Le roi est mort, vive le roi

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Le roi est mort, vive le roi
143 conjoncture
Jean-Nicolas Bach
«Le roi est mort, vive le roi»: Meles Zenawi
règne, mais ne gouverne plus
Le Premier ministre éthiopien Meles Zenawi est décédé en août 2012, privant le FDRPE
– à la tête de l’État depuis 1991 – de son leader historique. Fruit d’un compromis,
la nomination du protégé de Meles Zenawi, Hailémariam Dessalegn, marque la poursuite
de son œuvre. La continuité du régime ne saurait néanmoins cacher des tensions plus
profondes : celles liées à la survie de toute une classe politique à la tête d’un pays dont
la stabilité à moyen terme dépend désormais de la réalisation des promesses faites
par l’ancien Premier ministre avant sa mort.
à la tête du Front populaire de libé­
ration du Tigraï (FPLT) 1 depuis le milieu
des années 1980, Meles Zenawi s’était peu
à peu imposé comme leader du Front
démocratique révolutionnaire populaire
éthiopien (FDRPE) 2, une coalition fondée
à la fin de cette même décennie sous
l’impulsion du FPLT avec pour ambition
de renverser le régime de Mengistu Hailé
Mariam (1974­1991) 3. Depuis la chute de
ce dernier en 1991, Meles Zenawi cumulait
la présidence du FDRPE avec les plus
hautes fonctions de l’État, d’abord comme
1. Voir A. Behre, A Political History of the Tigray
People’s Liberation Front (1975-1991), Los Angeles,
Tsehai, 2009.
2. Aujourd’hui composée de quatre partis – le FPLT,
le Mouvement national démocratique amhara
(MNDA), l’Organisation populaire démocratique
oromo (OPDO) et le Front démocratique populaire
éthiopien du Sud (FDPES) –, cette coalition continue
de représenter le cœur du pouvoir politique.
3. Le régime militaire, plus connu sous son nom en
amharique därg (« comité »), dura de 1974 à 1991.
président du Gouvernement éthiopien
de transition (1991­1995), puis comme
Premier ministre de la République
fédérale démocratique d’Éthiopie à
partir de 1995, jusqu’à sa disparition le
21 août 2012.
Mais c’est surtout à l’issue de la crise
interne au FPLT­FDRPE en 2001 que
Meles Zenawi ancra sa domination au
sein de l’État éthiopien. La guerre contre
l’Érythrée (1998­2000) avait attisé les
tensions internes au FPLT­FDRPE, si
bien que Meles fut mis en minorité au
sein même du comité central du FPLT 4.
4. Les tensions s’étaient cristallisées autour des
accords de paix. Mis en minorité au sein du comité
central du FPLT (13 voix contre 17), Meles parvint
finalement à reprendre l’ascendant en réactivant un
discours révolutionnaire redoutable hérité de la
lutte contre le därg puis en purgeant le FPLT­FDRPE
des éléments dissidents. Voir P. Milkias, « Ethiopia,
the TPLF, and the Roots of the 2001 Political
Tremor », Northeast African Studies, vol. 10, n° 2, 2003,
144 conjoncture
Pour s’imposer, il se trouvait contraint
de renégocier ses rapports avec les autres
partis du FDRPE, cherchant notam­
ment un soutien auprès du Mouvement
national démocratique amhara (MNDA)
d’Addissu Legesse, vice­Premier ministre
jusqu’en 2010. La crise de 2001 a ainsi eu
pour conséquence d’ancrer davantage
le FPLT­FDRPE à Addis Abeba, autour
de la personne de Meles Zenawi, et
non plus au Tigraï comme c’était le cas
jusque là.
Les élections de 2005 et de 2010 ont
confirmé ce glissement du pouvoir vers
la capitale. Après une victoire contestée
en 2005 5, la perspective des élections
de 2010 nécessitait la (re)construction
d’un parti puissant. à cette fin, le nombre
d’adhérents au FDRPE serait passé en
quelques années de quelques centaines
de milliers à plus de cinq millions 6. à
l’issue des élections de 2010, le FDRPE
raflait la presque totalité des 547 sièges
de la Chambre basse, permettant au
Premier ministre de se consacrer à la
réalisation de son projet politico­
économique enclenché au lendemain de
p. 13­66 ; M. Tadesse et J. Young, « TPLF : Reform or
Decline ? », Review of African Political Economy,
vol. 30, n° 97, 2003, p. 389­403.
5. Les élections générales de 2005 ont représenté une
progression notable d’une partie de l’opposition
(notamment la Coalition for Unity and Democracy).
Les résultats contestés par celle­ci ont conduit à
des violences les mois suivant l’élection, faisant
plus d’une centaine de morts. Voir J. Abbink,
« Discomfiture of Democracy ? The 2005 Election
Crisis in Ethiopia and its Aftermath », African
Affairs, vol. 105, n° 419, 2006, p. 173­199.
6. Voir K. Tronvoll, « The Ethiopian 2010 Federal
and Regional Elections : Re­establishing the One­
party State », African Affairs, vol. 110, n° 438, jan­
vier 2011, p. 121­136.
la crise de 2001 – et qui n’a cessé de
s’accélérer depuis lors : celui du « demo­
cratic developmentalism », conduit par
un régime se refermant sur lui­même 7.
Le FDRPE et ses partis affiliés mono­
polisent ainsi depuis 2010 la presque
totalité des sièges à la Chambre des
Représentants du Peuple, alors qu’ONG,
journalistes et opposants demeurent
sous pression constante du gouverne­
ment.
Ce serait un euphémisme de qualifier
de mitigé le bilan d’un règne de plus
de deux décennies sans partage et sans
alternance, qui ne s’est achevé qu’avec la
mort de Meles Zenawi 8. Et de fait, depuis
1991, le jargon de la démocratisation s’est
progressivement estompé pour laisser
apparaître la version éthiopienne de
l’État développemental (developmental
state) inspiré des modèles asiatiques et
théorisé à l’issue de la crise politique
interne au FDRPE en 2001 9. Ce projet a
7. Voir « Democratic Developmentalism : An alter­
native to Neo­liberal Dead­end », The Ethiopian
Herald, 15 février 2008, p. 5.
8. J. Mosley, « Meles’ Death : National and Regional
Implications », Chatham House, 21 août 2012, <www.
chathamhouse.org/print/185419>. Voir également
l’article publié avant la mort de Meles Zenawi par
René Lefort, «Ethiopia After Meles», Opendemocracy,
8 août 2012, <www.opendemocracy.net/ren%
C3%A9­lefort/ethiopia­after­meles>. Voir également
M. Handino, J. Lind et B. Mesfin, « After Meles :
Implications for Ethiopia’s Development », Institute
of Development Studies, n° 1, octobre 2012.
9. Le developmental state éthiopien est initié après la
crise de 2001 et impulsé par Meles Zenawi et son
entourage proche. Inspiré des modèles asiatiques
(Corée du Sud, Taïwan), il se fonde sur une écono­
mie dont les secteurs public et privé sont fortement
contrôlés par l’État. Tout est mis au service du
développement économique et, notamment, de l’in­
sertion jugée inexorable du pays dans l’économie
Politique africaine n° 128 - décembre 2012
145
conduit en 2010 à l’adoption du nouveau
plan quinquennal, le Growth and Transformation Plan (GTP) : d’ici 2015, la crois­
sance des dernières années de règne de
Meles Zenawi estimée officiellement à
plus de 11 % devrait être doublée 10. La
recette ? Promouvoir un secteur indus­
triel lui­même impulsé par l’agriculture
dans le cadre d’une politique écono­
mique fondée sur des « méga projets »
qui redessinent déjà le paysage du pays :
infrastructures routières, ponts, voies de
chemin de fer, barrages hydroélectriques
sur les principaux cours d’eau du pays,
exportation d’électricité dans les pays
voisins, projets d’irrigations, etc.
Mais l’État développemental éthio­
pien n’admet ni dialogue ni compromis,
Meles Zenawi ne faisant confiance
qu’à son entourage proche, voire qu’à
lui­même, pour orchestrer l’entrée de
l’Éthiopie dans le concert des pays à
revenus intermédiaires annoncé à
l’horizon 2025. Le règne autocratique
de Meles Zenawi fut jusqu’ici le prix
du développement annoncé.
Dans ce tableau tracé à grands traits,
la disparition de ce dernier représente
un tournant historique pour au moins
de marché internationale. Les ouvertures démocra­
tiques sont ici sacrifiées à l’efficacité économique.
Sur le renversement de la relation économie­
démocratie depuis 1991, voir J.­N. Bach, « Abyotawi
democracy : Neither Revolutionary nor Demo­
cratic, a Critical Review of EPRDF’s Conception of
Revolutionary Democracy in Post­1991 Ethiopia »,
Journal of Eastern African Studies, vol. 5, n° 4, 2011,
p. 641­663.
10. Le Growth and Transformation Plan est disponible
sur le site du ministère éthiopien des Finances et du
Développement économique. Voir <www.mofed.
gov.et/English/Pages/Government.aspx>.
deux raisons essentielles : primo, le
remplacement de Meles Zenawi par
Hailémariam Dessalegn en septembre
2012 11, soit un mois après sa mort, repré­
sente le premier changement pacifique
du chef de l’État depuis le couronnement
d’Hailé Sélassié comme roi des rois
(Negussa Nägäst) en 1930. Une trans­
mission du pouvoir qui, pour la première
fois également, ne s’accompagne pas
d’un changement brutal de régime.
Secundo, l’État n’est plus incarné par un
homme fort, voire providentiel, ce qui
représente un défi de taille pour le nou­
veau Premier ministre Hailémariam
Dessalegn. Ces deux tournants ren­
seignent sur le travail accompli par le
FDRPE depuis 1991. Cette continuité
étatique au­delà des hommes qui l’in­
carnent donne à la célèbre formule « Le
roi est mort, vive le roi » un écho par­
ticulier, même si les honneurs sont moins
rendus au successeur désigné qu’à l’an­
cien Premier ministre dont les représen­
tations iconographiques le rendent
omniprésent dans l’espace public, voire
privé. Une «présence» qui explique peut­
être en partie la stabilité actuelle du
régime. Car trois mois après sa mort, on
ne peut que constater l’absence de crise
ouverte au sommet de l’État éthiopien 12.
Cette continuité s’explique avant tout
par l’héritage laissé par Meles Zenawi,
11. à la mort de Meles Zenawi, celui qu’on sur­
nomme déjà HMD a assuré les fonctions de Premier
ministre par intérim puis de Premier ministre
après son élection à la Chambre des Représentants
du Peuple, conformément à la Constitution de 1995.
Il occupe officiellement les fonctions de Premier
ministre depuis le 21 septembre 2012.
12. Cet article a été rédigé en décembre 2012.
146 conjoncture
via notamment les grands projets poli­
tiques et économiques inaugurés sous
son règne et que personne ne semble
prêt à remettre en question de façon
radicale. Les développements politico­
économiques internes sont par ailleurs
intrinsèquement liés aux engagements
régionaux de l’Éthiopie. Cette imbrication
permet de penser que tout pourrait
continuer à être mis en œuvre afin de
maintenir la stabilité du pays et de la
région, ce que nous verrons en première
partie. Le FDRPE semble encore en avoir
les moyens, mais pour combien de temps?
Un enjeu central de cette succession
étant la prochaine échéance électorale de
2015, cette note de conjoncture revient,
dans un second temps, sur la perspective
de ces prochaines élections : si la prépa­
ration de ces dernières peut expliquer en
partie la stabilité politique actuelle, l’in­
certitude qui entoure la réalisation des
promesses faites pour l’horizon 2015
représente corrélativement l’un des prin­
cipaux vecteurs d’instabilité du régime.
Car c’est bien ici que réside le paradoxe
de cette succession : les éléments expli­
catifs de la permanence institutionnelle
sont aussi ceux qui, bien souvent, sont
porteurs d’un fort potentiel déstabi­
lisateur.
L’Éthiopie n’explose pas :
la permanence institutionnelle
Certains experts ont souligné depuis
août dernier les risques d’explosion de
l’Éthiopie 13. Une crainte découlant de
13. Voir notamment International Crisis Group,
l’idée selon laquelle la « transition » en
cours pourrait entraîner le pays dans
le chaos et, dans le même élan, embraser
la Corne de l’Afrique toute entière en
raison de l’implication d’Addis Abeba
dans les pays voisins à travers ses
engagements diplomatiques, militaires
et économiques. L’État éthiopien semble
pourtant disposer de la solidité nécessaire
à l’amortissement d’un tel changement
de situation, une solidité qu’expliquent
en partie deux décennies de gouverne­
ment du FDRPE.
Suivre la ligne tracée par Meles
Les élites tigréennes ont travaillé
depuis 1991 à la consolidation de l’État
éthiopien, de sorte qu’il y a peu de raison
de croire pour l’instant à sa déliques­
cence suite à la mort de Meles. Ceci
s’explique tout d’abord par la vision
développée par le FPLT durant la lutte
armée de l’État éthiopien. Malgré une
brève revendication d’accès à l’Indé­
pendance du Tigraï par le FPLT avec la
publication du Manifeste du mouvement
en 1976, le mouvement rebelle a rapi­
dement ambitionné de contrôler l’État
plutôt que de s’en émanciper 14. Il s’agis­
sait ainsi de lutter contre le régime du
« Ethiopia After Meles », Policy Briefing, Africa
Briefing n° 89, 22 août 2012. Ou encore le dossier de
La Lettre de l’Océan Indien ayant pour titre explicite :
« L’après­Meles Zenawi, une bombe à retardement »,
<www.africaintelligence.fr/LOI/dossier/meles_
zenawi_ethiopie_succession>, consulté le 10 sep­
tembre 2012.
14. Voir A. Behre, A Political History of the Tigray
People’s Liberation Front…, op. cit.
Politique africaine
147 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus
därg tout en réaffirmant le Tigraï comme
le cœur historique de l’État 15. à cette fin,
les symboles historiques forts étaient
largement mobilisés, telle que la stèle
d’Axoum (en référence à l’empire axoumite
qui connut son apogée il y a deux millé­
naires) que l’on retrouvait alors au centre
du symbole du mouvement armé. Néan­
moins, il ne s’agissait pas pour le FPLT
de mobiliser uniquement des symboles
tigréens, mais plutôt de rappeler l’ambi­
tion pan­éthiopienne du mouvement,
particulièrement après la formation du
FDRPE à la fin des années 1980. Le fait
de baptiser l’offensive décisive du FDRPE
contre les armées du därg en 1989 « Opé­
ration Théodoros » – en référence au
« héros national » considéré comme le
bâtisseur de l’Éthiopie moderne dans
l’historiographie dominante – est à ce
titre révélateur des ambitions du FDRPE
de contrôler l’État et non de le détruire
ou d’en sortir 16.
Ces ambitions s’expliquent elles­
mêmes par l’interprétation historique
qu’avaient les élites du FPLT de la for­
mation de l’État éthiopien en termes
d’« oppression nationale », contrastant
avec la thèse de la « colonisation interne»
défendue notamment par le Front popu­
laire de libération érythréen (FPLE) à la
même époque, ce dernier luttant pour
15. M. Tadesse, The Eritrean-Ethiopian War : Retrospect
and Prospects, Addis Abeba, Mega Printing Enter­
prise, 1999.
16. J.­N. Bach, Centre, périphérie, conflits et formation
de l’État depuis Ménélik II : les crises « de » et « dans »
l’État éthiopien (xixe-xxie siècles), thèse de doctorat
en science politique, Sciences Po Bordeaux, octo­
bre 2011.
l’Indépendance de l’Érythrée 17. Ceci
explique en partie pourquoi le démem­
brement de l’État annoncé au début des
années 1990, suite à la mise en place de
la structure fédérale multinationale, n’a
pas eu lieu 18. L’ancrage du FPLT­FDRPE
à Addis Abeba depuis 2001, et la distance
prise vis­à­vis de sa base tigréenne sou­
lignée plus haut, n’ont fait qu’accentuer
cette tendance 19. La survie des élites du
FDRPE dépend donc désormais de la
survie même de l’État éthiopien, si bien
qu’elles devraient continuer d’œuvrer à
la stabilité de ce dernier.
Il paraît par ailleurs difficile de remettre
aujourd’hui en question cet ancrage en
17. Ces thèses sont ancrées dans le mouvement
étudiant éthiopien des années 1960­1970. Elles ont
été élaborées en réaction à une troisième thèse, celle
de la construction nationale, selon laquelle l’expan­
sion du royaume de Ménélik II au tournant du xxe
siècle aurait été une « reconquête » des territoires
perdus les siècles précédents, en vue de « recons­
truire » une « Grande Éthiopie ». Voir A. Gascon,
La Grande Éthiopie, une utopie africaine, Paris, CNRS
Éditions, 1995. Voir également M. Gudina, Ethiopia.
Competing Ethnic Nationalism and the Quest for
Democracy, 1960-2000, Addis Abeba, Chamber
Printing House, 2003.
18. A. Rimbaud, « La négation de l’Éthiopie ? »,
Hérodote, n° 65­66, 1992, p. 191­206 ; A. Jembere,
« The Making of Constitution in Ethiopia : The Cen­
tralization and Decentralization of the Adminis­
tration », in H. G. Marcus (dir.), New Trends in
Ethiopian Studies : 12th International Conference of
Ethiopian Studies, Michigan State University 5-10 septembre 1994, vol. 2, Lawrenceville (NJ), Red Sea
Press, 1995, p. 66­78.
19. Sur les relations entre le FPLT/FDRPE et l’État
éthiopien, voir S. Vaughan, « Revolutionary Demo­
cratic State­Building : Party, State and People in the
EPRDF’s Ethiopia », Journal of Eastern African Studies,
vol. 5, n° 4, 2011, p. 619­640. Voir également
M. Tadesse, « Meles Zenawi and the Ethiopian
State », The Current Analyst, 14 octobre 2012,
<www.currentanalyst.com/>.
148 conjoncture
raison de la structure de contrôle étroite
mise en place par le FPLT­FDRPE. La
Constitution de 1995 et le fédéralisme
multinational fondé sur le « Droit des
Nations, Nationalités et Peuples »
d’Éthiopie à l’autodétermination (art. 39)
représentait la mise en pratique institu­
tionnelle de la thèse de l’« oppression
nationale » héritée de la lutte. Découpée
en neuf région­États et deux villes à
statut spécial (Addis Abeba et Diré
Daoua), l’Éthiopie fédérale rompait ainsi
avec les politiques de centralisation des
régimes précédents. Mais la pratique du
pouvoir est demeurée très centralisée 20.
Le FDRPE contrôle l’administration grâce
à un système de partis affiliés, grâce à
une administration parallèle et obéissant
au FDRPE, ou encore grâce à la formation
des élites administratives (notamment
au sein de l’Ethiopian Civil Service Col­
lege). La domination du FDRPE s’exerce
ainsi via le contrôle de toutes les unités
administratives jusqu’au plus bas niveau
de l’échelle, à savoir les käbälé urbains
(« associations de quartiers » en amha­
rique) et les associations de paysans à la
campagne 21. Les administrations locales,
régionales et nationales ont donc été
20. Voir L. Aalen, « Ethnic Federalism and Self­
Determination for Nationalities in a Semi­
Authoritarian State : The Case of Ethiopia »,
International Journal on Minority and Group Rights,
vol. 13, 2006, p. 243­2611 et S. Planel, « Du centra­
lisme à l’ethno­fédéralisme. La décentralisation
conservatrice de l’Éthiopie », Afrique contemporaine,
n° 221, 2007, p. 87­105.
21. Créés sous le därg dans le cadre de la nationa­
lisation des terres, les käbälé assurent des fonctions
administratives (inscription sur les listes élec­
torales, réalisation de la carte d’identité, etc.), mais
également de contrôle.
conçues dès la mise en place du régime
comme de véritables structures de contrôle
du parti dominant – et d’opportunité
pour ses membres. Cette organisation
qui entendait neutraliser les tensions
centrifuges a été si efficace que le chaos
ne saurait aujourd’hui venir de ces der­
nières, souvent pointées du doigt pour
souligner la fragilité du pays. Car la
politique radicale et violente menée par
Meles Zenawi à l’égard des groupes
représentant des menaces potentielles a
été d’une efficacité avérée, les fronts de
libération Somali ou Oromo étant aujour­
d’hui considérablement affaiblis dans
un pays dont l’armée reste l’une des
plus efficaces et les mieux équipées du
continent 22.
Les doutes demeurent néanmoins
quant à la stabilité de la nouvelle équipe
dirigeante avec l’arrivée du nouveau
Premier ministre, Hailémariam Dessalegn
(HMD), qui dispose d’un crédit indénia­
blement plus faible que l’ancien Premier
ministre. Preuve de ce défaut de légiti­
mité au sein de la classe politique au
pouvoir : la faible participation des
représentants de la Chambre basse au
vote d’investiture du nouveau Premier
ministre en septembre 2012 (375 présents
sur les 545 élus FDRPE et affiliés). HMD
n’est­il pas après tout un « marginal »
issu du Sud (région du Wälayta), un
homme politique sans passé d’ancien
22. Il y a aujourd’hui très peu de travaux sur l’armée
éthiopienne post­1991. Voir P. Ferras, Les forces de
défense nationale éthiopiennes : un instrument de puissance régionale au service du pouvoir civil fédéral, thèse
de doctorat de géographie mention géopolitique,
Université Paris­8 Vincennes­Saint­Denis, 2011.
Politique africaine
149 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus
guérillero et, de surcroît, de confession
protestante ? Nombreux sont ainsi ceux
qui le considèrent comme un simple
pion du FDRPE, voire du FPLT.
Cependant, le nouveau Premier
ministre ne débute pas sur la scène
politique éthiopienne. Après avoir pré­
sidé la région fédérée du Sud (Southern
Nations, Nationalities and Peoples’
Regional State) entre 2001 et 2006, HMD
a remplacé le fidèle bras droit et compa­
gnon de la lutte armée de Meles, Seyoum
Mesfin, en prenant la tête du ministère
des Affaires étrangères en 2010 23. Et jus­
qu’à son élection à la présidence du
FDRPE et comme chef du gouvernement
en septembre dernier, il cumulait cette
fonction centrale avec celle de vice­
Premier ministre. HMD a ainsi profité
du renouvellement des élites voulu par
Meles Zenawi après les élections de 2010.
Une ascension qui n’est guère étonnante
si l’on se souvient du déroulement de la
campagne. Lors des débats télévisés,
HMD était sur le devant de la scène pour
défendre non seulement le bilan du
23. Après la victoire écrasante du FDRPE aux élec­
tions générales de 2010, d’anciens cadres du Front
ont cédé leur fonction à des cadres plus jeunes.
Cette évolution s’est notamment ressentie au sein
du Parlement où des membres éminents de la coa­
lition tels que Bereket Simon ou Addissu Legesse,
tous deux du MNDA, n’ont pas renouvelé leur
candidature. Notons tout de même que ce renou­
vellement des élites politiques demeure relatif :
ces « anciens » ont depuis conservé des postes clés :
Addissu Legesse préside le conseil d’administration
de la compagnie Ethiopian Airlines (remplaçant
Seyoum Mesfin), alors que Bereket Simon a conservé
sa place à la tête du Government Communication
Affairs Office. Seyoum Mesfin occupe quant à
lui le poste d’ambassadeur d’Éthiopie en Chine
depuis 2010.
FDRPE depuis 1991, mais de façon plus
notable son idéologie « démocratique
révolutionnaire » 24. HMD a réitéré à plu­
sieurs reprises son admiration envers le
fédéralisme multinational et l’Abyotawi
dimokrassi («démocratie révolutionnaire»).
Le fait qu’HMD ait présidé l’un des organes
de propagande les plus actifs affilié au
gouvernement (Walta Information and
Public Relations Center) est révélateur
de sa position au cœur du régime. Ainsi,
les formes d’exercice du pouvoir et son
idéologie ne devraient pas être remises
en cause par le nouveau dirigeant.
Cette continuité se retrouve plus
concrètement dans la mise en application
des réformes lancées par l’ancien Premier
ministre ces dernières années. Les décla­
rations d’HMD quant à la poursuite des
plans économiques initiés par Meles
Zenawi se sont en effet multipliées ces
derniers mois. Afin d’atteindre les ambi­
tieux objectifs fixés par le plan quin­
quennal du GTP, les autorités éthiopiennes
poursuivent la politique de contrôle des
travailleurs enclenchée sous Meles. Les
paysans sont ainsi soumis depuis quelques
mois à l’organisation amist lä and (« cinq
pour un ») consistant à organiser les tra­
vailleurs des zones rurales par groupes
de cinq, parmi lesquels l’un rend des
comptes sur l’assiduité et la qualité du
travail des autres. Ce « délégué » réfère à
un groupe de vingt, lequel rend compte
au käbälé, puis aux échelons administratifs
supérieurs (wäräda, zone, région, État
fédéral). Cette logique organisationnelle
24. « “Six­Party Debate”, Democracy, Elections, and
Multiparty System in Ethiopia », Ethiopia Television,
Round One, 12 février 2010.
150 conjoncture
devrait par la suite s’élargir aux zones
urbaines 25. Loin de représenter une
rupture, l’après Meles Zenawi doit donc
être perçu, pour l’instant du moins,
comme l’application d’une profonde et
ambitieuse reconfiguration économique,
administrative et politique à l’échelle du
pays définie sous le règne de Meles
Zenawi et dont les implications dépassent
largement les frontières de l’État.
Un engagement régional ambitieux
mais risqué
La politique régionale du projet
politico­économique éthiopien connaît
pour l’instant la même continuité.
D’abord parce qu’elle dérive des objectifs
internes déjà évoqués. En prenant contact
avec les délégations étrangères au len­
demain de son investiture, HMD se
voulait ainsi rassurant quant à cette
continuité. Surtout, le principe selon
lequel la coopération et l’interdépendance
économiques à l’échelle régionale
assureraient la paix et la stabilité du pays
demeure à la base de cette stratégie.
L’engagement militaire n’est en ce
sens qu’un outil au service d’un projet
économique impliquant un engagement
régional fort, comme le préconisait
25. La capitale, Addis Abeba, a quant à elle déjà
connu une réorganisation de son administration
enclenchée sous Meles Zenawi. Avant la mort de
Meles, les 209 käbälé de la capitale ont été redéfinis
en 116 wäräda. L’objectif affiché de ces réajustements
en cours de l’organisation administrative est lié
à l’efficience recherchée en matière économique.
Il s’agit de gérer au mieux le développement des
micro­ et petites entreprises ayant vocation à
s’agrandir par la suite.
clairement l’ancien chef d’état­major
(1991­2001), le général Tsadkan Gäbrä
Tensaé, lors d’une conférence donnée à
Addis Abeba en 2009 26. L’armée éthio­
pienne agit clairement en ce sens :
engagées en Somalie sans mandat
international 27, dans l’Abyei au Soudan/
Soudan du Sud sous mandat onusien 28,
au Darfour sous mandat hybride (Mis­
sion des Nations unies et de l’Union
africaine au Darfour) ou encore sur la
frontière érythréenne, les troupes éthio­
piennes ont pour mission de lutter contre
toute éventuelle escalade d’un conflit
qui embraserait la région.
Cette stabilité doit notamment per­
mettre la mise en valeur des eaux des
principaux fleuves du pays par la
construction de grands barrages hydro­
électriques 29. Le projet le plus titanesque,
26. T. G. Tensaé, « National Defense and Economic
Development in Ethiopia », Economic Focus, Bulletin
of the Ethiopian Economic Association (EEA), vol. 11,
n° 2, janvier 2009, p. 19­40.
27. Hailémariam Dessalegn a récemment confirmé
le maintien des troupes éthiopiennes en Somalie
pour une durée indéterminée. Voir S. Bekele,
« Ethiopian Forces Will Stay in Somalia », Capital,
4 décembre 2012, <www.capitalethiopia.com/index.
php?option=com_content&view=article&id=2059
:ethiopian­forces­will­stay­in­somalia&catid=35:
capital&Itemid=27>.
28. Suite aux accords de démilitarisation de la
région disputée de l’Abyei signé par Khartoum et
Jubba le 10 juin 2011 à Addis Abeba, l’Éthiopie a
déployé une force de plus de quatre mille hommes
mandatée par l’ONU (Résolution 1990 du Conseil
de Sécurité) dans la zone. La force est exclusivement
composée de soldats éthiopiens.
29. Considérés comme de véritables poumons éco­
nomiques en devenir, ces barrages ont jusqu’à
présent été construits sur des fleuves dont la dimi­
nution du débit n’avait de répercussions majeures
que sur l’écosystème proche, dans les périphéries
éthiopiennes : Gilgel Gibe I, sur la rivière Omo,
Politique africaine
151 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus
qui attire l’attention des observateurs
depuis plus d’un an, est le Grand Renaissance Dam sur les eaux du Nil bleu, à une
quarantaine de kilomètres de la frontière
soudanaise. En 2011, le FDRPE et l’agence
éthiopienne de l’électricité (l’Ethiopia’s
Electric Power Corporation­EEPCO) y ont
débuté la construction de cet impression­
nant barrage dont le coût est estimé à
plus de cinq milliards de dollars. Soutenu
par la Banque mondiale à hauteur de
seulement quarante et un millions de
dollars, le gouvernement éthiopien a
décidé de lancer une immense campagne
d’émission d’obligations (EEPCO Millennium Bonds 30) visant à assurer la
construction « autonome » du barrage.
Djibouti a récemment investi dans ces
obligations à hauteur d’un million de
dollars, devenant ainsi le premier soutien
financier au projet. Sur les 5 250 Méga­
watts devant être produits par le Grand
Renaissance Dam, cent seraient exportés
mensuellement vers le Soudan voisin qui
deviendrait ainsi le deuxième bénéficiaire
de la production électrique éthiopienne,
derrière Djibouti qui se fournit déjà
en électricité éthiopienne à hauteur de
35 Mégawatts par mois 31. Il semble que
achevé en 2004, a une capacité annuelle de 184
Mégawatts (MG); Gilgel Gibe II, sur la même rivière,
a été achevé en 2009 et génère 420 MG ; la même
année un autre barrage est inauguré sur le fleuve
Tekeze au Nord, pour une capacité de 310 MG ;
le barrage Gilgel Gibe III, encore en construction
sur la rivière Omo, devrait fournir 1 870 MG
d’ici 2013.
30. Voir notamment le site de Grand Millennium
Dam, http://grandmillenniumdam.net/category/
buy­the­dam­bond/.
31. Voir « Sudan, Egypt and Ethiopia to Meet for
Talks over Blue Nile Dam », Sudan Tribune, 26 février
10 % du projet auraient déjà été réalisés
fin mai 2012 32.
L’ancrage régional de ces projets éco­
nomiques initiés par Meles Zenawi rend
impossible tout retour en arrière, d’autant
que l’ancien Premier ministre avait fait
de la construction du Grand Renaissance
Dam une véritable question nationale en
finançant le projet sur des fonds exclusi­
vement éthiopiens. Les fonctionnaires
éthiopiens sont ainsi appelés à faire
preuve de leur soutien à la patrie en
consacrant, chaque année, l’équivalent
d’un mois de leur salaire à la réalisation
du barrage (en sus des impôts déjà
existants).
De même, les projets d’infrastructures
routières et ferroviaires ou encore les
projets d’oléoducs entre Jubba, Addis
Abeba et Djibouti ou entre Jubba, Addis
Abeba et Lamu dans le nord du Kenya
confirment l’ancrage régional des ambi­
tions nationales éthiopiennes 33. Il s’agit
2012, <www.sudantribune.com/Sudan­Egypt­and­
Ethiopia­to­meet,41733>. Les exportations vers le
Soudan auraient débuté en décembre 2012, voir
« Ethiopia Begins Electricity Export to Neighboring
Sudan », Walta Information Center, 17 décembre 2012,
<www.waltainfo.com/index.php?option=com_con
tent&view=article&id=6687:ethiopia­begins­electri­
city­export­to­neighboring­sudan­&catid=52: natio­
nal­news&Itemid=291>.
32. Voir <http://edition.cnn.com/2012/05/31/busi­
ness/ethiopia­grand­renaissance­dam/index.html>.
33. L’initiative Lamu port to South Sudan and
Ethiopia (Lapsset), d’un montant de 23 milliards de
dollars, vise à connecter Jubba au port de Lamu sur
la côte kényane, en passant par le Sud de l’Éthiopie
(par la ville kényane frontalière de Moyale). Inau­
guré en mars 2012, le projet prévoit le dévelop­
pement du port de Lamu, l’installation d’une raffi­
nerie pétrolière, un pipeline reliant le Soudan du
Sud à Lamu ainsi qu’un réseau routier (1 700 km)
et ferroviaire (1 600 km) connectant les trois pays.
152 conjoncture
donc pour le gouvernement éthiopien,
en cette période de flou politique interne,
de ne pas révéler ses faiblesses à l’ex­
térieur. Le gouvernement d’HDM reste
ainsi très actif dans la médiation entre
Khartoum et Jubba, et très ferme sur ses
positions vis­à­vis d’Asmara – on doit
plutôt s’attendre à une démonstration de
force en cas de montée des tensions sur
la frontière érythréenne.
Mais une telle stratégie n’est pas sans
danger. Si l’Éthiopie s’avérait ne pas
avoir les moyens de ses ambitions, la
charge symbolique, voire nationaliste
insufflée par les grandes réformes pour­
rait se retourner contre ses dirigeants
d’autant plus violemment que ceux­ci
ne bénéficient plus du charisme de
Meles Zenawi. L’engagement militaire
important (et donc coûteux) dans une
région qui demeure très instable serait
difficilement soutenable en cas de crise
économique grave. Par ailleurs, le déve­
loppement économique fortement enca­
dré par l’État pourrait limiter à terme
les flux de capitaux depuis l’étranger et
remettre ainsi les ambitions du FDRPE
en question. C’est l’un des paradoxes
essentiels de l’État développemental
éthiopien : l’héritage de la démocratie
révolutionnaire appelant à un enca­
drement strict du marché par le parti
dominant risque de ne pas s’accommoder
d’un projet économique fondé aussi
explicitement sur le développement du
secteur privé et sur l’insertion dans l’éco­
nomie de marché internationale 34.
Le Kenya devrait profiter de 400 Mégawatts annuels
d’électricité produite en Éthiopie.
34. Selon l’expression même des élites du FDRPE,
Malgré ces risques intrinsèques aux
projets de développement, aucune
véritable alternative n’a encore pu
émerger, ni au sein du FDRPE ni au sein
des oppositions. Autrement dit, le défi
pour Hailémariam Dessalegn semble
se limiter à la réalisation des ambitions
de l’ancien Premier ministre. C’est aussi
cela, l’héritage de Meles. Une tâche
d’autant plus lourde pour un Premier
ministre qui devra également veiller à la
préparation de la prochaine échéance
électorale de 2015.
L’horizon 2015 : une élection
trop loin ?
Il est encore trop tôt pour se prononcer
sur les personnalités les plus influentes
du régime. La succession ainsi que les
reconfigurations du pouvoir demeurent
opaques, comme il est de coutume dans
ce pays cultivant le secret politique
jusque dans l’hospitalisation de son chef
d’État dans les mois précédant sa mort.
On peut néanmoins voir dans la stabilité
(apparente) du régime un compromis
des élites au pouvoir dans la perspective
des élections de 2015.
Les proches de Meles Zenawi autour
du nouveau Premier ministre
La nomination d’un Premier ministre
non tigréen a remis en cause les ambi­
tions d’une partie des élites tigréennes
d’accéder à la fonction suprême de l’État.
cette insertion dans l’économie de marché serait
devenue « une question de vie ou de mort ».
J.­N. Bach, « Abyotawi Democracy… », op. cit.
Politique africaine
153 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus
En clôturant temporairement la lutte
pour l’accès à ce poste clé, cette succession
pourrait par ailleurs ouvrir un chapitre
inédit de la vie politique et institution­
nelle de la République fédérale, à savoir
le passage d’un pouvoir concentré entre
les mains d’une personne (Meles) à une
pratique collégiale du pouvoir.
En approuvant le 29 novembre dernier
la nomination de deux vice­Premier
ministres supplémentaires aux côtés
de Demeke Mekonnen, après la nomi­
nation de ce dernier comme vice­Premier
ministre d’HMD en septembre 35, le
Parlement a confirmé cette tendance.
Parmi les promus, l’ancien ministre des
Communications et des Technologies de
l’Information, Debretsion Gebremichael,
conserve ses fonctions de ministre des
Communications qu’il cumule désormais
avec celles de vice­Premier ministre.
Debretsion, numéro deux du FPLT et
personnalité montante du Front tigréen 36
est par ailleurs chargé de coordonner le
35. Demeke Mekonnen (MNDA) a assumé les fonc­
tions de vice­président du Front aux côtés d’HMD
depuis le 15 septembre 2012, en plus de son titre de
ministre de l’Éducation, avant d’être nommé vice­
Premier ministre d’Hailémariam Dessalegn le
21 septembre. Chacun des trois vice­Premier
ministres est en charge d’un « pôle » (pôle social ;
bonne gouvernance ; économie et des finances). Voir
T.­A. Tekle, « Ethiopian Prime Minister Reshuffles
post­Zenawi Cabinet », Sudan Tribune, 29 novem­
bre 2012, <www.sudantribune.com/spip.php?article
44685>, Y. Tadele, « Aboard the Driving Seat », Addis
Fortune, 2 décembre 2012, <http://addisfortune.net/
articles/aboard­the­driving­seat­2/>, Kirubel
Tadesse, « A Refreshed Cabinet ! », Capital, 4 décem­
bre 2012, <www.capitalethiopia.com/index.php?
option=com_content&view=article&id=2061:a­re­
freshed­cabinet&catid=35:capital&Itemid=27>.
36. Voir R. Lefort, « Ethiopia : Meles Rules From
Beyond the Grave… », art. cit.
secteur clé de l’économie et des finances.
Le second promu, Muktar Kedir, était
également un proche de Meles dont il fut
conseiller et directeur de cabinet depuis
2010 jusqu’à son décès. Cette figure
montante de l’Organisation Populaire
Démocratique Oromo (OPDO) et membre
du comité exécutif du FDRPE, a ainsi
également été nommé le 29 novembre
2012 vice­Premier ministre, fonction
qu’il cumule avec le poste de ministre
de la Fonction publique. En permettant
à ces deux personnalités proches de
Meles Zenawi de gouverner aux côtés de
Demeke Mekonnen, le Parlement a enté­
riné une situation inédite dans laquelle
l’exécutif gouvernemental représente
désormais officiellement les quatre
groupes de la coalition au pouvoir
(FDPES, OPDO, MNDA et FPLT). Cette
nouvelle organisation a officiellement
pour objectif d’améliorer la mise en
œuvre du GTP 37 mais il pourrait s’agir
d’une nouvelle façon d’exercer le pouvoir
de façon collective au sein du FDRPE 38,
confirmant les annonces répétées
d’HMD qui n’a cessé de plaider en faveur
37. Voir l’interview d’Hailémariam Dessalegn par
l’Agence éthiopienne de Radio et de télévision,
«Prime Minister Hailemariam on the Government’s
Major Activities », 4 décembre 2012, <www.mfa.gov.
et/news/more.php?newsid=1456>.
38.. Voir William Davidson, « Ethiopian Prime
Minister Changes Cabinet to Give Ethnic Balance »,
Businessweek, 29 novembre 2012, <http://danielber­
hane.com/2012/12/07/ethiopian­pm­changes­cabinet­
to­give­ethnic­balance/> et « Ethiopian Prime
Minister Fires Govt’s Minister whose Wife Faces
Terror Charges », The Washington Post, 29 novem­
bre 2012, <www.washingtonpost.com/world/
africa/ethiopian­prime­minister­fires­govt­minister­
whose­wife­faces­terror­charges/2012/11/29/0eecf
78e­3a15­11e2­9258­ac7c78d5c680_story.html>.
154 conjoncture
d’une pratique collégiale du pouvoir
depuis la mort de Meles.
Mais la continuité du personnel poli­
tique proche de Meles et entourant
désormais HMD est frappante. Un
entourage composé à la fois d’anciens
membres non tigréens tels que Bereket
Simon 39 et Addissu Legesse (tout deux
MNDA) et, de façon notable, de jeunes
cadres de la coalition – auxquels appar­
tient Hailémariam Dessalegn – dont la
progression politique durant la dernière
décennie s’est confirmée au lendemain
des élections de 2010.
Surtout, la nomination d’HMD, un
Premier ministre qui n’est pas issu du
FPLT, ne signifie pas la marginalisation
du groupe tigréen à la tête du régime.
Il s’agit plutôt pour les élites tigréennes
de garantir au mieux leurs intérêts dans
cette nouvelle donne. En effet, parmi les
personnalités qui demeurent influentes
au sein du régime, on trouve notamment
Azeb Mesfin. Veuve de Meles Zenawi,
elle a connu une ascension politique et
économique fulgurante ces dernières
années, en prenant notamment la tête
de l’Endowment Fund for Rehabilitation
of Tigray (Effort) 40. Parmi les proches de
39. On constate ici un maintien notable de
Bereket Simon, personnalité proche de Meles Zenawi
et à la tête de l’Information, au sein du ministère
rebaptisé Office for Government Communication
Affairs depuis quelques années. On peut imaginer
que certaines publications critiques à l’égard
d’HMD dans la presse éthiopienne des dernières
semaines ont été « autorisées » officieusement par
ce ministre qui conserve la main sur une grande
partie de la presse du pays.
40. La logique d’imbrication des capitaux économi­
ques et politiques chez les élites n’est pas nouvelle.
Depuis l’arrivée au pouvoir du FPLT­FDRPE au
Meles ayant conservé leur poste straté­
gique, notons également le maintien du
chef d’état­major Samora Yénus, ou
encore de Getachew Assefa et Workineh
Gebeyehu, respectivement à la tête des
services de renseignement/sécurité et
de la police fédérale 41. à leurs côtés,
on trouve depuis le remaniement du
29 novembre l’ancien ministre de la
Santé et proche de Meles Zenawi,
Tewodros Adhanom, à la tête du
ministère des Affaires étrangères 42. Ce
poste clé est ainsi confié à un éminent
début des années 1990, celui­ci contrôle les grands
secteurs de l’économie via cette structure politico­
économique, les hauts responsables politiques sié­
geant parfois à la tête des conseils d’administration
des plus grandes entreprises du pays. Demeke
Mekonnen dirige la compagnie nationale d’élec­
tricité, l’Ethiopia’s Electric Power Corporation
(EEPCO), chargée notamment de la réalisation du
Grand Renaissance Dam. Sur Effort et les ramifica­
tions politico­économiques des dirigeants, voir
P. Milkias, « Ethiopia, the TPLF, and the Roots of
the 2001 Political Tremor », Northeast African Studies,
vol. 10, n° 2, 2003, p. 13­66. Voir également
S. Vaughan et M. Gebremichael, « Rethinking
Business and Politics in Ethiopia. The Role of Effort,
the Endowment Fund for the Rehabilitation of
Tigray », Africa Power and Politics, Research Report,
n° 2, août 2011.
41. Voir « Les quatre clans du TPLF », Africa
Intelligence/La lettre de l’océan Indien, n° 1342, 20 octo­
bre 2012, <http://africaintelligence.fr/article/print_
article.aspx?DOC_I_I>. Pour une présentation plus
détaillée des différents « clans » au sein du FPLT­
FDRPE, voir R. Lefort, « Ethiopia After Meles… »,
art. cit. Et du même auteur, « Ethiopia : Meles
Rules From Beyond the Grave, but For How Long ? »,
Open Democracy, 26 novembre 2012, <www.open
democracy.net/opensecurity/ren%C3%A9­lefort/
ethiopia­meles­rules­from­beyond­grave­but­for­
how­long>.
42. Berhane Gebrekristos, ministre d’État, assumait
ces fonctions depuis la mort de Meles Zenawi en
remplacement d’Hailémariam Dessalegn.
Politique africaine
155 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus
membre du Comité exécutif du FDRE
mais aussi du Politburo du FPLT.
Il est donc possible de douter du degré
de marge de manœuvre du nouveau
Premier ministre lorsque l’on observe
l’influence du FPLT au sein de cette
« nouvelle donne ». Hormis le maintien
de quelques personnalités influentes non
tigréennes et ambitionnant également de
se maintenir au cœur du pouvoir (comme
Bereket Simon, Addissu Legesse ou
encore Muktar Kedir), Hailémariam
Dessalegn se trouve « encadré » au
sommet par deux membres éminents du
FPLT, à savoir Debretsion Gebremikael
et Tewodros Adhanom. Cette continuité
incite également à prendre toutes les
précautions nécessaires lorsqu’il s’agit
de lire la transition en termes «ethniques».
Les ramifications politico­économiques,
bien plus que les origines régionales
souvent surestimées, continueront à
déterminer les luttes qui se jouent au
sein du FDRPE. Ces développements
confirment l’évolution des relations entre
le FPLT et les autres groupes du FDRPE
depuis 2001 : le FPLT, même s’il reste
dominant, n’a d’autre choix que de rené­
gocier le pouvoir à Addis Abeba et non
plus au Tigraï. Une analyse en termes de
groupes ethniques doit désormais clai­
rement laisser la place à une approche
en termes de système de partis dont le
FDRPE, et non plus uniquement le FPLT,
serait le moteur.
Mais si la continuité du personnel
politique explique en partie la stabilité
actuelle du régime, elle ne permet pas
de résoudre les facteurs de tension au
sein même du régime. Ce compromis en
lui­même pourrait d’ailleurs être source
de discorde. En effet, le remaniement
récent ne s’est pas accompagné d’une
redéfinition constitutionnelle des rela­
tions entre le Premier ministre et son/
ses vice­Premier ministre(s), suite à
la nomination de Muktar Kedir et de
Debretsion Gebremikael. Des tensions
sont donc à craindre au sein du gou­
vernement et du FDRPE autour de
personnalités ambitieuses à la fois
politiquement et économiquement.
Tensions provisoirement apaisées par
les imbrications des règles du jeu poli­
tiques et économiques, dont la remise
en cause ferait des perdants dans tous
les camps.
Le processus de succession étant
loin d’être bouclé, on peut également
imaginer qu’HMD ambitionnerait de
développer son influence au sein de la
coalition gouvernementale afin de se
maintenir au pouvoir, même si sa marge
de manœuvre paraît aujourd’hui très
limitée. Surtout, dans la perspective des
élections de 2015, comment imaginer
qu’une personnalité située au cœur du
pouvoir depuis 2010 et du système
FDRPE depuis plus de dix ans abandonne
si facilement le pouvoir ? Il n’y a pour
l’instant pas de réponse claire à cette
question. Les trois années à venir, en
particulier les mois de campagne pré­
électorale, rendront sans aucun doute
plus visibles ces rapports de forces et les
ambitions d’HMD.
L’enjeu de la succession se situe donc
dans la redéfinition des rapports de
forces institutionnels et partisans remis
en cause par la mort de Meles Zenawi.
156 conjoncture
Une succession qui, si elle tardait à se
stabiliser, risquerait de fragiliser le projet
politico­économique lancé par Meles
Zenawi et faire de cette période charnière
une fenêtre d’opportunité pour des
opposants jusque là tenus à distance par
celui­ci.
Pas d’appel d’air pour les opposants
Dans la perspective des élections
de 2010 et dans une logique de contrôle
de la société éthiopienne en vue de l’ap­
plication du GTP, Meles avait consacré
les dernières années de son règne à faire
du FDRPE une machine politique redou­
table. La forte mobilisation partisane du
FDRPE, couplée aux reconfigurations
économiques et administratives en cours,
rendent la tâche très délicate aux oppo­
sants, d’autant que la succession n’a pour
l’instant donné aucun signe d’ouverture
attendus par ceux­ci.
La coalition d’opposition la plus
importante est représentée aujourd’hui
par le Forum for Democratic Dialogue in
Ethiopia, plus connu sous son diminutif
Medrek (« forum », en amharique) 43.
Formé à la veille des élections générales
de 2010, Medrek remet moins en question
l’organisation fédérale du régime que
la logique multinationale qui la sous­
tend. Le projet du Forum souligne en
effet les risques de désintégration du
43. Formé en 2008, Medrek est aujourd’hui composé
de six partis : Ethiopian Social Democratic Party,
Oromo People’s Congress, Oromo Federal Demo­
cratic Mouvement, Southern Ethiopia People’s
Democratic Union, Unity for Democracy and Justice,
et Arena Tigraï for Justice and Democracy.
pays dans le système fédéral actuel.
Le programme défend une idéologie
libérale contrariant la démocratie révo­
lutionnaire du FDRPE par le respect des
droits des individus, la propriété privée
ou encore la libre concurrence du marché.
Depuis la mise en place du régime, le
Forum est la première coalition formée
dans la perspective d’une élection géné­
rale qui soit parvenue à se maintenir au
lendemain d’une échéance électorale
(aujourd’hui c’est le seul groupe d’oppo­
sition à siéger à la Chambre basse à
travers son unique représentant Girma
Saifu).
Néanmoins, la mort de Meles Zenawi
n’implique pas un renouvellement de la
stratégie de la coalition. La redéfinition
du programme politique défendu en
2010 n’est d’ailleurs pas envisagée, ce fait
révélant la perception des opposants
selon laquelle « rien ne devrait changer »
avec la mort de Meles et la nomination
d’Hailemariam Dessalegn 44. Le contrôle
mené par le FDRPE se reflète ainsi dans
l’inertie de Medrek en particulier et des
oppositions éthiopiennes en général.
Celles­ci ne perçoivent généralement la
mort de Meles Zenawi ni comme un
appel d’air, ni comme une nouvelle
opportunité de pénétrer la scène poli­
tique. Elles espèrent tout au mieux une
ouverture de la part d’HMD dont les
déclarations initiales pouvaient être
lues en ce sens. Mais un véritable geste
reste peu envisageable, le nouveau Pre­
mier ministre ayant à plusieurs reprises
44. Entretien avec Tilahun Endeshaw, président de
Medrek, Addis Abeba, novembre 2012.
Politique africaine
157 « Le roi est mort, vive le roi » : Meles Zenawi règne, mais ne gouverne plus
loué l’« Abyotawi dimokrassi » éthio­
pienne et la ligne politique de Meles dont
il était le « poulain ». Medrek demeure par
conséquent dans une position inchangée,
favorable au dialogue avec les autorités
du FDRPE dans la perspective des pro­
chaines élections et en vue notamment
de la signature d’un code de conduite
favorisant la tenue de débats publics et
la diffusion de leur programme dans la
presse nationale.
Notons enfin que ces opposants pour­
raient se trouver affaiblis par l’émergence
(encore balbutiante) de nouvelles for­
mations politiques plus jeunes, ayant
quitté les partis d’opposition en accusant
leurs leaders de monopoliser les respon­
sabilités les plus élevées des partis d’op­
position. Mais il est encore trop tôt pour
voir de quelle façon ces nouveaux groupes
sont structurés ou s’il s’agit de nouvelles
formes d’opposants « affiliés » au FDRPE
lui­même.
P lusieurs facteurs expliquent la
stabilité du régime depuis la disparition
de Meles Zenawi: l’État développemental
construit par celui­ci, que les élites ne
pourraient déconstruire sans risquer de
scier la branche sur laquelle ils sont eux­
mêmes assis ; l’engagement régional en
faveur de la stabilité nécessaire à la
réalisation des grands projets engagés
dans le cadre du Growth and Transformation
Plan ; ou encore le maintien au pouvoir
des élites dominantes, et plus particuliè­
rement des proches de Meles Zenawi,
unis dans la perspective des élections
de 2015.
Chacun de ces facteurs concentre néan­
moins un fort potentiel déstabilisateur
à terme. Si les promesses de développe­
ment économique à l’horizon 2015 et
leurs retombées ne se faisaient pas res­
sentir, le gouvernement perdrait alors
l’un des piliers sur lesquels il a construit
sa légitimité. Alors qu’une croissance de
plus de 20 % est annoncée pour 2015, le
chômage croît, notamment chez les
jeunes, et l’inflation avait atteint officiel­
lement 19 % en octobre 2012 45. Quant
aux fonctionnaires, on peut se demander
s’ils auront la capacité (et la volonté) de
supporter l’effort qui leur est demandé
pour la réalisation des projets « natio­
naux ». Un tel échec pourrait remettre en
cause les engagements du pays dans une
région qui demeure très instable et qui
concentre pas moins de trois foyers de
tensions à ses frontières (Soudan du
Sud, Somalie, Érythrée). Quant au
FDRPE et ses élites dirigeantes, on peut
craindre une explosion des tensions en
vue d’un nouveau partage du pouvoir
et des retombées économiques à l’issue
des élections générales de 2015.
Pour le moment, le fantôme de
Meles Zenawi continue de planer sur la
vie politique éthiopienne. Omniprésents,
davantage que de son vivant, ses por­
traits grandeur nature flottent dans les
manifestations officielles et trônent à
chaque coin de rue de la capitale. C’est
45. « Inflation Declines to 19 Percent : PM
Hailemariam », Walta Information Center, 16 octo­
bre 2012, <www.waltainfo.com/index.php?option=
com_content&view=article&id=5729:inflation­
declines­to­19­percent­pm­hailemariam&catid=52:
national­news&Itemid=291>.
158 conjoncture
cette continuité qui représente la véri­
table originalité de cette succession à la
tête de l’État éthiopien : le régime n’est
pas remis en question et la succession a
lieu pacifiquement. La vie politique
éthiopienne continue donc de se dérouler
au rythme de Meles. Mais si les nouveaux
dirigeants du FPLT­FDRPE pourront s’en
inspirer, l’admirer ou utiliser son image,
ils risquent d’éprouver certaines dif­
ficultés à « tuer » leur père.
Jean­Nicolas Bach
Les Afriques dans le Monde
Institut d’études politiques de Bordeaux
Abstract
«The King is dead, long live the King»:
Meles Zenawi does not govern anymore
but still reigns
The Ethiopian Prime Minister Meles Zenawi
died in August 2012 leaving the EPRDF, the
dominant party controlling the State since
1991, without its historical leader. The
nomination as Prime Minister of Hailemariam
Dessalegn, Meles’ favourite, by EPRDF’s elites
confirms Zenawi’s strong legacy. Nevertheless,
this nomination hardly hides deep internal
political tensions. The survival of the political
elite running the country will be determined
by their capacity to implement the programme
and the promises formulated by Meles
Zenawi in the years preceding his death.

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