Les médias face au terrorisme et aux populations affectées, l

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Les médias face au terrorisme et aux populations affectées, l
Les médias face au terrorisme et aux
populations affectées, l’impossible
équation
Un article d’Evelyne Josse, novembre 2015
www.resilience-psy.com
Le fait terroriste et les médias
La mort scénarisée pour inspirer l’effroi
En 1962, le philosophe et politologue français Raymond Aron, dans son ouvrage « Paix et guerre entre
les nations » définissait l’action terroriste de la façon suivante : « Est dite terroriste une action de violence dont
les effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques »1. Le terrorisme cherche moins
à tuer qu’à tuer abominablement ; il vise moins à tuer en masse qu’à propager l’effroi. Son but est
d’inspirer l’horreur, l’indignation, la répulsion et la terreur dans l’opinion publique en infligeant aux
victimes une mort horrible qui remet en question l’ordre social et la morale. Décapitations,
éventrations, castrations, vies fauchées à la fleur de l’âge, la scénarisation monstrueuse de la mort revêt
une pluralité des formes. Certes, les attentats perpétrés en France au cours de l’année 2015 ont arraché
la vie à de nombreuses personnes. Il n’en reste pas moins que leur portée psychologique et sociale est
sans commune mesure avec leur impact infime, sinon nul, d’un point de vue purement « militaire ». De
même, l’atmosphère de menace qu’ils ont instaurée au lendemain des massacres est largement
disproportionnelle par rapport au risque réel encouru par chaque citoyen d’être touché par un acte
terroriste.
Sans média, le terrorisme pourrait-il survivre ?
Sans média, le terrorisme moderne ne survivrait pas. A l’ère de l’information, dans notre société
mondialisée, les médias offrent la caisse de résonance indispensable aux terroristes pour diffuser leur
message et répandre la terreur. Sans eux, ces actes n’auraient qu’une portée très limitée. En relayant un
attentat, une prise d’otage ou une mise à mort, les médias offrent une emphase et un écho international
à ces actions. Ainsi, une décapitation retransmise à la télévision frappe tellement l’imagination qu’elle
compte bien davantage que pour une simple mort. Ses effets sont largement démultipliés en raison de
l’impact psychologique qu’elle produit sur les auditeurs et les téléspectateurs du monde entier. La
stratégie du terrorisme, c’est moins le meurtre que la visibilité du meurtre. « Le terrorisme, disait Aron, ne
veut pas que beaucoup de gens meurent, il veut que beaucoup de gens sachent ». La fonction principale de l’acte
terroriste est publicitaire : faire parler de ses commanditaires et de ses revendications. Grace à la
mondialisation de l’information, on assiste à la mondialisation du message terroriste et à celle de la
terreur.
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Aron R. (1962), Paix et guerre entre les Nations, Calmann-Lévy, Paris.
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Les média en temps de crise
Le rôle des médias dans la situation de crise subséquente à un attentat terroriste est un exercice difficile.
Par définition, la crise est une situation incontrôlée ou du moins, gérée avec difficulté. Les événements
se bousculent de manière inattendue et dramatique, les dépêches se succèdent à un rythme effréné, des
décisions politiques et sécuritaires sont prises dans l’urgence, des réactions fusent de toutes parts, etc.
Autant de sujets à communiquer dans les journaux audiovisuels et la presse écrite.
Pour les médias, les pièges sont nombreux : tension générée par l’urgence, difficulté à valider des
informations en évolution constante, danger de relayer des rumeurs, diffusion de renseignements
pouvant mettre des personnes en péril2, pression du direct, dramatisation excessive, risque de verser
dans le sensationnalisme, surenchère d’images-choc, course à l’audience, etc.
Le besoin d’information de la population
Après un attentat, pour réunir les conditions d’un bien-être suffisant, la population doit retrouver un
univers sécurisant et maîtrisable. L’accès à une information pertinente joue un rôle non négligeable
dans la reconstruction d’un quotidien prévisible et rassurant.
Dans la suite immédiate d’une action terroriste, un des tous premiers besoins de la population perçu
comme vital est celui d’être informé. L’information procure un sentiment de maîtrise et de contrôle de
la situation et réintroduit une certaine prévisibilité du futur. Une information pertinente permet ainsi de
réduire sensiblement l’état de stress et la détresse des populations affectées.
Dans cette situation d’urgence, des activités communicationnelles spécifiques entrent en jeu : la
communication de crise et la communication des risques.
La communication de crise, diffusée durant la période aiguë, a pour objectif principal d’informer de la
situation présente et de l’avenir immédiat. La population est en attente d’information sur les
événements (ce qui s’est passé, en quel lieu, le nombre approximatif de victimes, la prévision des
événements futurs possibles, etc.), le déroulement des activités de secours et les efforts entrepris pour
assurer la sécurité physique de tous.
La communication des risques est indissociable de la communication de crise. Elle a pour but
d’informer la population des risques éventuels qu’elle encoure (risque de nouveaux attentats, menace
chimique ou bactériologique, etc.) ainsi que des mesures à prendre et de la conduite à tenir dans des
circonstances déterminées (par exemple, services interrompus et établissements fermés en raison du
niveau de la menace, évacuation d’une zone à risque, etc.).
Si la population a le sentiment que les politiques ou les médias cachent des informations importantes,
son anxiété s’accroit et devient source de rumeurs alarmistes et de théories conspirationnistes les plus
farfelues. L’angoisse et les rumeurs risquent de provoquer à tout moment des états de panique difficiles
à contenir. Afin de prévenir de tels phénomènes, une information complète, variée et correcte est
essentielle. Elle freine les imaginaires galopants et contribue sinon à éviter, du moins à réduire, les
conséquences néfastes d’un événement.
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En janvier 2015, Lilian Lepère, graphiste à l’imprimerie de Dammartin-en-Geöle, s’est caché dans le réfectoire de
l’établissement, sous l’évier. Il affirme « J’ai été plutôt chanceux qu’ils (les médias) n’aient pas été tenus au courant des
informations ». Sa vie, pense-t-il, aurait pu être mise en danger par les médias ayant diffusé qu’un otage se trouvait dans
l’imprimerie si ceux-ci avaient eu connaissance du lieu précis de sa cache.
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Les dérives
Les effets de l’information en continu et en temps réel
Le caractère exceptionnel et dramatique des attentats conduit à une diffusion d’information en continu.
Les grilles de programmes sont bouleversées et revues pour informer en temps réel des événements et
de leurs conséquences. Les actualités se succèdent rapidement. A la radio et à la télévision, les éditions
spéciales s’enchaînent ; la presse écrite égrène les dossiers spéciaux.
Dans le chaos des premières heures, le journaliste découvre parfois les images en même temps que les
téléspectateurs et n’en sait pas plus qu’eux sur la situation. La médiatisation, synchrone aux
événements, n’offre pas de recul ni de grille de lecture. Rendre compte des faits prime sur l’explication,
la réflexion, l’analyse et la mise en perspective. Si l’information rassure la population en la tenant au
courant des dernières actualités, les images transmises sans le moindre différé ont des effets désastreux.
Diffusées en direct, non narrativisées, elles sont propices à l’éclosion de l’angoisse. Une information
anxiogène perturbe la conscience critique plutôt qu’elle ne l’avive. L’émotion intense qu’elle suscite
court-circuite les processus cognitifs et suspend le raisonnement.
Des consommateurs dépendants de l’information
Si les gens s’intéressent tant aux attentats, c’est entre autre parce qu’ils s’identifient aux victimes et à leur
entourage : « Cela aurait pu être moi ou un de mes proches » 3. Certains, plus que d’autres, perçoivent le
terrorisme comme un péril personnel. Angoissés par leur propre amplification du risque, ils cherchent
de l’information et sont en quête de la dernière nouvelle. Leur peur engendre ainsi une véritable
attraction pour les moyens de communication. Connectés aussi souvent que possible aux actualités, ils
en deviennent dépendants, prisonniers d’une relation passive et angoissante à l’information. Disposant
d’un nombre élevés de chaînes, ils passent de l’une à l’autre. Toutes diffusent les mêmes images, les
mêmes commentaires ; les médias ânonnent. L’hyperconsommation d’une information quasi
unidimensionnelle n’accroit pas la connaissance qu’ils ont des faits. Mais à force d’être répétée, cette
information forge la manière dont ils perçoivent la réalité. Elle les entraîne dans un monde où
l’insécurité réelle ou imaginaire sourd de toute part. Leur besoin de sécurité les pousse à chercher de
l’information mais paradoxalement, celle-ci, lorsqu’elle est brute et sans analyse, entretient leur
angoisse.
D’autres cèdent à la fascination de l’horreur et perdent eux aussi toute modération. Le mythe de
Méduse illustre parfaitement l’emprise hypnotique de l’épouvante. Quiconque la regardait droit dans
les yeux était transformé en pierre. Il en va de même pour les actes terroristes. Ils glacent d’effroi,
figeant le spectateur dans la peur et l’immobilisant devant son petit écran.
D’autres encore sont collés à leur récepteur moins parce quelle est un moyen d’information que parce
qu’elle est un moyen de communion. En regardant les actualités, ils ont le sentiment de communier
avec les victimes et avec leur communauté affectée. L’être humain est un être social. Il a besoin de ses
semblables pour vivre et réunir les conditions de son bien-être. Dans les suites immédiates d’un
3 Ce n’est évidemment pas l’unique raison. Nombreux sont ceux qui s’intéressent aux faits eux-mêmes. Le terrorisme
frappe aveuglément et cruellement des innocents. Il remet en question l’État de droit, la démocratie, les droits
fondamentaux de liberté d’expression, d’action et de déplacement, l’organisation sociale, institutionnelle et politique
de la société, la sécurité, les fondements philosophiques, etc. Devant de tels faits, les personnes sont amenées à se
positionner en tant qu’être humain, citoyen et acteur social.
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massacre, la préservation et la reconstruction de l’équilibre psychologique individuel et communautaire
passe par le renforcement des liens entre les membres de la communauté affectée, par la consolidation
de son unité et par la réaffirmation de ses valeurs. Aussi, les personnes éprouvent-elles le besoin de
conforter leur sentiment d’appartenance au groupe. Suivre les actualités, c’est se sentir appartenir à la
nation ; c’est adhérer à ses normes et à ses valeurs.
Certes, il est important que les médias réfléchissent à la manière de traiter des sujets aussi sensibles et
complexes que celui du terrorisme : authentification des informations, choix des images diffusées,
plate-forme d’analyse et de mise en perspective des événements, recours à des journalistes-experts,
réflexion menée au sein de la profession, etc. Toutefois, dans la façon de consommer l’information
aujourd’hui, on ne peut ignorer les nouveaux moyens de communication : internet, réseaux sociaux,
sms, etc. Quelques minutes après les attentats, vidéos, témoignages de rescapés et messages ont
commencé à circuler sur la toile et sur les smarphones. Le consommateur ne peut être exonéré de sa
responsabilité dans la manière dont il s’informe. C’est à lui qu’il revient d’être vigilant, d’éviter la
dépendance aux actualités et de préférer, par exemple, la radio et la presse écrite à la télévision en direct
vu la puissance émotionnelle des images.
Les médias au pilori
Le besoin d’un retour à la vie « normale »
Après une période d’un semaine à dix jours, la cadence rapide et la multiplication des informations
effrayantes et des annonces sécuritaires entraînent un effet de saturation.
Nous sommes inconsciemment convaincus que le monde est bienveillant et que nos semblables sont
bons, moraux et honnêtes. Nous croyons également en un monde logique ; les événements suivent un
cours compréhensible et les individus exercent un contrôle sur leur occurrence (par exemple, chacun
reçoit ce qu’il mérite, de tout comportement découle un résultat prévisible). Les attentats meurtriers
bafouent les règles de base régissant l’humanité et invalident brutalement ces schémas cognitifs. Ces
croyances fondamentales, habituellement peu accessibles au raisonnement conscient, deviennent
perceptibles suite à un événement tragique tel qu’un attentat terroriste. Les personnes s’expriment alors
fréquemment sur l’imprévisibilité funeste du monde et son incohérence, sur la malveillance d’autrui,
etc.
Ces croyances de base peuvent paraitre naïves mais elles sont essentielles car elles nous aident à vivre
en nous protégeant de l’angoisse. Dans un registre similaire, nous nous conduisons comme si nous
étions immortels ; nous nous comportons comme si la mort n’existait pas sinon la vie serait impossible.
L’effondrement des schémas de base induit un sentiment de perte de contrôle (en particulier par
rapport à la survenue de nouveaux attentats) et de vulnérabilité personnelle inaugurant l’apparition de
symptômes anxieux et de comportements d’évitement (par exemple, évitement des lieux fréquentés où
pourrait être commis un nouvel acte terroriste).
Dans les premiers jours et les premières semaines suivant un attentat, les personnes éprouvent le
besoin d’en parler et recherchent activement de l’information. Petit à petit, ce besoin décline, leur
angoisse et leur sentiment de détresse diminuent et elles souhaitent, sinon oublier, du moins se distraire
et retrouver un mode de vie aussi normal que possible. Toutefois aux périodes de « dénis » duquel le
danger est évincé alternent des moments d’anxiété à l’idée de l’occurrence d’un événement similaire. Le
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rappel de la menace par les médias, messager chargé de porter la mauvaise nouvelle, est alors reçu avec
de plus en plus d’acrimonie.
Les médias tenus pour responsables
« C’est la faute aux médias », « Halte à la psychose ! »
À chaque grande crise, quelle qu’elle soit4, après quelque jours ou quelques semaines à distance de
l’événement, les critiques fusent quant à la gestion médiatique de la situation. Les médias se retrouvent
irrémédiablement en position d’accusés. On les tient pour responsables de l’amplification du climat de
terreur, on leur reproche d’avoir paniqué l’opinion publique par la multiplication de nouvelles
alarmantes, on met en doute la réalité du danger, on les soupçonne d’être de mèche avec les politiques
et d’utiliser la menace pour étouffer les affaires qui empoisonnent le pouvoir, etc. A contrario, s’ils font
preuve de modération dans leurs propos ou si plusieurs jours passent sans véritable nouvelle, on les
suspecte de retenir des informations pour ne pas inquiéter la population.
L’exercice n’est pas simple pour les médias plongés dans le maelstrom d’une crise. Trouver le bon
positionnement entre trop et trop peu d’information semble relever de la gageure.
Conclusion
Comment répondre au besoin impérieux d’information manifesté par l’opinion publique sans jouer le
jeu des terroristes en offrant à leurs actions une publicité internationale ? Les médias face au terrorisme
et aux populations affectées, n’est-ce pas une équation impossible ?
Références bibliographiques
Aron R. (1962), Paix et guerre entre les Nations, Calmann-Lévy, Paris.
Josse E. (2014), Le traumatisme psychique chez l’adulte, De Boeck Université, coll. Ouvertures
Psychologiques.
Josse E. (2011), Le traumatisme psychique des nourrissons, des enfants et des adolescents, De Boeck Université,
Coll. Le point sur, Bruxelles
Josse E., Dubois V. (2009), Interventions humanitaires en santé mentale dans les violences de masse, De Boeck
Université, Bruxelles.
Josse E. (2007), Le pouvoir des histoires thérapeutiques. L’hypnose éricksonienne dans la guérison du
traumatisme psychique, La Méridienne-Desclée De Brouwer Editeurs, Paris
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Pour n’en citer que quelques unes : la grippe aviaire, la grippe H1N1, la vache folle, la dioxine, la guerre en Irak, etc.
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