Disparaître ici - Éditions Rouge Profond
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Disparaître ici - Éditions Rouge Profond
Disparaître ici par Guy Astic « That’s where I was going… Mulholland Drive. » (Rita) « En l’homme, tout est chemins perdus » (G. Bachelard) Dans Moins que zéro (1985) de Bret Easton Ellis, le narrateur donne des images glaçantes de Los Angeles, à contre-courant des clichés policés, enluminés par l’aura hollywoodienne. C’est depuis Mulholland Dr. où il réside que Clay, frayant avec les milieux branchés et interlopes du cinéma, livre sa vision de la Tinseltown. Guirlandes et paillettes ne trompent guère, L.A. est talonnée à l’entour et en son sein par la sauvagerie… wild at heart dirait Sailor. Ce sont, entre autres, des chanteuses qui couinent à la radio « Maintenant je fais partie des ordures », les coyotes passant dans les phares des voitures engagées sur les hauteurs de la mégapole, une proie ensanglantée dans la gueule. C’est encore cette rue bien particulière de Sierra Bonita où se manifestent des apparitions inquiétantes de l’Ouest sauvage. Le pire ou ce qui reste à redouter, pourtant, n’est pas là. L’auteur d’American Psycho choisit de mettre la pression en faisant réagir Clay à un panneau publicitaire planté, comme tant d’autres, sur le trajet qui le mène de Sunset Bld à Mulholland Dr. : devant ses yeux, simplement deux mots en guise de slogan, « Disparaître Ici », qui lui font enfoncer la pédale de l’accélérateur et mettre des lunettes noires bien qu’il fasse encore nuit. La réaction disproportionnée trahit le souffle de l’effondrement intérieur, la dépression en marche, l’écho profond de ce pouvoir d’abstraction et d’engloutissement propre à Los Angeles. Sans avoir les résonances violentes et nihilistes de Moins que zéro, Mulholland Drive emprunte au versant sombre de la mythologie de l’Usine à Rêves. Filmée la nuit, au-dessus des lumières de L.A., la route de Lynch est une invitation à se perdre dans l’envers des décors et des histoires, pour toucher au cœur spectral du cinéma. En tournant au lieu même de ce qui est surfilmé, le réalisateur ne se contente pas de jouer avec les références, de dégager les lignes de force du réel cinématographique qui vient doubler le réel californien. Il prolonge son travail sur l’absence de repos des apparences, en investissant frontalement l’univers hollywoodien que ses productions n’ont cessé de frôler jusqu’à présent. Résultat : un film habité sur la hantise à la fois essentielle et artificielle suscitée par Hollywood ; un film qui démarque le projet naturaliste hallucinant de Sunset Boulevard (1950) de Billy Wilder, dans la mesure où ce film source, d’après Marc Cerisuelo, s’immerge dans le milieu originaire du cinéma en interdisant toute approche qui reposerait sur la simple séparation entre invraisemblance et réalité : il n’y a pas « d’un côté le réalisme incarné par Joe Gillis [William Holden] et de l’autre l’illusion dévastatrice représentée par l’ex-reine de cinéma », Norma Desmond (Gloria Swanson). Le soleil noir de la Californie D’emblée, la caméra de Mulholland Drive investit des lieux tiraillés entre plusieurs plans de réalité, des lieux amovibles pareils à des décors coulissants. Il en est ainsi de la première localisation en apparence stabilisante : la résidence de la tante de Betty. Investie par effraction à la suite de la brune miraculeusement réchappée du crash, l’habitation semble se métamorphoser sous le regard émerveillé de la blonde – elle gagne en chaleur, sans pour autant abandonner la qualité propre à la plupart des endroits du film : elle reste provisoire, un hébergement temporaire pour les deux jeunes femmes, en sursis l’une comme l’autre. Ainsi, la portion de décor qui vient se refléter dans le miroir de la salle de bains lorsque toutes deux se regardent n’est pas la même : Rita vient y puiser son prénom illusoire en captant l’affiche de Gilda (1946) de Charles Vidor, alors que cette image-reflet est refusée aux yeux de Betty devant le même miroir. Sans compter ces travellings avant oppressants dans les couloirs de l’appartement, opérés à partir d’un point de vue inassignable – qui rappellent les mouvements glissés de la caméra intruse chez les Madison dans Lost Highway. C’est dire si la réalité de siège éjectable, nichée au cœur de l’industrie du cinéma hollywoodien, vient contaminer jusqu’aux lieux les plus privés. L’installation de Betty dans l’appartement de sa tante s’apparente à une substitution : elle prend littéralement sa place, lui volant même la vedette auprès du producteur vieillissant, mais cela n’a qu’un temps. La tante reprend ses droits, et sa réapparition dans le film correspond à l’effacement de Betty et Rita à l’image. Partant, Mulholland Drive est un film sur Hollywood, dans la mesure où l’on accède aux coulisses faussées d’un monde qui ne tient pas – sinon le temps d’un cadrage trompeur. Le scénario reproduit cet intenable en proposant plusieurs rôles pour les mêmes acteurs, des rôles qui s’enchaînent et s’interrompent sans prévenir, qui poussent à reconnaître tel acteur mais à méconnaître tel personnage. A force d’incarner et d’endosser des rôles comme des masques de carnaval (le gérant de l’hôtel miteux est aussi un assistant au cabaret-théâtre, le vieux couple est tour à tour prévenant et terrifiant, à taille normale ou à l’échelle de nains), la désincarnation gagne ; être et paraître se décollent, en viennent à ne plus signifier. Il n’y a plus de fil conducteur net, de même qu’il n’y a plus de personnages fédérateurs – même l’adorable Betty a ses noirs démons qui lui font perdre la face et la tête. Les personnages sont les instruments d’une musique qui se joue sans eux, comme l’illustre la représentation au Silencio. Ils sont réduits à l’état de figurants, plus agis qu’agissants, soumis à la pression d’un hors-scène – cette chape d’invisible que signale ironiquement le cow-boy sans sourcils – susceptible de les faire sortir du plateau à tout moment, sans motivation apparente. Blaise Cendrars, amené à commenter les statistiques sur les suicides à Los Angeles au milieu des années 30, désigne une cause majeure selon lui : le soleil artificiel capté dans les studios hollywoodiens, « dont le tragique cône d’ombre vient invisiblement balayer Hollywood en plein jour et frapper au cœur, éclipse ou choc en retour, les désillusionnés et les stars ». Voilà bien ce qui se joue, de manière terrifiante, dans Mulholland Drive : l’évanouissement des personnages en pleine lumière ou dans la cité qui brille de ses mille feux – c’est le commissaire McKnight lançant à L.A. illuminée sous ses pieds : « Quelqu’un pourrait avoir disparu » ; ce sont les comparses du Winkie’s pris dans le halo surexposé de la rue, avant leur rencontre fatale avec la Chose rôdant parmi les détritus, figure noire qui semble avaler la lumière. Dans cette ville de l’extrême visibilité et des projecteurs, où tous et tout s’affichent – à commencer par les lettres de métal ondulé H.O.L.L.Y.W.O.O.D. qui trônent sur la célèbre colline –, chacun est menacé d’effacement (plus besoin d’aller dans la Death Valley pour disparaître ou s’abstraire, à l’instar de Pete et Alice dans Lost Highway !). Même les fameuses lettres qui semblent éternelles peuvent s’écrouler – en 1944, le L.A.N.D. qui complétait alors H.O.L.L.Y.W.O.O.D. connut pareil sort (le H également, mais il fut remis d’aplomb). Quiconque peut subir les déconvenues d’Adam : réalisateur d’abord encensé, il est chassé du paradis des plateaux de tournage, expulsé de chez lui par l’amant de sa femme, et réduit à loger dans un hôtel miteux. Sa réhabilitation passe par une entrevue improbable, dans la zone frontière de Beachwood Canyon où L.A. semble retourner à l’état sauvage, avec le personnage intermittent du Cow-boy. City of Dreams certes, Los Angeles tient surtout de la twilight zone propice aux failles spatiales et temporelles où s’abîment des existences – d’où ce sentiment permanent, face à Mulholland Drive, de se retrouver devant des scènes anachroniques, antidatées, comme si le film hésitait entre plusieurs époques. Au demeurant, le fait que le long métrage soit hanté par le fantôme de la série qu’il aurait dû être ajoute à la facture crépusculaire du film. Quand Lynch se plaît à ne pas reprendre tel personnage ou à ne pas motiver telle scène, il semble porter le deuil d’une histoire qui aurait pu s’étoffer autrement et, en même temps, convertir ce deuil en opportunité, saisissant l’occasion de filmer plus intensément le mouvement de figuration et dé-figuration, le battement spectral des imagescinéma. Boulevards du crépuscule Sunset Boulevard hante Mulholland Drive. Les références au film de Wilder s’enchaînent sur deux modes complémentaires, l’un reposant sur la reprise d’éléments propres au film des années 50, l’autre sur le prolongement de sa logique de décalage, entre reconnaissance et déphasage des modèles et du milieu hollywoodiens. Dans le premier cas, l’effet de choc dans Mulholland Drive, opéré par l’articulation du pré-générique inassignable (un rêve ? une réminiscence ? une vision post mortem ? à qui attribuer ces images de jitterbug effréné ? quel visage s’est absenté sur cet oreiller vide sur lequel la caméra vient zoomer ?) et du générique endeuillé, emprunte beaucoup à l’ouverture de Sunset Boulevard où l’image impose la certitude d’un homme mort alors que la voix-off dit sa survivance improbable. De la même façon, Lynch hystérise à l’issue de son long métrage la séquence finale du film de Wilder, où Norma a définitivement basculé dans la folie après son coup de feu, reproduisant, en surimpression des lumières modernes de L.A., le « close-up » de l’ex-star du muet, avant de nous laisser sur l’ultime image de cette icône déchue qui a le mot de la fin – silencio, ou le congé donné au cinéma trop parlant. Et entre les deux pôles du film de Lynch, Sunset Boulevard ne cesse de se signaler. Ann Miller, la reine des claquettes dont les numéros chantés et dansés les plus célèbres ont été repris dans That’s Dancing et Il était une fois Hollywood, incarnant Mrs Lanois (alias Coco) reproduit le trouble éprouvé à la vision de Gloria Swanson jouant un rôle qui démarque sa vie d’actrice – l’impression de voir une légende vivante sur le retour (Norma préfère le mot de return à celui de come-back) nous sort de la sensation de n’être que dans un film. Ailleurs, le regard égaré de Rita, qui capte en biais l’image de Gilda dans le miroir, semble rejouer, dans un cadrage très proche, le regard que Norma lance devant sa coiffeuse avant sa dernière sortie. Adam, propriétaire d’une villa avec piscine, dont l’esprit indépendant s’accommode de certains aménagements, rappelle Joe Gillis (rêvant d’avoir une piscine), qui cède au pouvoir de mante religieuse de Norma. Ailleurs encore, l’arrivée de Betty devant les studios (Betty Schaeffer est le nom de la jeune lectrice de scénario dans le film de Wilder) fait écho au retour de Norma devant la Bronson Gate de la Paramount. Il y a aussi ce rêve que raconte Joe (la vision d’un orgue recouvert de voile noir et d’un singe dansant), dont la rumeur sonore se prolonge après son réveil : comment ne pas voir dans la séquence du Silencio sa transposition ? Sans oublier le micro posé sur la scène du cabaret, qui semble en rappeler un autre, celui que Norma repousse parce qu’il vient buter contre la plume de son chapeau, alors qu’elle est assise sur la chaise de Cecil B. DeMille… Passons sur le jeu des références. De manière plus essentielle, Lynch reprend au film de Wilder sa faculté à infuser et diffuser l’aura hollywoodienne, entre éclat et noirceur, n’épargnant aucun des personnages, aucune des localisations. A l’instar de Sunset Boulevard, où la demeure de Norma n’est pas simplement une curiosité, excentrique et excentrée, dans la topographie de L.A., mais le cœur névralgique du Hollywood filmé, Mulholland Drive fait passer l’aura hollywoodienne partout – de la résidence de Coco au Silencio, en passant par la pièce vitrée de Mr. Roque, le Winkie’s, le corral du Cow-boy, les maisonnettes de la Sierra Bonita et la villa d’Adam. Aucun de ces lieux ne permet d’assurer la partition entre fiction et réalité, entre identité réelle et identité fabriquée, entre scène ouverte et sombre antichambre. Dans un milieu où les stars peuvent troquer leurs patronymes d’origine contre des noms d’emprunt qui leur collent définitivement à la peau (on songe à Vera Jayne Palmer alias Jayne Mansfield, Norma Jean Baker alias Marilyn Monroe, Edna Gilloly alias Ellen Burnstyn…), comment départager le vrai du faux ? Comment même imaginer leur départage sans perdre le fondement de la mythologie hollywoodienne ? Lynch ne dit pas autrement lorsqu’il imagine le circuit des photos. Adam se voit imposer une actrice, un nom surtout sous un visage photographié (Camilla Rhodes), par les frères Castiglione qui n’ont de cesse de répéter : « That’s the girl ». Sous la pression, il cède et confirme, au cœur d’un dispositif éminemment faux (la blonde sélectionnée chante en play-back) : « That is the girl ». Or, ce qui est narrativement hypothéqué ici, c’est l’être (ce « that is » péremptoire mais dénué de sens), l’identité en propre, celle-là même qu’interroge et recherche Rita : « I don’t know who I am ». La réponse survient, dans la seconde partie du film, impensable, allant contre la mémoire du spectateur : elle est Camilla Rhodes, et une de ses photos avec ce nom en légende – on est passé du cliché de press-book à la photo d’une tête « mise à prix » – le prouve. Drôle de preuve cependant, puisque chacune des deux versions photographiques est contredite par l’autre. Démonstration est faite, donc, que la manipulation d’identité finit par affoler même ce qui est supposé fixer l’instantané. Là – comme dans Lost Highway avec la double photo d’Alice / Renee et Renee seule – ça n’impressionne plus : les noms circulent, les visages changent et la disparition orchestre l’ensemble. Au reste, Mulholland Drive semble poser une question dont la réponse figure déjà, pour ainsi dire, dans Sunset Boulevard : où vont les personnages-acteurs quand ils s’absentent ? Où demeurent-ils en souffrance ? Pareil lieu du suspens, Rita et Betty le localisent lors de leur enquête sur les traces de Diane. Elles en ont un aperçu en découvrant un cadavre, un corps filmé de dos ou de trois quarts face en position fœtale, conjuguant la mort en décomposition et la posture de l’enfantement. Dans ce contexte, le grandiose gothique et kitsch enregistré par Wilder passe chez Lynch sous la forme d’un gimmick (plutôt faible en comparaison de von Stroheim en valet inquiétant), en la personne du cow-boy qui ré-anime littéralement ce corps grotesque (triste vestige d’un jeu arrêté, à l’instar du cadavre simiesque que découvre Joe chez Norma) : il enjoint Diane à se réveiller, et Diane « ressuscitée » n’est autre que Betty ou presque… La traversée du faux et de l’artifice est ici entière : c’est une manière de vivre en vérité la fabrique même de l’illusion, de saisir au plus vrai le travail de contre-vie à l’œuvre lorsqu’un récit s’élabore, privilégie une voie narrative plutôt qu’une autre, court-circuite certains possibles. Mulholland Drive capte précisément la genèse et le mouvement de ce travail, pour prolonger au maximum l’histoire sur le fil du rasoir, l’histoire en ses fluctuations formelles. Orphée à Hollywood Mulholland Dr. n’est jamais aussi fascinante que lorsqu’on la quitte en plein milieu et en pleine nuit, que l’on décide de couper court à travers ses lacets. Ce décrochage intervient à deux reprises dans le film, une manière pour Lynch d’indiquer qu’on change de dimension, surtout que cette sortie de route nous extrait de la réalité urbaine et des mirages hollywoodiens pour nous faire traverser d’autres réalités, des bois encore sacrés (holy woods) aux portes de la cité. S’engage alors un véritable trajet orphique. La première fois, Rita, hébétée par le crash, quitte la route comme attirée par les lumières et plonge vers la ville en contrebas. La seconde fois, Camilla (la même brune dans le rôle d’Orphée) fait emprunter à Diane (dans le rôle d’Eurydice) un raccourci pour atteindre la villa d’Adam, son rival auprès de Camilla. Dans les deux cas, l’origine et la destination s’avèrent violentes, blessantes. En revanche, le parcours intermédiaire, descendant ou ascensionnel, relève d’un temps de l’intériorisation et de l’extase. Lynch s’attarde dans un interrègne de l’image et de l’histoire. Le double trajet, physique et intérieur, confronte l’immensité de Los Angeles (les plans en plongée ou panoramiques) à l’insondable de l’intimité. De ces espaces, où passe la frontière entre le réel et le psychique, le dehors et le dedans ? Voilà la question que cristallise la bifurcation, question fondatrice de Mulholland Drive. Enfin, en reconduisant le trajet orphique, Lynch désigne la profondeur à laquelle accède malgré tout son film immergé dans la fascination hollywoodienne. Ici, dans cette traversé des bois, dans ce contre-chant échappé du royaume des ombres, bat comme le cœur révélateur du cinéma de Lynch. Conscient de créer contre et avec la mort, il multiplie ces moments visibles où l’artifice se naturalise, ne serait-ce qu’un temps, où la trajectoire entre la vie et son contraire se suspend. « Le monde, a écrit quelqu’un, est le lieu dont nous prouvons la réalité en y mourant. » C’est une phrase leitmotiv des Versets Sataniques (1988), que Salman Rushdie rend irréalisable : dans son roman, les personnages ne peuvent ni mourir ni s’accomplir tout à fait… Lynch agit de même : Mulholland Drive explore le lieu de la mort différée, celui du récit interminable et des images traçantes et spectrales, celui de la légende inachevée. Et il nous laisse sur un silence hanté par le visage de Gloria Swanson, dont le plus beau des commentaires, pourrait être celui puisé dans les superbes notes de Marcel Hanoun sur l’image : « Il, elle a disparu… Ma question est : mais où ont-ils disparu ? Le mot disparition me surprend toujours. Quelle différence entre apparition et disparition, entre mort et disparition ? Apparaître précède-t-il, vient-il après disparaître, pourrait-il venir après ? Une image apparaît-elle ou disparaît-elle, n’est-elle que dans l’instant d’être, disparaît-elle d’apparaître ou apparaît-elle de disparaître ? L’image est-elle échue ou à venir, n’est-elle qu’apparence ou désapparence ? »