Communication Affairs depuis quelques années. On peut imaginer que certaines publications critiques à l’égard d’HMD dans la presse éthiopienne des dernières semaines ont été « autorisées » officieusement par ce ministre qui conserve la main sur une grande partie de la presse du pays. 40. La logique d’imbrication des capitaux économi ques et politiques chez les élites n’est pas nouvelle. Depuis l’arrivée au pouvoir du FPLTFDRPE au Meles ayant conservé leur poste straté gique, notons également le maintien du chef d’étatmajor Samora Yénus, ou encore de Getachew Assefa et Workineh Gebeyehu, respectivement à la tête des services de renseignement/sécurité et de la police fédérale 41. à leurs côtés, on trouve depuis le remaniement du 29 novembre l’ancien ministre de la Santé et proche de Meles Zenawi, Tewodros Adhanom, à la tête du ministère des Affaires étrangères 42. Ce poste clé est ainsi confié à un éminent début des années 1990, celuici contrôle les grands secteurs de l’économie via cette structure politico économique, les hauts responsables politiques sié geant parfois à la tête des conseils d’administration des plus grandes entreprises du pays. Demeke Mekonnen dirige la compagnie nationale d’élec tricité, l’Ethiopia’s Electric Power Corporation (EEPCO), chargée notamment de la réalisation du Grand Renaissance Dam. Sur Effort et les ramifica tions politicoéconomiques des dirigeants, voir P. Milkias, « Ethiopia, the TPLF, and the Roots of the 2001 Political Tremor », Northeast African Studies, vol. 10, n° 2, 2003, p. 1366. Voir également S. Vaughan et M. Gebremichael, « Rethinking Business and Politics in Ethiopia. The Role of Effort, the Endowment Fund for the Rehabilitation of Tigray », Africa Power and Politics, Research Report, n° 2, août 2011. 41. Voir « Les quatre clans du TPLF », Africa Intelligence/La lettre de l’océan Indien, n° 1342, 20 octo bre 2012, <http://africaintelligence.fr/article/print_ article.aspx?DOC_I_I>. Pour une présentation plus détaillée des différents « clans » au sein du FPLT FDRPE, voir R. Lefort, « Ethiopia After Meles… », art. cit. Et du même auteur, « Ethiopia : Meles Rules From Beyond the Grave, but For How Long ? », Open Democracy, 26 novembre 2012, <www.open democracy.net/opensecurity/ren%C3%A9lefort/ ethiopiamelesrulesfrombeyondgravebutfor howlong>. 42. Berhane Gebrekristos, ministre d’État, assumait ces fonctions depuis la mort de Meles Zenawi en remplacement d’Hailémariam Dessalegn. Politique africaine 155 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus membre du Comité exécutif du FDRE mais aussi du Politburo du FPLT. Il est donc possible de douter du degré de marge de manœuvre du nouveau Premier ministre lorsque l’on observe l’influence du FPLT au sein de cette « nouvelle donne ». Hormis le maintien de quelques personnalités influentes non tigréennes et ambitionnant également de se maintenir au cœur du pouvoir (comme Bereket Simon, Addissu Legesse ou encore Muktar Kedir), Hailémariam Dessalegn se trouve « encadré » au sommet par deux membres éminents du FPLT, à savoir Debretsion Gebremikael et Tewodros Adhanom. Cette continuité incite également à prendre toutes les précautions nécessaires lorsqu’il s’agit de lire la transition en termes «ethniques». Les ramifications politicoéconomiques, bien plus que les origines régionales souvent surestimées, continueront à déterminer les luttes qui se jouent au sein du FDRPE. Ces développements confirment l’évolution des relations entre le FPLT et les autres groupes du FDRPE depuis 2001 : le FPLT, même s’il reste dominant, n’a d’autre choix que de rené gocier le pouvoir à Addis Abeba et non plus au Tigraï. Une analyse en termes de groupes ethniques doit désormais clai rement laisser la place à une approche en termes de système de partis dont le FDRPE, et non plus uniquement le FPLT, serait le moteur. Mais si la continuité du personnel politique explique en partie la stabilité actuelle du régime, elle ne permet pas de résoudre les facteurs de tension au sein même du régime. Ce compromis en luimême pourrait d’ailleurs être source de discorde. En effet, le remaniement récent ne s’est pas accompagné d’une redéfinition constitutionnelle des rela tions entre le Premier ministre et son/ ses vicePremier ministre(s), suite à la nomination de Muktar Kedir et de Debretsion Gebremikael. Des tensions sont donc à craindre au sein du gou vernement et du FDRPE autour de personnalités ambitieuses à la fois politiquement et économiquement. Tensions provisoirement apaisées par les imbrications des règles du jeu poli tiques et économiques, dont la remise en cause ferait des perdants dans tous les camps. Le processus de succession étant loin d’être bouclé, on peut également imaginer qu’HMD ambitionnerait de développer son influence au sein de la coalition gouvernementale afin de se maintenir au pouvoir, même si sa marge de manœuvre paraît aujourd’hui très limitée. Surtout, dans la perspective des élections de 2015, comment imaginer qu’une personnalité située au cœur du pouvoir depuis 2010 et du système FDRPE depuis plus de dix ans abandonne si facilement le pouvoir ? Il n’y a pour l’instant pas de réponse claire à cette question. Les trois années à venir, en particulier les mois de campagne pré électorale, rendront sans aucun doute plus visibles ces rapports de forces et les ambitions d’HMD. L’enjeu de la succession se situe donc dans la redéfinition des rapports de forces institutionnels et partisans remis en cause par la mort de Meles Zenawi. 156 conjoncture Une succession qui, si elle tardait à se stabiliser, risquerait de fragiliser le projet politicoéconomique lancé par Meles Zenawi et faire de cette période charnière une fenêtre d’opportunité pour des opposants jusque là tenus à distance par celuici. Pas d’appel d’air pour les opposants Dans la perspective des élections de 2010 et dans une logique de contrôle de la société éthiopienne en vue de l’ap plication du GTP, Meles avait consacré les dernières années de son règne à faire du FDRPE une machine politique redou table. La forte mobilisation partisane du FDRPE, couplée aux reconfigurations économiques et administratives en cours, rendent la tâche très délicate aux oppo sants, d’autant que la succession n’a pour l’instant donné aucun signe d’ouverture attendus par ceuxci. La coalition d’opposition la plus importante est représentée aujourd’hui par le Forum for Democratic Dialogue in Ethiopia, plus connu sous son diminutif Medrek (« forum », en amharique) 43. Formé à la veille des élections générales de 2010, Medrek remet moins en question l’organisation fédérale du régime que la logique multinationale qui la sous tend. Le projet du Forum souligne en effet les risques de désintégration du 43. Formé en 2008, Medrek est aujourd’hui composé de six partis : Ethiopian Social Democratic Party, Oromo People’s Congress, Oromo Federal Demo cratic Mouvement, Southern Ethiopia People’s Democratic Union, Unity for Democracy and Justice, et Arena Tigraï for Justice and Democracy. pays dans le système fédéral actuel. Le programme défend une idéologie libérale contrariant la démocratie révo lutionnaire du FDRPE par le respect des droits des individus, la propriété privée ou encore la libre concurrence du marché. Depuis la mise en place du régime, le Forum est la première coalition formée dans la perspective d’une élection géné rale qui soit parvenue à se maintenir au lendemain d’une échéance électorale (aujourd’hui c’est le seul groupe d’oppo sition à siéger à la Chambre basse à travers son unique représentant Girma Saifu). Néanmoins, la mort de Meles Zenawi n’implique pas un renouvellement de la stratégie de la coalition. La redéfinition du programme politique défendu en 2010 n’est d’ailleurs pas envisagée, ce fait révélant la perception des opposants selon laquelle « rien ne devrait changer » avec la mort de Meles et la nomination d’Hailemariam Dessalegn 44. Le contrôle mené par le FDRPE se reflète ainsi dans l’inertie de Medrek en particulier et des oppositions éthiopiennes en général. Cellesci ne perçoivent généralement la mort de Meles Zenawi ni comme un appel d’air, ni comme une nouvelle opportunité de pénétrer la scène poli tique. Elles espèrent tout au mieux une ouverture de la part d’HMD dont les déclarations initiales pouvaient être lues en ce sens. Mais un véritable geste reste peu envisageable, le nouveau Pre mier ministre ayant à plusieurs reprises 44. Entretien avec Tilahun Endeshaw, président de Medrek, Addis Abeba, novembre 2012. Politique africaine 157 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus loué l’« Abyotawi dimokrassi » éthio pienne et la ligne politique de Meles dont il était le « poulain ». Medrek demeure par conséquent dans une position inchangée, favorable au dialogue avec les autorités du FDRPE dans la perspective des pro chaines élections et en vue notamment de la signature d’un code de conduite favorisant la tenue de débats publics et la diffusion de leur programme dans la presse nationale. Notons enfin que ces opposants pour raient se trouver affaiblis par l’émergence (encore balbutiante) de nouvelles for mations politiques plus jeunes, ayant quitté les partis d’opposition en accusant leurs leaders de monopoliser les respon sabilités les plus élevées des partis d’op position. Mais il est encore trop tôt pour voir de quelle façon ces nouveaux groupes sont structurés ou s’il s’agit de nouvelles formes d’opposants « affiliés » au FDRPE luimême. P lusieurs facteurs expliquent la stabilité du régime depuis la disparition de Meles Zenawi: l’État développemental construit par celuici, que les élites ne pourraient déconstruire sans risquer de scier la branche sur laquelle ils sont eux mêmes assis ; l’engagement régional en faveur de la stabilité nécessaire à la réalisation des grands projets engagés dans le cadre du Growth and Transformation Plan ; ou encore le maintien au pouvoir des élites dominantes, et plus particuliè rement des proches de Meles Zenawi, unis dans la perspective des élections de 2015. Chacun de ces facteurs concentre néan moins un fort potentiel déstabilisateur à terme. Si les promesses de développe ment économique à l’horizon 2015 et leurs retombées ne se faisaient pas res sentir, le gouvernement perdrait alors l’un des piliers sur lesquels il a construit sa légitimité. Alors qu’une croissance de plus de 20 % est annoncée pour 2015, le chômage croît, notamment chez les jeunes, et l’inflation avait atteint officiel lement 19 % en octobre 2012 45. Quant aux fonctionnaires, on peut se demander s’ils auront la capacité (et la volonté) de supporter l’effort qui leur est demandé pour la réalisation des projets « natio naux ». Un tel échec pourrait remettre en cause les engagements du pays dans une région qui demeure très instable et qui concentre pas moins de trois foyers de tensions à ses frontières (Soudan du Sud, Somalie, Érythrée). Quant au FDRPE et ses élites dirigeantes, on peut craindre une explosion des tensions en vue d’un nouveau partage du pouvoir et des retombées économiques à l’issue des élections générales de 2015. Pour le moment, le fantôme de Meles Zenawi continue de planer sur la vie politique éthiopienne. Omniprésents, davantage que de son vivant, ses por traits grandeur nature flottent dans les manifestations officielles et trônent à chaque coin de rue de la capitale. C’est 45. « Inflation Declines to 19 Percent : PM Hailemariam », Walta Information Center, 16 octo bre 2012, <www.waltainfo.com/index.php?option= com_content&view=article&id=5729:inflation declinesto19percentpmhailemariam&catid=52: nationalnews&Itemid=291>. 158 conjoncture cette continuité qui représente la véri table originalité de cette succession à la tête de l’État éthiopien : le régime n’est pas remis en question et la succession a lieu pacifiquement. La vie politique éthiopienne continue donc de se dérouler au rythme de Meles. Mais si les nouveaux dirigeants du FPLTFDRPE pourront s’en inspirer, l’admirer ou utiliser son image, ils risquent d’éprouver certaines dif ficultés à « tuer » leur père. JeanNicolas Bach Les Afriques dans le Monde Institut d’études politiques de Bordeaux Abstract «The King is dead, long live the King»: Meles Zenawi does not govern anymore but still reigns The Ethiopian Prime Minister Meles Zenawi died in August 2012 leaving the EPRDF, the dominant party controlling the State since 1991, without its historical leader. The nomination as Prime Minister of Hailemariam Dessalegn, Meles’ favourite, by EPRDF’s elites confirms Zenawi’s strong legacy. Nevertheless, this nomination hardly hides deep internal political tensions. The survival of the political elite running the country will be determined by their capacity to implement the programme and the promises formulated by Meles Zenawi in the years preceding his death.