Le management des politiques sociales

Transcription

Le management des politiques sociales
Association
ABREASS
/www.abreass.fr
Revue
Contrepoint
n°4
:
Les
dimensions
de
la
pratique
1er
novembre
2014
Le
management
des
politiques
sociales
Genèse
et
conséquences
Bruno
Laffort
Enseignant­Chercheur
en
sociologie
À
travers
cette
contribution,
nous
allons
essayer
de
montrer
comment
les
politiques
managériales
se
sont
progressivement
infiltrées
dans
les
politiques
sociales
jusqu’à
en
constituer
pratiquement
aujourd’hui
la
doxa
dominante.
Mais,
tout
d’abord,
qu’appelle‐t‐
on
politiques
managériales
?
Ce
sont
des
méthodes
de
gestion
issues
tout
droit
du
monde
de
l’entreprise,
prônant
des
réformes
censées
augmenter
encore
et
toujours
la
productivité
;
ces
méthodes
s’appuient
sur
une
grammaire
très
précise
valorisant
notamment
le
développement
des
compétences
individuelles,
la
responsabilisation
de
tout
un
chacun
(qu’il
s’agisse
des
professionnels
du
social
comme
des
usagers)
et
la
valorisation
du
travail
par
projet
avec
son
corollaire,
l’évaluation.
L’arrivée
progressive
de
ces
politiques
dans
le
secteur
social
peut
se
lire
à
travers
la
combinaison
d’un
faisceau
d’éléments.
Nous
allons
examiner
trois
de
ces
principaux
éléments
pour
tenter
ensuite
de
proposer
une
interprétation
globale
de
ce
changement
de
paradigme
et
d’en
apprécier
son
ampleur.
Nous
verrons,
pour
conclure,
que
ces
modifications
se
traduisent
par
une
augmentation
énorme
de
la
souffrance
au
travail
chez
les
professionnels
du
secteur
social
et
médico‐social.
Comment
définir
les
bases
de
ce
triptyque
?
Le
premier
facteur
a
partie
liée
avec
la
remise
en
cause
de
l’État‐providence,
ce
depuis
la
fin
des
Trente
Glorieuses
;
certes,
tout
cela
s’est
opéré
par
petites
touches
successives
mais,
d’ores
et
déjà,
il
semble
que
«
le
ver
soit
dans
le
fruit
».
Le
deuxième
facteur
concerne
l’évolution
du
discours
politico‐
juridique,
en
vogue
actuellement
dans
ce
secteur,
avec
la
mise
en
avant
de
ce
qu’on
dénomme
les
Théories
de
la
justice,
popularisées
par
John
Rawls
;
ces
théories
ont
eu
comme
effet
d’imposer
–
au
moins
dans
le
discours
‐
une
rhétorique
juridique
où
l’équité
notamment
est
venue
remplacer
l’égalité.
Le
troisième
facteur
s’appuie
sur
le
changement
idéologique
dans
la
bouche
même
des
acteurs
politiques
de
premier
plan
sur
la
façon
de
voir
et
de
concevoir
cet
État‐providence,
depuis
Margaret
Thatcher
au
Royaume‐
Uni
et
Ronald
Reagan
aux
États‐Unis
pour
les
précurseurs,
jusqu’à
plus
près
de
nous
un
Tony
Blair
ou
un
Jacques
Delors
plaidant
de
concert
pour
la
recherche
d’une
troisième
voie
au
niveau
de
l’appréhension
des
politiques
sociales.
Nous
rejoignons
Léon
Bourgeois
pour
penser
que
«
la
question
des
droits
et
des
devoirs
se
posait
initialement
entre
les
hommes
eux‐mêmes,
mais
entre
les
hommes
conçus
comme
associés
à
une
œuvre
commune
»
(cité
par
Astier,
2010,
page
39)
et
obligés
les
uns
envers
les
autres.
Cette
«
dette
collective
»
entre
les
citoyens
se
serait
aujourd’hui
retournée
dans
1
le
sens
où,
désormais,
chaque
individu
se
retrouve
à
devoir
rendre
des
comptes
à
la
société.
Ces
trois
éléments
que
nous
allons
décrire
ci‐après
vont
conduire
à
une
remise
en
cause
de
l’État‐providence
(dont
nous
tenterons
d’apprécier
le
degré)
et
se
traduire,
de
manière
très
concrète,
par
de
profondes
modifications
du
travail
des
professionnels.
La
remise
en
cause
de
l’Etat
providence
Cette
forme
particulière
de
redistribution
horizontale,
basée
sur
ce
que
Pierre
Rosanvallon
appelle
le
paradigme
assurantiel
(Rosanvallon,
1995),
a
été
créée
à
la
suite
de
la
Seconde
Guerre
mondiale,
par
Pierre
Laroque
notamment,
l’initiateur
de
la
Sécurité
sociale.
Comme
son
nom
l’indique,
l’État‐providence
est
sensé
se
substituer
à
la
Providence
divine
en
délivrant
l’individu
de
ses
appartenances
communautaires
et
familiales
en
cas
de
«
coup
dur
».
Son
champ
de
compétence
s’est
bâti
sur
ce
qu’on
appelle
les
quatre
piliers,
ces
derniers
devant
protéger
l’individu
contre
les
grands
risques
de
l’existence,
risques
pris
dans
leur
acception
la
plus
large.
Quels
sont
ces
quatre
piliers
?
La
santé
(en
cas
de
maladie,
d’accident
du
travail),
la
famille
(ressources
financières
complémentaires
pour
les
familles
nombreuses,
mais
aussi,
à
l’inverse,
en
cas
de
séparation
du
couple
pour
aider
les
familles
monoparentales),
la
vieillesse
(retraites)
et
le
chômage.
Rappelons
que
le
chômage
était
considéré
à
l’époque
comme
un
phénomène
conjoncturel,
pensé
comme
provisoire
par
essence
et
non
comme
structurel
tel
que
celui
qui
sévit
actuellement
dans
nos
sociétés
postindustrielles.
Au
lendemain
de
la
Seconde
Guerre
mondiale
et
de
la
reconstruction,
ce
«
compromis
fordiste
»
s’est
construit
dans
une
quête
réelle
de
solidarité,
le
patronat
étant
d’accord
pour
«
lâcher
du
lest
»
et
les
ouvriers
pour
renoncer
au
«
Grand
soir
».
Cette
création
s’est
accompagnée
par
un
gain
de
pouvoir
d’achat
conséquent
durant
ce
que
l’on
a
appelé,
après
coup,
les
Trente
Glorieuses.
Certains
pensent
aujourd’hui
que
cette
création
était
une
folie,
mais
une
«
folie
nécessaire
»
pour
reprendre
la
formule
de
Michel
Chauvière
lors
d’un
colloque
sur
«
le
Travail
social
à
l’épreuve
du
management
et
des
impératifs
gestionnaires
»
(Chauvière,
2009).
Rappelons
que
le
modèle
de
l’État‐
providence
français
est
un
modèle
dit
«
bismarckien
»,
assis
essentiellement
sur
les
cotisations
salariales,
des
ouvriers
au
départ
(modèle
allemand),
de
l’ensemble
des
salariés
ensuite
(comme
c’est
le
cas
dans
notre
pays)
;
avec
un
marché
de
l’emploi
devenu
extrêmement
fragile,
ce
modèle
peine
à
trouver
les
ressources
nécessaires
pour
assurer
son
équilibre,
d’où
les
premières
critiques
formulées
à
son
égard.
Comme
le
pense
Michel
Autès,
on
va
donc
assister
depuis
une
trentaine
d’années
«
à
une
dégradation
progressive
des
régimes
du
droit
qui
avaient
largement
pénétré
l’aide
sociale
facultative,
au
profit
d’un
retour
vers
des
attributions
de
plus
en
plus
discrétionnaires
basées
sur
une
logique
de
l’urgence
»
(Autès,
2002,
p.
186).
Ce
retour
à
une
politique
assistantielle
gérant
les
situations
perçues
comme
les
plus
lourdes
va
compromettre
la
perception
du
paradigme
assurantiel,
notamment
chez
les
classes
moyennes
qui
pensent
–
plus
à
tort
qu’à
raison
–
qu’elles
sont
les
seules
à
payer
sans
recevoir
de
réelles
contreparties
à
leur
effort
de
la
part
de
ce
même
État‐providence.
Ces
classes
sont‐elles
réellement
à
la
dérive
comme
le
décrit
Louis
Chauvel
dans
un
ouvrage
éponyme
(Chauvel,
2007)
?
Rien
n’est
mois
sûr,
mais
le
sentiment
de
devoir
en
quelque
sorte
«
payer
pour
les
autres
»
s’est
installé
dans
les
esprits.
Rosanvallon,
sans
suivre
pour
autant
Chauvel
dans
sa
vision
d’un
appauvrissement
qui
reste
à
confirmer,
pense
également
que
le
paradigme
assurantiel
a
lui‐même
était
affaibli
à
cause
de
cela
:
«
Le
principe
implicite
de
justice
et
de
solidarité
qui
sous‐tendait
l’État‐providence
reposait
2
sur
l’idée
que
les
risques
étaient
à
la
fois
également
répartis
et
de
nature
largement
aléatoires
»
(Rosanvallon,
2011,
p.
290).
Ainsi,
la
connaissance
accrue
des
comportements
et
des
situations
particulières
ont
contribué
à
déchirer
le
«
voile
d’ignorance
»
sur
lequel
l’État‐providence
s’était
construit.
Paradoxalement,
et
c’est
encore
Rosanvallon
qui
parle,
«
l’information
est
l’aliment
direct
de
la
différentiation
»
(ibid.,
p.
292).
Pour
le
dire
autrement,
si
les
individus
sont
solidaires
des
membres
qui
font
société
dans
un
destin
qui
reste
aléatoire,
ils
le
sont
moins
si
les
parcours
et
les
trajectoires
des
uns
et
des
autres
prennent
plus
de
consistance
et
deviennent
plus
objectivables.
Si
la
critique
de
l’État‐providence
par
les
libéraux
n’est
pas
étonnante
(ces
derniers
plaidant
pour
un
État
réduit
à
une
peau
de
chagrin,
limité
à
ses
prérogatives
régaliennes
et
gardien
des
seules
libertés),
celles
émanant
de
la
Gauche
nous
questionnent
davantage.
Luc
Boltanski
et
Ève
Chiapello
(Boltanski
et
Chiapello,
2009)
ainsi
que
Rosanvallon
(Rosanvallon,
2011)
l’interprètent
par
ce
qu’ils
nomment
la
critique
artiste,
celle
qui
proviendrait
de
ceux
qui
dénoncent,
à
gauche,
dans
la
machinerie
sociale
bureaucratique
la
constitution
d’une
véritable
«
usine
à
gaz
»
susceptible
de
porter
atteinte
aux
libertés
individuelles.
La
manière
dont
on
perçoit
l’État‐providence
aujourd’hui
n’apparaît
donc
pas
dissociable
d’une
demande
d’individualité
accrue,
ainsi
peut‐être
que
de
la
faiblesse
de
la
théorisation
de
cette
«
société
des
égaux
»
que
l’on
souhaite
voir
un
jour
aboutir.
À
en
croire
Rosanvallon,
on
serait
passé
d’un
«
individualisme
d’universalité
»
à
un
«
individualisme
de
distinction
»
(le
«
monde
des
artistes
»,
représenté
par
le
dandysme
notamment),
lui‐même
étant
le
précurseur
de
«
l’individualisme
de
singularité
contemporain
».
Dans
cette
nouvelle
fiction,
les
hommes
et
les
femmes
seraient
«
dorénavant
plus
déterminés
par
leur
histoire
que
par
leur
condition
»
(Rosanvallon,
2011,
p.
309).
Dès
lors,
la
responsabilité
devient,
on
l’aura
compris,
une
valeur
phare
de
nos
sociétés
postindustrielles.
Ainsi,
«
les
inégalités
résulteraient
dorénavant
autant
de
situations
(donc
individuelles)
qui
se
diversifient
que
de
conditions
(donc
sociales)
qui
se
reproduisent
»
(ibid.,
p.
309).
Certes,
l’entrée
dans
une
société
de
plus
en
plus
individualiste
peut
expliquer
cette
éventuelle
désolidarisation
des
Français
envers
eux‐mêmes
et,
par
ricochet,
envers
leur
modèle
phare
de
protection…
Pour
autant,
toutes
les
études
menées
(par
le
CRÉDOC,
par
les
mutuelles,
mais
aussi
par
l’État
central)
montrent
que,
dans
leur
immense
majorité,
les
Français
restent
fortement
attachés
à
leur
système
de
protection
sociale.
Il
ressort
ainsi
d’une
enquête
réalisée
pour
le
groupe
Générale
de
Santé
qu’une
«
majorité
des
Français
est
prête
à
envisager
une
hausse
des
prélèvements
et
des
cotisations
sociales
ou
une
baisse
des
remboursements
pour
garantir
le
système
de
santé
»
(IPSOS,
septembre
2010,
p.
21).
Selon
un
autre
sondage
(parmi
d’autres)
commandé
par
le
Commissariat
général
à
la
stratégie
et
à
la
prospective
pour
le
Premier
ministre,
«
les
Français
sont
attachés
à
la
répartition
pour
l’assurance
maladie
et
les
retraites,
plus
partagés
pour
les
allocations
familiales
et
chômage
»
(BVA,
2013,
p.
27).
À
la
lumière
de
ces
deux
exemples,
la
prudence
s’impose
sur
des
conjectures
attribuées
aux
Français
qu’il
faudrait
prendre
le
temps
de
vérifier,
ces
dernières
étant
susceptibles
d’alimenter
les
partisans
d’une
«
remise
à
plat
»
de
notre
modèle
de
protection.
Pour
autant,
ne
perdons
pas
de
vue
les
conséquences
concrètes
et
bien
réelles
de
ce
chômage
de
masse
qui
va
amener
une
partie
croissante
de
la
population
à
vivre
des
formes
nouvelles
de
précarité,
ce
que
Robert
Castel
appelle
l’insécurité
sociale
(Castel,
2003)
:
un
paradoxe
dans
un
État‐providence
censé
justement
apporter
une
«
sécurité
»
minimale
aux
citoyens.
3
Un
nouveau
discours
juridique
pour
aborder
le
social
Sans
crainte
de
se
tromper,
on
peut
affirmer
qu’il
y
un
«
avant
»
et
un
«
après
»
John
Rawls
dans
la
façon
d’appréhender
les
politiques
sociales.
Que
nous
disent
ses
théories
de
la
justice,
dans
un
livre
paru
sous
le
même
nom,
d’abord
aux
États‐Unis
en
1971,
puis
en
France
en
1987
?
Ces
dernières
considèrent
que
«
les
désavantages
ou
handicaps
individuels
qui
ne
résultent
pas
de
la
responsabilité
des
individus
doivent,
légitimement,
donner
lieu
à
la
mise
en
place
de
processus
de
redistribution
pour
garantir
une
compensation
»
(Priou,
2007,
p.
115).
On
le
voit,
le
premier
élément
de
ces
théories
va
être
de
chercher
à
déterminer
ce
qui
résulte,
peu
ou
prou,
de
la
responsabilité
des
individus,
quand
l’État‐providence
s’était
construit
sur
un
modèle
inverse,
à
savoir
le
risque
statistique.
À
ce
titre,
l’analyse
de
la
genèse
de
la
première
loi
sur
les
accidents
du
travail
(1898)
apparaît
éloquente
:
il
s’agissait
justement
ici
de
rompre
avec
ce
régime
de
responsabilité
en
garantissant
aux
ouvriers
une
prise
en
charge
en
cas
d’accident
sur
leur
lieu
d’exercice,
quelle
qu’en
soit
la
cause.
Les
théories
de
Rawls
vont
donner
une
justification
à
ce
que
l’on
va
appeler
«
l’inégalité
juste
»,
faisant
ainsi
entrer,
comme
Michel
Autès
le
pense,
«
le
loup
libéral
dans
la
bergerie
de
l’État
social
»
(Autès,
2002,
p.
191).
Ainsi,
selon
Rawls,
une
inégalité
peut
être
juste
si
elle
améliore
le
sort
des
plus
démunis
(sic).
Mais
encore
?
Ces
théories
de
la
justice
ont
aussi
introduits
dans
le
débat
public,
de
manière
insidieuse,
la
notion
d’équité
en
lieu
et
place
de
l’égalité.
Cette
équité
ne
nous
apporte
rien
de
plus
au
niveau
conceptuel
que
l’égalité,
sinon
de
brouiller
les
cartes
et
d’inviter
les
libéraux
à
participer
au
débat.
Elle
s’adosse
à
l’idée
de
justice
pour
se
définir,
certes,
mais
ne
masque
pas
son
appétence
pour
les
théories
méritocratiques.
Dans
un
rapport
commandité
par
Édouard
Balladur
à
Alain
Minc
en
1994,
baptisé
très
pompeusement
«
La
France
de
l’an
2000
»,
cet
ancien
conseiller
de
Nicolas
Sarkozy
et
président
du
conseil
de
surveillance
du
Monde
–
mais
aussi
économiste
très
en
vogue
dans
les
médias
‐
explique
très
sérieusement
rechercher
un
nouveau
compromis
«
fondé
sur
le
principe
de
l’équité,
par
opposition
à
l’aspiration
égalitaire
qui
a
bercé
toute
l’historie
sociale
d’après­
guerre
»
(Minc,
1994,
p.
87).
Et
ce
même
auteur
de
poursuivre,
dans
ce
rapport
qui
a
marqué
les
esprits,
que
«
l’équité
doit
rendre
compréhensible
et
acceptable
par
tous
la
course
à
l’efficacité
et
à
ses
sacrifices
»
(ibid.,
p.
87).
On
ne
peut
plus
émettre
de
doutes
sur
l’origine
néolibérale
de
ce
terme,
même
si
ce
dernier
se
retrouve
désormais
dans
toutes
les
bouches.
En
effet,
comme
le
rappelle
Le
Monde
à
propos
de
ce
rapport
coordonné
par
Alain
Minc
(Le
Monde,
20
décembre
1994,
page
1),
«
contrairement
à
ce
qu’on
aurait
pu
croire,
ce
n’est
pas
la
justice
qui
intéresse
les
auteurs,
mais
bien
l’efficacité
».
Enfin,
cette
idée
de
la
justice
conduit
à
une
montée
en
charge
des
politiques
de
discrimination
positive
qui
nous
viennent
d’outre‐Manche,
ainsi
qu’à
une
redécouverte
du
concept
d’égalité
des
chances.
Ces
idées,
a
priori
séduisantes,
de
«
donner
plus
à
ceux
qui
ont
moins
»
restent
éminemment
discutables
sur
un
plan
philosophique,
notamment
quand
l’expérimentation
devient
la
norme
et
remplace
la
mise
en
place
de
politiques
plus
universelles.
À
titre
d’exemple,
les
nombreuses
expérimentations
engagées
dans
les
écoles
de
sciences
politiques
pour
«
entrouvrir
leur
porte
»
aux
jeunes
issus
des
quartiers
populaires
n’a
pas
modifié,
loin
s’en
faut,
la
reproduction
sociale
dans
le
système
scolaire
;
cette
dernière,
mise
en
lumière
il
y
a
cinquante
ans
par
Pierre
Bourdieu
et
ses
disciples
dans
un
ouvrage
resté
célèbre
(1964)
perdure
aujourd’hui,
4
comme
le
montre
Pierre
Merle
qui
dresse
un
bilan
critique
d’une
démocratisation
de
l’enseignement
jamais
achevée
(Merle,
2002).
La
métaphore
de
cette
égalité
des
chances
pourrait
être
celle
d’une
course
de
100
mètres
où
tout
le
monde
doit
partir
sur
la
même
ligne
de
départ.
Là
encore,
ce
qui
apparaît
comme
juste
selon
ces
théories,
c’est
que
tout
le
monde
ait
les
mêmes
chances
dans
la
vie,
mais
n’arrive
pas
forcément
au
même
résultat,
ce
qui
apparaît
pour
le
moins
problématique.
Dans
un
article
intitulé
«
Les
pièges
de
l’égalité
des
chances
»
(Le
Monde,
1er
décembre
2009,
p.
19),
François
Dubet
confirme
cette
dérive
:
«
La
méritocratie
est
une
morale
de
vainqueur
considérant
que
les
vaincus
méritent
leur
sort
quand
la
compétition
a
été
juste
et
équitable.
La
fixation
sur
les
élites
n’est
pas
une
perversion
du
modèle
méritocratique,
elle
lui
est
consubstantielle
puisqu’elle
vise
à
produire
des
inégalités
justes,
des
inégalités
qui
seraient
méritées
par
les
vainqueurs
et
par
les
vaincus,
les
uns
et
les
autres
ne
devant
leur
destin
qu’à
eux­mêmes.
»
Cette
«
procéduralisation
»
des
politiques
publiques
se
traduit
très
concrètement
par
deux
évolutions
majeures
:
le
développement
d’une
logique
de
service,
et
la
mise
en
place
d’une
évaluation
par
le
résultat.
Cette
logique
de
service
impose
aux
établissements
de
mesurer
«
l’efficacité
»,
ou
encore
«
l’efficience
»
de
leurs
dispositifs
par
le
seul
prisme
du
résultat
comptable.
Comme
le
pense
Michel
Autès,
«
remplacer
l’obligation
de
moyens
par
une
obligation
de
résultat
est
une
évolution
considérable
»
(Autès,
2002,
p.
188)
;
travailler
avec
des
êtres
humains,
comme
le
font
quotidiennement
les
travailleurs
sociaux,
ne
peut
pas
être
réduit
au
seul
prisme
d’évaluations
purement
quantitatives.
Force
est
de
constater
que
ces
évaluations
envahissent
de
plus
en
plus
les
sphères
du
social,
ce
dont
se
plaignent
le
plus
les
travailleurs
sociaux
:
le
temps
passé
à
remplir
des
tableaux
et
autres
documents
statistiques
amenuise
ce
qui
constitue
le
«
cœur
de
métier
»
de
ces
professionnels,
à
savoir
le
rapport
avec
les
usagers.
La
«
mise
en
musique
»
des
théories
néolibérales
et
l’instauration
d’un
état
social
actif
Dans
une
société
très
médiatisée,
on
connaît
tout
le
pouvoir
des
discours
politiques
qui,
subrepticement,
finissent
par
petites
touches
par
accaparer
le
débat
pour,
ensuite,
incorporer
de
nouvelles
prérogatives.
En
l’occurrence,
ici,
ces
débats
se
sont
focalisés
autour
de
la
«
nécessaire
modernisation
»
du
secteur
social.
En
matière
de
politiques
publiques,
le
même
travail
de
sape
de
l’État‐providence
a
été
mené
non
seulement
par
les
libéraux,
mais
également
par
des
personnes
se
positionnant
au
centre‐gauche,
ce
qui
peut
paraître
plus
surprenant.
Nous
émettons
l’hypothèse
que
ce
tournant
social‐libéral
(dont
François
Hollande
apparaît
comme
la
dernière
figure
en
date
avec
son
«
Pacte
de
responsabilité
»
dévoilé
le
14
janvier
2014)
serait
un
moyen
pour
la
Gauche
de
démontrer
ses
compétences
en
matière
économique,
compétences
qui
lui
ont
longtemps
été
refusées,
voire
déniées,
par
la
Droite
et
les
libéraux.
Cette
nouvelle
orthodoxie,
qui
nous
vient
des
États‐Unis
et
du
Royaume‐Uni,
s’opère
par
l’idée
d’un
passage
de
l’État‐providence,
basé
sur
une
couverture
des
risques
sociaux
associés
aux
failles
du
marché,
à
un
État
qui
favorise
au
contraire
la
réactivité
des
individus
aux
signaux
de
l’offre
et
de
la
demande
:
voilà,
grosso
modo,
ce
message
qui
se
cache
de
manière
plus
conceptuelle
sous
le
vocable
d’État
social
actif
ou
ESA.
Tony
Blair
a
donné
le
premier
à
l’ESA
sa
notoriété
en
s’inspirant
des
travaux
du
sociologue
Anthony
Giddens
pour
réformer
les
politiques
sociales.
En
1997,
si
Blair
marque
le
retour
en
force
de
la
Gauche
en
Angleterre,
c’est
aussitôt
pour
rebaptiser
son
parti
New
labour,
5
qu’on
pourrait
traduire
par
«
Nouvelle
gauche
».
Il
restera
aux
affaires
jusqu’en
2007.
Tony
Blair
va
proposer
aux
partis
sociaux‐démocrates
européens
d’emprunter
ce
qu’il
appelle
la
Troisième
voie,
pour
reprendre
le
titre
de
l’ouvrage
publié
en
1998
avec
Anthony
Giddens.
Cette
Troisième
voie
reconnaît
la
centralité
du
marché
et
propose
des
réformes
structurelles
de
l’État‐providence
tout
en
se
positionnant,
nous
citons
Tony
Blair,
entre
le
socialisme
et
le
néolibéralisme.
En
France,
c’est
Jacques
Delors
qui
a
défendu
le
premier
cette
«
troisième
voie
»
dans
son
Livre
blanc
publié
avec
la
Commission
européenne
(1994).
On
peut
lire,
dans
l’introduction
de
cet
ouvrage,
que
«
le
chômage
sape
la
confiance
des
peuples,
cette
confiance
sans
laquelle
aucun
projet
collectif
n’est
possible.
Son
ampleur
rend
bien
d’autres
querelles
dérisoires,
presqu’indécentes.
Elle
conduit
à
s’interroger
sur
la
validité
du
modèle
européen
de
société
construit,
dans
un
esprit
de
solidarité
et
de
cohésion
de
la
société,
sur
nos
systèmes
de
protection
sociale
»
(Delors,
1994,
p.
II).
Comme
souvent
au
niveau
de
l’ESA,
il
s’agit
plus
de
chercher
des
idées
censées
infléchir
la
courbe
du
chômage
que
de
remettre
en
cause
les
fondements
de
l’État‐providence.
Ici,
Delors
propose
de
se
tourner
délibérément
vers
une
économie
ouverte
et
de
réformer
en
profondeur
le
marché
du
travail
;
avec
le
recul,
force
est
de
reconnaître
que
les
résultats
de
cette
politique
n’ont
guère
été
probants,
ou
du
moins
pas
meilleurs
que
ceux
préconisant
la
traditionnelle
relance
keynésienne.
Concernant
la
système
de
protection
sociale,
c’est
finalement
le
«
quatrième
pilier
»
(le
chômage)
qui
est
visé
comme
le
rappelle
l’ancien
président
de
la
Commission
:
«
Plusieurs
États
membres
appellent
à
un
examen
des
systèmes
de
protection
afin
d’assurer
qu’ils
offrent
des
incitations
à
l’emploi,
une
meilleure
adaptation
des
prestations
à
la
situation
du
marché
et
un
meilleur
ciblage
des
dépenses
pour
les
concentrer
sur
ceux
qui
ont
en
réellement
besoin
»
(ibid.,
p.
239.)
Le
deuxième
saut
qualitatif
est
réalisé
par
le
Conseil
européen
de
Lisbonne,
en
mars
2000,
où
pour
la
première
fois
le
vocable
d’État
social
actif
est
invoqué.
Dans
un
site
internet
dédié
au
processus
de
la
construction
européenne
(dénommé
CVCE
:
Centre
virtuel
de
la
connaissance
sur
l’Europe),
il
est
possible
d’accéder
à
l’entretien
de
Romano
Prodi
sur
la
contribution
de
la
Commission
au
Conseil
de
Lisbonne,
et
surtout
de
lire
les
conclusions
de
ce
sommet
des
23‐24
mars
2000
(téléchargeable
également
en
pdf,
cf.
en
bibliographie).
La
question
de
la
modernisation
était
là
encore
à
l’ordre
du
jour,
à
l’instar
du
point
n°
24
incitant
le
modèle
social
européen
à
se
moderniser
:
«
L’investissement
dans
les
ressources
humaines
et
la
mise
en
place
d’un
État
social
actif
et
dynamique
revêtiront
une
importance
capitale
tant
pour
la
place
de
l’Europe
dans
l’économie
de
la
connaissance
que
pour
faire
en
sorte
que
l’émergence
de
cette
nouvelle
économie
n’ait
pas
pour
effet
d’aggraver
les
problèmes
sociaux
actuels
que
sont
le
chômage,
l’exclusion
sociale
et
la
pauvreté
»
(CVCE,
2000,
p.
8.)
Enfin,
Frank
Vandenbroucke,
ministre
des
Affaires
sociales
du
gouvernement
belge
«
Arc
en
ciel
»,
coalition
gouvernementale
composée
de
libéraux,
de
socialistes
et
d’écologistes
qui
gouverna
en
Belgique
entre
1999
et
2003,
adopta
et
diffusa
ensuite
ce
concept,
tant
au
niveau
des
médias
que
des
politiques.
D’après
lui,
l’ESA
est
un
État
«
entreprenant
»
qui
a,
en
face
de
lui,
une
société
de
«
personnes
actives
».
Toujours
selon
Vandenbroucke,
l’État
traditionnel
est
un
état
passif
car
il
agit
après
l’apparition
d’un
risque
social
en
déployant
un
arsenal
d’allocations.
L’ESA
suivrait
ainsi
une
nouvelle
approche
:
il
ne
s’agit
plus
seulement
d’assurer
des
revenus,
mais
d’augmenter
les
possibilités
de
participation
sociale
pour
accroître
le
nombre
de
personnes
actives
dans
la
société.
La
logique
de
l’ESA
apparaît
ambivalente
dès
le
départ
avec,
d’un
côté,
de
gros
6
risques
de
dérive
néolibérale
et
de
l’autre,
une
promesse
d’un
suivi
des
personnes
plus
«
individualisé
»
qui
autoriserait
plus
de
marges
de
manœuvre
à
la
personne
suivie.
On
peut
émettre
de
sérieux
doutes
sur
ces
nouvelles
politiques,
notamment
parce
que
la
logique
financière
accrue
depuis
vingt
ans
contraint
l’État
à
un
repli
face
aux
«
lois
du
marché
»
:
faute
d’avoir
régulé
véritablement
ces
activités
financières
en
s’attaquant
à
la
racine
du
problème,
il
est
à
craindre
que
l’ESA
ne
changera
pas
grand‐chose
et,
en
tous
les
cas,
n’inversera
pas
la
courbe
du
chômage
dans
les
pays
européens.
Les
maîtres‐mots
de
l’ESA
se
dénomment
ainsi
:
activation,
responsabilisation,
individualisation
et
contractualisation.
Du
coup,
on
a
bien
une
recherche
de
l’efficacité
accrue
en
matière
de
ressources
disponibles,
mais
qui
conduit
paradoxalement
à
renforcer
l’utilitarisme
de
l’intervention
publique
en
faisant
de
la
minimisation
des
dépenses
un
objectif
permanent
de
l’action
publique.
Il
est
intéressant
–
et
surement
pas
anodin
‐
d’observer
que
les
politiques
dites
«
d’activation
»
se
sont
mises
en
place
au
même
moment
où,
dans
les
discours,
le
concept
d’équité
a
commencé
à
remplacer
celui
de
l’égalité,
comme
on
l’a
montré
précédemment.
Au‐delà
de
la
rhétorique,
quels
sont
les
changements
effectifs
que
l’ESA
a
amenés
dans
nos
systèmes
de
protection
sociale
?
L’ESA
représente‐t‐il
vraiment
une
rupture
avec
les
États‐providence
européens
traditionnels
?
La
recension
effectuée
par
une
équipe
de
chercheurs
canadiens
(Tremblay
et
al.,
2002)
nous
permet
de
préciser
cela,
tout
comme
le
premier
travail
de
synthèse
réalisé
par
une
équipe
pluridisciplinaire
de
chercheurs
(juristes,
politistes,
économistes,
sociologues)
de
l’Université
catholique
de
Louvain
(Vielle
et
al.,
2005).
La
conclusion
du
gros
travail
de
recension
(sur
la
totalité
des
écrits
disponibles
en
langue
anglaise
et
française)
menée
par
les
Canadiens
de
l’Université
du
Québec
en
Outaouais
apparaît
nuancée.
Leur
première
conclusion
stipule
que
«
l’impact
du
“social
actif
”
sur
le
“bien­être”
des
milieux
de
vie,
des
populations
et
des
individus
reste
assez
mal
connu
aujourd’hui
»
(Tremblay
et
al.,
2002,
p.
100),
d’abord
et
avant
tout
parce
«
la
plupart
de
ces
travaux
n’échappent
pas
au
contexte
social,
économique
et
politique
dans
lequel
ils
son
produits
»
(ibid.,
p.
100).
Et
les
auteurs
de
conclure
que
«
jusqu’à
ce
jour,
force
est
de
constater
qu’on
s’est
davantage
employé
à
faire
valoir
les
vertus
économiques
de
cette
stratégie
qu’à
mesurer
les
effets
sur
le
“bien­être”
des
bénéficiaires
»
(ibid.,
2002,
p.
104).
Robert
Boyer
(in
Vielle
et
al.,
2005),
de
son
côté,
propose
de
distinguer
trois
niveaux
de
transformation
possible
de
la
couverture
sociale
allant
crescendo
:
‐
la
transformation
de
premier
ordre
:
réajustements
des
prestations
servies
(souvent
en
les
diminuant
quelque
peu)
ou
des
cotisations
(en
les
majorant
légèrement)
pour
faire
rentrer
des
ressources
supplémentaires
dans
des
systèmes
qui
restent
inchangés
dans
leur
principe
;
‐
la
transformation
de
deuxième
ordre
:
quand
des
nouvelles
sources
de
financement
sont
introduites
pour
conserver
les
finalités
initiales
qui
ont
présidé
à
la
création
des
régimes.
Par
exemple,
l’auteur
range
ici
la
création
de
la
CSG
qui,
sans
altérer
la
gestion
des
régimes
sociaux,
a
permis
de
créer
de
nouvelles
ressources
provenant
de
la
solidarité
nationale,
en
sus
des
cotisations
;
‐
la
transformation
de
troisième
ordre
:
ce
sont
les
finalités
elles‐mêmes
qui
sont
redéfinies,
avec
des
formes
d’intervention
de
celles,
même
amendées,
qui
caractérisaient
le
précédent
système.
Par
exemple,
il
s’agirait
d’un
passage
des
retraites
par
répartition
à
un
système
par
capitalisation.
Cet
ouvrage
des
chercheurs
belges
rassemble
des
indices
comme
autant
d’éléments
7
étayant
l’hypothèse
d’un
changement
des
pratiques.
Mais
l’ESA,
tout
au
moins
en
Belgique,
reste
encore
un
projet
plus
qu’une
forme
achevée
qui
présenterait
une
alternative
à
l’État‐providence.
Nos
collègues
belges
concluent
en
disant
que
les
changements
se
situeraient
actuellement
dans
une
configuration
intermédiaire
entre
un
changement
de
second
et
de
troisième
type.
On
serait
tenté
d’émettre
la
même
conclusion
pour
l’Hexagone.
Les
motivations
de
l’ESA
apparaissent,
in
fine,
cantonnées
à
la
réduction
des
dépenses
liées
à
l’indemnisation
des
allocations‐chômage.
L’État
social
actif,
loin
d’être
une
panacée,
apparaît
ainsi
plutôt
comme
un
nouvel
étendard
brandi
par
les
politiques
de
tous
bords
pour
masquer
leur
incapacité
à
résoudre
le
problème
du
chômage
;
néanmoins,
l’arrivée
de
ce
terme
–
et
sa
sacralisation
–
nous
impose
une
vigilance
accrue
pour
la
pérennisation
du
socle
fondateur
de
nos
Étatsprovidences
européens.
Qu’en
est­il
sur
le
«
terrain
»
?
On
reproche
parfois
aux
sociologues
de
produire
des
réflexions
éminemment
théoriques
qui
ne
rencontrent
pas
toujours
d’échos
«
concrets
».
Autrement
dit,
le
sociologue
ne
serait
qu’un
oiseau
de
mauvais
augure,
déconnecté
de
la
réalité,
et
ses
réflexions
ne
seraient
pas
toujours
confrontées
à
l’épreuve
du
terrain.
Nous
avons
choisi,
au
contraire,
de
voir
plus
précisément
comment
se
traduisent
sur
le
terrain
la
mise
en
œuvre
de
ces
politiques
managériales.
Pour
cela,
nous
avons
tout
d’abord
organisé,
en
2012‐13
et
en
2013‐14,
avec
l’IRTS
de
Franche‐Comté,
un
séminaire
«
mixte
»
centré
sur
ces
réflexions,
c’est‐à‐dire
composé
pour
moitié
d’étudiants
(en
master
2
de
sociologie
et/ou
en
formation
DEIS)
et
pour
moitié
de
travailleurs
sociaux
en
exercice.
Nous
avons
également
travaillé
sur
des
recueils
d’entretiens
avec
nos
étudiants
de
Master
2
«
AGEPOS
»
(Analyse
et
gestion
des
politiques
sociales)
dans
le
cadre
de
notre
unité
d’enseignement
«
Analyse
critique
des
politiques
sociales
».
Cette
section
se
propose
de
rendre
compte
de
ce
travail
de
terrain,
via
une
mise
en
exergue
d’une
partie
du
récit
de
vie
de
Céline1.
Céline,
Aide‐soignante
de
55
ans
au
moment
de
l’entretien,
raconte
sans
ambages
les
nombreux
problèmes
survenus
depuis
la
fusion
de
son
établissement.
Comme
de
nombreux
autres
entretiens
récoltés,
on
retrouve
ici
un
faisceau
d’éléments
explicatifs
dont
l’origine
provient
de
cette
intrusion
des
politiques
managériales
dans
le
secteur
social
;
citons,
entre
autre,
le
harcèlement
moral,
le
contrôle
exacerbé,
la
logique
de
résultats,
la
rationalisation
du
temps,
l’arrivée
de
gestionnaires
extérieurs
au
travail
social,
le
développement
de
la
logique
de
«
client
»,
la
réduction
des
formations,
etc.
L’entretien
de
Céline
a
été
choisi,
parmi
d’autres
entretiens
tout
aussi
riches,
par
sa
vertu
de
généralisation
particulièrement
féconde
qu’il
permet.
En
effet,
suite
à
une
fusion
de
sa
structure,
Céline
a
rencontré
quasiment
tous
les
éléments
cités
ci‐dessus
;
l’addition
de
toutes
ces
difficultés
obligent
Céline
à
se
questionner
très
profondément
sur
le
sens
même
de
son
travail.
«
Cela
fait
vingt‐deux
ans
maintenant
que
je
travaille
dans
une
association,
l’Association
X,
où
il
y
a
des
aides‐soignantes
et
des
auxiliaires
de
vie.
Cette
association,
il
y
a
quatre
ans
maintenant,
du
fait
de
problèmes
financiers,
a
dû
fusionner
avec
une
autre
association
de
Chalon‐sur‐Saône…
ce
qui
fait
qu’on
s’est
1
Pour
des
raisons
de
confidentialité,
le
prénom
de
cette
aide‐soignante
a
été
modifié.
8
retrouvé
du
cocon
familial
on
va
dire
‐
c’est‐à‐dire
qu’on
se
connaissait
tous,
on
était
bien
encadré
–
on
s’est
retrouvé
entravé
par
une
hiérarchie
et
un
directeur,
un
système
administratif
très
fermé.
Voilà,
tout
a
changé
à
partir
de
là
!
‐D’accord…
Céline
:
Depuis
qu’on
a
fusionné,
on
nous
a
complètement
changé
la
donne,
bien
sûr
parce
En
fait,
on
ressent
la
pression
économique
au
sein
de
notre
travail.Pour
moi,
le
plus
dur
actuellement
dans
ce
que
je
vis,
c’est
la
façon
de
travailler,
la
façon
de
travailler
de
l’aide‐soignante,
la
prise
en
charge
des
patients.
On
nous
a
dit
qu’on
avait
plus
des
patients
dans
notre
service,
mais
DES
CLIENTS
(en
insistant
sur
ces
deux
mot).
Et
là,
dès
qu’on
m’a
prononcé
ce
mot,
je
me
suis
dit
“
ce
n’est
pas
possible,
je
ne
m’occupe
pas
de
clients,
mais
de
patients
”.
Cette
notion
d’argent,
de
profit,
de
bénéfices
dans
la
santé,
je…
voilà,
je
n’arrive
pas
à
l’intégrer
dans
ma
façon
de
voir,
dans
ma
façon
de
penser
!
À
partir
de
là,
tout
est
devenu
normé
:
un
soin
c’est
45
minutes.
Alors
qu’un
soin,
c’est
le
temps
du
soin,
le
temps
du
patient,
il
n’y
a
pas
de
temps
pour
moi.
Par
exemple
on
nous
a
dit
“
Le
matin,
vous
devez
faire
quatre
heure
trente
avec
tant
de
patients
”.
On
nous
a
rajouté
de
surcroît
des
patients
:
donc
moins
de
temps
auprès
des
patients,
moins
de
prise
en
charge,
moins
de
temps
auprès
des
familles,
des
aidants…
alors
que
cela
est
important,
pour
moi
ça
fait
partie
du
soin.
On
n’a
plus
le
temps
de
communiquer,
on
fait
un
soin
synthétique
et
on
se
dépêche
!
Si
toutefois,
par
malheur
on
dépasse
ce
temps,
il
faut
se
justifier
(en
colère)…
et
là,
c’est
le
pire
:
se
JUSTIFIER
(en
insistant
sur
ce
mot)
sur
le
pourquoi
on
n’a
passé
plus
de
temps
chez
un
patient
!
‐
Mais
comment
savent‐ils
si
tu
as
passé
plus
de
temps
?
Céline
:
Parce
que
je
vais
finir
ma
journée
beaucoup
plus
tard
;
je
vais
commencer
tôt
et
finir
plus
tard
(…).
Avant,
si
on
devait
passer
une
heure,
une
heure
et
demie
chez
un
patient,
on
le
faisait,
il
n’y
avait
pas
de
norme.
Moi,
je
ressens
cette
justification
comme
une
punition,
comme
une
sanction,
parce
que
j’estime
que
je
n’a
pas
à
me
justifier
quand
je
passe
du
temps
chez
un
patient
:
c’est
le
temps
du
patient,
c’est
le
temps
de
“prendre
soin”
et
voilà,
stop
!
On
n’a
pas
à
écrire
sur
un
papier
“
ben
voilà,
j’ai
passé
du
temps
avec
telle
personne
parce
qu’elle
était
moins
bien
”.
J’ai
l’impression
de
retourner
à
la
maternelle
et
de…
tu
vois,
qu’on
me
cadre
mon
travail,
ça
c’est
insupportable
!
Et
le
patient
le
ressent
que
tu
es
stressée,
ton
stress
il
passe
à
travers
:
il
sent
que
tu
es
stressée,
que
tu
n’as
pas
le
temps
de
discuter,
et
ça,
je
le
supporte
de
moins
en
moins…
C’est
un
stress
permanent
pour
moi.
Je
prends
de
l’âge
aussi,
je
ne
travaille
pas
aussi
vite
qu’avant,
et
puis
en
même
temps
je
n’ai
pas
envie
de
me
dépêcher
:
j’ai
envie
de
prendre
soin,
de
prendre
le
temps
pour
chaque
personne.
‐
Tu
as
l’impression
que
cela
va
à
l’encontre
de
tes
valeurs
?
Céline
:
Complètement
!
Je
pense
que
quand
on
est
soignant,
le
temps
s’arrête
au
patient,
il
n’y
a
pas
de
limite
dans
le
temps…
‐
Du
coup,
ta
relation
aux
patients
a
changé
?
Céline
:
Moi,
je
suis
un
peu
atypique,
je
continue
à
travailler
comme
je
l’ai
appris.
Je
n’ai
pas
changé
mes
habitudes,
donc
je
me
justifie
à
chaque
fois…
j’ai
des
pages
de
justification
!
J’ai
des
pages
et
des
pages
d’écriture,
parce
que
si
je
vais
à
l’encontre
de
mes
valeurs,
je
vais
m’épuiser
(…)
‐Est‐ce
que
tu
peux
m’expliquer
concrètement
comment
la
justification
fonctionne
?
9
Céline
:
La
justification,
c’est
simple
:
on
a
une
feuille
sur
laquelle
on
marque
nos
heures
du
matin
et
du
soir,
et
si
tu
as
dépassé,
tu
marques
pourquoi.
Tu
as
une
case
et
tu
justifies
pourquoi
tu
as
dépassé
ton
temps
:
“
Tant
de
temps
passé
chez
un
patient
parce
qu’il
était
moins
bien
(que
d’habitude)
;
la
personne
fait
une
chute,
donc
cela
a
pris
plus
de
temps
;
le
conjoint
n’allait
pas
bien
”.
Pour
moi,
le
soin
ce
n’est
pas
seulement
prendre
le
patient
en
charge,
mais
c’est
aussi
les
aidants,
c’est‐à‐dire
tout
ce
qui
est
autour.
Cela
peut
être
m’arrêter
un
quart
d’heure
pour
discuter
avec
la
conjointe
par
exemple
parce
qu’elles
est
anxieuse
car
son
mari
a
passé
une
mauvaise
nuit
:
elle
aussi
n’est
pas
bien,
donc
c’est
la
rassurer,
parler
un
peu
avec
elle.
Cela
fait
partie
intégrante
du
soin
pour
moi.
J’ai
essayé
d’en
parler
à
ma
direction
et
on
m’a
dit
“
Ah,
mais
non,
pas
du
tout
!
Vous
pouvez
prendre
du
temps
si
vous
voulez,
mais
c’est
sur
votre
temps
personnel,
pas
sur
votre
temps
de
travail
”.
‐
donc
tu
n’es
pas
payée
?
Céline
:
Voilà
!
Bon,
à
la
limite,
encore
que
je
ne
sois
pas
payée,
cela
ne
me
fait
rien
!
Ce
que
je
veux,
c’est
que
ce
soit
reconnu,
que
le
soin
soit
pris
en
compte
dans
sa
globalité.
À
l’école,
on
nous
fait
des
beaux
discours
:
“
Prenez
soin
de
la
personne,
prenez
votre
temps
!
”.
Et
maintenant,
dans
la
réalité,
c’est
tout
autre
!
Surtout
que
maintenant,
on
a
des
patients
qui
sont
atteints
de
troubles
cognitifs
comme
la
maladie
d’Alzheimer.
Tu
ne
peux
pas
rentrer
comme
cela
et
dire
“
Bonjour
!
Allez,
nous
allons
dans
la
salle
de
bain
et
nous
allons
faire
la
toilette
aujourd’hui
!
”
(…).
Il
faut
énormément
de
temps
et
de
patience
avec
ces
personnes‐là
:
tu
ne
peux
pas
normer
un
temps
à
quarante‐cinq
minutes,
ce
n’est
pas
possible
!
‐
Quelle
est
la
relation
que
tu
entretiens
avec
ta
hiérarchie
?
Céline
:
(…)
Les
gestionnaires,
eux,
ne
voient
que
le
côté
administratif,
le
côté
argent,
le
côté
budget.
Il
faut
en
tenir
compte,
c’est
certain,
j’en
ai
bien
conscience
(silence
de
réflexion)…
Alors
une
chose
aussi
très
importante
qu’ils
ont
supprimée,
c’est
le
temps
de
transmission
:
nous
avions
un
temps
de
transmission,
c’est‐à‐
dire
que
quand
on
rentrait
de
tournée,
on
faisait
le
point…
on
racontait
notre
matinée,
les
soucis
qu’on
avait
rencontrés,
on
s’écoutait,
chacune
prenait
la
parole
à
son
tour…
comme
ça,
on
savait
pour
tous
les
patients
ce
qu’il
leur
était
arrivé
dans
la
journée,
et
puis
en
même
temps,
si
tu
vais
un
souci,
c’était
bien
de
vider
son
sac,
de
crever
l’abcès
(…).
Donc
ce
temps
de
transmission,
ça
a
été
supprimé.
‐
(…)
Cette
disparition
du
temps
de
transmission,
a‐t‐elle
entrainé
des
changements
dans
ta
vie
privée
?
Céline
:
Oui,
énormément
!
Je
ramène
cela
à
la
maison
et
si
Pierre
[son
mari]
est
là,
je
lui
parle
si
j’ai
eu
un
souci
à
mon
travail,
bon,
en
restant
dans
la
confidentialité
des
clients.
Mais
voilà,
je
ramène
cela
à
la
maison,
et
ce
n’est
pas
bon.
Quand
tu
as
franchi
la
porte
de
ton
travail,
tu
dois
laisser
tout
derrière.
Il
y
a
une
sorte
de
porosité
qui
se
fait
entre
le
travail
et
la
vie
professionnelle.
Ce
n’est
pas
bon
(…).
Et
je
vais
enchaîner
sur
autre
chose
:
ils
nous
ont
supprimé
aussi
les
formations,
LA
formation
du
personnel
!
On
avait
des
formations
chaque
année,
on
avait
un
calendrier,
on
émettait
des
souhaits.
Chacune
d’entre
nous
accédait
à
une
formation
par
an
selon
ses
souhaits,
selon
le
budget
aussi.
Pour
moi,
la
formation
c’est
important.
C’est
se
ressourcer,
c’est
remettre
ses
pratiques
en
question
et
c’est
surtout
se
confronter
à
d’autres
soignants
et
à
d’autres
expériences
:
cela
t’évite
de
rester
la
tête
dans
le
guidon
et
de
rester
dans
ton
10
univers,
c’est
enrichissant
pour
la
pratique.
Donc
on
a
demandé
des
formations
:
tout
est
refusé
en
bloc
et
on
n’a
pas
eu
de
retour,
on
ne
sait
pas
pourquoi.
La
discussion
se
poursuit
sur
les
difficultés
liées
à
la
nouvelle
hiérarchie,
puis
l’entretien
revient
sur
les
patients…
‐
Et
les
patients
te
font
ressentir
qu’ils
ne
sont
pas
contents
?
Céline
:
On
ne
peut
pas
dire
que
je
ressens
un
mécontentement
(de
leur
part)
parce
qu’ils
sentent
qu’on
fait
tout
notre
possible
pour
faire
au
mieux.
Par
contre,
ce
qu’ils
doivent
ressentir,
c’est
ce
stress
et
ce
n’est
pas
bon
pour
eux
car
ils
ont
déjà
leur
pathologie
et
on
est
là
justement
pour
leur
apporter
du
bien‐être.
Donc
si
à
travers
ce
bien‐être
tu
fais
passer
ton
stress,
tu
n’as
pas
un
soin
de
qualité
et
donc
pour
eux
ce
n’est
pas
bénéfique
(…).
Si
tu
es
bien
dans
ta
peau,
par
exemple,
tu
as
fait
ton
bain
de
pied,
tu
fais
un
massage
des
tempes…
tu
as
le
temps,
tu
sens
que
le
patient
se
détend,
tu
vas
partir,
il
a
passé
un
bon
moment…
bon,
pendant
la
journée
il
va
toujours
être
avec
son
handicap,
mais
il
passé
un
temps,
un
moment
ou
un
échange
et
toi,
tu
lui
as
apporté
ce
que
tu
devais
lui
apporter
(…).
Mais
si
tu
ne
te
laisses
pas
aller
dans
ton
truc
parce
que
tu
sais
que
derrière
il
faut
y
aller,
c’est
déplorable.
Enfin
voilà
!
C’est
cela
qui
me
contrarie,
qui
fait
que
depuis
quelques
années
on
a
des
arrêts‐maladie
à
gogo.
Il
n’y
a
pas
de
secrets,
hein
:
burn‐out,
mal
de
dos
évidemment,
ça
c’est
sûr…
quand
tu
as
mal
au
dos,
c’est
que
là‐haut
ça
ne
va
plus…
c’est
dans
la
tête,
ça
suit,
quoi…
»
La
discussion
se
poursuit
ensuite
sur
le
rôle
de
l’infirmière
coordinatrice
pour
revenir
sur
le
problème
des
plannings
donnés
de
plus
en
plus
tardivement
et
non
respectés…
Céline
:
Bon,
j’enchaîne
sur
autre
chose
:
les
plannings.
Tu
as
un
planning
établi
au
mois.
Tu
as
quand
même
un
vie
personnelle,
tu
as
quand
même
des
rendez‐vous,
et
bien
les
plannings
changent
tout
le
temps
!
Quand
tu
as
pris
un
rendez‐vous
et
que
tu
dis
que
tu
ne
peux
pas
accepter
le
nouveau
planning
parce
que
tel
jour
je
devais
être
en
repos,
je
ne
suis
plus
en
repos,
et
bien
à
chaque
fois
il
faut
encore
justifier
et
encore
se
BATTRE
(en
colère).
C’est
un
combat
permanent
pour
avoir
ton
jour
de
repos
qui
devait
être
à
cette
date‐là.
Donc
ta
vie
personnelle,
elle
s’en
trouve
perturbée,
forcément.
On
en
a
parlé
à
notre
infirmière
coordinatrice
et
elle
dit
“
Moi,
j’essaye
de
respecter
cela,
mais
là‐haut
(ça
bloque)
”
(…).
Tu
ne
peux
rien
prévoir
en
fait
!
On
est
dans
le
système
de
l’annualisation
du
temps
de
travail.
Donc
tu
peux
faire
un
peu
plus
de
temps,
un
peu
moins
de
temps
suivant
la
charge
de
travail…
on
en
fait
toujours
plus
que
moins,
ça
c’est
clair
!
Bon,
passons…
Et
ils
peuvent
te
rappeler.
Par
exemple,
mercredi
(dernier)
je
devais
être
en
repos,
ils
me
rappellent
parce
que
j’ai
une
collègue
en
arrêt,
arrêt
surprise…
bon,
je
veux
bien,
moi
je
l’ai
fait…
Cela
fait
un
mois
qu’ils
ne
m’ont
pas
rendu
mon
jour
de
repos…
donc
tu
attends…
je
l’ai
signalé
“
Ah,
ben
écoutez,
non,
on
ne
peut
pas
pour
l’instant,
il
y
a
encore
eu
un
arrêt,
on
est
très
short,
voilà,
donc
on
ne
peut
pas
”.
Épilogue
:
Au
moment
d’adresser
cet
article
à
Joël
Letemplier
Directeur
de
la
revue
–
soit
six
mois
après
la
réalisation
de
cet
entretien
en
novembre
2013
­
nous
avons
pu
avoir
des
nouvelles
de
Céline.
Sa
situation
professionnelle
s’est
aggravée,
comme
nous
le
précise
11
Marine
Guichard2
:
«
Si
cela
vous
intéresse,
je
dois
vous
dire
qu’aujourd’hui
Céline
ne
travaille
plus.
Elle
a
demandé
à
se
faire
licencier.
Sa
direction
n’ayant
pas
accepté
(malgré
son
état
de
santé
largement
dégradé
depuis
la
venue
de
cette
nouvelle
direction
managériale),
elle
est
en
train
de
se
faire
reconnaître
une
inaptitude
auprès
de
la
médecine
du
travail
(qui
selon
moi,
n’aura
aucun
mal
à
la
prouver)
».
Conclusion
À
travers
ces
quelques
extraits
de
cet
entretien
avec
Céline,
on
sent
que
c’est
le
coeur
même
de
son
métier
qui
n’est
plus
lisible
pour
elle.
La
vocation,
dans
son
sens
premier,
apparaît
comme
reléguée
aux
oubliettes
de
l’histoire
au
profit
d’une
simple
–
mais
amère
–
«
logique
de
service
».
L’arrivée
de
ces
politiques
managériales
dans
le
secteur
social
et
médicosocial
–
certes,
contestée
par
les
acteurs
de
terrain
‐
apparaît
incontestable
dans
les
faits.
Subrepticement,
le
langage
gestionnaire
pénètre
de
plus
en
plus
largement
ce
secteur
depuis
maintenant
une
vingtaine
d’années,
ces
évolutions
étant
explicitées
par
des
chercheurs
comme
Michel
Chauvière
dans
l’ensemble
de
ses
ouvrages.
Cette
tentative
de
rationalisation
à
marche
forcée
a
atteint,
pour
l’instant,
un
premier
stade
alarmant
;
il
s’agit
des
professionnels
(éducateurs,
assistantes
sociales,
auxiliaires
de
vie,…)
à
qui
l’on
demande
de
faire
«
mieux
avec
moins
»,
mais
aussi
des
étudiants
qui
intègrent
les
écoles
de
travail
social,
pour
des
motivations
parfois
différentes
de
celles
de
leurs
ainées.
À
ce
titre,
Gérard
Creux
montre
que
même
au
sein
des
organismes
canoniques
de
formation
des
travailleurs
sociaux
tels
que
les
IRTS,
les
demandes
vis‐à‐vis
des
étudiants
ont
évolué
et
intègrent
elles
aussi
des
logiques
de
projet3.
Les
conséquences
de
ces
nouvelles
pratiques
managériales
affectent
aussi
chez
les
individus,
ces
politiques
d’individualisation
et
d’autonomisation
conduisant,
on
l’a
vu,
à
une
responsabilisation
accrue
de
l’usager.
Cette
politique
d’individualisation
se
retrouve
au
niveau
des
droits
:
l’idée
est
désormais
de
faire
rentrer
les
gens
dans
des
«
catégories
»
en
lieu
et
place
de
«
l’ayant­droit
»,
terme
ancien
mais
compris
de
manière
très
large
pour
désigner
la
famille
ou
le
ménage,
catégorie
réservée
à
tout
membre
de
la
«
communauté
des
citoyens
».
Aujourd’hui,
les
usagers
sont
devenus
des
clients
soi
disant
autonomes
et
devant
faire
face
à
leur
propre
responsabilité.
Les
travailleurs
sociaux,
quant
à
eux,
se
retrouvent
prisonniers
d’une
relation
qui
s’apparente
de
plus
en
plus
à
une
relation
de
service,
celle‐ci
devant
être
évaluable,
quantifiable
et
mesurable,
le
plus
souvent
par
des
indicateurs
strictement
quantitatifs
très
éloignés
du
terrain,
dans
un
paysage
où
les
inégalités
continuent
de
se
creuser
d’année
en
année.
Ces
travailleurs,
que
l’on
souhaite
désormais
évaluer
sous
toutes
les
coutures,
deviennent
ainsi
de
simples
techniciens,
loin
de
leur
métier
qu’ils
assuraient
jusque‐là
comme
une
vocation
(Beruf).
Nos
retours
du
terrain
montrent
que
le
temps
passé
à
«
remplir
des
tableaux
»
est
vécu,
au‐delà
de
ses
contraintes
propres,
comme
autant
de
«
temps
perdu
»
auprès
du
public
bénéficiaire
et
des
usagers.
À
ce
titre,
l’entretien
de
Céline
est
éloquent.
Cette
surcharge
gestionnaire,
produisant
en
sus
des
injonctions
contradictoires,
devient
source
de
stress,
de
burn‐out
chez
ceux
qui
sont
les
2
Rappelons
que
ce
récit
de
vie
a
été
recueilli
par
Marine
Guichard,
étudiante
en
master
2
de
sociologie,
mention
«
Analyse
et
gestion
des
politiques
sociales
»
en
2013/2014.
3
La
«
vocation
»
à
l’épreuve
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2014
(à
paraître)
12
plus
exposés
(assistants
de
service
social,
aides
soignantes,
infirmières,
etc.).
Mais
le
plus
grave,
c’est
que
ces
politiques
managériales
finissent
par
déliter
le
cœur
même
du
«
métier
»
du
travailleur
social.
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14


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