Le management des politiques sociales
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Le management des politiques sociales
Association ABREASS /www.abreass.fr Revue Contrepoint n°4 : Les dimensions de la pratique 1er novembre 2014 Le management des politiques sociales Genèse et conséquences Bruno Laffort EnseignantChercheur en sociologie À travers cette contribution, nous allons essayer de montrer comment les politiques managériales se sont progressivement infiltrées dans les politiques sociales jusqu’à en constituer pratiquement aujourd’hui la doxa dominante. Mais, tout d’abord, qu’appelle‐t‐ on politiques managériales ? Ce sont des méthodes de gestion issues tout droit du monde de l’entreprise, prônant des réformes censées augmenter encore et toujours la productivité ; ces méthodes s’appuient sur une grammaire très précise valorisant notamment le développement des compétences individuelles, la responsabilisation de tout un chacun (qu’il s’agisse des professionnels du social comme des usagers) et la valorisation du travail par projet avec son corollaire, l’évaluation. L’arrivée progressive de ces politiques dans le secteur social peut se lire à travers la combinaison d’un faisceau d’éléments. Nous allons examiner trois de ces principaux éléments pour tenter ensuite de proposer une interprétation globale de ce changement de paradigme et d’en apprécier son ampleur. Nous verrons, pour conclure, que ces modifications se traduisent par une augmentation énorme de la souffrance au travail chez les professionnels du secteur social et médico‐social. Comment définir les bases de ce triptyque ? Le premier facteur a partie liée avec la remise en cause de l’État‐providence, ce depuis la fin des Trente Glorieuses ; certes, tout cela s’est opéré par petites touches successives mais, d’ores et déjà, il semble que « le ver soit dans le fruit ». Le deuxième facteur concerne l’évolution du discours politico‐ juridique, en vogue actuellement dans ce secteur, avec la mise en avant de ce qu’on dénomme les Théories de la justice, popularisées par John Rawls ; ces théories ont eu comme effet d’imposer – au moins dans le discours ‐ une rhétorique juridique où l’équité notamment est venue remplacer l’égalité. Le troisième facteur s’appuie sur le changement idéologique dans la bouche même des acteurs politiques de premier plan sur la façon de voir et de concevoir cet État‐providence, depuis Margaret Thatcher au Royaume‐ Uni et Ronald Reagan aux États‐Unis pour les précurseurs, jusqu’à plus près de nous un Tony Blair ou un Jacques Delors plaidant de concert pour la recherche d’une troisième voie au niveau de l’appréhension des politiques sociales. Nous rejoignons Léon Bourgeois pour penser que « la question des droits et des devoirs se posait initialement entre les hommes eux‐mêmes, mais entre les hommes conçus comme associés à une œuvre commune » (cité par Astier, 2010, page 39) et obligés les uns envers les autres. Cette « dette collective » entre les citoyens se serait aujourd’hui retournée dans 1 le sens où, désormais, chaque individu se retrouve à devoir rendre des comptes à la société. Ces trois éléments que nous allons décrire ci‐après vont conduire à une remise en cause de l’État‐providence (dont nous tenterons d’apprécier le degré) et se traduire, de manière très concrète, par de profondes modifications du travail des professionnels. La remise en cause de l’Etat providence Cette forme particulière de redistribution horizontale, basée sur ce que Pierre Rosanvallon appelle le paradigme assurantiel (Rosanvallon, 1995), a été créée à la suite de la Seconde Guerre mondiale, par Pierre Laroque notamment, l’initiateur de la Sécurité sociale. Comme son nom l’indique, l’État‐providence est sensé se substituer à la Providence divine en délivrant l’individu de ses appartenances communautaires et familiales en cas de « coup dur ». Son champ de compétence s’est bâti sur ce qu’on appelle les quatre piliers, ces derniers devant protéger l’individu contre les grands risques de l’existence, risques pris dans leur acception la plus large. Quels sont ces quatre piliers ? La santé (en cas de maladie, d’accident du travail), la famille (ressources financières complémentaires pour les familles nombreuses, mais aussi, à l’inverse, en cas de séparation du couple pour aider les familles monoparentales), la vieillesse (retraites) et le chômage. Rappelons que le chômage était considéré à l’époque comme un phénomène conjoncturel, pensé comme provisoire par essence et non comme structurel tel que celui qui sévit actuellement dans nos sociétés postindustrielles. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la reconstruction, ce « compromis fordiste » s’est construit dans une quête réelle de solidarité, le patronat étant d’accord pour « lâcher du lest » et les ouvriers pour renoncer au « Grand soir ». Cette création s’est accompagnée par un gain de pouvoir d’achat conséquent durant ce que l’on a appelé, après coup, les Trente Glorieuses. Certains pensent aujourd’hui que cette création était une folie, mais une « folie nécessaire » pour reprendre la formule de Michel Chauvière lors d’un colloque sur « le Travail social à l’épreuve du management et des impératifs gestionnaires » (Chauvière, 2009). Rappelons que le modèle de l’État‐ providence français est un modèle dit « bismarckien », assis essentiellement sur les cotisations salariales, des ouvriers au départ (modèle allemand), de l’ensemble des salariés ensuite (comme c’est le cas dans notre pays) ; avec un marché de l’emploi devenu extrêmement fragile, ce modèle peine à trouver les ressources nécessaires pour assurer son équilibre, d’où les premières critiques formulées à son égard. Comme le pense Michel Autès, on va donc assister depuis une trentaine d’années « à une dégradation progressive des régimes du droit qui avaient largement pénétré l’aide sociale facultative, au profit d’un retour vers des attributions de plus en plus discrétionnaires basées sur une logique de l’urgence » (Autès, 2002, p. 186). Ce retour à une politique assistantielle gérant les situations perçues comme les plus lourdes va compromettre la perception du paradigme assurantiel, notamment chez les classes moyennes qui pensent – plus à tort qu’à raison – qu’elles sont les seules à payer sans recevoir de réelles contreparties à leur effort de la part de ce même État‐providence. Ces classes sont‐elles réellement à la dérive comme le décrit Louis Chauvel dans un ouvrage éponyme (Chauvel, 2007) ? Rien n’est mois sûr, mais le sentiment de devoir en quelque sorte « payer pour les autres » s’est installé dans les esprits. Rosanvallon, sans suivre pour autant Chauvel dans sa vision d’un appauvrissement qui reste à confirmer, pense également que le paradigme assurantiel a lui‐même était affaibli à cause de cela : « Le principe implicite de justice et de solidarité qui sous‐tendait l’État‐providence reposait 2 sur l’idée que les risques étaient à la fois également répartis et de nature largement aléatoires » (Rosanvallon, 2011, p. 290). Ainsi, la connaissance accrue des comportements et des situations particulières ont contribué à déchirer le « voile d’ignorance » sur lequel l’État‐providence s’était construit. Paradoxalement, et c’est encore Rosanvallon qui parle, « l’information est l’aliment direct de la différentiation » (ibid., p. 292). Pour le dire autrement, si les individus sont solidaires des membres qui font société dans un destin qui reste aléatoire, ils le sont moins si les parcours et les trajectoires des uns et des autres prennent plus de consistance et deviennent plus objectivables. Si la critique de l’État‐providence par les libéraux n’est pas étonnante (ces derniers plaidant pour un État réduit à une peau de chagrin, limité à ses prérogatives régaliennes et gardien des seules libertés), celles émanant de la Gauche nous questionnent davantage. Luc Boltanski et Ève Chiapello (Boltanski et Chiapello, 2009) ainsi que Rosanvallon (Rosanvallon, 2011) l’interprètent par ce qu’ils nomment la critique artiste, celle qui proviendrait de ceux qui dénoncent, à gauche, dans la machinerie sociale bureaucratique la constitution d’une véritable « usine à gaz » susceptible de porter atteinte aux libertés individuelles. La manière dont on perçoit l’État‐providence aujourd’hui n’apparaît donc pas dissociable d’une demande d’individualité accrue, ainsi peut‐être que de la faiblesse de la théorisation de cette « société des égaux » que l’on souhaite voir un jour aboutir. À en croire Rosanvallon, on serait passé d’un « individualisme d’universalité » à un « individualisme de distinction » (le « monde des artistes », représenté par le dandysme notamment), lui‐même étant le précurseur de « l’individualisme de singularité contemporain ». Dans cette nouvelle fiction, les hommes et les femmes seraient « dorénavant plus déterminés par leur histoire que par leur condition » (Rosanvallon, 2011, p. 309). Dès lors, la responsabilité devient, on l’aura compris, une valeur phare de nos sociétés postindustrielles. Ainsi, « les inégalités résulteraient dorénavant autant de situations (donc individuelles) qui se diversifient que de conditions (donc sociales) qui se reproduisent » (ibid., p. 309). Certes, l’entrée dans une société de plus en plus individualiste peut expliquer cette éventuelle désolidarisation des Français envers eux‐mêmes et, par ricochet, envers leur modèle phare de protection… Pour autant, toutes les études menées (par le CRÉDOC, par les mutuelles, mais aussi par l’État central) montrent que, dans leur immense majorité, les Français restent fortement attachés à leur système de protection sociale. Il ressort ainsi d’une enquête réalisée pour le groupe Générale de Santé qu’une « majorité des Français est prête à envisager une hausse des prélèvements et des cotisations sociales ou une baisse des remboursements pour garantir le système de santé » (IPSOS, septembre 2010, p. 21). Selon un autre sondage (parmi d’autres) commandé par le Commissariat général à la stratégie et à la prospective pour le Premier ministre, « les Français sont attachés à la répartition pour l’assurance maladie et les retraites, plus partagés pour les allocations familiales et chômage » (BVA, 2013, p. 27). À la lumière de ces deux exemples, la prudence s’impose sur des conjectures attribuées aux Français qu’il faudrait prendre le temps de vérifier, ces dernières étant susceptibles d’alimenter les partisans d’une « remise à plat » de notre modèle de protection. Pour autant, ne perdons pas de vue les conséquences concrètes et bien réelles de ce chômage de masse qui va amener une partie croissante de la population à vivre des formes nouvelles de précarité, ce que Robert Castel appelle l’insécurité sociale (Castel, 2003) : un paradoxe dans un État‐providence censé justement apporter une « sécurité » minimale aux citoyens. 3 Un nouveau discours juridique pour aborder le social Sans crainte de se tromper, on peut affirmer qu’il y un « avant » et un « après » John Rawls dans la façon d’appréhender les politiques sociales. Que nous disent ses théories de la justice, dans un livre paru sous le même nom, d’abord aux États‐Unis en 1971, puis en France en 1987 ? Ces dernières considèrent que « les désavantages ou handicaps individuels qui ne résultent pas de la responsabilité des individus doivent, légitimement, donner lieu à la mise en place de processus de redistribution pour garantir une compensation » (Priou, 2007, p. 115). On le voit, le premier élément de ces théories va être de chercher à déterminer ce qui résulte, peu ou prou, de la responsabilité des individus, quand l’État‐providence s’était construit sur un modèle inverse, à savoir le risque statistique. À ce titre, l’analyse de la genèse de la première loi sur les accidents du travail (1898) apparaît éloquente : il s’agissait justement ici de rompre avec ce régime de responsabilité en garantissant aux ouvriers une prise en charge en cas d’accident sur leur lieu d’exercice, quelle qu’en soit la cause. Les théories de Rawls vont donner une justification à ce que l’on va appeler « l’inégalité juste », faisant ainsi entrer, comme Michel Autès le pense, « le loup libéral dans la bergerie de l’État social » (Autès, 2002, p. 191). Ainsi, selon Rawls, une inégalité peut être juste si elle améliore le sort des plus démunis (sic). Mais encore ? Ces théories de la justice ont aussi introduits dans le débat public, de manière insidieuse, la notion d’équité en lieu et place de l’égalité. Cette équité ne nous apporte rien de plus au niveau conceptuel que l’égalité, sinon de brouiller les cartes et d’inviter les libéraux à participer au débat. Elle s’adosse à l’idée de justice pour se définir, certes, mais ne masque pas son appétence pour les théories méritocratiques. Dans un rapport commandité par Édouard Balladur à Alain Minc en 1994, baptisé très pompeusement « La France de l’an 2000 », cet ancien conseiller de Nicolas Sarkozy et président du conseil de surveillance du Monde – mais aussi économiste très en vogue dans les médias ‐ explique très sérieusement rechercher un nouveau compromis « fondé sur le principe de l’équité, par opposition à l’aspiration égalitaire qui a bercé toute l’historie sociale d’après guerre » (Minc, 1994, p. 87). Et ce même auteur de poursuivre, dans ce rapport qui a marqué les esprits, que « l’équité doit rendre compréhensible et acceptable par tous la course à l’efficacité et à ses sacrifices » (ibid., p. 87). On ne peut plus émettre de doutes sur l’origine néolibérale de ce terme, même si ce dernier se retrouve désormais dans toutes les bouches. En effet, comme le rappelle Le Monde à propos de ce rapport coordonné par Alain Minc (Le Monde, 20 décembre 1994, page 1), « contrairement à ce qu’on aurait pu croire, ce n’est pas la justice qui intéresse les auteurs, mais bien l’efficacité ». Enfin, cette idée de la justice conduit à une montée en charge des politiques de discrimination positive qui nous viennent d’outre‐Manche, ainsi qu’à une redécouverte du concept d’égalité des chances. Ces idées, a priori séduisantes, de « donner plus à ceux qui ont moins » restent éminemment discutables sur un plan philosophique, notamment quand l’expérimentation devient la norme et remplace la mise en place de politiques plus universelles. À titre d’exemple, les nombreuses expérimentations engagées dans les écoles de sciences politiques pour « entrouvrir leur porte » aux jeunes issus des quartiers populaires n’a pas modifié, loin s’en faut, la reproduction sociale dans le système scolaire ; cette dernière, mise en lumière il y a cinquante ans par Pierre Bourdieu et ses disciples dans un ouvrage resté célèbre (1964) perdure aujourd’hui, 4 comme le montre Pierre Merle qui dresse un bilan critique d’une démocratisation de l’enseignement jamais achevée (Merle, 2002). La métaphore de cette égalité des chances pourrait être celle d’une course de 100 mètres où tout le monde doit partir sur la même ligne de départ. Là encore, ce qui apparaît comme juste selon ces théories, c’est que tout le monde ait les mêmes chances dans la vie, mais n’arrive pas forcément au même résultat, ce qui apparaît pour le moins problématique. Dans un article intitulé « Les pièges de l’égalité des chances » (Le Monde, 1er décembre 2009, p. 19), François Dubet confirme cette dérive : « La méritocratie est une morale de vainqueur considérant que les vaincus méritent leur sort quand la compétition a été juste et équitable. La fixation sur les élites n’est pas une perversion du modèle méritocratique, elle lui est consubstantielle puisqu’elle vise à produire des inégalités justes, des inégalités qui seraient méritées par les vainqueurs et par les vaincus, les uns et les autres ne devant leur destin qu’à euxmêmes. » Cette « procéduralisation » des politiques publiques se traduit très concrètement par deux évolutions majeures : le développement d’une logique de service, et la mise en place d’une évaluation par le résultat. Cette logique de service impose aux établissements de mesurer « l’efficacité », ou encore « l’efficience » de leurs dispositifs par le seul prisme du résultat comptable. Comme le pense Michel Autès, « remplacer l’obligation de moyens par une obligation de résultat est une évolution considérable » (Autès, 2002, p. 188) ; travailler avec des êtres humains, comme le font quotidiennement les travailleurs sociaux, ne peut pas être réduit au seul prisme d’évaluations purement quantitatives. Force est de constater que ces évaluations envahissent de plus en plus les sphères du social, ce dont se plaignent le plus les travailleurs sociaux : le temps passé à remplir des tableaux et autres documents statistiques amenuise ce qui constitue le « cœur de métier » de ces professionnels, à savoir le rapport avec les usagers. La « mise en musique » des théories néolibérales et l’instauration d’un état social actif Dans une société très médiatisée, on connaît tout le pouvoir des discours politiques qui, subrepticement, finissent par petites touches par accaparer le débat pour, ensuite, incorporer de nouvelles prérogatives. En l’occurrence, ici, ces débats se sont focalisés autour de la « nécessaire modernisation » du secteur social. En matière de politiques publiques, le même travail de sape de l’État‐providence a été mené non seulement par les libéraux, mais également par des personnes se positionnant au centre‐gauche, ce qui peut paraître plus surprenant. Nous émettons l’hypothèse que ce tournant social‐libéral (dont François Hollande apparaît comme la dernière figure en date avec son « Pacte de responsabilité » dévoilé le 14 janvier 2014) serait un moyen pour la Gauche de démontrer ses compétences en matière économique, compétences qui lui ont longtemps été refusées, voire déniées, par la Droite et les libéraux. Cette nouvelle orthodoxie, qui nous vient des États‐Unis et du Royaume‐Uni, s’opère par l’idée d’un passage de l’État‐providence, basé sur une couverture des risques sociaux associés aux failles du marché, à un État qui favorise au contraire la réactivité des individus aux signaux de l’offre et de la demande : voilà, grosso modo, ce message qui se cache de manière plus conceptuelle sous le vocable d’État social actif ou ESA. Tony Blair a donné le premier à l’ESA sa notoriété en s’inspirant des travaux du sociologue Anthony Giddens pour réformer les politiques sociales. En 1997, si Blair marque le retour en force de la Gauche en Angleterre, c’est aussitôt pour rebaptiser son parti New labour, 5 qu’on pourrait traduire par « Nouvelle gauche ». Il restera aux affaires jusqu’en 2007. Tony Blair va proposer aux partis sociaux‐démocrates européens d’emprunter ce qu’il appelle la Troisième voie, pour reprendre le titre de l’ouvrage publié en 1998 avec Anthony Giddens. Cette Troisième voie reconnaît la centralité du marché et propose des réformes structurelles de l’État‐providence tout en se positionnant, nous citons Tony Blair, entre le socialisme et le néolibéralisme. En France, c’est Jacques Delors qui a défendu le premier cette « troisième voie » dans son Livre blanc publié avec la Commission européenne (1994). On peut lire, dans l’introduction de cet ouvrage, que « le chômage sape la confiance des peuples, cette confiance sans laquelle aucun projet collectif n’est possible. Son ampleur rend bien d’autres querelles dérisoires, presqu’indécentes. Elle conduit à s’interroger sur la validité du modèle européen de société construit, dans un esprit de solidarité et de cohésion de la société, sur nos systèmes de protection sociale » (Delors, 1994, p. II). Comme souvent au niveau de l’ESA, il s’agit plus de chercher des idées censées infléchir la courbe du chômage que de remettre en cause les fondements de l’État‐providence. Ici, Delors propose de se tourner délibérément vers une économie ouverte et de réformer en profondeur le marché du travail ; avec le recul, force est de reconnaître que les résultats de cette politique n’ont guère été probants, ou du moins pas meilleurs que ceux préconisant la traditionnelle relance keynésienne. Concernant la système de protection sociale, c’est finalement le « quatrième pilier » (le chômage) qui est visé comme le rappelle l’ancien président de la Commission : « Plusieurs États membres appellent à un examen des systèmes de protection afin d’assurer qu’ils offrent des incitations à l’emploi, une meilleure adaptation des prestations à la situation du marché et un meilleur ciblage des dépenses pour les concentrer sur ceux qui ont en réellement besoin » (ibid., p. 239.) Le deuxième saut qualitatif est réalisé par le Conseil européen de Lisbonne, en mars 2000, où pour la première fois le vocable d’État social actif est invoqué. Dans un site internet dédié au processus de la construction européenne (dénommé CVCE : Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe), il est possible d’accéder à l’entretien de Romano Prodi sur la contribution de la Commission au Conseil de Lisbonne, et surtout de lire les conclusions de ce sommet des 23‐24 mars 2000 (téléchargeable également en pdf, cf. en bibliographie). La question de la modernisation était là encore à l’ordre du jour, à l’instar du point n° 24 incitant le modèle social européen à se moderniser : « L’investissement dans les ressources humaines et la mise en place d’un État social actif et dynamique revêtiront une importance capitale tant pour la place de l’Europe dans l’économie de la connaissance que pour faire en sorte que l’émergence de cette nouvelle économie n’ait pas pour effet d’aggraver les problèmes sociaux actuels que sont le chômage, l’exclusion sociale et la pauvreté » (CVCE, 2000, p. 8.) Enfin, Frank Vandenbroucke, ministre des Affaires sociales du gouvernement belge « Arc en ciel », coalition gouvernementale composée de libéraux, de socialistes et d’écologistes qui gouverna en Belgique entre 1999 et 2003, adopta et diffusa ensuite ce concept, tant au niveau des médias que des politiques. D’après lui, l’ESA est un État « entreprenant » qui a, en face de lui, une société de « personnes actives ». Toujours selon Vandenbroucke, l’État traditionnel est un état passif car il agit après l’apparition d’un risque social en déployant un arsenal d’allocations. L’ESA suivrait ainsi une nouvelle approche : il ne s’agit plus seulement d’assurer des revenus, mais d’augmenter les possibilités de participation sociale pour accroître le nombre de personnes actives dans la société. La logique de l’ESA apparaît ambivalente dès le départ avec, d’un côté, de gros 6 risques de dérive néolibérale et de l’autre, une promesse d’un suivi des personnes plus « individualisé » qui autoriserait plus de marges de manœuvre à la personne suivie. On peut émettre de sérieux doutes sur ces nouvelles politiques, notamment parce que la logique financière accrue depuis vingt ans contraint l’État à un repli face aux « lois du marché » : faute d’avoir régulé véritablement ces activités financières en s’attaquant à la racine du problème, il est à craindre que l’ESA ne changera pas grand‐chose et, en tous les cas, n’inversera pas la courbe du chômage dans les pays européens. Les maîtres‐mots de l’ESA se dénomment ainsi : activation, responsabilisation, individualisation et contractualisation. Du coup, on a bien une recherche de l’efficacité accrue en matière de ressources disponibles, mais qui conduit paradoxalement à renforcer l’utilitarisme de l’intervention publique en faisant de la minimisation des dépenses un objectif permanent de l’action publique. Il est intéressant – et surement pas anodin ‐ d’observer que les politiques dites « d’activation » se sont mises en place au même moment où, dans les discours, le concept d’équité a commencé à remplacer celui de l’égalité, comme on l’a montré précédemment. Au‐delà de la rhétorique, quels sont les changements effectifs que l’ESA a amenés dans nos systèmes de protection sociale ? L’ESA représente‐t‐il vraiment une rupture avec les États‐providence européens traditionnels ? La recension effectuée par une équipe de chercheurs canadiens (Tremblay et al., 2002) nous permet de préciser cela, tout comme le premier travail de synthèse réalisé par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs (juristes, politistes, économistes, sociologues) de l’Université catholique de Louvain (Vielle et al., 2005). La conclusion du gros travail de recension (sur la totalité des écrits disponibles en langue anglaise et française) menée par les Canadiens de l’Université du Québec en Outaouais apparaît nuancée. Leur première conclusion stipule que « l’impact du “social actif ” sur le “bienêtre” des milieux de vie, des populations et des individus reste assez mal connu aujourd’hui » (Tremblay et al., 2002, p. 100), d’abord et avant tout parce « la plupart de ces travaux n’échappent pas au contexte social, économique et politique dans lequel ils son produits » (ibid., p. 100). Et les auteurs de conclure que « jusqu’à ce jour, force est de constater qu’on s’est davantage employé à faire valoir les vertus économiques de cette stratégie qu’à mesurer les effets sur le “bienêtre” des bénéficiaires » (ibid., 2002, p. 104). Robert Boyer (in Vielle et al., 2005), de son côté, propose de distinguer trois niveaux de transformation possible de la couverture sociale allant crescendo : ‐ la transformation de premier ordre : réajustements des prestations servies (souvent en les diminuant quelque peu) ou des cotisations (en les majorant légèrement) pour faire rentrer des ressources supplémentaires dans des systèmes qui restent inchangés dans leur principe ; ‐ la transformation de deuxième ordre : quand des nouvelles sources de financement sont introduites pour conserver les finalités initiales qui ont présidé à la création des régimes. Par exemple, l’auteur range ici la création de la CSG qui, sans altérer la gestion des régimes sociaux, a permis de créer de nouvelles ressources provenant de la solidarité nationale, en sus des cotisations ; ‐ la transformation de troisième ordre : ce sont les finalités elles‐mêmes qui sont redéfinies, avec des formes d’intervention de celles, même amendées, qui caractérisaient le précédent système. Par exemple, il s’agirait d’un passage des retraites par répartition à un système par capitalisation. Cet ouvrage des chercheurs belges rassemble des indices comme autant d’éléments 7 étayant l’hypothèse d’un changement des pratiques. Mais l’ESA, tout au moins en Belgique, reste encore un projet plus qu’une forme achevée qui présenterait une alternative à l’État‐providence. Nos collègues belges concluent en disant que les changements se situeraient actuellement dans une configuration intermédiaire entre un changement de second et de troisième type. On serait tenté d’émettre la même conclusion pour l’Hexagone. Les motivations de l’ESA apparaissent, in fine, cantonnées à la réduction des dépenses liées à l’indemnisation des allocations‐chômage. L’État social actif, loin d’être une panacée, apparaît ainsi plutôt comme un nouvel étendard brandi par les politiques de tous bords pour masquer leur incapacité à résoudre le problème du chômage ; néanmoins, l’arrivée de ce terme – et sa sacralisation – nous impose une vigilance accrue pour la pérennisation du socle fondateur de nos Étatsprovidences européens. Qu’en estil sur le « terrain » ? On reproche parfois aux sociologues de produire des réflexions éminemment théoriques qui ne rencontrent pas toujours d’échos « concrets ». Autrement dit, le sociologue ne serait qu’un oiseau de mauvais augure, déconnecté de la réalité, et ses réflexions ne seraient pas toujours confrontées à l’épreuve du terrain. Nous avons choisi, au contraire, de voir plus précisément comment se traduisent sur le terrain la mise en œuvre de ces politiques managériales. Pour cela, nous avons tout d’abord organisé, en 2012‐13 et en 2013‐14, avec l’IRTS de Franche‐Comté, un séminaire « mixte » centré sur ces réflexions, c’est‐à‐dire composé pour moitié d’étudiants (en master 2 de sociologie et/ou en formation DEIS) et pour moitié de travailleurs sociaux en exercice. Nous avons également travaillé sur des recueils d’entretiens avec nos étudiants de Master 2 « AGEPOS » (Analyse et gestion des politiques sociales) dans le cadre de notre unité d’enseignement « Analyse critique des politiques sociales ». Cette section se propose de rendre compte de ce travail de terrain, via une mise en exergue d’une partie du récit de vie de Céline1. Céline, Aide‐soignante de 55 ans au moment de l’entretien, raconte sans ambages les nombreux problèmes survenus depuis la fusion de son établissement. Comme de nombreux autres entretiens récoltés, on retrouve ici un faisceau d’éléments explicatifs dont l’origine provient de cette intrusion des politiques managériales dans le secteur social ; citons, entre autre, le harcèlement moral, le contrôle exacerbé, la logique de résultats, la rationalisation du temps, l’arrivée de gestionnaires extérieurs au travail social, le développement de la logique de « client », la réduction des formations, etc. L’entretien de Céline a été choisi, parmi d’autres entretiens tout aussi riches, par sa vertu de généralisation particulièrement féconde qu’il permet. En effet, suite à une fusion de sa structure, Céline a rencontré quasiment tous les éléments cités ci‐dessus ; l’addition de toutes ces difficultés obligent Céline à se questionner très profondément sur le sens même de son travail. « Cela fait vingt‐deux ans maintenant que je travaille dans une association, l’Association X, où il y a des aides‐soignantes et des auxiliaires de vie. Cette association, il y a quatre ans maintenant, du fait de problèmes financiers, a dû fusionner avec une autre association de Chalon‐sur‐Saône… ce qui fait qu’on s’est 1 Pour des raisons de confidentialité, le prénom de cette aide‐soignante a été modifié. 8 retrouvé du cocon familial on va dire ‐ c’est‐à‐dire qu’on se connaissait tous, on était bien encadré – on s’est retrouvé entravé par une hiérarchie et un directeur, un système administratif très fermé. Voilà, tout a changé à partir de là ! ‐D’accord… Céline : Depuis qu’on a fusionné, on nous a complètement changé la donne, bien sûr parce En fait, on ressent la pression économique au sein de notre travail.Pour moi, le plus dur actuellement dans ce que je vis, c’est la façon de travailler, la façon de travailler de l’aide‐soignante, la prise en charge des patients. On nous a dit qu’on avait plus des patients dans notre service, mais DES CLIENTS (en insistant sur ces deux mot). Et là, dès qu’on m’a prononcé ce mot, je me suis dit “ ce n’est pas possible, je ne m’occupe pas de clients, mais de patients ”. Cette notion d’argent, de profit, de bénéfices dans la santé, je… voilà, je n’arrive pas à l’intégrer dans ma façon de voir, dans ma façon de penser ! À partir de là, tout est devenu normé : un soin c’est 45 minutes. Alors qu’un soin, c’est le temps du soin, le temps du patient, il n’y a pas de temps pour moi. Par exemple on nous a dit “ Le matin, vous devez faire quatre heure trente avec tant de patients ”. On nous a rajouté de surcroît des patients : donc moins de temps auprès des patients, moins de prise en charge, moins de temps auprès des familles, des aidants… alors que cela est important, pour moi ça fait partie du soin. On n’a plus le temps de communiquer, on fait un soin synthétique et on se dépêche ! Si toutefois, par malheur on dépasse ce temps, il faut se justifier (en colère)… et là, c’est le pire : se JUSTIFIER (en insistant sur ce mot) sur le pourquoi on n’a passé plus de temps chez un patient ! ‐ Mais comment savent‐ils si tu as passé plus de temps ? Céline : Parce que je vais finir ma journée beaucoup plus tard ; je vais commencer tôt et finir plus tard (…). Avant, si on devait passer une heure, une heure et demie chez un patient, on le faisait, il n’y avait pas de norme. Moi, je ressens cette justification comme une punition, comme une sanction, parce que j’estime que je n’a pas à me justifier quand je passe du temps chez un patient : c’est le temps du patient, c’est le temps de “prendre soin” et voilà, stop ! On n’a pas à écrire sur un papier “ ben voilà, j’ai passé du temps avec telle personne parce qu’elle était moins bien ”. J’ai l’impression de retourner à la maternelle et de… tu vois, qu’on me cadre mon travail, ça c’est insupportable ! Et le patient le ressent que tu es stressée, ton stress il passe à travers : il sent que tu es stressée, que tu n’as pas le temps de discuter, et ça, je le supporte de moins en moins… C’est un stress permanent pour moi. Je prends de l’âge aussi, je ne travaille pas aussi vite qu’avant, et puis en même temps je n’ai pas envie de me dépêcher : j’ai envie de prendre soin, de prendre le temps pour chaque personne. ‐ Tu as l’impression que cela va à l’encontre de tes valeurs ? Céline : Complètement ! Je pense que quand on est soignant, le temps s’arrête au patient, il n’y a pas de limite dans le temps… ‐ Du coup, ta relation aux patients a changé ? Céline : Moi, je suis un peu atypique, je continue à travailler comme je l’ai appris. Je n’ai pas changé mes habitudes, donc je me justifie à chaque fois… j’ai des pages de justification ! J’ai des pages et des pages d’écriture, parce que si je vais à l’encontre de mes valeurs, je vais m’épuiser (…) ‐Est‐ce que tu peux m’expliquer concrètement comment la justification fonctionne ? 9 Céline : La justification, c’est simple : on a une feuille sur laquelle on marque nos heures du matin et du soir, et si tu as dépassé, tu marques pourquoi. Tu as une case et tu justifies pourquoi tu as dépassé ton temps : “ Tant de temps passé chez un patient parce qu’il était moins bien (que d’habitude) ; la personne fait une chute, donc cela a pris plus de temps ; le conjoint n’allait pas bien ”. Pour moi, le soin ce n’est pas seulement prendre le patient en charge, mais c’est aussi les aidants, c’est‐à‐dire tout ce qui est autour. Cela peut être m’arrêter un quart d’heure pour discuter avec la conjointe par exemple parce qu’elles est anxieuse car son mari a passé une mauvaise nuit : elle aussi n’est pas bien, donc c’est la rassurer, parler un peu avec elle. Cela fait partie intégrante du soin pour moi. J’ai essayé d’en parler à ma direction et on m’a dit “ Ah, mais non, pas du tout ! Vous pouvez prendre du temps si vous voulez, mais c’est sur votre temps personnel, pas sur votre temps de travail ”. ‐ donc tu n’es pas payée ? Céline : Voilà ! Bon, à la limite, encore que je ne sois pas payée, cela ne me fait rien ! Ce que je veux, c’est que ce soit reconnu, que le soin soit pris en compte dans sa globalité. À l’école, on nous fait des beaux discours : “ Prenez soin de la personne, prenez votre temps ! ”. Et maintenant, dans la réalité, c’est tout autre ! Surtout que maintenant, on a des patients qui sont atteints de troubles cognitifs comme la maladie d’Alzheimer. Tu ne peux pas rentrer comme cela et dire “ Bonjour ! Allez, nous allons dans la salle de bain et nous allons faire la toilette aujourd’hui ! ” (…). Il faut énormément de temps et de patience avec ces personnes‐là : tu ne peux pas normer un temps à quarante‐cinq minutes, ce n’est pas possible ! ‐ Quelle est la relation que tu entretiens avec ta hiérarchie ? Céline : (…) Les gestionnaires, eux, ne voient que le côté administratif, le côté argent, le côté budget. Il faut en tenir compte, c’est certain, j’en ai bien conscience (silence de réflexion)… Alors une chose aussi très importante qu’ils ont supprimée, c’est le temps de transmission : nous avions un temps de transmission, c’est‐à‐ dire que quand on rentrait de tournée, on faisait le point… on racontait notre matinée, les soucis qu’on avait rencontrés, on s’écoutait, chacune prenait la parole à son tour… comme ça, on savait pour tous les patients ce qu’il leur était arrivé dans la journée, et puis en même temps, si tu vais un souci, c’était bien de vider son sac, de crever l’abcès (…). Donc ce temps de transmission, ça a été supprimé. ‐ (…) Cette disparition du temps de transmission, a‐t‐elle entrainé des changements dans ta vie privée ? Céline : Oui, énormément ! Je ramène cela à la maison et si Pierre [son mari] est là, je lui parle si j’ai eu un souci à mon travail, bon, en restant dans la confidentialité des clients. Mais voilà, je ramène cela à la maison, et ce n’est pas bon. Quand tu as franchi la porte de ton travail, tu dois laisser tout derrière. Il y a une sorte de porosité qui se fait entre le travail et la vie professionnelle. Ce n’est pas bon (…). Et je vais enchaîner sur autre chose : ils nous ont supprimé aussi les formations, LA formation du personnel ! On avait des formations chaque année, on avait un calendrier, on émettait des souhaits. Chacune d’entre nous accédait à une formation par an selon ses souhaits, selon le budget aussi. Pour moi, la formation c’est important. C’est se ressourcer, c’est remettre ses pratiques en question et c’est surtout se confronter à d’autres soignants et à d’autres expériences : cela t’évite de rester la tête dans le guidon et de rester dans ton 10 univers, c’est enrichissant pour la pratique. Donc on a demandé des formations : tout est refusé en bloc et on n’a pas eu de retour, on ne sait pas pourquoi. La discussion se poursuit sur les difficultés liées à la nouvelle hiérarchie, puis l’entretien revient sur les patients… ‐ Et les patients te font ressentir qu’ils ne sont pas contents ? Céline : On ne peut pas dire que je ressens un mécontentement (de leur part) parce qu’ils sentent qu’on fait tout notre possible pour faire au mieux. Par contre, ce qu’ils doivent ressentir, c’est ce stress et ce n’est pas bon pour eux car ils ont déjà leur pathologie et on est là justement pour leur apporter du bien‐être. Donc si à travers ce bien‐être tu fais passer ton stress, tu n’as pas un soin de qualité et donc pour eux ce n’est pas bénéfique (…). Si tu es bien dans ta peau, par exemple, tu as fait ton bain de pied, tu fais un massage des tempes… tu as le temps, tu sens que le patient se détend, tu vas partir, il a passé un bon moment… bon, pendant la journée il va toujours être avec son handicap, mais il passé un temps, un moment ou un échange et toi, tu lui as apporté ce que tu devais lui apporter (…). Mais si tu ne te laisses pas aller dans ton truc parce que tu sais que derrière il faut y aller, c’est déplorable. Enfin voilà ! C’est cela qui me contrarie, qui fait que depuis quelques années on a des arrêts‐maladie à gogo. Il n’y a pas de secrets, hein : burn‐out, mal de dos évidemment, ça c’est sûr… quand tu as mal au dos, c’est que là‐haut ça ne va plus… c’est dans la tête, ça suit, quoi… » La discussion se poursuit ensuite sur le rôle de l’infirmière coordinatrice pour revenir sur le problème des plannings donnés de plus en plus tardivement et non respectés… Céline : Bon, j’enchaîne sur autre chose : les plannings. Tu as un planning établi au mois. Tu as quand même un vie personnelle, tu as quand même des rendez‐vous, et bien les plannings changent tout le temps ! Quand tu as pris un rendez‐vous et que tu dis que tu ne peux pas accepter le nouveau planning parce que tel jour je devais être en repos, je ne suis plus en repos, et bien à chaque fois il faut encore justifier et encore se BATTRE (en colère). C’est un combat permanent pour avoir ton jour de repos qui devait être à cette date‐là. Donc ta vie personnelle, elle s’en trouve perturbée, forcément. On en a parlé à notre infirmière coordinatrice et elle dit “ Moi, j’essaye de respecter cela, mais là‐haut (ça bloque) ” (…). Tu ne peux rien prévoir en fait ! On est dans le système de l’annualisation du temps de travail. Donc tu peux faire un peu plus de temps, un peu moins de temps suivant la charge de travail… on en fait toujours plus que moins, ça c’est clair ! Bon, passons… Et ils peuvent te rappeler. Par exemple, mercredi (dernier) je devais être en repos, ils me rappellent parce que j’ai une collègue en arrêt, arrêt surprise… bon, je veux bien, moi je l’ai fait… Cela fait un mois qu’ils ne m’ont pas rendu mon jour de repos… donc tu attends… je l’ai signalé “ Ah, ben écoutez, non, on ne peut pas pour l’instant, il y a encore eu un arrêt, on est très short, voilà, donc on ne peut pas ”. Épilogue : Au moment d’adresser cet article à Joël Letemplier Directeur de la revue – soit six mois après la réalisation de cet entretien en novembre 2013 nous avons pu avoir des nouvelles de Céline. Sa situation professionnelle s’est aggravée, comme nous le précise 11 Marine Guichard2 : « Si cela vous intéresse, je dois vous dire qu’aujourd’hui Céline ne travaille plus. Elle a demandé à se faire licencier. Sa direction n’ayant pas accepté (malgré son état de santé largement dégradé depuis la venue de cette nouvelle direction managériale), elle est en train de se faire reconnaître une inaptitude auprès de la médecine du travail (qui selon moi, n’aura aucun mal à la prouver) ». Conclusion À travers ces quelques extraits de cet entretien avec Céline, on sent que c’est le coeur même de son métier qui n’est plus lisible pour elle. La vocation, dans son sens premier, apparaît comme reléguée aux oubliettes de l’histoire au profit d’une simple – mais amère – « logique de service ». L’arrivée de ces politiques managériales dans le secteur social et médicosocial – certes, contestée par les acteurs de terrain ‐ apparaît incontestable dans les faits. Subrepticement, le langage gestionnaire pénètre de plus en plus largement ce secteur depuis maintenant une vingtaine d’années, ces évolutions étant explicitées par des chercheurs comme Michel Chauvière dans l’ensemble de ses ouvrages. Cette tentative de rationalisation à marche forcée a atteint, pour l’instant, un premier stade alarmant ; il s’agit des professionnels (éducateurs, assistantes sociales, auxiliaires de vie,…) à qui l’on demande de faire « mieux avec moins », mais aussi des étudiants qui intègrent les écoles de travail social, pour des motivations parfois différentes de celles de leurs ainées. À ce titre, Gérard Creux montre que même au sein des organismes canoniques de formation des travailleurs sociaux tels que les IRTS, les demandes vis‐à‐vis des étudiants ont évolué et intègrent elles aussi des logiques de projet3. Les conséquences de ces nouvelles pratiques managériales affectent aussi chez les individus, ces politiques d’individualisation et d’autonomisation conduisant, on l’a vu, à une responsabilisation accrue de l’usager. Cette politique d’individualisation se retrouve au niveau des droits : l’idée est désormais de faire rentrer les gens dans des « catégories » en lieu et place de « l’ayantdroit », terme ancien mais compris de manière très large pour désigner la famille ou le ménage, catégorie réservée à tout membre de la « communauté des citoyens ». Aujourd’hui, les usagers sont devenus des clients soi disant autonomes et devant faire face à leur propre responsabilité. Les travailleurs sociaux, quant à eux, se retrouvent prisonniers d’une relation qui s’apparente de plus en plus à une relation de service, celle‐ci devant être évaluable, quantifiable et mesurable, le plus souvent par des indicateurs strictement quantitatifs très éloignés du terrain, dans un paysage où les inégalités continuent de se creuser d’année en année. Ces travailleurs, que l’on souhaite désormais évaluer sous toutes les coutures, deviennent ainsi de simples techniciens, loin de leur métier qu’ils assuraient jusque‐là comme une vocation (Beruf). Nos retours du terrain montrent que le temps passé à « remplir des tableaux » est vécu, au‐delà de ses contraintes propres, comme autant de « temps perdu » auprès du public bénéficiaire et des usagers. À ce titre, l’entretien de Céline est éloquent. Cette surcharge gestionnaire, produisant en sus des injonctions contradictoires, devient source de stress, de burn‐out chez ceux qui sont les 2 Rappelons que ce récit de vie a été recueilli par Marine Guichard, étudiante en master 2 de sociologie, mention « Analyse et gestion des politiques sociales » en 2013/2014. 3 La « vocation » à l’épreuve du travail social, In Ferreol Gilles, Laffort Bruno et Pagès Alexandre (dir.), L’intervention sociale, nouveaux métiers, nouvelles compétences, Bruxelles, Eme Éditions/Proximité, 2014 (à paraître) 12 plus exposés (assistants de service social, aides soignantes, infirmières, etc.). Mais le plus grave, c’est que ces politiques managériales finissent par déliter le cœur même du « métier » du travailleur social. Références bibliographiques : Astier Isabelle (2007), Les Nouvelles Règles du social , Paris, PUF. Astier Isabelle (2010), Sociologie du travail et de l’intervention sociale , Paris, Armand Colin. 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