Ce que soulève la jupe - Institut de recherches et d`études féministes

Transcription

Ce que soulève la jupe - Institut de recherches et d`études féministes
1
Ce que soulève la jupe
Identités, transgressions, résistances
Christine Bard
Collection Sexe en tous genres
2
Sexe en tous genres
Une collection dirigée par Louis-Georges Tin
Le masculin et le féminin sont-ils « complémentaires » ? Y a-t-il une véritable
correspondance entre le sexe (l’ordre biologique) et le genre (l’ordre social) ? Comment lutter
contre l’homophobie et le sexisme ? Autant d’interrogations que suscitent les évolutions
récentes de la société. Toutes ces questions qui relèvent à la fois de l’intime et du collectif, du
privé et du public, constituent en bonne partie la trame de nos vies. Elles traversent les
existences quotidiennes, les débats de société, les recherches scientifiques et les combats
politiques.
Cette collection proposée par les éditions Autrement entend donc se faire l’écho pour un large
public d’une réflexion jusque là réservée aux chercheurs (sociologie, histoire, études gaies et
lesbiennes, gender studies, etc.) et aux militants (mouvements féministes, mouvements gais,
lesbiens, bi et trans). Elle entend mettre à la disposition du grand public des ouvrages qui
rendent compte des problématiques contemporaines liées au sexe et au genre : l’égalité
hommes-femmes, l’égalité homos-hétéros, les mouvements trans’, la virilité, la délinquance
sexuelle, la queer theory, la pornographie, le cybersexe, l’homoparentalité, la morale sexuelle,
la liberté sexuelle etc.
Dans un domaine aussi riche et aussi complexe, marqué par des mutations de plus en plus
rapides, il s’agit d’apporter un peu de lumière dans ces zones d’ombre, un peu de raison dans
des débats souvent passionnels, quitte à jeter parfois le trouble dans les certitudes
individuelles et dans l’Ordre Symbolique du Sexe et du Genre...
*Ancien élève de l’École normale supérieure, spécialiste des questions de sexe et de genre,
Louis-Georges Tin a dirigé en 2003 le Dictionnaire de l’Homophobie aux Presses
Universitaires de France. Depuis 2004, il préside le Comité IDAHO qui organise chaque
année la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie, célébrée dans plus de 50 pays à
travers le monde.
Coordination éditoriale : Marie-Pierre Lajot.
Copyright
3
« Quand une femme se met à écrire… elle constate sans cesse qu’elle a envie de changer les valeurs
établies : rendre sérieux ce qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui lui semble
important. Et naturellement, le critique l’en blâmera »
Virginia Woolf, « Les femmes et le roman » (1929)1.
1
In L’Art du roman, Paris, trad. Rose Celli, Seuil, 2009, p. 95.
4
Introduction
Ce livre sur la jupe s’est imposé à moi alors que j’écrivais une histoire politique du pantalon
depuis la Révolution. La jupe a envahi l’actualité, bousculé mon agenda, et pris le pas sur un
pantalon qui a beaucoup perdu, aujourd’hui, de sa force subversive, lorsqu’il est porté par une
femme. On ne peut en dire autant de la jupe pour hommes…
Face à la jupe, ma grille de lecture est la même que celle qui me mobilise avec le pantalon. Son
postulat est que les vêtements et leur genre – féminin, masculin, neutre– sont politiques. Ils
facilitent notre identification comme homme ou femme, avec toutes les conséquences que l’on
imagine dans une société réglée par la domination masculine. Ainsi, en 1800, une ordonnance de
la Préfecture de police de Paris interdit aux femmes de s’habiller en homme. Elle n’est toujours
pas abrogée. À l’école, avant 1968, le pantalon était interdit aux filles, sauf quand il faisait très
froid, mais dans ce cas porté sous la jupe. Bien des entreprises aujourd’hui imposent la jupe à leur
personnel féminin.
Ces observations sont pour une féministe d’une absolue banalité. La liberté de porter le
pantalon a été une lutte épique, soutenue par des femmes courageuses et talentueuses, George
Sand 2 étant la plus célèbre, et systématiquement dénigrée par d’innombrables caricatures
antiféministes. Cette insistance révèle l’importance de l’enjeu symbolique. Porter la culotte ou le
pantalon, c’est avoir le pouvoir. Et ce pouvoir, les femmes l’ont voulu, ne serait-ce que pour
décider de leur vie. Le pantalon peut donc être considéré comme un symbole politique, dès lors
qu’avec les sans-culottes, il devient signe d’une citoyenneté… dont les femmes sont privées. Pour
les féministes du début du XXe siècle, il représente les valeurs révolutionnaires : la liberté, l’égalité,
la fraternité. Mais les femmes restent engluées dans l’Ancien régime vestimentaire qui les
condamne à la compétition esthétique et aux folies de la mode. L’idéal qui s’impose à partir du
e
XIX siècle est celui d’un double standard pour les hommes et pour les femmes, ce qui implique
pour le sexe fort une « Grande Renonciation » aux mœurs vestimentaires qui prévalaient jusque
là3. Cette grille de lecture que propose en 1930 le psychanalyste anglais John Carl Flügel, auteur
de l’expression « Grande Renonciation », reste très pertinente aujourd’hui pour interpréter les
conduites vestimentaires des deux sexes.
Emblème de la masculinité occidentale des deux derniers siècles, le pantalon est aussi tout
simplement un vêtement pratique, utilisé depuis des temps immémoriaux pour travailler la terre et
monter à cheval. Sa présence est forte dans les zones les plus froides du globe. Il n’est pas toujours
le monopole des hommes, comme le montrent les pantalons féminins portés en Chine, en Turquie
ou au Maghreb. En Occident, il devient monopole du sexe dominant, et se trouve associé à la
virilité par un grand nombre d’expressions et de dictons populaires. Il met d’ailleurs l’accent sur le
sexe, comme le souligne la psychanalyste Eugénie Lemoine-Luccioni. La fermeture du pantalon,
avantage considérable, se fait au niveau de la braguette, « point chaud du vêtement masculin ».
« Alors que chez les femmes, le sexe est caché (certains disent qu’il n’y a rien à montrer) : mais la
poitrine s’exhibe. Ce qui a été dit de la braguette peut être dit du décolleté féminin : c’est le point
chaud du vêtement »4.
Et la jupe ? Elle symbolise depuis très longtemps le genre féminin. Son emploi métonymique
est fréquent ; le dictionnaire nous le rappelle, pour la jupe (on trouve « se brouiller avec une jupe »
chez Balzac), comme pour le jupon (« courir le jupon », « aimer le jupon »)5. Jupe est aujourd’hui
définie comme une « partie de l’habillement féminin qui descend de la ceinture à une hauteur
variable ». Son genre est donc fixé. Rien ne reste donc de son origine arabe, « djoubba », robe qui
2
Simone Vierne, « Les pantalons de Mme Sand », Frédéric Monneyron dir., Vêtement et
littérature, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2001.
3
À la fin du XVIIIe siècle « se produisit un tournant des plus notables dans l’histoire du vêtement,
un de ces événements dont nous pouvons encore constater les conséquences aujourd’hui, un
événement, enfin, qui aurait mérité de passer moins inaperçu ; les hommes renoncèrent à leur droit
d’employer les diverses formes de parure brillantes, gaies, raffinées, s’en dessaisissant entièrement
au profit des femmes […]. C’est pourquoi on peut le considérer comme « la Grande Renonciation
Masculine » sur le plan vestimentaire. L’homme cédait ses prétentions à la beauté. Il prenait
l’utilitaire comme seule et unique fin » écrit John Carl Flügel, Le Rêveur nu. De la parure
vestimentaire, 1933, traduit de l’anglais (The Psychology of Clothes), Paris, Aubier, 1982, p. 102103.
4
Eugénie Lemoine-Luccioni, La Robe. Essai psychanalytique sur le vêtement, Paris, Seuil, 1983,
p. 70.
5
Le Robert, édition 1985.
5
selon les régions est portée par les femmes ou par les hommes6, et que le Prophète a portée7. Le
mot est passé par la Sicile (jupa, 1053) et Gênes (juppum, 1165). On a bien oublié son sens
médiéval (XIIe siècle) de pourpoint d’homme avec de longues basques. Pour les femmes, la jupe
désigne d’abord un vêtement de dessous composé de deux pièces : le corps de la jupe (corsage) et
le bas de la jupe (allant de la taille aux pieds). Le sens moderne de jupe, partant de la taille, ne date
que du XVIIe siècle. « Cotillon » et « cotte » (la courte jupe paysanne) vont alors tomber en
désuétude 8 . « Jupon » (daté de XIVe siècle) a également eu le sens de tunique d’hommes à
manches. C’est seulement en 1680 qu’il devient une jupe de dessous, mais son sens le plus ancien
perdure jusqu’au XIXe siècle.
Cette exploration philologique n’est pas inutile : elle montre combien le genre attaché au
vêtement a changé, et semble indiquer une volonté de distinction des sexes (à travers les mots du
vêtement) finalement assez tardive. La polysémie et le mélange des genres sont encore plus
marqués pour la robe.
La robe, mot d’origine germanique, rauba (butin), désigne « un vêtement qui couvre le
corps »9. Son premier sens renvoie à l’habit masculin antique et oriental. Les jeunes Romains
atteignant l’âge adulte adoptent la toge virile. Prendre la robe, c’est devenir moine (XIIe siècle).
L’Ancien Régime oppose la noblesse de robe à la noblesse d’épée. Des robes masculines
traversent les siècles jusqu’à nos jours pour les gens de justice et les universitaires dans l’exercice
de certaines de leurs fonctions. La robe des jeunes enfants pour les bébés ou le baptême n’a pas de
genre, c’est la prise de la première culotte qui distinguera le garçon de la fille. La robe de chambre
(1596), la robe de nuit (1462) sont partagée par les deux sexes. Le premier sens donné à la robe est
donc celui d’un vêtement long pour les deux sexes, qui sera porté de l’Antiquité jusqu’au XVIe
siècle. C’est à partir du XIIe siècle que le mot robe désigne aussi le vêtement féminin de dessus
d’un seul tenant, avec ou sans manches, et d’une longueur variable. Aujourd’hui, c’est la jupe plus
que la robe, moins fréquente, qui symbolise la féminité vestimentaire.
[ILL1 :
Légende :
Carte postale couleur, « Les proverbes. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » (coll.
particulière)]
La jupe masque, elle cache le sexe des femmes, a-t-on dit. Mais contrairement au pantalon,
fermé et protecteur, c’est un vêtement ouvert, et même très ouvert car, pendant longtemps, les
femmes n’ont pas porté de sous-vêtements fermés. Les culottes étaient soient inexistantes, soient
largement fendues. C’est seulement au début du XXe siècle que le sous-vêtement fermé se répand.
Une carte postale grivoise de cette époque synthétise bien les avantages de la culotte fermée : « On
se sent mieux chez soi ! », s’exclame une jeune femme qui a adopté le nouveau sous-vêtement. Les
médecins hygiénistes abondent dans son sens (la culotte ouverte accueille facilement les microbes)
de même que les moralistes, pour qui la culotte fermée est plus correcte avant le mariage10. Face à
elle, un homme, en uniforme, lui fait comprendre que nulle femme n’est à l’abri de la convoitise
masculine. Il menace : « Les portes les plus fermées peuvent être fracturées ». La fracture évoque
la possibilité du viol, sans doute aussi l’éventualité d’un dépucelage brutal. Le soldat qui a le
dernier mot préfère les portes – les culottes – et les femmes ouvertes. Le dessin renforce le texte,
opposant le soldat sur-habillé et casqué et sa proie en déshabillé (jeune naïve, femme de petite
vertu, « émancipée » ?). Leurs regards qui ne se rencontrent pas annoncent un échange inégal : elle
6
Djoubba, en arabe dialectal contemporain, renvoie à plusieurs robes, selon les régions : robe
féminine, dessous de robe féminine ou robe d’homme en Tunisie (ressemblant à la gandoura
algérienne). Je remercie Dalila Morsly qui m’a guidée dans cette exploration sémantique.
7
Reinhart Dozy, Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes, rééd., Beirut,
Librairie du Liban s.d., p. 108-109. Selon cet orientaliste hollandais, plusieurs sources concordent
pour appeler djobbah l’habit porté par le Prophète en voyage. Cet habit n’est pas perçu comme
féminin par les Occidentaux qui le comparent à une longue veste ou à une robe de chambre.
8
Mais pas partout. En patois du Nord, on parle de cottes pour désigner la jupe.
9
Cette étymologie est un peu étrange et pas complètement élucidée. Rauba (attesté en 1155) a
conservé le sens de butin, rapine (et a donné dérobé) et a désigné dans le même temps le vêtement.
Peut-être s’agit-il du vêtement en tant que butin (Dictionnaire historique de la langue française).
10
Farid Chenoune, Les Dessous de la féminité. Un siècle de lingerie, Paris, Assouline, 1998.
6
lui parle en le regardant dans les yeux, il lui répond les yeux baissés vers ses appâts. Il se « rince
l’œil » (l’expression est d’époque) sur des « dessous » destinés à être montrés. Le bas baissé
suggère que de toutes façons, la « porte » ne tardera pas à s’ouvrir ou à être ouverte11.
Avec ou sans dessous, la jupe vole, se soulève ou est soulevée. Sur ce sujet, on a bien entendu
le point de vue d’Alain Souchon, fixé par Le Robert comme exemple d’emploi du mot jupe.
« Rétines et pupilles, / Les garçons ont les yeux qui brillent / Pour un jeu de dupes : / Voir sous les
jupes des filles, / Et la vie toute entière, / Absorbés par cette affaire, / Par ce jeu de dupes : / Voir
sous les jupes des filles. / Elles, très fières, / Sur leurs escabeaux en l’air, / Regard méprisant et
laissant le vent tout faire, / Elles, dans l’suave, / La faiblesse des hommes, elles savent / Que la
seule chose qui tourne sur terre, / C’est leurs robes légères » 12 . Cette délicieuse chanson en
utilisant jupe au pluriel renvoie à toute une nostalgie un peu libertine, à la Fragonard, jupe et
jupons (le tout formant les jupes à partir du XVIIe siècle) s’envolant au rythme de la balançoire…
L’exemple choisi par les dictionnaire est d’ailleurs « relever, trousser ses jupes ».
Mon point de vue de femme peut rejoindre celui d’Alain Souchon, mais il est aussi informé par
le vécu. C’est un souvenir d’enfance. Le jeu des garçons dans la cour de récréation de l’école
primaire consistait à soulever les jupes des filles. Il fallait courir plus vite qu’eux pour y échapper.
Pour diminuer l’humiliation, je portais un short au-dessus de ma culotte, comme une double
cuirasse. C’était le début des années 1970. Les militantes du Mouvement de libération des femmes
commençaient à ranger leurs jupes et passaient au pantalon. La mode unisexe témoignait de cette
actualité politique.
Il est facile de faire l’expérience par soi-même : porter une jupe implique le corps et la
conscience du corps beaucoup plus que le pantalon. Une photographe féministe allemande,
Marianne Wex, a pris des milliers de photographies d’hommes (en pantalon) et de femmes (en
jupe ou en robe) dans l’espace public. Elle montre les femmes genoux serrés, jambes croisées,
occupant un minimum d’espace, quand les hommes, eux, écartent les cuisses proportionnellement
à leur degré d’adhésion à la norme virile et prennent le maximum d’espace13. Font exception à la
règle les femmes des milieux populaires, entre elles, d’un certain âge, pendant le temps de leurs
loisirs. Elles ne se gênent pas pour placer leurs jambes comme elles le veulent. Le sociologue
Pierre Bourdieu, dans La Domination masculine, en 1998, voit bien l’intérêt de la jupe pour
démontrer l’importance de l’incorporation des normes. La féministe Madeleine Pelletier (18741939) disait déjà la même chose, elle qui risquait la stratégie la plus radicale qui soit : la
virilisation des femmes14. Madeleine Pelletier regrettait d’être née femme. Habillée de vêtements
masculins, elle aimait passer pour homme. Bien des femmes, dont nous ne connaîtrons jamais le
nombre, ont opté pour le sexe opposé. L’attrait pour le pantalon, pour l’uniforme souvent
accompagnait leur désir de liberté et d’aventure15. Madeleine Pelletier n’était guère entendue. Sa
pensée dérangeait et gêne encore, aujourd’hui, celles et ceux qui, trop rares, la connaissent.
Renoncer à la « féminité » ? Le sacrifice paraît impossible.
Les femmes d’aujourd’hui sont citoyennes, peuvent porter les armes et contrôler leur fertilité,
mais renâclent face à la perspective d’une Grande Renonciation aux parures féminines. Ce qui
laisse toute sa modernité à l’appel d’Olympe de Gouges, auteure de la Déclaration des droits de la
11
« Les Proverbes. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », anonyme, s.d. probablement
pendant la guerre de 1914-1918, carte postale couleur, BMD. Il faut qu’une porte soit ouverte ou
fermée est le titre d’une comédie d’Alfred de Musset. Son détournement sur cette carte postale
égrillarde a l’intérêt de proverbialiser – et donc de légitimer – le message.
12
Paroles et musique d’Alain Souchon, Sous les jupes des filles, 1993.
13
Marianne Wex, Langage féminin et masculin du corps. Reflet de l’ordre patriarcal, Des
attitudes révélatrices, une rétrospective de nos jours à l’Antiquité à travers 2000 documents
photographiques, 1979, trad. de l’allemand, Bruxelles, Académia, 1993.
14
Cf. Christine Bard, « La virilisation des femmes et l’égalité des sexes », Christine Bard dir.,
Madeleine Pelletier (1874-1939). Logique et infortunes d’un combat pour l’égalité, Paris, Côtéfemmes, 1992, p. 91-108 ; Felicia Gordon, The Integral Feminist : Madeleine Pelletier (18741939), London, Polity Press, 1990 et Charles Sowerwine, Claude Maignien, Madeleine Pelletier.
Une féministe dans l’arène politique, Paris, éditions ouvrières, 1992
15
Cf. Julie Wheelwright, Amazons and military Maids. Women who dressed as Men in Pursuit of
Life, Liberty and Hapiness, London, Pandora, 1989.
7
femme et de la citoyenne, qui demandait en 1792 à ses concitoyennes d’ « abjurer l’aristocratie de
la beauté, qui les divise et les pousse à médire les unes des autres »16.
Grâce à Olympe de Gouges, grâce à Madeleine Pelletier, les femmes, en France, ont
aujourd’hui la liberté de se poser cette question futile au réveil : jupe ou pantalon ? Mais cette
question que seules les femmes se posent est-elle réellement futile ? Celles qui passent de l’une à
l’autre savent très bien qu’elles ne vivront pas la même journée selon qu’elles auront choisi la jupe
ou le pantalon. Aujourd’hui, en France, les femmes portent généralement les deux types de
vêtements. Il suffit de se poster à la terrasse d’un café et d’ouvrir les yeux pour constater que le
pantalon est très majoritaire. Au collège, il règne en maître absolu. Les filles, dit-on, n’osent plus
mettre de jupe : curieuse évolution que celle de ce vêtement ordinaire il n’y a pas si longtemps
imposé aux filles du même âge, et aujourd’hui déplacé dans l’espace scolaire. La perception du
vêtement ouvert, montrant les jambes, s’est inversée en quelques années. Au collège, la jupe est
devenue rarissime. Les garçons ne peuvent plus soulever les jupes. La violence, pourtant, demeure.
En cheminant plusieurs années durant à travers l’histoire du pantalon, j’ai changé. Moi qui
avait intériorisé le pantalon « politiquement correct », j’ai recommencé à porter des jupes ou des
robes, de temps en temps, pour « mettre à distance mon objet », disais-je en plaisantant. J’ai été
émue par la naissance de Ni Putes Ni Soumises et frappée par sa revendication d’un « droit à la
féminité ». J’ai appris l’existence d’une journée de la jupe et du respect, dans un lycée. J’ai
découvert les hommes en jupe. J’ai suivi les débats sur le voile islamique, qui réactivent la
controverse sur les interdits vestimentaires. Le film La journée de la jupe a achevé de me décider à
témoigner de ce qui se transforme aujourd’hui et à tenter de l’interpréter.
J’ai conscience du parfum suranné du propos pour celles et ceux qui, post-queer et/ou postpunks, pensent avoir tout déconstruit : le sexe, le genre, le corps, la sexualité. Peut-on s’intéresser
encore à la jupe quand, avec Beatriz Preciado, on mesure mieux le tournant que nous fait prendre à
tous et toutes le mouvement transgenre ? Quand une cure de testostérone peut réveiller nos libidos
assoupies et nos colères rentrées ? En ayant fait cette expérience, Beatriz Preciado pense vivre, en
elle, « la mutation d’une époque »17. C’est le sentiment d’une philosophe dont le métier est de
théoriser. Historienne, je suis au contraire attirée par la pluralité des transformations sociales et
habituée à me méfier du côté mystificateur de « l’époque ». Notre temps présent est difficile à
saisir. Notre société reste malgré les médias de masse et internet une société profondément clivée
socialement et subdivisée en de nombreuses tribus. Des guides sont d’ailleurs nécessaires pour
décoder nos multiples sociostyles18. C’est avec la volonté de prendre en compte cette diversité des
sexes, des genres, des âges, des positions socioprofessionnelles, des origines, des cultures qui
coexistent en France que je tente cette petite histoire de la jupe.
Faut-il sauver la jupe, en voie d’être abandonnée par les adolescentes ? Faut-il soutenir Ni
Putes Ni Soumises dans sa défense du « droit à la féminité » ? Faut-il aimer les tailleurs blancs de
Ségolène Royal ? Et que penser du combat émergent des hommes qui portent la jupe ? Mes
questions sont multiples. Je pars d’une hypothèse pessimiste mais logique, bien formulée par
Pierre Bourdieu : « le marché des biens symboliques [est] dominé par la vision masculine ». « Être
féminine », c’est essentiellement « éviter toutes les propriétés et les pratiques qui peuvent
fonctionner comme des signes de virilité »19. Ce qui est codé féminin est dépourvu de pouvoir.
Pourquoi, dans ces conditions, continuer à s’habiller de manière féminine, alors que
l’empowerment supposerait une virilisation vestimentaire ? Pourquoi, aussi, aspirer à la jupe,
quand on appartient au sexe dominant ?
16
Cité par Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la
Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 120 note 61 (Invitation aux dames
françoises, pour la fête du maire d’Étampes).
17
Beatriz Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 21.
18
Cf. Hector Obalk, Alain Soral, Alexandre Pasche, Les Mouvements de mode expliqués aux
parents, Paris, Robert Laffont, 1984 et Géraldine de Margerie, Dictionnaire du look, une nouvelle
science du jeune, Paris, Robert Laffont, 2009.
19
Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, p. 106.
8
1 - La jupe, entre obligation et libération
1 – Controverses sur la mode féminine
Depuis qu’elles existent, c’est-à-dire depuis le Moyen Âge, les modes ont toujours suscité des
controverses20. Décrier leurs excès, leurs folies, est une attitude récurrente des pouvoirs religieux
et politique. Mais à partir de la Révolution française, c’est plus spécifiquement la mode féminine
qui concentre les critiques, la mode masculine adoptant pour longtemps un uniforme bourgeois qui
fait peu parler de lui. Ce basculement correspond à un renforcement de la domination masculine,
que résume bien le Code civil napoléonien de 1804. La mode féminine en témoigne à sa manière,
qui multiplie les contraintes et les entraves. Le corset en est devenu le symbole. La crinoline, plus
brièvement, sous le Second Empire, également.
Il faut attendre la Belle Époque pour qu’il soit question de réformer le costume féminin.
L’émergence de ce débat public est lié à la médicalisation de la société, au développement du sport
et des loisirs, mais aussi à l’essor spectaculaire du féminisme. Selon Le Temps, en 1899,
« théoriquement, tout le féminisme est impliqué dans la question du costume. Faut-il que la femme
garde l’encombrement des jupes ou se consacre à la vie active ? […] Les vraies féministes, les
intransigeantes, celles qui sont logiques avec leur principe, sont pour le costume masculin »21.
Qu’un journal aussi « sérieux » que Le Temps admette cette analyse montre l’efficacité de la
campagne menée depuis une dizaine d’années déjà par les militantes féministes les plus
audacieuses. Hubertine Auclert (1848-1914) est de ces frondeuses, qui déploient de manière
pragmatique toute une palette d’arguments. Certains sont politiques : les hommes ont uniformisé
leur costume, manière de rendre apparentes les valeurs républicaines, les femmes doivent suivre
cette voie si elles veulent accéder à la citoyenneté.
D’autres arguments relèvent du souci biopolitique de « préservation de la race » et de relance
de la natalité. En 1900, le mouvement pour la réforme du costume féminin s’en prend
vigoureusement non seulement au corset, mais aussi à la jupe, aux manteaux, aux chapeaux, aux
souliers portés par ses contemporaines. Défendant un vêtement adapté aux formes « vivantes,
réelles et non rêvées », ce mouvement demande que l’hygiène du costume soit rendue obligatoire
dans l’enseignement public et que des règlements de sécurité et de salubrité publiques interdisent
le port, au moins pour les personnes mineures, de pièces de costume devant nuire au
développement, à la santé, voire à la vie des individus. Elle précise bien cependant qu’elle ne
désire ni l’uniformisation, ni la masculinisation du costume de la femme22. Des militantes plus
radicales, telle Marie-Rose Astié de Valsayre et Madeleine Pelletier mettent également en avant
les déformations et les accidents provoqués par le costume féminin.
Les déformations dénoncées par les féministes mais aussi par les hygiénistes sont surtout liées
au corset. Abandonné pendant la Révolution, il est revenu en force, avec une armature en lames
d’acier et une diffusion plus large permise par sa fabrication industrielle. Il fabrique une silhouette
en « 8 », étranglée par la « taille de guêpe » à la mode. Il existe en différentes versions : pour le
matin, le soir, ajouré, pour la natation, ou souple, pour la bicyclette, pour les femmes enceintes…
Généralement considéré par celles qui le portent comme une évidence universelle, il est de plus en
plus contesté à la fin du siècle. Les dégâts physiques mais aussi psychologiques qu’il provoque
commencent à être dénoncés. Mais cet instrument de soumission des femmes est aussi fortement
esthétisé et érotisé23.
Au-dessus du corset se place le cache-corset, sous lequel vient le jupon. Un jupon baleiné
permet de fixer le « cul-de-Paris » (ou « pouf », « tournure », « strapontin »…). Les dessous
féminins sont, c’est le moins que l’on puisse dire, compliqués. Les habillages et déshabillages
exigent patience et aide extérieure24.
La robe longue – c’est-à-dire traînante – est aussi mise en cause. On ne compte plus les
malheureuses victimes des tramways emportées à la suite de leur robe ou de leur manteau. Attirées
20
Odile Blanc, Parades et parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris,
Gallimard, Le temps des images, 1997.
21
Cité par Hubertine Auclert, « La robe », Le Radical, 26 décembre 1899.
22
La Réforme du costume féminin. Rapport fait au congrès de l’éducation physique par Mme A. de
Pischof le 4 septembre 1900, Paris, Imprimerie E. Compiègne, 1900.
23
Cf. Leigh Summers, Bound to Please. A History of the Victorian Corset, Oxford, Berg, 2001.
24
Cf. Philippe Perrot, Les Dessus et les dessous de la bourgeoisie. Une histoire du vêtement au
e
XIX siècle, Paris, Fayard, 1981.
9
vers le fond par le poids de leurs vêtements, les femmes sont surexposées au risque de noyade.
Sans parler des flammes, comme le démontre l’incendie du Bazar de l’hôtel de ville, le 4 mai
1897. Le drame survient à Paris lors d’une vente de charité qui réunissait les élégantes donnant de
leur temps aux œuvres philanthropiques. Sur un terrain vague de la rue Jean-Goujon, des
comptoirs temporaires sont installés dans un décor de rue médiévale, réalisé en bois. Parmi les 116
victimes identifiées, 110 sont de sexe féminin.
Si les victimes féminines sont si nombreuses, n’est-ce pas en raison du type de vêtements
qu’elles portent ? Les mousselines, les taffetas, les soies, les rubans, les tissus printaniers et les
chapeaux de paille ont flambé facilement. Mais une autre thèse, complémentaire, s’ajoute à cellelà : « En quelques heures, la rumeur se propage que les hommes présents au moment de l’incendie,
ne pensant qu’à leur propre fuite, ont tout mis en œuvre pour se tirer des flammes, n’hésitant pas à
bousculer, piétiner, user de leur force pour se frayer le passage, au détriment des femmes livrées au
feu. »25 Les hommes de la haute société se seraient servis de leur canne pour se dégager plus vite,
d’après des témoignages de survivantes. Est-ce la fin du rôle protecteur de l’homme, qui figure
dans le code civil, mais aussi dans le code de l’honneur ? Est-ce la fin de la galanterie ? Les
hommes sont-ils coupables ? Les femmes qui réclament désormais l’égalité ne sont-elles pas aussi
responsables de leurs choix vestimentaires, choix, en l’occurrence, risqués ? Pour les féministes
les plus radicales, l’événement plaide en faveur du pantalon, qui a aidé les hommes à fuir plus
rapidement les flammes.
La presse républicaine oppose la lâcheté des jeunes gens distingués à l’héroïsme des
sauveteurs, issus des classes populaires. Le drame est interprété en termes de classes et cela n’est
pas sans incidence sur les apparences vestimentaires : l’air du temps encourage une certaine
simplicité. Les socialistes, force ascendante, voient tantôt avec colère, tantôt avec ironie, l’ordre
vestimentaire bourgeois. Il y a par exemple de l’humour mais aussi une pointe de compassion dans
la description du calvaire quotidien de l’oisive que fait Paul Lafargue, le gendre de Marx, dans son
célèbre texte, Le Droit à la paresse : « Les femmes du monde vivent une vie de martyrs. Pour
essayer et faire valoir les toilettes féeriques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin,
elles font la navette d’une robe dans une autre ; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse
aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l’échafaudage des faux
chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l’étroit dans leurs bottines, décolletées à faire rougir un
sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous
pour le pauvre monde. Saintes âmes ! »26
Le bourgeoisisme de la mode féminine est de plus en plus contesté. On prend désormais en
compte les contraintes qui perturbent la vie des femmes qui travaillent. Elles représentent plus du
tiers de la population active au recensement de 1906. Au congrès international de la condition et
des droits de la femme, qui se tient à Paris en 1900, le port d’un vêtement rationnel est défendu
comme un droit des travailleuses et le corset critiqué, surtout pour les adolescentes27. Mais le
raccourcissement de la robe est plus difficile à plaider. Hubertine Auclert milite contre les robes
longues, lourdes, contraignantes et peu hygiéniques, citant en exemple la princesse de Bavière qui
soutient la Ligue des robes courtes. Plus modérée, une femme de lettres féministe, Harlor, admet
qu’il faut aux femmes un costume « hygiénique et pratique », mais ne veut pas renier « l’art de la
parure ».
Quels sont les effets de cette fronde des féministes les plus radicales ? Précisons d’abord
qu’elles sont aidées par le succès que rencontre la bicyclette. Il faudra s’habituer – et ce sera très
difficile – à voir des femmes en culottes bouffantes pédaler de bon cœur sur la voie publique. Et
cette affaire provoquera des déluges de commentaires annonçant la dissolution de la différence des
sexes, et donc la fin du monde. Mais on s’habituera. Et il faudra aussi accepter tous les
changements vestimentaires qu’appellent les pratiques de sport et de loisir, de l’alpinisme à la
natation, en passant par l’aviation, le canotage, la conduite automobile… Le règne absolu du
vêtement ouvert pour les femmes est donc pour la première fois sérieusement mis en cause par le
port de culottes de formes diverses.
25
L’événement suscite pendant un mois des commentaires dans la presse. Le romancier Paul
Morand en fera une nouvelle. Cf. Michel Winock, « Un avant-goût d’apocalypse : l’incendie du
bazar de la Charité », Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, « Points »,
1990, p. 89.
26
Initialement paru dans L’Égalité, journal guesdiste, en 1881, rééd. Paris, Allia, 2007, p. 41-42.
27
Congrès international de la condition et des droits de la femme 5-7 septembre 1900, Paris,
Imprimerie des arts et manufactures, 1901.
10
La jupe-culotte, mise au point à la fin du siècle (le mot date de 1896), est en théorie un
compromis bien trouvé. Son succès est pourtant limité au monde sportif. Un journaliste du Matin
voulant recueillir l’opinion d’un représentant de l’Église s’entend répondre qu’il faudrait plutôt
consulter un médecin aliéniste pour traiter la névrose exhibitionniste des détraquées portant ce
genre de « demi vêtement »28. Lorsque la maison Béchoff-David présente des modèles de jupesculottes élégantes en 1910-1911, les commentaires sont très négatifs. Quant à Paul Poiret, il ne
destine pas à l’extérieur ses culottes bouffantes recouvertes d’une tunique orientalisante29. Mais le
grand couturier, en revenant à la ligne Directoire, élimine le corset. Il n’est pas seul à le faire.
Madeleine Vionnet, qui crée ses premiers modèles chez Doucet en 1906, l’enlève aussi à ses
mannequins. Ses robes droites composent, dit-elle, un corps harmonieux et une agréable
silhouette 30 . Le monde de la couture enregistre la demande de modernisation du costume et
l’aspiration à un plus grand confort.
La jupette est aussi une invention de la Belle Epoque, elle désigne la partie du maillot de bain
féminin qui couvre le haut des cuisses. Le sport, comme pour la jupe-culotte et la culotte cycliste,
produit des transformations majeures du vêtement.
Révolution également du côté des « dessous », un mot nouveau qui se substitue à la fin du XIXe
siècle à « linge de corps », « lingerie » et « corseterie »31. Il consacre le progrès des « pantalons
féminins » (culottes ou caleçons courts) tout au long du siècle. Les Merveilleuses du Directoire
l’avaient adopté sous leurs robes transparentes32. Si les femmes du peuple n’en portaient pas, les
femmes des milieux aisés s’en munissaient dans leurs déplacements, particulièrement si elles
montaient à cheval, mais aussi pour aller au bal ou patiner. Le sujet offensait la légendaire pudeur
des dames du XIXe siècle qui appelaient ce pantalon féminin « tuyaux de modestie »,
« indispensables » ou encore « inexpressibles ». La précaution du vêtement fermé s’imposait sous
le Second Empire pour celles qui prenaient le risque de la crinoline. Les danseuses de cancan et de
chahut, qui soulevaient leur jupe et levaient haut la jambe, avaient tout intérêt à adopter le
pantalon 33 . La Belle Époque marque donc une étape importante dans la démocratisation du
pantalon féminin. Sous sa forme fermée, il est recommandé aux jeunes filles comme l’indique une
chanson d’Yvette Guilbert, Le P’tit modèle (1892) : « Elle voulait pas, avant l’mariage, / Quitter
ses pantalons fermés ; / Ça vous prouv’ bien qu’elle était sage / Sa mère ayant su la former ». La
culotte ouverte est en revanche jugée plus érotique. La chanson d’Amelet sur Les Pantalons de la
femme est explicite sur les deux âges du pantalon : « Le pantalon blanc de la fillette / C’est le nid
qui tient réchauffé / En l’protégeant dans sa cachette / L’oiseau qui commence à s’plumer ». Puis
vient « Le pantalon de la mariée / C’est du ch’min d’fer le drapeau vert / Qui dit au mari l’âm’
troublée / Passez ! Le chemin est ouvert… »34. Le passage au pantalon ouvert peut précéder le
mariage et représenter un événement aussi initiatique que la première robe de bal.
Le pantalon féminin n’a plus rien d’inexpressible. Il envahit la presse de la Belle Époque et
inspire beaucoup les producteurs de cartes postales. Les amateurs de la nudité sous les jupons
perdent la bataille. Est-ce une victoire de la pudeur ? En apparence, oui. Mais on peut en douter à
lire les commentaires recueillis par Jacques Mauvain dans son ouvrage Leurs pantalons 35 . Le
pantalon féminin devient un dessous coquet, porté sur le corset. « Il n’empêche rien et permet
tout », selon une dame de Seine-et-Marne. Pratique, il permet d’uriner plus facilement, en restant
debout. En devenant plus court, le pantalon donnera la culotte que nous connaissons encore
aujourd’hui.
La chemise de jour, longue, est l’autre partie indispensable des dessous. Elle est ramenée dans
le pantalon et son extrémité, le pan, dépasse parfois par dernière, d’une manière fort peu
28
Mgr Bolo, protonotaire apostolique, cité dans « La Jupe-culotte et le clergé », Le Matin, 1er mars
1911. La presse féministe riposte (Cf. É. Culot-Marfurt « La Jupe-culotte », La Suffragiste, n° 20,
mai 1911).
29
Yvonne Deslandres, Paul Poiret 1870-1944, Paris, éd. du Regard, 1986.
30
Pamela Golbin dir., Madeleine Vionnet, puriste de la mode, Paris, Les Arts décoratifs, 2009.
31
Farid Chenoune, Les Dessous de la féminité… op. cit., p. 14.
32
Pierre Dufay, Le Pantalon féminin. Un chapitre inédit de l’histoire du costume, Paris, Charles
Carrington libraire-éditeur, 1906.
33
Sous l’Ancien Régime, un règlement obligeait les danseuses professionnelles à porter un
pantalon sous la jupe.
34
Romi, Histoire pittoresque du pantalon féminin, Paris, Grancher, 1979, p. 90.
35
Jacques Mauvain, Leurs pantalons. Comment elles les portent, 1912, éd. revue et augmentée
Paris, Jean Fort éditeur, 1923.
11
esthétique, à la manière d’« une horrible queue de cheval qui pend »36. Elle est condamnée à se
transformer, de même que le jupon qui décline à partir de 1908. La rationalisation des dessous est
en marche. Une brassière soutenant la poitrine est inventée dans les années 1880. Après quelques
hésitations, elle est nommée « soutien-gorge » et entre dans le dictionnaire Larousse en 1904. Sa
diffusion sera progressive.
Mais la défense de la différence vestimentaire des sexes limite l’ampleur de la réforme du
costume féminin. Tout changement, même mineur, semble menacer l’ordonnancement savant qui
distingue le féminin et le masculin. Les freins au changement ne viennent pas seulement de
l’opinion politiquement conservatrice ou de l’Église catholique. Grande figure du féminisme, mais
aussi du républicanisme et de la laïcité, Maria Deraismes (1828-1894) estime que la femme doit
rester « femme » et conserver « sa grâce qui est en même temps sa force »37 . C’est cet attachement
des femmes à la jupe qu’il faudrait maintenant mieux cerner.
Il s’agit d’abord d’un effet de la socialisation féminine qui dicte les goûts féminins dès
l’enfance et se poursuit à l’âge adulte. Les femmes n’auraient rien à envier aux hommes, si tristes
dans leurs costumes noirs. Certains partagent leur avis. « N’est-il pas l’habit de notre époque
souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? »,
écrit Charles Baudelaire. « Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur
beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui
est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts
politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque
enterrement. Une livrée uniforme de désolation témoigne de l’égalité » 38 . Pour l’écrivain et
critique Jacques Boulenger, « cette simplicité est terrible » 39 . Seuls les dandys, avides de
réminiscences de l’Ancien Régime, dévient par rapport à la norme dominante de la masculinité
bourgeoise. On peut mieux comprendre dans ce contexte que des femmes fassent le choix de ne
pas renoncer à leur privilège esthétique, qui tend désormais à résumer la spécificité de leur genre,
avec la maternité.
En cette époque bouillante de nationalisme et d’orgueil colonial, l’ostentation féminine dénote
aussi un certain chauvinisme qui veut que les Françaises soient les arbitres du goût et de
l’élégance. Elles ont toujours tout à gagner dans les comparaisons avec les « hommasses » des
pays anglo-saxons40. La presse féminine – Femina en est bien représentative – vante le modèle de
« la jeune fille française » – on l’appellera Françoise – qu’elle oppose, par exemple à une créature
de papier, Fluffy Ruffles, qui a un grand succès en 1907. L’allure mince, sportive et décidée de
cette Américaine qui semble se suffire à elle-même est bien le contraire de ce que l’on souhaite en
France.
La réforme du costume permet également à ses adversaires d’exprimer leur horreur du
« troisième sexe », des « êtres hybrides », des « gynandres » si souvent associées à la cause de
l’émancipation féminine par les antiféministes. Les mots n’existent pas encore pour qualifier cette
sorte de phobie : lesbophobie, transphobie, dirions-nous aujourd’hui 41 . Maria Deraismes n’y
échappe pas, rejetant les « intermédiaires neutres et louches entre l’homme et la femme » et les
« figures sans sexe auxquelles on ne peut décemment appliquer un nom »42.
La « force de la féminité » dont elle fait l’éloge a plusieurs dimensions : esthétique, nationale,
hétérosexuelle et bourgeoise. Cette force mentionnée par Maria Deraismes ne doit sans doute pas
être comprise au sens vulgaire de la séduction, mais comme une performance admirable et
admirée. Selon Paola Lombroso, fille du psychiatre criminologue italien de la fin du XIXe siècle,
les cas extrêmes de femmes détenues dans des asiles et des prisons où les règlements interdisent
toute coquetterie montrent que la féminité est un mode de résistance, une planche de salut
psychique, le « dernier vestige de leur humanité ». Le corset est, observe-t-elle, « leur rêve à
36
Ibid., p. 128.
Maria Deraismes, « Les femmes en culottes », L’Écho de Paris, 13 décembre 1891.
38
Salon de 1846 (1846), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1961, p. 950, cité MarieChristine Boucher, « De l’habit au smoking », Robes du soir, catalogue de l’exposition au Palais
Galliera 27 juin-28 octobre 1990, Paris-Musées.
39
Jacques Boulenger, Monsieur, Paris, 1911, p. 127, cité par Ibid.
40
Colette Cosnier, Les Dames du Femina. Un féminisme mystifié, Rennes, Presses Universitaires
de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2009, p. 141 et suiv.
41
Cf. Laure Murat, La Loi du genre. Une histoire culturelle du « troisième sexe », Paris, Fayard,
2006 et Nicole G. Albert, Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, Paris, La Martinière,
2005.
42
Maria Deraismes, « Les femmes en culottes »”, L’Écho de Paris, 13 décembre 1891.
37
12
toutes », et une prisonnière n’a pas hésité à se faire punir d’innombrables fois pour accéder à une
cellule dont la fenêtre était fermée par un grillage et en arracher les fils de fer pour se fabriquer le
corset interdit, lequel sera découvert après qu’elle se fut évanouie pendant la messe43. Le fétiche de
la féminité est sans doute envié par les millions de femmes, domestiques, ouvrières, contraintes au
travail à porter un uniforme dépersonnalisant. Le genre féminin des apparences est encore, à la fin
du XIXe siècle, un privilège de classe.
Le bilan de la réforme du costume en France est mitigé. Retenons la percée de la culotte de
zouave pour la bicyclette, l’invention de la jupe-culotte et le début de la simplification des dessous.
Mais signalons aussi la redoutable jupe entravée de Paul Poiret, façon 1910. La robe fuselée est
resserrée dans le bas et retenue par une martingale intérieure, nommée entrave. La marche est ainsi
restreinte. À petits pas, le mannequin glisse plus qu’il ne marche. Dans son journal, Maurice Sachs
rapporte qu’adolescent, il s’est amusé à effrayer une passante habillée de la sorte en la suivant et
qu’il s’est délecté de sa panique puisqu’elle ne pouvait courir44. Sous le jupon, un dispositif serre
les mollets pour empêcher tout déchirement de la jupe. La Belle Époque, « âge d’or du
féminisme », est aussi celui de « l’entrave ». Voilà qui en dit long sur les précautions à prendre
quand on cherche les correspondances entre la mode et le politique.
À la veille de la guerre, la féministe Jane Misme, directrice de La Française, constate que « la
jupe, symbole et instrument de l’inégalité des sexes, reste le fétiche auquel on ne touche point sans
scandale45 ».
La guerre puis l’après-guerre vont hâter la réforme du costume féminin. Le conflit génère de
nouvelles contraintes morales. L’ostentation des parures féminines devient inconvenante. Le
vêtement de travail, pour les femmes, plus nombreuses à travailler dans tous les domaines, évolue
dans un sens pratique. Le tailleur se banalise, concurrencé par un uniforme à succès, celui de
l’infirmière. L’ourlet qui avait commencé à remonter avant 1914 continue son ascension. Les
bottines à talon bobine sont bien visibles, procurant de doux émois aux permissionnaires, dit-on.
Le corset n’est plus de mise. On commence à porter des gaines avec des soutiens-gorge. La culotte
fendue devient rétro. Mais on est encore loin des normes hygiénistes. Une thèse de médecine,
intitulée Le costume féminin et ses dangers, demande des lois somptuaires qui interdiraient « tout
ce qui entrave le libre jeu de ses organes » (le corset, mais aussi les bottines à hauts talons) et
prône l’obligation d’une éducation physique féminine intensive 46 . Plus que jamais, après
l’hécatombe de la guerre, la faiblesse de la natalité française angoisse. La dramatisation de la
situation démographique du pays conduit à l’adoption de la loi de 1920 qui accroît la répression de
l’avortement et interdit la contraception. Un vent conservateur souffle sur la vie politique. Les
conflits sociaux se durcissent.
Mais la vie culturelle des années 1920 ouvre des horizons nouveaux. Pour la mode féminine,
on peut aller jusqu’à parler de métamorphose. De la ligne en 8, on passe à l’allure filiforme. Des
aimables et maternelles rondeurs à la minceur. Des cheveux longs avec des coiffures compliquées
aux cheveux courts, selon la coupe à la Jeanne d’Arc. Les tailleurs et les robes taille basse
deviennent l’uniforme de la « femme moderne ». Mais pas de pantalon. Même dans les milieux
interlopes, les « femmes à femmes » gardent la jupe, tout en arborant chemises, cravates,
vestons… La cigarette est importante pour parachever l’allure crâne de la garçonne47.
Jupe ou robe, le vêtement ouvert résiste à l’assaut de masculinisation. C’est un indice de sa
force d’inertie et de son importance symbolique pour le genre féminin. Mais la forme de la jupe se
transforme : droite, elle est plus près du corps, plus moulante. Elle est aussi beaucoup plus courte,
l’ourlet montant même jusqu’au genou en 1925. Outre-Atlantique, plusieurs États fixeront par
arrêté la hauteur raisonnable de l’ourlet… Mais, à l’opposé de ce puritanisme, le cinéma américain
diffuse le modèle de la girl maquillée, aux formes girondes et à la chevelure blonde et bouclée.
43
Paola Lombroso, « La Coquetterie féminine », La Revue, n° 23, 1er décembre 1907, p. 298-310.
Maurice Sachs, Au temps du bœuf sur le toit (1ère édition 1939, La Nouvelle Revue Critique),
Paris, Grasset, 1987, p. 33 (« 9 septembre 1919. J’ai suivi ce matin, dans la rue, une jeune femme
qui portait une robe entravée ; elle avait une peur terrible, voulait courir, ne le pouvait pas, ne
savait comment faire. Je me suis bien amusé »).
45
Jane Misme, « L’éducation physique de la femme en France », La Revue, 15 décembre 1913,
cité par Laurence Klejman, Florence Rochefort, L’Égalité en marche. Le féminisme sous la
Troisième République, Paris, Presses de la FNSP / éd. des femmes, 1989, p. 318.
46
Germaine-Léa Dautet, Le Costume féminin et ses dangers, Bordeaux, Imprimerie de l’université
Y. Cadoret, 1919.
47
Cf. Christine Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion,
1998.
44
13
Voilà un produit d’importation qui ne plaît pas aux ligues de moralité françaises. La tenue sur les
plages inquiète également. On rapporte le cas, en 1927, de touristes parisiennes vêtues d’un simple
maillot de bain poursuivies par une horde de Bretonnes en coiffe48. Le sport féminin est aussi mis
en cause : le short progresse, malgré le modèle d’élégance féminine qu’offre la diva du tennis,
Suzanne Lenglen.
Dès les années 1930, la mode revient à une allure plus féminine, plus « classique ». La grande
dépression économique et la montée en puissance de régimes autoritaires défendant des modèles
extrêmes d’ordre patriarcal affectent nécessairement les manières de s’habiller. L’ordre moral
renforcé par un regain de l’influence chrétienne promeut la modestie, la pudeur, la simplicité, le
respect de la « différence des sexes ». Sous Vichy, la garçonne personnifie la décadence qui a
mené à la défaite. Les années 1950 continuent de régler son compte à la femme excessivement
masculinisée. Dior veut « reféminiser la femme ». La haute couture française, reflet de la société,
exalte plus que jamais la différence des sexes et exporte sa créature du moment, femme à taille de
guêpe et à la longue et ample jupe corolle. « New look », peut-être, mais ultraféminité, sûrement.
Les talons aiguille font des ravages. On doit même les interdire sur les parquets des musées et des
châteaux.
D’Amérique vient le grand vent du changement, un autre look, décontracté, le leisure wear,
avec, pourquoi pas, le pantalon, et même le jean, adoubé par la mode féminine aux États-Unis au
cours des années 1930. Saint-Germain-des-Prés se tient à l’affût de toutes ces nouveautés
culturelles. Juliette Gréco ou Françoise Sagan deviennent des icônes aux allures androgynes. Avec
Simone de Beauvoir pour Le Deuxième Sexe et Brigitte Bardot pour le sex appeal, de grands
changements se préparent.
2) La minijupe, révolution des sixties
C’est l’invention d’une jeune femme de 21 ans, inspirée par ses contemporaines du Swinging
London. Mary Quant ouvre sa boutique en 1955. La culture contestataire s’épanouit outre-manche
dans les écoles des Beaux-Arts d’où viennent beaucoup de couturiers. L’excentricité y est mieux
tolérée qu’en France. Il ne s’agit plus d’être chic, mais d’avoir un look49. C’est dans ce climat idéal
que s’épanouit la minirobe d’abord (1958) puis la minijupe (1961) de Mary Quant. En 1964, elle
est présentée à Paris50. C’est seulement en 1965 qu’André Courrèges l’introduit dans sa collection,
dans un ensemble avec veste et manteau. S’il en est parfois présenté comme l’inventeur, c’est qu’il
fait effectivement preuve d’un grand modernisme. On est nettement au-dessus du genou, qu’Yves
Saint-Laurent avait osé dévoiler en 1959, alors qu’il était encore chez Dior.
C’est une révolution au regard de l’histoire de la pudeur. Il a toujours été plus facile de montrer
sa poitrine que ses jambes, et ce, dès le Moyen Âge et ses nudités de gorge… La mini (compter dix
centimètres de longueur sous les fesses) suppose un corps longiligne. Avec la garçonne, les années
1920 avaient exigé une certaine minceur. Dans les années 1960, cette exigence s’impose plus
durement et plus durablement. C’est en 1963 qu’une Américaine lance la méthode
d’amincissement Weight Watchers… La morphologie féminine est appelée à se métamorphoser. Il
ne sera plus possible de cacher dans de longues jupes la gélatine qui tremblote, dit André
Courrèges, et de se contenter d’être « très belle jusqu’à la taille »51. Il faudra se mettre au sport et
apprendre à bouger. Aux blanches, statiques, André Courrèges préfèrent les noires qui dansent
« dans la joie de la vie »52.
En 1963, la nouvelle technologie de l’élasthanne, commercialisée sous la marque Lycra,
permet la conception de gaines-culottes qui révolutionnent la lingerie. Ces sont les années
« panty », sorte de caleçon court gainant, qui s’impose pour affiner la silhouette. Ces dessous
couvrants des années 1960 vont un peu dans le même sens que le pantalon, ils ont un côté
« armure » qui donne de l’assurance. Ajoutons au tableau les indispensables collants Dim,
extraordinaire succès qui démode les bas attachés avec des porte-jarretelles, un véritable
harnachement abandonné sans beaucoup de regrets. Les collants sont d’emblée adoptés. Ils
donnent à celles qui les portent une image jeune, sexy, impertinente, à l’image des publicités
48
Cf. Christophe Granger, Les Corps d’été. XXe siècle. Naissance d’une variation saisonnière,
Paris, Autrement, 2009, p. 77.
49
Marylène Delbourg-Delphis, Le Chic et le Look : histoire de la mode féminine et des mœurs de
1850 à nos jours, Paris, Hachette, 1981.
50
Le mot « minijupe » est daté de 1966 par le Dictionnaire historique de la langue française
(1992). Il traduit de l’anglais mini-skirt, mot formé sur le modèle de minicar.
51
Entretien avec André Courrèges dans Eugénie Lemoine-Luccioni, La Robe… op. cit., p. 155.
52
Idem.
14
séduisantes et novatrices qui accompagnent le produit. Les mouvements, en collants, sont plus
libres ; la jupe soulevée, on ne verra que le collant uniforme et finalement très décent dans des
couleurs opaques aux connotations quasi enfantines… Avec ces collants accompagnant la
minijupe, « on était à poil mais habillée », résume Colombe Pringle, qui deviendra rédactrice à
Elle53.
Selon Vogue, en mai 1965, les nouveaux dessous telle une seconde peau sacrent un « corps
souverain »54. Si l’époque sexualise l’adolescente (Lolita paraît en 1955, et est adapté au cinéma
en 1962), la sexualité est encore associée aux formes plus généreuses et plus mûres des pin up. La
mini, sauf à être vulgaire ou disgracieuse, exclut les hanches larges et les fessiers imposants. On
l’associe à un maquillage appuyé.
La mini libère-t-elle vraiment les femmes ? Tout est affaire de subjectivité. Le vêtement libère
qui s’estime libéré(e) par lui… La mini exclut celles qui se trouvent trop grosses (et n’envisagent
pas non plus de porter le pantalon, qui montrerait trop leurs formes)55. La télévision française, dans
un premier temps, ricane, montrant les audacieuses importunées par les hommes dans la rue et
jalousées par les femmes de plus de quarante ans 56 . Un reportage très scénarisé ridiculise les
femmes d’âge mûr qui essayent et adoptent la mini, malgré leur corpulence…
L’émergence concomitante de la mini et du pantalon est un fait à souligner. D’une certaine
manière, elle donne le choix entre un vêtement qui cache et un vêtement qui dévoile, entre un
vêtement à connotation masculine et un vêtement très féminin. Cette notion de choix est chère à un
très grand nombre de femmes depuis les années 1960 ; elle montre bien le refus de s’enfermer dans
un style, dans un genre. Mais qu’est-ce que cette « féminité » voilée, puis dévoilée ? Un corps
mince avec des cuisses fines et musclées, épilées, recouvertes d’un collant ? Pour l’historienne
Marylène Delbourg-Delphis, « la mode mini, qui contribue à une résurrection du corps féminin en
le montrant, n’en donne qu’une version glorieuse au sens où l’on parle du corps glorieux des
bienheureux après la résurrection, c’est-à-dire nettoyés de tout péché, bien domestiqués, bien
« récupérés » »57.
Pour Chanel, la minijupe est au contraire « sale »58. La guerre est déclarée entre les anciens et
les modernes. Roland Barthes l’explique aux lectrices de Marie-Claire en septembre 1967 dans
son article « Le match Chanel-Courrèges ». Chanel, qui a interrompu sa carrière de la Libération à
1954, est devenue la gardienne de l’ordre classique, tandis que Courrèges veut imaginer les
« femmes de l’an 2000 ». Chanel habille les dames, Courrèges la jeunesse. Le chic contre la
fraîcheur. L’artifice contre l’honnêteté. Le noir contre la couleur et le blanc. Chanel pour le style,
Courrèges pour la mode. Le vêtement de l’une se fait signe social, tandis que le vêtement de
l’autre devient signe du corps. Pour Roland Barthes, le match est nul, car les deux héros sont en
réalité inséparables. Il est vrai que la recherche de la distinction vestimentaire est évidente dans le
tailleur Chanel, dont l’origine masculine n’est pas oubliée. Mais les critères de la distinction
évoluent. Roland Barthes, attiré en structuraliste par les permanences, ne voit pas les signifiants
muter, passer d’un objet à l’autre. Il pressent bien la montée en puissance du signe du corps, qu’il
croit, sans doute à tort, démocratique (la beauté de la jeunesse ne connaît pas les différences de
classe, pense-t-il). Le philosophe Jean Baudrillard constatera dès 1970 que le corps est devenu
notre « plus bel objet de consommation »59.
Rien n’est moins naturel que le corps de mode, même quand il joue sur le naturel et qu’il a la
fraîcheur des teen-agers. Le corps de mode des années 1960 est identifié à celui des mannequinsvedettes. Les plus connues sont Twiggy, la brindille d’une maigreur encore jamais vue dans ce
milieu, Jean Shrimpton, silhouette frêle aux yeux de biche, et Donyale Luna, première noire (afroaméricaine) en couverture de Vogue, en 1966. En France, les chanteuses se détachent : Françoise
Hardy, Sylvie Vartan. En pantalon ou minirobe, les mannequins posent pour une nouvelle
53
Dans le reportage de Séverine Liatard et de Véronik Lamendour sur l’épopée de l’entreprise
Syberstein (collants Dim) réalisé par « La fabrique de l’Histoire », émission d’Emmanuel
Laurentin sur France-Culture diffusée le 21 novembre 2006.
54
Cité par Valérie Guillaume, « Industries, techniques et politiques industrielles en mutation »,
Musée Galliera, Mutations // mode 1960 : 2000, Paris, Paris-Musées, 2000, p. 33.
55
Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris,
Hachette, 2001, p. 76 (témoignages de jeunes filles complexées par leur poids).
56
Journal télévisé de 20 h, « Les minijupes », 30 avril 1966, Archives INA.
57
Le Chic et le look… op. cit., p. 203.
58
Citée par Laurence Benaïm, Le Pantalon, une histoire en marche, Paris, Les éditions de
l’Amateur, 1999, p. 116.
59
Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 196.
15
génération de photographes qui bousculent les codes et aiment le mouvement : les mini épousent
des corps qui bougent et dansent le jerk60. David Bailey et Helmut Newton, qui travaillent pour
Vogue, sexualisent le corps.
En 1967, Blow Up de Michelangelo Antonioni met en scène ce milieu, à Londres. Il démystifie
les beautés sublimées dans les studios et le montre superficielles, infantiles, passives,
masochistes… Il brosse surtout le portrait du photographe de mode, qui croit posséder
sexuellement ses modèles avec son appareil-phallus et maîtriser le monde pour le conformer à ses
désirs, sans limites, sans interdits, sans tabous. Le film démonte les mécanismes de cette volonté
de toute puissance vouée à l’échec. Montrant comment se fabriquent les images d’une mode
assimilée à l’émancipation (des jeunes, des femmes), il dévoile le sens du regard qui les fait naître
et que le mot « machiste » résume assez bien. La libération ne serait-elle qu’une pose devant la
caméra ? Une posture ? La génération du pop ne se prend pas au sérieux. L’humour (William
Klein, Jean-Marie Périer, photographe de Salut les Copains61) est aussi un ingrédient nécessaire
pour satisfaire la fantaisie des plus jeunes.
L’élévation du niveau de vie dans les années 1960 permet aux femmes ayant des revenus
modestes d’accéder à l’univers de la féminité. Les voilà soumises à la tentation dans les magasins :
la « petite robe », des ensembles coordonnés, voire des vêtements griffés… Jean-Luc Godard le
montre à travers ses films qui sont autant d’essais sur la modernisation et ses effets délétères,
jusque dans l’intimité. Dans Masculin féminin tourné à Paris pendant l’hiver 1966, les jupes sont
sages, à peine au dessus du genou. Les personnages participent tous à la société de consommation
(mode, presse féminine, institut de sondage). Est-il pertinent de se demander quel est le sens du
vêtement pour ces femmes quasiment sans subjectivité, sans libre arbitre, sans culture (malgré
l’accès au baccalauréat) ? La lauréate de Mademoiselle 19 ans ne connaît pas le mot
« réactionnaire » et ignore quels sont les pays en guerre. Tout en croquant une (la) pomme, elle
avoue qu’elle ne pense pas grand chose de la démocratie. Les problèmes de cette génération sont
très prosaïques. Sortir avec un garçon ? Coucher ? Le jeune homme interprété par Jean-Pierre
Léaud lance qu’il est bien assez grand (21 ans) « pour pas baiser à fond ». Il le fera pourtant, et sa
mort soudaine laissera « Chantal Goya », enceinte, dans l’hésitation. On lui a parlé de tringles à
rideau… Mot de la fin. À voir la jeune fille se coiffer et se mirer sans cesse, focalisée sur son
ambition de chanteuse yéyé, il n’y a pas de doute sur la persistance des codes féminins (on ne voit
aucune femme en pantalon). Si le film, selon Godard, pourrait s’appeler « les enfants de Marx et
de coca-cola », les filles sont plutôt coca-cola que Marx. On peut voir là un point de vue masculin,
frisant la misogynie, comme dans À bout de souffle62 . Mais quoiqu’on en pense, les films de
Godard ont une réelle valeur documentaire sur les années 1960.
Dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle (« elle », c’est-à-dire la banlieue parisienne en train de se
métamorphoser avec la construction des grands ensembles), Godard rapproche plus explicitement
des objets et des femmes. Il a lu dans Le Nouvel Observateur du 23 mars 1966 un article de
Catherine Vimenet sur « Les étoiles filantes », ces mères de familles habitant dans les nouveaux
HLM, tentées par la consommation et endettées, qui se font prostituées occasionnelles, parfois
avec l’accord marital. Juliette (Marina Vlady), l’une des ces étoiles filantes, lit Madame Express,
où l’on vante les collants qui rendent décentes les robes indécentes… Elle entre dans un magasin
de vêtement : « C’est du coton ? » Jupe rouge ? Jaune ? Verte ? (le film est en couleur). Elle essaie
la fourrure. « Le blanc vous ira très bien » dit la vendeuse. « Je voudrais une robe en coton avec
des manches », dit Juliette. Pour la payer, une passe suffira. Dans les beaux quartiers, Juliette et
une amie ont rendez-vous avec un Américain qui les paie pour réaliser ses fantasmes. Elles rêvent
déjà des robes de Paco Rabanne, « pour sortir ». Comment mieux symboliser la chosification que
par cette scène où, à la demande de leur client américain, les deux femmes acceptent de se
déshabiller, de placer sur leur tête un sac en plastique opaque et de déambuler ainsi. Elles ne voient
plus. Juliette ne comprend pas non plus les ordres formulés dans une langue qu’elle ne connaît pas,
ces injonctions venues d’Amérique. Consommatrices passives, aveugles ou plutôt aveuglées. Mais
jamais Godard ne les juge, car la prostitution est désormais le lot commun des adaptés à la société
de consommation : le monde moderne n’est à ses yeux qu’un énorme bordel.
60
Comme dans le reportage télévisé : « Dans le vent, un uniforme, la mini jupe, un hymne, le
jerk », Les Actualités françaises, 24 janvier 1967 (Archives INA).
61
Le livre de Jean-Marie Périer, Mes années 60. L’intégrale (Paris, Filipacchi, 2002) forme un
superbe corpus iconographique.
62
Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS éditions,
2005.
16
Dans La Chinoise (1969), ce thème est encore présent. Dans la petite commune de jeunes qui
est mise en scène vivent deux filles. L’une, étudiante à Nanterre, porte un pantalon et un pull à col
roulé, ce qui lui donne une grande liberté d’allure. Sa casquette à la Gavroche évoque le
romantisme révolutionnaire, et rappelle Jean Seberg dans À bout de souffle, et Jeanne Moreau dans
Jules et Jim. C’est cette jeune fille qui incarne le plus fortement l’engagement maoïste (elle se
définit comme une « ouvrière de la production révolutionnaire »). En miroir, l’autre jeune fille
vient de la campagne et « fait de la prostitution » occasionnellement. Son statut est symbolisé par
son vêtement (le tablier), ses gestes (le ménage), son rapport à son corps qu’elle touche
beaucoup (ses cheveux, sa bouche). Son capital en somme, à elle qui est privée des « mots pour le
dire ». Le pantalon comme privilège des bourgeoises émancipées ? La réalité est moins
schématique, heureusement ! Mais nul doute que le cinéma, et particulièrement celui de Jean-Luc
Godard, participe à une « esthétisation de la politique »63 qui altère la vision habituelle du corps
féminin
3) Le corps libéré ?
La mini peut jouer les martyrs, car l’ordre moral n’a pas dit son dernier mot. L’une des plus
fameuses victimes est Noëlle Noblecourt, présentatrice de Télé Dimanche, licenciée en juin 1964
pour avoir montré ses genoux aux téléspectateurs. Lorsqu’elle revient à l’antenne pour se justifier,
l’air très contrarié, elle laisse voir, au-dessus du genou, sa cuisse… Au puritanisme se mêlerait une
sombre affaire de droit de cuissage car la belle aurait refusé les avances d’un des dirigeants de la
télévision, ce qui pourrait expliquer la dureté de la sanction64.
Contre les filles en minijupe, les agressions dans la rue se multiplient, dit-on. Est-ce une réalité
ou une manière détournée de dissuader les filles court-vêtues d’évoluer librement dans l’espace
public ? On associe fréquemment la mini et la provocation sexuelle, exonérant ainsi l’agresseur de
toute responsabilité. En 1967, le préfet de police avertit : « Ne tentez pas le diable par votre tenue
vestimentaire ». Le ministre de l’Éducation nationale, Alain Peyrefitte, déclare en 1968 que la
minijupe est déplacée dans les lycées 65 . On raconte qu’au Vatican, sœur Fiorella, chargée de
refouler les minijupes à l’entrée de la basilique Saint-Pierre de Rome, fait en 1972 une dépression
nerveuse : elle reconduisait chaque jour plus de 2000 touristes 66 ! La nouveauté est assez vite
acceptée. Lors de la campagne électorale de 1969, Georges Pompidou, se préparant à subir la
question « Êtes-vous pour ou contre la minijupe ? », prévoit de répondre : « Je vis avec mon temps
et le prends comme il vient. En outre, la mode change, vous saviez bien ! »67 Le changement au
plus haut niveau de l’Etat est sensible, la « première dame de France », Claude Pompidou arbore
une élégance moderne et se laisse photographier en pantalon. Dans la monarchie républicaine de la
Ve République, ce n’est pas totalement anecdotique.
Pour les garçons aussi, la révolte gronde. Elle se mesure à la longueur de leur chevelure. Dans
« Les élucubrations » (1966), Antoine résiste à l’ordre que lui donne sa mère de se couper les
cheveux, arbore des chemises à fleurs et suggère au président de la République de mettre en vente
la pilule dans les Monoprix. Johnny Hallyday riposte avec « Cheveux longs, idées courtes », pour
signifier l’insuffisance du seul affichage vestimentaire et capillaire des idées généreuses sur la
guerre ou la faim dans le monde...
Ces frémissements précèdent la vague hippie qui déferle tardivement en France. Elle est
révélée au monde par le concert géant de Woodstock, en août 1969. Aspiration à la paix, à l’amour
et à la liberté, commente Le Monde. Le 30 mai 1969, le public parisien découvre la version
française de Hair, le comédie musicale emblématique du mouvement hippie. Nudité, drogues,
sexualité, refus de la guerre sont autant de thèmes sulfureux. L’armée du Salut tente une intrusion
dans le théâtre où se joue la comédie pour l’interrompre, en vain. La mode hippie va faire des
ravages pendant quelques années. Les yéyés nationaux se rhabillent en conséquence. Même
63
Antoine de Baecque, « La Chinoise de Jean-Luc Godard », Philippe Artières et Michelle
Zancarini-Fournel, 68. Une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008, p. 60.
64
C’est ce qu’avancent Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, « Noëlle Noblecourt », dans
Libération , 2 août 2003 sur http://www.liberation.fr/cahier-special/0101450620-noelle-noblecourt
65
Laurence Benaïm, Yves Saint Laurent. Biographie, Paris, Grasset, 2002, p. 161.
66
Mathilde Froment et Lucie Oriol, « La minijupe fête ses 45 ans dans la sérénité »,
http://www.francesoir.fr/enquete/2009/07/23/anniversaire-mini-jupe.html
67
Jean-Pierre Cointet, Bernard Lachaise, Sabrina Tricaud, Georges Pompidou et les élections
(1962-1974), Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2008, p. 188. Je remercie Sabrina Tricaud qui m’a signalé
cette référence. Pompidou préparait l’émission du 15 mai 1969 sur France Inter, dans laquelle
René Marchand tirait sur les portraits des leaders politiques.
17
Johnny, fantastique caméléon, surfe sur cette vague avec une chevelure allongée et un chanson,
« Si vous allez à San Francisco ». Aux États-Unis, avec Jerry Rubin, le programme des cheveux
longs prend une coloration très politique : « Les cheveux longs, c’est un complot communiste !
Les cheveux longs dérangent plus que l’idéologie. C’est un moyen de communication en soi. Nous
formons une nouvelle minorité ethnique […] Les cheveux longs font de nous des Nègres |…].
Nous sommes des parias. Nous, les enfants de la classe moyenne blanche, nous nous identifions
aux Indiens, aux Noirs, aux Vietnamiens, à tous les exclus de l’histoire américaine »68.
La libération du corps est au programme des hippies. Beaucoup refusent l’hygiène excessive
chère à la culture américaine, dénoncent l’aliénation à la mode et même l’obligation de se vêtir. La
nudité, ou la semi-nudité, sont dans l’air du temps et conduisent à réviser les trois grandes
fonctions traditionnelles du vêtement : la pudeur, mais aussi la protection et la parure.
En 1964, à Saint-Tropez, apparaissent les premiers seins nus. En une dizaine d’années, le
« monokini » gagne toutes les plages, non sans tensions. Il est admis que les vacances offrent un
espace de liberté, circonscrit à la plage. Liberté encadrée… Diffusé par les magazines féminins
plus lus que jamais, c’est un véritable discours managérial qui, l’été, règle les usages du corps : il
faut planifier la progressivité du bronzage, la perte des kilos superflus, intégrer les nouvelles
normes qui excluent, à vrai dire, la grande majorité des corps… Le choc produit par les seins nus
est régulé par l’autocontrôle qui se met en place 69 . Le discours justificateur doit convaincre :
« bronzer sans marques » est mieux admis que « libération de la femme », « libération sexuelle »,
ou, plus rare « retour à la nature »… Paris-Match donne un bon exemple de déminage de
l’hostilité provoquée par les seins nus. « Certains ont cru discerner dans leur apparition une
conséquence des émeutes de mai et de quelque mot d’ordre maoïste, mais, à première vue, il est
difficile de distinguer ceux qui sont révolutionnaires de ceux qui sont UDR. Leurs propriétaires les
traitent avec une coquetterie parfois provocante mais qui incite peu à la subversion sociale. Le plus
souvent, elles sont surtout préoccupées de les faire brunir et cette obsession les occupe bien
davantage que l’espoir de fasciner ou de scandaliser leur prochain. Beaucoup ne sont plus du tout
conscientes du tabou violé et les portent avec le naturel de leurs sœurs lointaines d’Afrique ou
d’Asie »70.
Mais la négation par Paris-Match de l’effet subversif des seins nus ne vaut pas preuve… La
France ne va pas tarder à découvrir le féminisme radical. Aux Etats-Unis, c’est déjà fait. La
contestation du soutien-gorge y devient un véritable mythe. Et pourtant, non, les féministes
américaines n’ont pas brûlé leurs soutiens-gorge à Atlantic City alors qu’elles venaient perturber le
concours de beauté Miss America en septembre 1968. Elles ont simplement jeté dans une
« poubelle de la liberté » des soutiens-gorge en même temps que d’autres objets symboliques tels
que des chaussures à talons hauts, des ceintures, Play Boy… L’image des « Américaines qui
brûlent leur soutien-gorge » traverse pourtant les océans et les générations. Il est même le premier
exemple avancé pour démontrer la nature « violente » du mouvement féministe71. Le feu est très
emblématique de ces années 1960 incandescentes : Jimi Hendrix sacrifie sa guitare, les bombes au
Napalm pleuvent sur le Vietnam. L’immolation devient un moyen de protestation politique, des
moines tibétains à l’étudiant tchèque Jan Palach protestant contre les chars soviétiques…
Symboliquement, les militants américains anti-guerre brûlent leur carte d’incorporation. Le
rapprochement entre ce moyen de protestation, illégal, et l’idée de brûler des soutiens-gorge est
d’ailleurs fait par un journaliste, juste avant le concours de Miss America. Le Times va affirmer
qu’ils ont effectivement été brûlés : certaines féministes en avaient évoqué la possibilité, mais
avaient reculé devant les problèmes de sécurité.
Le « bra-burning », ce non-événement, va servir la cause antiféministe. Il sollicite l’imaginaire
de l’enfer et de la sorcellerie, mais surtout il ridiculise les militantes. Leur cause paraît bien triviale
quand tant de problèmes graves préoccupent la planète… Et leur geste indécent parce qu’il exhibe
68
Jerry Rubin, Do it, 1970, trad., Paris, Seuil, 1971, p. 58.
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, Paris,
Nathan, 1998.
70
Cecil Saint-Laurent, « L’été extravagant », Paris-Match, 29 août 1970, p. 22-27, cité par
Christophe Granger, Les corps d’été… op. cit., p. 125.
71
Fadela Amara se souvient que lorsqu’elle regardait « les images de ces femmes qui défilaient en
brûlant des soutiens-gorge », son père éteignait la télé. « Chez nous (dans une famille immigrée
algérienne), les luttes d’émancipation de la France des années 1970 – la liberté sexuelle, le
féminisme -, on n’en voyait pas les conséquences » (Hervé Gattegno, Anne-Cécile Sarfati,
Femmes au pouvoir. Récits et confidences, Paris, Stock, 2007, p. 48).
69
18
ce qui doit rester caché. Ce n’est pas la première fois que le féminisme se trouve ainsi déprécié par
sa réduction à un problème vestimentaire…
Il s’agit en réalité d’un épisode de la lutte pour la réforme du costume féminin car certaines
féministes américaines contestent les contraintes vestimentaires. Elles portent plus volontiers le
pantalon que les Européennes, apprécient le confort des chaussures plates et, parfois, abandonnent
le soutien-gorge, contestant son utilité pratique et symbolique. Elles se sont opposées à la mode
des fifties, qui avait remis au goût du jour les dessous faits, disent-elles, pour les fantasmes
masculins : les sociétés occidentales sont obsédées par les seins72. Elles sont dès lors accusées de
nier ce qui fait la séduction et la spécificité de leur genre. Car les hommes ne portent pas de
soutien-gorge... Le brûler, c’est faire disparaître un élément de la différenciation des sexes, dans un
contexte où la lutte contre la jupe imposée dans l’uniforme des high schools est encore d’actualité.
On comprend mieux le succès retentissant de cette légende urbaine73.
Il est entendu depuis les années 1960 que le vêtement moderne est « signe du corps », celui-ci
étant devenu un objet de consommation. Mais la domination masculine produit des usages et des
représentations du corps très différenciés selon le sexe. Comme Virginia Woolf dans Trois
Guinées (1938), Pierre Bourdieu note que « tandis que pour les hommes, la cosmétique et le
vêtement tendent à effacer le corps au profit de signes sociaux de la position sociale (vêtement,
décoration, uniforme, etc.), chez les femmes, ils tendent à l’exalter et à en faire un langage de
séduction »74. L’aliénation féminine est en partie là. Sous le vêtement, il y a le corps, moins naturel
que jamais, toujours plus travaillé par la culture. La libération vestimentaire des années 1960 est
assimilée à une libération corporelle et elle l’est dès lors qu’elle est perçue comme telle par celles
et ceux qui la vivent. On ne peut nier le plaisir que procure le corps ainsi mis en scène par un
vêtement plus court et/ou plus moulant et la sensualité qui s’en dégage. Les femmes y sont
manifestement attachées, elles qui continuent, très nombreuses, à acheter des jupes et des robes, et
à les porter surtout dans les moments de liberté, de plaisir : fêtes et sorties, vacances estivales…
Mais on ne saurait négliger les normes nouvelles de minceur, de tonicité, de juvénilité qui
nuancent cette libération finalement ambiguë et exigeante à l’égard du corps.
4 - La jupe socialement imposée
Le vêtement ouvert ne fait pas seulement partie de la panoplie de la féminité occidentale, que
l’on pourrait aimer ou rejeter à sa guise sans conséquences sociales. C’est un vêtement qui a été
imposé par voie réglementaire. La plus ancienne obligation de respecter les codes vestimentaires
propres à chaque sexe remonte à l’Ancien Testament. En France, l’Église catholique s’est chargée
de faire respecter cette loi morale. Jusque dans les années 1960, un prêtre pouvait refuser la
communion à une femme en pantalon. Les pouvoirs civils ont repris cette interdiction du
travestissement. Celle qui reste en vigueur, bien qu’étant tombée en désuétude, est l’ordonnance de
la Préfecture de police de Paris qui interdit aux femmes de s’habiller en homme et prévoit des
autorisations de travestissement pour des cas exceptionnels, s’ils sont justifiés par un certificat
médical. Elle date de 1800. L’obligation d’un vêtement distinctif doit en théorie faciliter
l’identification de l’individu et éviter les supercheries. Á quoi serviraient-elles ? Á gagner deux
fois plus. Á se marier avec une femme. Á faire la guerre. Á voyager au loin... Les raisons de passer
d’un sexe à l’autre ne manquent pas.
Il s’agit donc de maintenir l’ordre patriarcal. Malgré l’évolution des mœurs et la percée du
pantalon, dans les années 1960, le préfet de police de Paris refuse en 1969 d’annuler cette
réglementation. Il est vrai qu’elle n’est plus guère connue et que les jeunes filles ne risquent
aucune arrestation pour port de jean. La dernière tentative d’abolition de ce règlement date de
2004. Un député UMP de l’Indre, et à l’occasion du bicentenaire de la naissance de George Sand,
se fait le défenseur de la liberté vestimentaire féminine… Sans succès. On lui répond en haut lieu
que la désuétude est manifeste.
Les femmes de plus de cinquante ans ont toutes le souvenir de l’obligation de la jupe à l’école.
Lorsqu’elle allaient à l’école, publique ou privée, il fallait vraiment qu’il fasse très froid pour que
le pantalon fût admis, sous la jupe. Parmi de multiples témoignages, gardons celui de Roselyne :
« J’étais en Seconde en mai 68, et je me souviens du règlement intérieur d’alors, dans le lycée
marseillais que je fréquentais : « le port du pantalon n’est autorisé que par temps de neige ou de
froid exceptionnel ». De décembre à mars, la « surgé », comme on disait alors, se contentait de
tancer vertement les contrevenantes, et puis à partir de mars elle sévissait carrément, via des heures
72
Marilyn Yalom, A History of the Breast, New York, Ballantine, 1998.
De nombreux sites américains traitent du sujet.
74
La Domination masculine… op. cit., p. 106.
73
19
de colle… Le pantalon était en effet une tenue indécente pour une fille, c’est du moins ce qu’on
disait… Maintenant, il paraît que c’est la jupe – même d’une longueur raisonnable - qui est une
tenue indécente et provocatrice. Autres temps, autres mœurs ! »75
Certes, il arrive que les garçons soient aussi, dans l’enseignement secondaire, visés par des
interdits. Ainsi, en 1960, un proviseur interdit le blouson dans son lycée. On est alors en pleine
« psychose » blousons noirs, et le blouson, ça fait voyou76. Mais le vêtement mis en cause reste un
vêtement masculin. On peut dire que le système éducatif a jusque dans les années 1970 activement
participé au maintien d’une forte différence de genre à travers l’imposition de la jupe aux filles.
Aujourd’hui encore, les maisons d’éducation de la Légion d’honneur, fidèles à leur réputation,
maintiennent un uniforme qui ne prévoit que la robe pour les filles, même à l’extérieur (il s’agit
d’un internat) 77 . À Polytechnique, les filles ont une jupe (« C’est triste à mourir ces jupes
droites »78). La direction voudrait en épuiser le stock, et a suivi des avis masculins qui préfèrent les
filles en jupe plutôt qu’en pantalon79.
Le jupe est souhaitée dans la plupart des milieux professionnels. Prenons l’exemple des cadres.
Une cadre supérieure de recherche à la RATP, Sophie, âgée de 33 ans, explique qu’elle se sent
obligée de se « déguiser » pour aller au travail, où elle doit affronter des remarques très fréquentes
de son entourage masculin80. L’assistante du service, superbe, porte des jupes : c’est le modèle à
suivre, lui fait-on comprendre. Pour les réunions importantes, Sophie accepte de se faire
« mignonne ». Lorsqu’elle vient avec une robe, ses collègues expriment leur contentement. À
l’extérieur, pour valoriser « l’image de son entreprise », elle accepte de se composer une image
féminine. Savoir choisir sa tenue : les hommes ne sont généralement pas confrontés à ce problème.
Une femme ingénieure de 51 ans, vivant dans la région parisienne, estime qu’« une jupe c’est
toujours mieux qu’un pantalon ; un tailleur c’est toujours mieux qu’une veste et un chemisier…. Il
faut quand même éviter le modèle tailleur bleu marine, pour ne pas faire hôtesse de l’air […] Sur
les chantiers, on est obligés de mettre des bottes, des cirés et c’est sûr que ça a un effet égalitaire.
On n’a pas le choix, on n’a aucune possibilité d’interprétation »81.
Ce n’est pas un hasard si l’image de l’hôtesse s’impose. Lorsque ce corps féminin est créé en
1946, le premier recrutement faisant le tri parmi 600 candidates ressemble à un concours de Miss
France, explique Florence Müller, historienne de ces « élégances aériennes »82. L’entreprise exige
d’elles une taille comprise entre 1,55 m et 1,70 m et une « élégance naturelle ». Le premier
uniforme (Georgette Renal) est un tailleur austère d’allure militaire. C’est avec un temps de retard
que leur uniforme se « diorise » (Georgette de Trèze). L’entrée dans la modernité des sixties est
ratée : Marc Bohan (maison Dior) conçoit un costume très féminin et fermé dans le dos, ce qui est
peu pratique… La grogne monte en 1968. « La tenue des hôtesses navigantes : image de prestige
ou vêtement de travail ? » titre Le Monde. Le style militaire, trop uniforme, est rejeté, le style
« couture », trop bourgeois, l’est également. Air-France se singularise par un style hyperclassique,
évocateur d’une conception traditionnelle de la féminité. En 1978, les hôtesses accèdent à une
gamme plus large de vêtements grâce à l’« uniforme multiforme » confié à trois maisons de
couture… mais toujours pas de pantalon, malgré leurs demandes insistantes. Lorsqu’en 1987, un
nouvel uniforme est présenté, le texte qui l’accompagne précise que les hôtesses doivent être
« représentatives des qualités de la femme française et contribuer par leurs vêtements comme par
leur comportement à la meilleure appréciation de l’image de marque de la compagnie » 83 . Il
devient toutefois de plus en plus difficile de demander à des jeunes filles habituées au jean de
supporter la jupe. C’est seulement en 2005 que les hôtesses gagnent le droit au pantalon (Christian
Lacroix).
75
Courriel de Roselyne Mogin-Martin à l’auteure, 13 décembre 2009.
Le Monde, 6 octobre 1960, cité par Farid Chenoune, Des modes et des hommes. Deux siècles
d’élégance masculine, Paris, Flammarion, 1993, p. 239.
77
Témoignage de Valérie Vauzanges (ancienne élève en 1975-1979) donné à l’auteure, 11 août
2009.
78
Témoignage d’Anne-Marie, dans Dominique Le Tirant, Paroles et images d’elles, Fresnes,
Écomusée de Fresnes / Neufs de Transilie, 2006, p. 118.
79
Idem.
80
Ibid., p. 160.
81
Témoignage d’Anne-Marie, Ibid., p. 118-119.
82
Florence Müller, Élégances aériennes. Une histoire des uniformes d’Air France, Paris, Air
France, 2004.
83
Ibid., p. 109.
76
20
Dans les métiers autrefois réservés aux hommes tels que la police et l’armée, la contrainte à la
féminité est moins forte. Les femmes qui y travaillent évitent le look « Barbie » ou « secrétaire »
qui nuirait, pensent-elles, au bon exercice de leurs fonctions. L’image renvoyée serait celle de la
faiblesse. Mais avoir une allure féminine (jupe et maquillage) est appréciable dans certains
domaines comme les renseignements généraux ou les postes de commissaires. L’éminent exemple
de Martine Monteil (née en 1950), première femme à occuper des postes à responsabilités de très
haut niveau dans la police, l’atteste. Impossible, dit-elle, « d’aller sur le terrain en talons
aiguilles… Mais je suis toujours restée féminine autant que faire se peut. Moi je suis bien dans ma
peau de femme, sans en user d’ailleurs : je n’ai jamais non plus dirigé au charme »84.
L’obligation de féminité est particulièrement discriminante pour les lesbiennes ayant une allure
masculine, les « butchs », souvent méchamment appelées « camioneuses ». Elles ont vécu l’enfer
dans les années 1950, ces années Dior très régressives qui consacrèrent l’ultraféminité. Les années
1960, avec les modes jeunes, sportives, décontractées, furent pour elles un grand soulagement. Le
refus du vêtement ouvert signifie bien le refus d’un code hétérosexuel, mais aussi de tout le travail
corporel qu’il suppose pour correspondre aux canons du moment : l’épilation, la minceur, la
musculation en finesse, la résistance à divers inconforts vestimentaires, tels que les collants qui
compriment… Aujourd’hui encore, le style butch qui implique non seulement le rejet de la jupe
mais les cheveux courts et des vêtements de type masculin, peut poser problème, être une cause
d’agression dans la rue et de conflit dans certaines entreprises.
Il faut en effet savoir que le droit du travail admet sous certaines conditions l’imposition de la
jupe aux salariées. L’article L. 120-2 du Code du travail dispose que les restrictions des libertés
individuelles et collectives doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et
proportionnées au but recherché85. Sont concernées les entreprises qui donnent à leurs salariés en
contact avec la clientèle une tenue modèle, un uniforme professionnel. La salariée désobéissante
préférant le pantalon à la jupe réglementaire et licenciée pour cette raison n’aura sans doute aucune
chance aux prud’hommes. Comme la tendance actuelle va dans le sens de l’imposition de ces
costumes, à la manière américaine, pour créer une « image » de l’entreprise, on peut s’attendre à
un regain de pression sociale pour imposer le port de la jupe. Et il ne s’agira pas seulement, on
s’en doute, de faire preuve de conformisme social mais aussi d’utiliser le corps féminin pour
séduire la clientèle. Les femmes en jupe aux jambes dévoilées sont beaucoup plus regardées que
celles qui recouvrent le bas de leur corps. Elles portent généralement des chaussures fines à talons
qui modifient leur démarche et érotisent – avec plus ou moins de bonheur – leurs apparences.
5- La stratégie féminine en politique
En un mot, la jupe est plus sexy. Comment gérer ces contraintes lorsque l’on est une femme
politique ? La question est d’importance parce que la politique est devenue un spectacle saturé
d’images. Ce qui se joue sur cette scène affecte d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la
société. On a pu le constater récemment avec la lutte pour la parité : revendication destinée à briser
une sous-représentation des femmes qui durait depuis leur accès aux droits politiques, à la
Libération, elle a très vite été appropriée dans d’autres domaines de la vie sociale. Le sort des
femmes politiques, qu’elles soient élues ou bien nommées au gouvernement, a une valeur
d’exemplarité. Leurs stratégies de minoritaires évoluant dans le monde masculin du pouvoir
montrent toute l’intérêt qu’il y a à se pencher sur les marques du genre dans les apparences.
Féminines, elles sont surexposées au sexisme, parce que leur féminité est indissociable de leur
statut d’objet/sujet sexuel. C’est ce qui se produit avec Édith Cresson, seule femme Premier
ministre à ce jour (1991-1992). Elle est attaquée sur sa manière de s’habiller, de se coiffer86. La
caméra des journalistes s’amuse particulièrement des entrées et sorties dans les palais de la
République : la jupe rend plus difficile la foulée sportive, et la sortie de la voiture devient un
moment délicat, qui fait remonter la jupe à mi-cuisse et oblige à écarter les genoux. Le bas filé
vient parfois combler le voyeurisme des photographes. Édith Cresson fait aujourd’hui le triste aveu
84
Citée par Muriel Fitoussi, Femmes au pouvoir, femmes de pouvoir, Paris, Hugo, 2007, p. 221.
Claudine Monteil a été nommée en 1994 chef de la brigade de répression du banditisme, en 1996,
chef de la brigade criminelle, directrice centrale de la police judiciaire en 2002, enfin, préfète
chargée de la zone de défense de Paris depuis 2008.
85
Laurent Gimalac, « La tenue vestimentaire, l’identité et le lien social dans le cadre des rapports
professionnels », Petites Affiches, n° 254, 20 décembre 2002 [en ligne].
86
Témoignage d’Édith Cresson, Femmes et pouvoir (XIXe - XXe siècles), Actes du colloque organisé
sous le haut patronage de Christian Poncelet, président du Sénat, en partenariat avec le Comité
d’histoire parlementaire et politique le 8 mars 2004, Paris, Palais du Luxembourg, s.d., p. 91.
21
que, « si c’était à refaire » (accepter une charge aussi exposée que celle de Matignon, dans un
contexte aussi difficile), elle ne le referait pas.
Pour éviter le piège de la féminité sexualisante, beaucoup de femmes politiques ont fait le
choix de neutraliser leurs apparences. Roselyne Bachelot, anticonformiste militante du RPR puis
de l’UMP devenue ministre de l’Écologie et du Développement durable (2002-2004) puis ministre
de la Santé et des Sports (depuis 2007) développe une analyse intéressante de ces questions
d’image. Elle rapporte par exemple qu’en 1997, les nouvelles élues de gauche sont arrivées à
l’Assemblée parées de couleurs vives. Puis elle les a vues passer à l’uniforme grisâtre de règle
dans l’hémicycle. Cette observation vient justifier sa propre stratégie vestimentaire. Si Roselyne
Bachelot arbore des tailleurs aux « couleurs pétantes » dont les médias raffolent, c’est, entre autres
raisons, pour signaler qu’elle est une femme (dans un monde d’hommes)87.
Le comportement des femmes politiques commence à changer dans les années 1990. D’une
logique d’assimilation, elles évoluent vers une logique d’intégration88. Dans leur discours comme
dans leur look, elles s’autorisent plus de références à la féminité. Elles manifestent aussi plus de
solidarité féminine89 et témoignent plus facilement de ce qu’elles ont vu, entendu, subi plus ou
moins silencieusement90. La plus fameuse de ces humiliations a lieu en 1995 : c’est l’affaire des
« juppettes ». Juppettes, pour Alain Juppé, nom du Premier ministre qui avait voulu 12 femmes
dans son gouvernement et avait ainsi battu le record historique de la féminisation (28 %), mais qui
avait quelques mois plus tard procédé à un remaniement qui avait fait tomber à 4 ce nombre
(12 %). Juppettes pour jupe, signe de faiblesse et de défaite, mais aussi de joliesse pour des
créatures décoratives mais inessentielles.
Six mois plus tard, des ministres et anciennes ministres de gauche et de droite font la une de
L’Express en signant le Manifeste des dix pour la parité (6 juin 1996). C’est la première fois que
les clivages politiques sont ainsi dépassés, indice sûr d’une exaspération qui atteint son comble.
Petit à petit, les femmes politiques perçoivent la féminisation comme une libération. Les plus
jeunes veulent, comme on dit, « assumer leur féminité ». Elles la voient désormais comme une
ressource possible. « Pouvoir porter aussi bien des robes que des pantalons », c’est ainsi que la
secrétaire d’État aux Transports (de 1995 à 1997), présidente du Mouvement Européen-France et
secrétaire générale de l’UDF, Anne-Marie Idrac (née en 1951), résume « la chance d’être une
femme : chance d’une vie plus pleine que celle des hommes – la maternité est évidemment la clef
de cette plénitude supplémentaire »91. Un propos représentatif de cette génération des années 1980
qui veut à la fois faire carrière et briller en cuisine, selon Anne-Marie Idrac, qui parle avec
franchise de la féminité (« aller chez le coiffeur », « s’acheter une jolie veste », se remaquiller si le
rouge à lèvres n’est pas assorti...) comme moyen de surmonter peurs et angoisses, dans un
« métier » difficile92.
Cette évolution atteint un point culminant avec la campagne pour l’élection présidentielle de
2007, Ségolène Royal jouant sur sa visible différence, toujours en jupe. Le pantalon pour cette
femme née en 1953 ne représente pas une « conquête ». La voie qu’elle choisit est au contraire
celle d’une féminité ostensible, qui attire l’attention parce qu’elle semblait avoir été bannie des
lieux de pouvoir. Le choix des couleurs claires et notamment du blanc l’inscrit complètement dans
le code du féminin. Le contraste est assuré avec le candidat de droite Nicolas Sarkozy qui multiplie
les signes de virilité93. Bien des féministes soutenant la candidate aimeraient la voir de temps en
temps en pantalon, mais Ségolène Royal ne change rien, sauf lors du duel télévisé de fin de
campagne, mais la rigueur de la coupe de son tailleur et du noir et blanc vient un peu tard et
semble manquer de sincérité. Depuis l’échec de 2007, Ségolène Royal persiste et signe dans
l’élaboration d’une image toujours plus féminine qui fait la joie de ses détracteurs. Lors du
Rassemblement de la fraternité, la transition, du style tailleur au style bourgeois-bohême de la
tunique bleue est par exemple l’objet d’innombrables commentaires, plutôt désobligeants.
L’évolution du look de Ségolène Royal ne se comprend que dans le cadre plus large de l’image
des femmes dans les médias. Depuis une dizaine d’années, l’hyperféminité est de mise à la
87
Roselyne Bachelot, Geneviève Fraisse, Deux femmes au royaume des hommes, Paris, Hachette
littérature, 1999, p. 40.
88
Mariette Sineau, Des femmes en politique, Paris, Économica, 1988.
89
Hervé Gattegno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir… op. cit., p. 13-14.
90
Sur ces difficultés, Cf. Catherine Achin et al., Sexes, genre et politique, Paris, Économica, 2007.
91
Anne-Marie Idrac, Nous sommes tous des « hommes politiques », Paris, Plon, 2002, p. 42.
92
Hervé Gattegno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir… op. cit., p. 205.
93
Catherine Achin, Elsa Dorlin, « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président »,
Raisons politiques, n° 31, 2008, p. 19-46.
22
télévision. Les présentatrices d’émission, les femmes journalistes jouent cette « carte », à de rares
exceptions près, telle Arlette Chabod. Il est loin le temps de Christine Okrent, star du 20 heures
d’Antenne 2 au début des années 1980, dont la séduction reposait au contraire sur une allure
sportive assez masculine. Des femmes comme Roselyne Bachelot et Clémentine Autain contestent
d’ailleurs cette hyperféminité désormais de rigueur pour les journalistes. Mais trouvent « ridicule »
la perspective de journaux télévisés présentés par un homme et une femme portant tous deux des
cheveux courts, une chemise et une large cravate94. La cravate reste aujourd’hui un symbole de
masculinité, d’autant plus important que le pantalon a perdu son pouvoir discriminant. D’où
l’intérêt de cet incident survenu en 2008, rapporté par Le Parisien :
« À l’occasion de son accès à la présidence française de l’Union européenne, le Chef de l’État
a offert hier une mallette aux 577 députés. Dans chaque mallette noire, un crayon, un bloc-notes,
un porte serviette. Jusque là, rien de très original, me direz-vous. C’est ce qu’on peut trouver dans
n’importe quel symposium… Oui, mais avec Nicolas Sarkozy, il y a toujours de l’inattendu. Nous
commençons à le savoir… Donc dans la mallette, les députés ont également découvert… une
cravate. Une cravate gris clair ! Très chic, non ? Seulement, voilà, Nicolas Sarkozy ne le sait peutêtre pas, mais parmi les députés, il y a des femmes. Oui je sais, pas énormément. Mais quand
même un peu… Et offrir une cravate à une députée femme, c’est franchement pas top. Certaines
députés (sic) ont vu dans cette « maladresse » présidentielle un signe évident de « machisme ».
D’autres députés ont cru à un canular. À une autre époque, il est évident que le mot « goujat »
aurait été prononcé. Mais voilà, les temps changent ! »95L’incident est bien entendu significatif, et
l’« erreur » révélatrice. L’uniforme du député reste bien masculin.
Pour les jeunes femmes, la glamourisation triomphe. Au gouvernement, en jupe, en pantalon,
en robes de grands couturiers pour Paris-Match, plusieurs femmes ministres depuis 2007 incarnent
cette nouvelle image de la femme de pouvoir : comme un syndrome Rachida Dati. Ambivalence
des signes. Princesses ? Reines de l’image, des médias, certainement. Dans ce même
gouvernement, les contraires sont associés. Fadela Amara née en 1964 à Clermont-Ferrand de
parents kabyles, venue de SOS Racisme et de Ni Putes Ni Soumises, dit n’avoir rien changé. Elle a
juste abandonné ses jeans. « Mes conseillers – et mes parents – m’ont dit qu’avec mes fonctions
officielles, je ne pouvais pas garder un look pareil ! C’est ce que j’ai trouvé le plus dur… Mais
attention, je n’irais quand même pas acheter un tailleur à 1000 euros – c’est l’équivalent d’un
SMIC ou de deux RMI ! […] Quand on vit dans une société où des jeunes filles sont brûlées vives
parce qu’elles portent des jeans et des décolletés, il est temps de faire bouger les choses ! »96
« L’élection n’est pas un concours de beauté » proteste Martine Aubry pendant la campagne de
2007. Pourtant la compétition esthétique fait rage, entre femmes. Dans le gouvernement dirigé par
François Fillon, la rivalité crée une ambiance digne de Desperate Housewives, selon Rama Yade97.
La palme d’or revient incontestablement à Rachida Dati, étonnante Garde des Sceaux de 2007 à
2009.
Les 6 et 7 novembre 2007, elle accompagne à Washington avec d’autres femmes ministres le
nouveau président Nicolas Sarkozy (tout juste divorcé, son entourage féminin en est d’autant plus
renforcé). En montant dans l’avion, Rachida Dati paraît très contrariée. Elle vient d’apprendre que
la robe de soirée est obligatoire pour dîner à la Maison Blanche (les services du protocole l’avaient
répété dix fois, assure Nadine Morano). Or, elle a prévu un smoking. C’est le branle-bas de
combat. Une robe Dior est prêtée, ajustée, ce qui donne à Rachida Dati l’opportunité de faire une
entrée digne d’une star, en retard, seule, à pied, « moulée dans une superbe robe longue ivoire avec
son étole de zibeline, scintillante de mille feux. […] « Rachida ! Rachida ! » crient les
photographes avides d’une image glamourissime. Juste avant d’entrer dans la Maison Blanche, elle
se retourne dans un mouvement de tête à la Marilyn et jette un sourire insolent de beauté. Toute
l’histoire de Rachida Dati est contenue dans ces quelques millièmes de secondes : son culot, son
instinct, sa rouerie, son intelligence des situations »98.
Si la politique-spectacle peut conduire à la compétition entre femmes, elle pourrait bien,
parfois, tourner au bénéfice des femmes rivalisant avec les hommes. Dans le duel médiatique que
se livrent le pantalon et la robe, il n’est pas sûr que le pantalon l’emporte. Les électeurs et les
électrices sont aussi, pour la plupart, des téléspectateurs au regard formaté. Le préjugé sexiste sur
94
Lors de l’émission télévisée « Arrêt sur images » (en 2000), Clémentine Autain est alors la coprésidente de l’association féministe Mix’Cité.
95
Nicolas Sarkozy, « Les cravates et les femmes », Le Parisien, 25 juin 2008.
96
Hervé Gattégno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir.. op. cit., p. 46 et p. 59.
97
Michaël Darmon, Yves Derai, Belle-Amie, Paris, éd. du Moment, 2009, p. 109.
98
Idem.
23
l’incompétence féminine n’est plus de mise pour les électeurs, et les électrices trouvent les femmes
politiques plus compétentes que leurs confrères. Dans ce contexte plus favorable, les femmes
profitent pleinement de la « prime de beauté », qui, en d’autres temps, aurait été un handicap. La
valorisation du physique féminin peut d’ailleurs provoquer une certaine jalousie masculine :
Jacques Toubon avoue à la télévision devant Élisabeth Guigou qu’« en terme d’image, les femmes
surpassent »99.
6 - Le Girl Power
La scène politique ne traduit-elle pas ce qui se passe sur la scène culturelle ? Lors de l’élection
présidentielle de 2008 aux États-Unis, on a comparé, malgré toutes leurs dissemblances,
l’ultraconservatrice Sarah Palin à Madonna, la « reine du pop »100. Ce qui les rapproche en effet est
une certaine manière, ostensible, de s’affirmer « en tant que femme ». On se souviendra des tubes
de rouges à lèvres brandis en signe de soutien à la candidate dans les meetings républicains…
Revenons un moment sur le cas fascinant de Madonna, qui, dans ses spectacles– The Virgin
Tour (1985), The Immaculate Collection (1990), Blonde Ambition (1991), Girlie Show (1993)…a brillamment renouvelé la figure de la femme fatale, dominatrice, phallique, diraient les
psychanalystes. Cas épineux pour les féministes, plutôt portées à détester le corset qu’elle a remis
en scène.
C’est en 1989 que le photographe de Madonna demande à Jean-Paul Gaultier de concevoir ses
costumes de scène. L’année suivante, le public de la tournée mondiale de la star découvre des
corsets et des gaines devenues vêtements de dessus. Le message, à forte teneur érotique, confère à
Madonna une grande puissance d’affirmation sexuelle sur scène. L’image donnée est ambivalente.
Féminine dans le sens où une pièce classique du vêtement féminin est revisitée et valorisée, mais
aussi virile tant le corps mince et athlétique de la chanteuse ainsi sanglé paraît recouvert d’une
armure qui la rend inaccessible.
De subtiles interprétations s’inscrivant dans la pensée queer ont, dans les années 1990, fait de
Madonna l’emblème de l’incertitude du genre. Dans Blonde Ambition, sa performance est
assimilée à celle d’une folle travestie : une femme qui fait l’homme qui fait la femme. On a donc
pu dire d’elle qu’elle cassait la binarisme des genres. Dans Girlie Show, Madonna modifie d’une
autre manière l’image des femmes « féminines » (i.e. : habillées en femmes) en chantant et dansant
le désir circulant entre elles. L’érotisme de Madonna a-t-il surtout une destination finale mâle et
hétérosexuelle, comme le suppose la philosophe féministe Françoise Collin 101 ? Il est difficile
d’être aussi affirmative. La figure qu’elle crée plait à un public hétérogène fait d’hommes et de
femmes de toutes orientations sexuelles. Elle est même perçue comme une manifestation du
féminisme contemporain, qui bataille contre l’ordre moral, en défiant le pouvoir religieux à travers
un détournement audacieux de l’imagerie catholique. Célèbre dissidente du féminisme américain,
militante pro-pornographie et pro-prostitution, Camille Paglia en fait une de ses icônes en même
temps qu’un symbole de la lutte à mener contre les puritanismes en tous genres102. Pour elle, ce
mélange de femme à la fois fatale et androgyne dessine le lendemain qui chante d’une sexualité
libérée.
Que devient la jupe avec Madonna ? Elle disparaît. Elle ne sera plus soulevée, comme dans
Sept ans de réflexion (1958) pour découvrir les jambes nues et la culotte blanche de Marilyn
Monroe. Madonna montre ce qui est habituellement caché. Elle est une star en culotte, qui liquide
le mystère des jupons. N’ayant rien à cacher, elle peut donc lancer sa petite culotte à la fin de son
spectacle au parc de Sceaux le 29 août 1987 à l’un ou l’une des 130 000 spectateurs présents. C’est
une nudité très particulière toutefois que celle de la chanteuse/danseuse au corps maîtrisé, tout en
muscles, dans les lumières savantes de la scène ou du studio photographique : une nudité très
habillée….
La recherche du dévoilé et de l’explicite est certainement aussi importante chez Madonna que
le jeu avec les codes de genre. Ses détracteurs des deux sexes y voient de l’exhibitionnisme.
Catégorie de la psychopathologie pour eux, simple source de plaisir pour d’autres, dont Madonna,
bien sûr. Mais cette mise à nu a également une dimension politique. Née en 1958 dans une famille
99
Extrait présenté dans l’émission télévisée Déshabillons-les, sur Public Sénat, 31 janvier 2008.
Comme le fait Camille Paglia dans ses chroniques écrites pendant la campagne électorale,
largement commentées sur Internet.
101
« La Madonna connection », Michel Dion dir., Madonna. Érotisme et pouvoir, Paris, Kimé,
1994, p. 34-40.
102
Camille Paglia, Vamps et Tramps. Une théorie païenne de la sexualité, traduit de l’américain,
Paris, Denoël, 2009.
100
24
catholique italienne aux États-Unis, Madonna appartient à une génération qui peut mesurer les
évolutions de la morale sexuelle. Elle en est d’ailleurs une actrice majeure puisque, rejetant
l’hypocrisie des désirs cachés, clandestins, honteux, elle se fait à sa manière militante de l’eros.
La percée de Madonna est contemporaine de la mode du « porno chic » dans les images
publicitaires des années 1990, en grand format sur les abribus et les pages commerciales des
magazines. Les sous-vêtements féminins connaissent alors une révolution. La lingerie sexy connaît
en France une diffusion massive. Les fantaisies qui ne se trouvaient que dans les boutiques très
spécialisées, les sex shops de Pigalle notamment, inspirent désormais les créateurs de dessous..
Une page se tourne avec Jane Birkin, dont les seins menus et nus avaient marqué les seventies,
et qui chante désormais Les Dessous chic. La fin de siècle consacre le retour de la lingerie, après
un court laps de temps pendant lequel on a pu croire à une Grande Renonciation des femmes :
dessous invisibles, transparents, contestés, simplifiés à l’extrême des années 1970. Confortables
également, à l’image de la gaine 18 heures Playtex, sans baleines (1971). Les jeunes filles d’alors
plébiscitaient le pantie gainant. Vingt ans plus tard, la mode réhabilite le corset (Vivienne
Westwood, dès 1985, puis Azzedine Alaïa, Thierry Mugler, Christian Lacroix, Karl Lagerfeld,
Thierry Mugler, John Galliano, Alexander McQueen et bien sûr Jean-Paul Gaultier). Le retour aux
bas et aux porte-jarretelles a de quoi surprendre également quand on se souvient du triomphe des
collants dans les années 1960 : modernes, économiques, pudiques... Les dim up rendent inutile le
porte-jarretelles mais réintroduisent le plaisir de la peau nue sous les jupes. La zone libérée du
textile s’étend encore avec le string, plébiscité depuis bientôt une vingtaine d’années. Les plus
jeunes l’adoptent comme une évidence tandis que les seniors se demandent encore comment un tel
inconfort peut être supporté.
La culotte emboîtante de Madonna trouve un écho dans la mode des années 1990 et joue la
vedette des défilés de l’été 1997. La gainette « remonte-fesses » obtient un certain succès. Petit
Bateau, qui résiste au string, vend de plus en plus sa taille 18 ans à des quadras nostalgiques.
L’alternative est toujours commentée en 2006, sur un forum de discussion, à propos de Ségolène
Royal. La question « À votre avis, Ségo, elle porte des strings ou des culottes petit bateau ??? »
s’attire (entre autres) cette réponse : « À mon avis c’est plutôt Petit bateau car elle avait une fois
dénoncé le port du string comme "réduisant les jeunes filles à leur postérieur" (et elle a
raison) »103.
Le succès du soutien-gorge ampliforme de Wonderbra (1994) consacre la mode des poitrines
volumineuses, que les jeunes filles d’aujourd’hui tiennent à valoriser. Le dessous sexy se fait
vêtement de dessus, la nuisette devient robe d’été. Les femmes qui adoptent cette ultraféminité
sont-elles des victimes du backlash104 ? Ont-elles intériorisé la hantise de la masculinisation qui
accompagne les progrès de l’égalité, égalité à laquelle elles ne songent d’ailleurs pas à renoncer ?
N’ont-elles pas au contraire, un peu à la manière de Madonna un sentiment de puissance,
d’empowerment, lié à une nouvelle manière de se montrer sexy ?
Le modèle de la féminité sexy atteint dans les années 1990 les pré-pubères avec
l’extraordinaire succès d’un girls band, les Spice Girls, groupe formé de cinq jeunes Anglaises de
18 ans. Dès leurs débuts en 1993, c’est le succès. Les voilà stars et modèles pour cours de
récréation105. Le produit marketing est réussi. Il y en a pour tous les goûts : Mel C. « la sportive »,
Emma « la petite fille », Victoria « la lady », Geri « la rousse provocante », Mel B « le cocktail
métis détonnant »106. Selon une admiratrice, leurs chansons et leurs spectacles sont « puissants » et
forment un mélange explosif de « sexe libéré, de légèreté joyeuse et de féminisme bruyant ». Ce
mélange appelé « Girl Power » obtient un succès international. De leurs clips et de leurs spectacles
se dégage une indéniable énergie. Ce qu’il faut ici souligner c’est le message qu’elles adressent à
leur public, large et composé, entre autres, de celles que l’on appelle désormais les « petites jeunes
filles » âgées de 8 à 10 ans et déjà consommatrices actives, notamment de vêtements. À la
recherche de l’identification de leur public avec elles, les Spice Girls avouent : « Nous aussi, on a
103
http://forum.doctissimo.fr/people-stars/politique/string-petit-bateau-sujet_18_1.htm [19
novembre 2009]
104
C’est-à-dire le retour de bâton conservateur après deux décennies libératrices : sur le backlash
antiféministe, Cf. Susan Falludi, Backlash, 1991, trad., Paris, éditions des femmes, 1993.
105
Le groupe a une vie assez brève. En 1997, leur impresario, Simon Fuller à l’origine de leur
notoriété, est limogé. L’année suivante, la rousse Geri Halliwell, une ancienne strip-teaseuse,
quitte le groupe, qui n’y survivra pas.
106
Julia Edenhofer, Spice Girls. La révolution des filles, traduit de l’anglais, Bruxelles, Lefrancq
Littérature, 1998, p. 7.
25
des boutons »107. Le cœur du message est le « be yourself », sois toi-même, qui se traduit sur le
plan vestimentaire par le droit de choisir la mini ou la maxirobe, le short ou le pantalon. Mais dans
tous les cas, il s’agit d’un vêtement moulant, car le pouvoir de la spice girl, qui maîtrise les codes
de la séduction sur le bout de ses ongles vernis, est d’essence sexuelle. Les apparences sexy sont
ainsi présentées comme un pouvoir, avec ce qu’il faut d’agressivité et sans incompatibilité avec le
féminisme. « On se bat pour l’égalité des sexes et contre le racisme », déclarent les cinq stars. Geri
précise : « la grande différence entre garçons et filles, c’est qu’on peut être sexy et féminine tout
en ayant des couilles et une cervelle ! »
On retrouve la formule magique : les deux genres dans un corps féminin. Tout est possible et
permis aux femmes d’aujourd’hui qu’elles soient en jupe ou en pantalon. En chacune, au moins
cinq spice girls coexistent, selon l’humeur et le moment. Liberté et choix triomphent après des
siècles de contraintes et d’interdits. C’est le message euphorisant que délivre la culture de masse.
On peut lui trouver le goût de l’opium de peuple. On peut aussi le voir comme un transformateur
de conscience, qui aide à renforcer la confiance en soi.
La resignification de la féminité au tournant du siècle a pris des chemins multiples, qu’il
faudrait explorer plus consciencieusement. Y voir un simple effet du backlash, ce qu’elle est en
partie, c’est se priver des moyens de comprendre ce qu’elle apporte malgré tout à celles et ceux qui
ont envie d’y croire. Les analyses classiques de la domination masculine, on l’a vu, définissent la
féminité comme ce qui est non-masculin, ce qui est dépourvu de pouvoir. La féminité dans
l’imaginaire fin de siècle déjoue cette définition me semble-t-il à la fois parce qu’elle intègre une
dose d’androgynie, et parce qu’elle proclame sa puissance. Sans cette resignification très
séduisante de la féminité, ce livre se serait arrêté là.
107
Elisabeth Lebovici, Françoise-Marie Santucci, « Rencontre avec les Spice Girls, copines à la
candeur bien rodée », Libération, 20-21 décembre 1997.
26
II - La jupe fait de la résistance
Malgré le succès du pantalon, la jupe résiste. Elle joue aujourd’hui sur de nombreux registres classique, élégant, hyperféminin, rétro, sexy...- ; toutes les longueurs et toutes les ampleurs sont
possibles… Elle ne s’est pas démodée. Le pouvoir érotique du vêtement ouvert attire : facilitation
des flirts poussés, sensualité du contact des jambes peau nue, jeu sophistiqué des bas et du portejarretelle, qui construit un corps pour autrui mais aussi un corps pour soi, anticipant le plaisir de la
rencontre amoureuse, offrant une sorte de satisfaction narcissique, autoérotique. Rénovée par
l’invention de la mini, la jupe est parfois considérée comme un « symbole de la femme
libérée »108. La mini, qui avait disparu depuis les années 1980, fait son retour en 2002 dans tous les
styles : militaire, punk, baby-doll, cuir, sport, jean, sixties, tutti frutti, griffée, sexy109. La mini des
magazines, une fois descendue dans la rue, se fait rebaptiser de gracieux noms, comme « ras de la
touffe » ou « de la moule ». Elle a ses déclinaisons régionales. À Marseille, c’est la « cagole » qui,
un peu à l’image de Mélanie dans la série télévisée Plus belle la vie, adopte la jupe ultra courte et
exhibe ses jambes allongées par des talons hauts. Une mode qui n’est pas sans lien avec ce qui va
suivre.
1 - Jupe = pute
La rappeuse Diam’s fait le constat de cette nouvelle équation dans une de ses plus célèbres
chansons, Dans ma bulle (album le plus vendu en France en 2006) : « Dans ma bulle, le
romantisme a pris une gifle, / les actrices de films X sont devenues des artistes. / Dans ma bulle,
on critique les femmes en jupe, / Mais t’as pas besoin d’venir d’la Zup pour te faire traiter de pute.
/ Dans ma bulle, ça parle cash, ça partage, ça parle mal, / Ça part au quart de tour, ça part au chtar,
/ dans ma bulle, l’amour est en garde à vue, / Non, y’a plus de love dans les rues de ma bulle. »
Être féminine, c’est « faire pute ». Ni Putes Ni Soumises, dont la naissance est provoquée par
des incidents plus dramatiques que des injures, met d’emblée la question du look des filles au cœur
de sa réflexion et de son combat. « Moi j’ai envie d’être féminine sans qu’on me prenne pour une
pute » dit une jeune fille sur le site de ce mouvement en 2005110. Des témoignages sont publiés,
contrebalançant ceux des filles qui choisissent de porter le voile.
[ILL 2
Légende
Publicité de Canal + pour Ni Putes ni soumises sur le respect montrant une jupe (« Pour faire
progresser le respect des femmes ») parue dans Libération le 1er février 2005.]
La presse pour adolescentes n’ignore pas le problème. Dans Miss, une jeune fille de 17 ans
témoigne : « Après de nombreuses années vécues dans la peur, Tressy revendique enfin sa
féminité. Elle vient d’une cité du Nord de Paris où elle a dû ‘jouer aux mecs – s’habiller comme
eux et se battre comme eux – pour se faire accepter, « respecter », comme on dit… Là-bas, pas
question de revendiquer sa féminité, les jupes et le maquillage sont interdits. Celles qui osent
s’habiller en fille subissent les injures de toute la bande et, en premier lieu, des autres filles. Très
rapidement, leur réputation est faite : fille facile »111.
Dans son enquête sur les jeunes et l’amour dans les cités, la sociologue Isabelle Clair va dans
ce sens. Vivre en cité, c’est vivre, comme dans un système panoptique, sous le regard des autres et
la menace des rumeurs qui font et défont la réputation : « une étiquette sociale durable »112. Sans
cesse rappelées à l’ordre, les filles doivent observer une triple réserve : géographique (car bouger,
c’est « chercher », « traîner », échapper au contrôle), relationnelle et vestimentaire. Sont proscrits
la jupe, les bottes (surtout si elles sont pointues) et le débardeur ou le haut moulant et décolleté. Ce
sont des « vêtements de dame » associés à une sexualité adulte et interprétés comme un signe de
provocation sexuelle. Ils trahissent une intention coupable (blâmable, que l’acte ait eu lieu ou pas).
Dans ce contexte d’étiquetage, un certain nombre d’adolescentes se définissent comme
« bonhommes ». Nadia, 15 ans, porte des jeans et baskets pour ne pas être assimilée aux putes.
Aïcha, 15 ans, se trouve « un peu efféminée-garçon : je sais faire efféminée quand je vais avoir un
copain et je sais rester garçon quand je dois me faire respecter ». En revanche, Jennifer, 17 ans, qui
se maquille, met des boucles d’oreille et ose les décolletés, souffre : « Même en jeans-baskets,
108
Mathilde Froment, Lucie Oriol, « La féminité à la fête », France-Soir.fr, 23 juillet 2009.
« Le retour de la mini », Le Monde, 12 avril 2002.
110
http://wwww.niputesnisoumises.com
111
Miss, septembre 2005.
112
Isabelle Clair, Les Jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008.
109
27
c’est pareil ; pour eux, c’est féminin. Mais en jogging, avec une casquette, tu te ramènes comme
ça, t’as aucun problème ». La masculinisation obligée du vêtement s’accompagne d’une
masculinisation de l’expression. L’expression grammaticale du féminin (dans les pronoms sujets
mais aussi les adjectifs) prend souvent la forme du masculin : « les filles, ils… » Les « signes de
revirilisation » se multiplient dans l’imaginaire contemporain113. C’est, par exemple, le triomphe
des champions sportifs qui surpassent acteurs et chanteurs comme modèles d’identification. Pour
les garçons, la virilité dépendra de la masse musculaire, plus que du vêtement (qui suscite peu de
commentaires) et de l’affichage d’une sexualité hétérosexuelle.
L’une des fondatrices de Ni Putes Ni Soumises, Fadela Amara, distingue trois genres de filles :
celles qui sont soumises à la norme patriarcale, les transparentes qui investissent discrètement le
domaine scolaire et celles « qui veulent ressembler aux mecs, qui s’imposent pour forcer le
respect. En bandes, « habillées en jogging et baskets, tenue passe-partout pour ne pas assumer leur
féminité, et qui utilisent la violence comme expression »114.
C’est en 1998 qu’apparaissent sur la scène médiatique les gangs de filles. Les
« sauvageonnes » pimentent le discours sur la délinquance juvénile en banlieue. La sociologue
Stéphanie Rubi observe que les « crapuleuses » de 12-16 ans sur lesquelles elle a fait une enquête
dans les années 2000 à Paris, Bordeaux et Marseille, sont des garçons manqués115. Elles préfèrent
les joggings et les pantalons à la jupe car « tu peux pas donner des coups de pied et tout… ».
Habillées « comme un garçon, pour se battre », elles ne se sentent pas pour autant garçons. Mais
elles ont tendance à rejeter les filles « féminines » – des « bouffonnes » – et à intégrer une vision
misogyne. Elles acquièrent ainsi une position respectée au sein de leur groupe de pairs et
participent au règne de la « loi du plus fort ». Leur paraître est un « pare-être »116, réponse à la
double stigmatisation socioculturelle et genrée.
Dans ce contexte, pour Ni Putes Ni Soumises, porter une jupe est un acte militant. « La femme
oublie aujourd’hui sa féminité, comme si le corps féminin était impur », dit une militante de
l’association117. La problématique est bien présente dans le livre que Fadela Amara réalise avec la
journaliste Sylvia Zappi, Ni Putes Ni Soumises. Elle est étayée par son expérience de présidente de
la Fédération Nationale des Maisons des Potes, proche de SOS Racisme, par le « terrain » de la vie
associative mais aussi par sa propre expérience. Musulmane pratiquante, elle ne porte pas le voile,
qu’elle voit comme un « outil d’oppression, d’aliénation, de discrimination, un instrument de
pouvoir des hommes sur les femmes ».
Deux événements déclenchent la marche dénonçant les violences masculines, qui se termine à
Paris le 8 mars 2003 par une mobilisation de 30 000 personnes. Le 4 octobre 2002, une jeune fille,
Sohane, est brûlée vive dans le local à poubelles de la cité Balzac à Vitry-sur-Seine. « Belle et
insoumise, Sohane avait payé de sa vie le fait de ne pas s’être pliée aux normes de fonctionnement
de la cité, à la loi du plus fort »118. Cette même année, Samira Bellil, future marraine de Ni Putes
Ni Soumises, publie Dans l’enfer des tournantes 119 . « Ces histoires des filles violées par des
bandes de garçons pour n’avoir pas dissimulé leur féminité, nous les avions maintes fois entendues
lors des permanences dans nos associations », commente Fadela Amara. Dans le « 93 », près d’une
jeune fille sur trois déclare avoir subi des violences physiques dans les douze derniers mois. Une
sur huit des violences sexuelles. C’est ce qu’établit une enquête de 2005 auprès de 1600 jeunes
filles âgées de 18 à 21 ans résidant ou exerçant leurs activités en Seine-Saint-Denis120.
Le discours de Ni Putes Ni Soumises contre la violence bénéficie d’une grande vague de
sympathie. Les esprits ont été préparés par la médiatisation des tournantes dans le contexte
électoral de 2001-2002 (le thème dominant de l’insécurité aura facilité l’accès du leader de
l’extrême droite au second tour lors de l’élection présidentielle). On préfère ignorer que le viol en
réunion est une pratique ancienne et que les blousons noirs des années 1960 étaient aussi accusés
113
Pascal Duret, Les Jeunes et l’identité masculine, Paris, PUF, 1999, p. 24.
Fadela Amara, avec la collaboration de Sylvia Zappi, Ni Putes Ni Soumises, Paris, La
Découverte, 2003, p. 44-45.
115
Les « Crapuleuses », ces adolescentes déviantes, Paris, PUF, 2005.
116
Belle expression de Marc Perreault et Gilles Bibeau, auteurs d’une étude québécoise sur la
gang, citée par Stéphanie Rubi, Ibid., p. 189.
117
Dans le film de Brigitte Chevet, Jupe ou pantalon ?, 2007, 52 min., première diffusion sur
France 3 le 27 octobre 2007.
118
Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 6.
119
Samira Bellil, Dans l’enfer des tournantes, Paris, Denoël, 2002.
120
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/070306enqueteCSVF93.aspx
114
28
d’une criminalité sexuelle spécifique. L’augmentation de ce type de crime dans les dernières
années ne semble d’ailleurs pas prouvée121.
Violer, voiler, d’un mot à l’autre, une simple interversion de voyelles et une véritable
entreprise de soumission des femmes que dénonce Fadela Amara, au risque de stigmatiser « le »
garçon arabe » dans un contexte social et politique très sensible122. Au nom de l’antiracisme, les
femmes devraient-elle se plier à la loi du silence pour « protéger » leur (supposée)
« communauté » ?
Par ailleurs, la banlieue n’a pas le monopole du sexisme. Fadela Amara le souligne. Sous
l’étiquette d’obscurantisme, elle rassemble « tous les intégrismes religieux, chrétiens, juifs,
musulmans ». Au nom de la laïcité républicaine et de l’expérience des féministes dans les pays
musulmans, elle est déterminée à se battre contre « le fascisme vert » car « l’affaire du voile est
l’illustration la plus visible et symptomatique de cette dérive obscurantiste »123. Elle n’est pas la
seule à défendre l’idée que le voile n’est pas une question religieuse mais politique, un pion dans
la stratégie des islamistes en France et dans le monde.
L’initiative de Ni Putes Ni Soumises ne fait pas l’unanimité124. Certaines féministes y voient
une forme de « récupération raciste » de la cause des femmes au bénéfice du pouvoir, avec un
soutien exceptionnel des médias : un « nouveau féminisme », utile à Nicolas Sarkozy qui dénonce
« ceux qui veulent soumettre leur femme, ceux qui veulent pratiquer la polygamie, l’excision ou le
mariage forcé, ceux qui veulent imposer à leurs sœurs la loi de grands frères, ceux qui ne veulent
pas que leur femme s’habille comme elle le souhaite »125. Sans doute est-ce la première fois dans
l’histoire de France qu’il est question dans un discours politique de cette importance de la liberté
vestimentaire des femmes.
La politique étant devenue affaire d’image et de communication, l’Assemblée nationale n’est
pas en reste et expose pour le 14 juillet 2003 quatorze Marianne sur la façade du palais Bourbon :
toutes sont membres de Ni Putes Ni Soumises et coiffées du bonnet phrygien. Le cadrage fait le
gros plan sur les visages. Que l’on donne ou pas au mot un sens négatif, il y a « récupération » au
bénéfice des institutions républicaines, comme le montre le discours du président de l’Assemblée,
l’UMP Jean-Louis Debré : « Qui, mieux qu’elle [l’Assemblée], en effet, incarne les valeurs de la
République libératrice et protectrice auxquelles les femmes des cités souhaitent rendre hommage
et dont les députés sont les garants ? »126
Dans ce contexte social et politique, les apparences de la féminité peuvent devenir l’étendard
d’une sorte de résistance, mot qui revient sans cesse dans le discours de Fadela Amara. « Elles
tentent de résister en s’imposant telles qu’elles sont, en continuant à porter des vêtements
moulants, en s’habillant à la mode, en se maquillant, parfois à outrance […]. Dans les cités, il y a
beaucoup de filles pour qui le maquillage est devenu une peinture de guerre, un signe de
résistance. C’est leur façon à elles de lutter. Rien à voir avec les féministes des années 1970, qui
jetaient leur soutien-gorge et menaient la guerre des sexes ! Quand je m’en étonne, elles
revendiquent cette affirmation parfois agressive de leur féminité […]. Ces résistantes sont encore
majoritaires dans nos quartiers, mais elles trinquent tous les jours »127.
Ni Putes Ni Soumises ne se définit pas d’emblée comme féministe. « Le mot même de
féminisme est complètement galvaudé, dépassé, obsolète, voire ridicule aux yeux de beaucoup.
Dans l’imaginaire de ces jeunes femmes des cités, être féministe, c’est se positionner contre les
hommes, être en guerre permanente, comme des amazones »128. L’« Appel national aux femmes
121
Laurent Mucchielli, Le Scandale des tournantes. Dérives médiatiques, contre-enquête
sociologique, Paris, La Découverte, 2005.
122
« Ni voile ! Ni viol ! que ça vous plaise ou non ! » dit une jeune fille dans un dessin de Pessin
illustrant l’article « La condition des jeunes filles s’est dégradée dans les quartiers difficiles », Le
Monde, 25 octobre 2002.
123
Citée par Josiane Savigneau, « La révolte des filles dans les cités », Le Monde, 30 janvier 2004.
124
Cf. Nacira Guénif, Éric Macé, Les Féministes et la garçon arabe, Paris, éditions de l’Aube,
2004. L’évolution de Fadela Amara, nommée au gouvernement en 2007 secrétaire d’État à la
Ville, accentue les soupçons sur les moyens qu’elle a mis au service de son ambition (Cécile
Amar, Fadela Amara. Le destin d’une femme, Paris, Hachette, 2009).
125
Cf. Sylvie Tissot, « Bilan d’un féminisme d’État », Plein Droit, n° 75, décembre 2007 [en
ligne : http://www.gisti.org] et Elsa Dorlin « ’Pas en notre nom !’ Contre la récupération raciste du
féminisme par la droite française », 2007, http://www.lautrecampagne.org/article.php?id=132.
126
Cité dans “Quatorze Marianne sur le fronton de l’Assemblée”, Le Figaro, 14 juillet 2003.
127
Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises … op. cit.., p. 49-50.
128
Ibid., p. 114.
29
des quartiers », en octobre 2001, avait cette phrase assassine : « Le mouvement féministe a déserté
les quartiers ». Et la saillie de Fadela Amara, lançant que la parité la touchait autant que « les
soldes chez Hermès » avait aussi atteint un point sensible129. Dans leur tour de France de 2003, les
marcheuses vont pourtant croiser des féministes en chair et en os, puis l’étiquette va s’imposer très
vite, explique Fadela Amara, « comme une évidence ».
Chrystelle, issue d’une cité de Montreuil et marcheuse de 2003, remarque : « Déjà si t’as même
pas le droit de te manifester physiquement comme femme, comment veux-tu avoir des idées
féministes ? C’est impossible, il y a trop de conditionnements contraires . Il faut sortir de la cité,
faire des études, rencontrer des gens différents » 130. En avançant que la libération commence par
la maîtrise de son corps, Chrystelle rejoint bien les féministes « historiques ».
2 - Les alternatives à la jupe : voile et pantalon
Les alternatives à la jupe accusée de dévoiler le corps alimentent en France une vigoureuse
controverse qui rapproche finalement deux vêtements que tout sépare à première vue : le pantalon,
d’origine masculine, symbole de modernité et le voile, condensé de féminité, symbole de tradition.
Ils semblent avoir aujourd’hui dans certains contextes une même fonction : voiler le corps féminin.
Ce rapprochement est très paradoxal, car le pantalon est alors considéré comme un vêtement
légitime pour les femmes et les jeunes filles, un vêtement couvrant les jambes, plus décentplus
convenable que la jupe.
Pourtant, les traditionalistes religieux ont toujours été hostiles au pantalon (occidental) pour les
femmes. Le Deutéronome est invoqué pour le proscrire, malgré l’évidence de sa féminisation à
partir des années 1960. C’est surtout au nom de la défense de la décence que la question est traitée
dans la presse, généralement dans la rubrique « faits divers ». La violence que le pantalon déchaîne
traverse les frontières religieuses, comme le montrent les exemples suivants. « Une turque tuée
pour un pantalon » titre Libération en 2005, « un jeune homme a tué sa sœur hier à Batman, une
ville du sud-est de la Turquie à moitié kurde, parce qu’elle avait revêtu un pantalon pour assister à
un mariage. Après l’avoir blessée d’un coup de fusil, il l’a jetée du haut du toit du domicile pour
faire croire à un suicide »131.
Dans les quartiers ultra-orthodoxes de Jérusalem, des militants de choc imposent par la terreur
aux femmes de s’habiller avec modestie : c’est-à-dire avec des jupes longues, les bras couverts et
le col fermé132. En juin 2008, toujours à Jérusalem, une femme divorcée, portant le pantalon, est
passée à tabac et menacée de mort.
Au Sud Soudan, région chrétienne habituellement considérée comme plus libérale que le Nord
musulman, en octobre 2008, la police arrête brutalement une trentaine de femmes, uniquement
parce qu’elles portent des pantalons moulants. Elles sont maintenues 24 heures derrière les
barreaux133.
En juillet 2009, treize femmes sont arrêtées dans un restaurant de Khartoum pour tenue
indécente, parce qu’elles portent le pantalon. L’une d’elle, Lubna Ahmed al-Hussein, journaliste et
féministe, fonctionnaire à la Mission des Nations Unies au Soudan, décide de médiatiser l’affaire.
Elle se présente devant le juge en pantalon et le monde entier apprend ainsi que les femmes dans
son cas sont punies par 40 coups de fouet et une amende de 250 livres soudanaises (soit 100
dollars US). C’est ce que prévoit le code pénal, s’inspirant de la charia. En 2008, 43 000 femmes
auraient pour la même raison – port d’un vêtement indécent – reçu un châtiment corporel sans
procès, discrètement. Après 24 heures de prison, Lubna Ahmed al-Hussein est libérée. L’Union
des journalistes soudanais a payé l’amende. La France, par l’intermédiaire de la porte-parole
adjointe du ministère des Affaires étrangères, rend hommage à son « combat courageux » (Nicolas
Sarkozy dès l’annonce de l’arrestation avait invité la journaliste en France134). Le porte-parole du
Haut-Commissariat aux réfugiés rappelle au Soudan qu’il a violé le pacte international relatif aux
droits civils et politiques qu’il a signé135. L’affaire est certes dérisoire comparée à la situation du
129
Charlotte Rotman, « Femmes des cités, femmes révoltées », Libération, 15 mai 2002.
« Chrystelle : Avec la marche, j’ai retrouvé mon droit d’expression », Seine-St-Denis. Le
Magazine, n° 68, mars 2003.
131
Le 10 janvier 2005.
132
Delphine Matthieussent, « Israël. Les brigades de la pudeur », Libération, 15 décembre 2008.
133
« Soudan, arrêtées pour port de pantalon moulant », http://www.lejdd.fr le 7 octobre 2008.
134
« Lubna Hussein, pas de pantalon, pas d’avion », Libération, 13 août 2009.
135
« La « journaliste au pantalon » est sortie de prison », Libération, 8 août 2009.
130
30
pays et à la gravité des accusations qui pèsent sur le président soudanais pour crime contre
l’humanité, au Darfour, mais mieux vaut ne pas mécontenter Washington136.
La contextualisation géopolitique de l’événement que propose Le Monde est intéressante, mais
elle montre en même temps la difficulté à appréhender le fait pur de l’oppression des femmes à
travers le contrôle vestimentaire. Quant au commentaire de Francis Marmande, dans le même
journal du soir, il renvoie finalement dos à dos Soudanais et Français, rappelant l’interdiction du
pantalon qui a sévi en France jusqu’à ce que l’ordonnance de 1800 tombe en désuétude137. Comme
on dit familièrement, « chacun doit balayer devant sa porte ». L’exercice du parallèle est tentant
dans le contexte politique français de 2009, marqué par les controverses sur l’immigration, l’islam
et les « pétillantes saillies de Brice Hortefeux »138.
La médiatisation de cette affaire rebondit en novembre 2009 quand Lubna Ahmed al-Hussein
vient en France, à l’invitation de Ni Putes Ni Soumises, dont elle devient la marraine. Un ouvrage
paraît sur son combat139. Le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, l’accueille, pour
une conférence de presse où elle apparaît dans un ensemble veste et pantalon blanc, sans voile.
Elle participe activement à la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, le 25
novembre. Le pantalon qu’elle portait lors de son arrestation sera vendu aux enchères au profit des
victimes des viols au Darfour.
Selon Lubna Ahmed al-Hussein, « le paradoxe, c’est qu’un certain nombre de pays musulmans
imposent le port du pantalon, qui cache le corps. Mais il n’y a rien dans le Coran sur le sujet, alors
que les interprétations sont diverses. Ce que disent toutes les religions, c’est qu’il faut être vêtu
avec une certaine décence, les hommes comme les femmes. Et même l’article de loi en vertu
duquel j’ai été jugé, l’article 152 du code pénal de 1991, parle seulement de vêtements « qui
pourraient causer un trouble », porter atteinte à la pudeur publique. C’est évidemment une notion
très subjective, laissée à l’interprétation du policier »140.
L’image est forte aussi de cette centaine d’Afghanes, étudiantes, avocates, militantes des droits
des femmes, qui manifestent en avril 2009 contre la loi autorisant le viol conjugal chez les chiites :
leurs pantalons sont bien visibles sous des manteaux qui s’arrêtent au niveau du genou. Elles
portent un voile qui dégage leur visage. Brandissent leurs banderoles, elles font face à environ 300
hommes, sortis des mosquées et 200 femmes en burqas et tchadri qui les conspuent aux cris de
« Mort aux espionnes » et « Esclaves des chrétiens »141.
Le pantalon est lié au vif débat français sur le voile islamique et sur la burqa. D’abord en raison
d’une fonction commune prêtée aux deux vêtements : leur rôle protecteur. Fadela Amara remarque
que « de nombreuses jeunes filles, confrontées à l’impossibilité d’assumer leur féminité, le [le
voile] portent surtout comme une armure censée les protéger de l’agressivité masculine »142. Selon
la sociologue Hélène Orain, « les seules qui échappent aux insultes sont les filles voilées »143.
Notons que le voile et le pantalon soulèvent tous deux le problème de la violence masculine et sont
parfois vus comme la solution à ce problème. Il y a d’ailleurs chez certaines jeunes filles portant le
pantalon une identification possible avec les filles qui se protègent en se voilant. C’est le cas de
Magali, de Carpentras, au look assez sportif, qui réfléchit après l’expérience d’une soirée lors de
laquelle elle s’est risquée en robe courte144. Le pantalon serait-il alors une sorte de voile laïque,
profane ? Ce serait un curieux salto de l’histoire, car il lui a plutôt été reproché de dévoiler les
136
Jean-Philippe Rémy, « Cachez ce pantalon… », Le Monde, 11 septembre 2009.
« Le Monde et le Pantalon », Le Monde, 15 septembre 2009.
138
Cf. Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, « Le retour du refoulé » , Le Monde, 20-21 septembre
2009. Pour résumer, le ministre de l’Intérieur, ancien ministre de l’Immigration et de l’Identité
nationale, a dit devant les caméras lors de l’Université de l’UMP, à propos des « Arabes » : « Il en
faut toujours un. Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des
problèmes ».
139
Lubna Ahmed Hussein, avec Djénane Kareh Tager, 40 coups de fouet pour un pantalon, Paris,
Plon, 2009.
140
« Je refuse un archaïsme qui n’a rien à voir avec l’islam », propos recueillis par Josyane
Savigneau, Le Monde, 28 novembre 2009.
141
Luc Mathieu, « Des Afghanes bravent la loi des mollahs », Libération, 17 avril 2009.
142
Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 48.
143
Citée pour son recueil de témoignages effectué pour la Fédération de la maison des potes par
Pascale Krémer, Martine Laroche, « La condition des jeunes filles s’est dégradée dans les
quartiers difficiles », Le Monde, 25 octobre 2002.
144
« Le pantalon chez les femmes : un autre voile ? », http://www.mondesolidaire.org/spip/article.php3?id_article=921
137
31
formes ! Et l’on butte ici sur la diversité des formes de vêtements. Un jean slim et/ou taille basse
laissant dépasser un string n’a rien à voir avec un baggy ou un jogging ample. La question se pose
aussi de la liberté de choisir le pantalon, dans la mesure où il semble être devenu le vêtement
décent à l’exclusion des autres. Ce qui explique la polémique survenue lors de la visite de
Ségolène Royal à Clichy-sous-Bois dans la banlieue parisienne, lors de la campagne pour
l’élection présidentielle de 2007. La candidate, habituellement très féminine et de blanc vêtue,
s’effaçait ce jour-là dans un pantalon noir. « A-t-elle cédé à un schéma culturel qu’elle considérait
comme spécifique à ce type de quartier ? » interroge, perfidement, l’agora féminine du site de
l’UMP145… Le sujet est en or et provoquera de multiples réactions en tous sens.
Si le pantalon est comparé au voile, c’est aussi parce que le vêtement protecteur est susceptible
d’être imposé, de manière indirecte, dans un climat de violence, de pression de l’entourage
notamment. Que signifie alors cette imposition d’un vêtement après des décennies de lutte pour la
liberté vestimentaire ? De quel échec démocratique parle-t-il ? De quelle défaite pour les femmes ?
De quelles peurs ? De quelles instrumentalisations politiques de leur corps ? L’un des objectifs des
militant-e-s anti-voile est de protéger les plus faibles, les jeunes filles à qui le voile est imposé, et
d’encourager celles, de loin les plus nombreuses, qui n’en veulent pas.
Ce que le voile et le pantalon ont en commun est aussi l’interdit qui les frappe. Un dessin de
Willem résume la situation en 2009. Sarkozy éructe : « Dehors les burqa », pointant d’un doigt
menaçant une femme portant cette tenue qui s’enfuit en courant 146 . Un (présumé) Soudanais
adopte la même posture, criant « Non aux pantalons ! », lève le fouet vers une femme en pantalon
qui s’enfuit également en courant. Le dessin est clair : au nord comme au sud et de gauche à droite,
c’est l’abus de pouvoir qui est dénoncé, ainsi qu’un rapport de forces qui place les hommes du côté
de la répression et les femmes du côté des victimes. La coïncidence des faits dans l’actualité
estivale de 2009 est certes frappante, mais peut-on pour autant assimiler le pantalon et la burqa ?
Que faire ? La liberté peut-elle être à géométrie variable ? Peut-on interdire le voile à l’école, la
burqa dans l’espace public et militer pour le droit des femmes au pantalon ? En France, la loi sur
les signes religieux à l’école, adoptée le 15 mars 2004, vise surtout le voile. La Cour européenne
des droits de l’homme a confirmé en 2008 la compatibilité de l’interdiction du port du voile
islamique dans un établissement scolaire public français avec le principe de la liberté religieuse (à
la suite de plaintes déposées par deux jeunes filles exclues en 1999). La décision a une base
d’autant plus légale que la laïcité est en France un principe fondamental reconnu dans la
constitution. La commission Stasi a décidé de ne bannir que les signes ostensibles, notion sans
doute difficile à admettre pour des filles pensant adopter au contraire une tenue modeste… et qui
se retrouvent exclues de l’école publique si elles n’acceptent pas d’ôter leur voile à l’entrée. Les
filles voilées interviewées dans la perspective anti-prohibitionniste expriment une souffrance
certaine ; elles se sentent stigmatisées, elles subissent des insultes. « J’aimerais vraiment qu’on
arrête de se faire une idée de la femme à travers l’habit qu’elle porte »147, dit Karima. Elles mettent
en avant des principes libéraux souvent utilisés par les féministes, dans la filiation de « Mon corps
m’appartient ». « Selon moi, le féminisme consiste à défendre la liberté de choix de la femme, quel
que soit le choix qu’elle a fait » déclare Karima148. « Personne n’avait à me dire comment je devais
m’habiller » dit Soumia, se souvenant du principal du collège lui demandant d’ôter son foulard en
application de la circulaire Bayrou149…
Mais le voile n’est évidemment pas un « habit » comme un autre, c’est un symbole religieux.
Si le pantalon aujourd’hui très diversifié et mixte n’est plus un symbole de la masculinité, le voile,
en revanche, est symbole. Il paraît donc justifié de séparer les questions de la liberté vestimentaire
et la liberté d’expression religieuse à travers le port de symboles confessionnels. Le voile est aussi,
bien évidemment, une marque de genre extraordinairement visible, qui heurte de front la tendance
à l’indifférenciation des genres, la valorisation de l’androgynie, qui se sont développées à la fin du
e
XX siècle. Chaque camp met en avant ses victimes qui sont, pour les uns, les filles voilées rejetées
de l’école, pour les autres, les résistantes à la pression patriarcale. La controverse continue…
Précisons qu’en France, pour les jeunes filles, le pantalon est compatible avec le voile, comme
le montrent déjà en 1989 les photographies des lycéennes de Creil où commence la « première
145
http://www.agora-elles.com/index.php?2007/02/28/22-une-polemique-sur-le-pantalon
Dans Libération, 6 août 2009.
147
Ismahane Chouder, Malika Latrèche, Pierre Tévanian, Les Filles voilées parlent, Paris, La
Fabrique, 2008, p. 253.
148
Ibid., p. 253.
149
Ibid., p. 89.
146
32
affaire » du voile150. Elle, décrivant en 2004 les femmes voilées qui manifestent avec le Parti des
musulmans de France, les décrit en jeans, parka, rimmel, baskets et voile 151 . Une touche
vestimentaire qui veut souligner leur entrée dans la culture occidentalisée/mondialisée. L’étiquette
« féministe » que leur accorde Tariq Ramadan parachève cette image de modernité : « Les femmes
qui portent le voile sont dans le droit fil du combat féministe »152.
L’historienne Joan W. Scott, dans son livre The Politics of the Veil, ne va pas jusque là, mais
elle donne une analyse de la controverse utile aux défenseurs du voile. Elle reprend d’ailleurs leur
stratégie discursive en négligeant la légitimité politique du combat contre l’islamisme et en
résumant la controverse comme l’affrontement entre deux camps, avec, d’un côté, l’islam et sa
« psychologie de la différence sexuelle », et, de l’autre, le républicanisme français et sa
« psychologie du déni ». Le voile aurait ainsi le mérite de reconnaître des difficultés dans la
régulation de la sexualité, difficultés niées par la République. Selon Joan W. Scott, les hommes
(quels hommes ?) supporteraient mal le message d’indisponibilité sexuelle envoyé par les filles
voilées qui « perturbent le protocole « normal » d’interaction avec l’autre sexe » 153 . Le voile
recouvrirait surtout la sexualité féminine. Il libèrerait les femmes du statut de femme-objet du désir
masculin. Il empêcherait « les hommes » de voir sous le voile, stoppant ainsi la violence du
dévoilement imposé et fantasmé par le colonisateur. La frustration du colon réactivée au début du
e
XXI siècle… pousserait alors le législateur à réitérer la violence du dévoilement sous le prétexte de
la défense des droits des femmes, de la laïcité, d’un modèle national idéalisé de relations entre les
sexes. Les féministes oublieraient qu’elles ont en d’autres temps critiqué la surexposition
corporelle des femmes et l’hypersexualisation des jeunes filles. Le voile serait devenu pour elles
« le » signe de l’inégalité des sexes.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette version de la controverse. Ainsi l’internationalisation de la
question est négligée par Joan W. Scott, sans doute pour mieux contester l’universalisme abstrait
et la laïcité qui caractérisent la France. La voix des féministes non occidentales hostiles au voile
n’est guère audible dans ce livre très américain dans sa manière de défendre entre les lignes le
multiculturalisme et la valeur absolue de la liberté individuelle. Attitude qui correspond finalement
à la position du président Obama lorsqu’il affirme que le voile n’est pas un symbole d’inégalité
des sexes154, en juin 2009, dans son discours du Caire, marquant une volonté de rapprochement des
États-Unis avec le monde arabo-musulman. Le contexte de la production intellectuelle américaine
sur la question du voile est évidemment lié au conflit irakien et à la culpabilité collective qu’il
provoque dans les milieux intellectuels de gauche. De là à voir l’islam martyrisé comme la classe
ouvrière salvatrice d’hier, il n’y a qu’un pas, que nombre d’intellectuels et militants français de
gauche et d’extrême gauche ont aussi franchi, comme le montre Caroline Fourest, dans La
Tentation obscurantiste155.
Fadela Amara soutient « que le voile représente le symbole politique qu’il nous faut combattre
coûte que coûte si nous ne voulons pas tomber dans l’obscurantisme » 156 . Pour la féministe
d’origine iranienne Chahdortt Djavann, le voile est une « mutilation psychologique, sexuelle et
sociale »157. La place accordée à l’argument de l’égalité des sexes dans cette controverse qui dure
depuis vingt ans peut étonner. Ce souci a rarement été élevé à un tel niveau de reconnaissance. On
pourrait y voir le détournement cynique d’une cause au profit d’autres intérêts, mais on peut aussi
prendre acte du retour de la préoccupation antisexiste dans l’agenda social et politique, après des
années de backlash. Il est également vrai que le sexisme du voisin est toujours plus facile à
dénoncer que le sien.
Que nous apprend la longue histoire du voile, magnifiquement étudiée par Rosine A. Lambin ?
Que son origine est païenne. Que « s’il devait représenter une religion monothéiste ce serait
l’Occident chrétien »158 car il s’y est imposé pendant des siècles. Qu’il faut attendre les années
1960 pour que les paroissiennes se présentent tête nue à la messe. Que le voile est un baromètre
politique au sein de l’Église : Jean-Paul II, pape conservateur, re-voilera les religieuses.
150
« Tchador : les enseignants s’opposent au ministre », Le Figaro, 7 novembre 1989.
Elle, 26 janvier 2004.
152
Elle, 19 mai 2003.
153
The Politics of the Veil, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2007, p. 154.
154
Ce que des féministes françaises vont aussitôt déplorer, par exemple dans le communiqué de
presse du 4 juin 2009 de la Ligue du Droit international des femmes (Annie Sugier).
155
Paris, Grasset, 2005.
156
Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 147.
157
Bas les voiles !, Paris, Gallimard, 2003.
158
Le Voile des femmes, Berne, Peter Lang, 1999, p. 247.
151
33
L’Occident partage le voile avec l’Orient : le voile est méditerranéen. Qu’il soit un régulateur de la
sexualité est établi depuis toujours. Mais il n’est pas aussi « pur » qu’il en a l’air. Rappel
permanent du « risque » sexuel, il est censé calmer la libido masculine alors qu’il excite la
curiosité et la pulsion du dévoilement. Bien des amoureux de la culture arabo-musulmane sont
sensibles à sa fonction érotique. Les symboles sont rarement univoques. Ils sont souvent
détournés.
Au nom de la liberté, comme le faisaient hier les femmes qui voulaient porter le pantalon, des
femmes musulmanes aujourd’hui revendiquent le droit au voile intégral, en France. Le cas de la
Marocaine Faiza S. est médiatisé en 2008, quand la nationalité française lui est refusée en raison
d’une pratique radicale de sa religion qui l’amène à « avoir en société un comportement
incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et notamment le principe de
l’égalité des sexes » 159 . Sa tenue vestimentaire ne laisse apparaître que ses yeux. Elle dit se
protéger ainsi du regard masculin – « les hommes cherchent toujours à draguer » – et avancer dans
sa recherche religieuse au sein de l’islam salafiste. Elle affirme être soumise à Dieu et non à son
mari (né en France, il est venu à une pratique rigoriste après une jeunesse « délurée ». Il est
chauffeur de bus et n’enfile sa kamis qu’une fois rentré chez lui). Le couple « ne comprend
toujours pas « en quoi le niqab est choquant ou opprime la femme » et s’indigne de la possibilité
d’une loi qui en interdirait le port. On avait cru comprendre qu’en France, pays de la liberté et de
l’égalité, la diversité des cultures était une richesse », argumente Karim. « Nous aussi, il y a des
choses qui nous choquent : les pédés qui vivent ouvertement ensemble, les couples qui ne se
marient pas, les femmes à moitié nues dans la rue … »160
Cette affaire relance le débat sur l’islam en France. Le 22 juin 2009, le président de la
République affirme que le voile intégral n’est pas « un problème religieux » mais « un problème
de liberté et de dignité de la femme. C’est un signe d’asservissement, c’est un signe d’abaissement.
Je veux le dire solennellement : la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République
française. […] Nous ne pouvons accepter dans notre pays des femmes prisonnières derrière un
grillage, coupées de toute vie sociale, privées de toute identité. Ce n’est pas l’idée que nous nous
faisons de la dignité de la femme »161.
À la demande d’une soixantaine de députés, initiée par un député communiste, une commission
d’enquête travaille sur la question. Le député UMP Bernard Debré demande une loi antiburqa,
même si le nombre de musulmanes qui le portent en France est faible. S’est invité dans le débat de
2009 le birkini, la tenue de bain « islamique » composée d’un voile, d’une tunique et d’un pantalon
large. Une femme ainsi vêtue est interdite de piscine fin juillet 2009 à Émerainville (Seine-etMarne), parce qu’elle ne respecte pas les « règles d’hygiène et de bienséance dans les piscines
publiques »162.
Prenant position pour l’interdiction du port de la burqa et du voile intégral dans les lieux
publics, la philosophe et militante de la laïcité Catherine Kintzler n’argumente pas en s’appuyant
sur la laïcité (qui ne concerne que les espaces relevant de l’autorité publique), ni sur l’antisexisme
(car le délit serait difficile à établir) mais sur la dépersonnalisation indifférenciée négatrice de
toute singularité, soit un déni d’humanité163.
À quelles conditions la burqa pourrait-elle devenir tolérable d’un point de vue républicain ?
Pour le linguiste Michel Erman, qui se pose cette question, il faudrait qu’elle cesse d’être un
symbole pur, un uniforme, et qu’elle se diversifie (tissage, forme, couleur… ). Que le signe se
transforme, comme ce fut le cas avec le pantalon : « Toutes choses égales, on se souvient que la loi
de la République interdisait, dans les années 1930, le port du pantalon aux femmes car ce vêtement
159
Selon le Conseil d’État, cité dans Stéphanie Le Bars, « Vivre en France avec le niqab », Le
Monde, 24 juin 2009.
160
Idem.
161
Cité par Stéphanie Le Bars, « Pour Sarkozy, « ce n’est pas un problème religieux », Le Monde,
24 juin 2009.
162
Sur le site du journal La Dépêche (17 août 2009)
http://www.ladepeche.fr/article/2009/08/17/655714-Apres-l-affaire-du-birkini-Bernard-DebreUMP-pour-une-loi-anti-burka.html Le costume de bain revient régulièrement comme un problème
dans l’actualité. La demande d’horaires spécifiques pour les femmes a été refusée. En 2003, à
Marseille, selon Samira, « nous avons quasiment une plage réservée aux filles où, bientôt, on se
baignera en jean » (Elle, 3 mars 2003).
163
« Burqa et niqab : contre la dépersonnalisation indifférenciée », Rue 89, 2 juillet 2009.
34
était traditionnellement réservé au sexe fort comme s’il était sacré. L’esprit démocratique a mis fin
à ce différentialisme reposant sur l’intangibilité du signe »164.
Dans ce cas, allons plus loin. La burqa transformée devrait, comme le pantalon, être dissociée
de l’identité sexuelle de qui la porte. L’écrivaine Pierrette Fleutieux en fait la proposition, utilisant
le procédé de l’inversion pour dénoncer la contrainte et le symbolisme de la burqa. Pour les
soustraire aux regards concupiscents des femmes qui à travers la fente de leur voile ont tout loisir
de les contempler, pour préserver leur dignité, imaginons les hommes en burqa165. Mais le seul
intérêt de la burqa est justement sa valeur symbolique. Beaucoup de féministes – et pas seulement
les féministes occidentales – la voient comme une « prison portative » 166 , symbole d’une
ségrégation dans l’espace public qui évoque l’apartheid. Ainsi, en Iran, le seul endroit, hors de leur
foyer, où les femmes peuvent s’affranchir du voile et de la tunique imposées par le code
vestimentaire est un parc qui leur est réservé, entouré de hautes barrières, à Téhéran. Il a tant de
succès que l’ouverture d’autres parcs pour femmes est prévue167.
La question du voile et de la burqa en France provoque des réactions viscérales qui ne facilitent
pas le débat. Rien n’est simple dans cette affaire. Le féminisme ne peut apporter une réponse
univoque comme le montrent les affrontements sévères entre militantes sur ce sujet. Les valeurs
républicaines ne peuvent pas non plus à elles seules apporter une réponse claire. Spécialiste de
théorie politique, Cécile Laborde aborde le sujet en se référant à la liberté, l’égalité et la fraternité,
pour conclure à l’illégitimité de l’intervention de l’État 168 . Elle préconise un républicanisme
critique et pense qu’en cette affaire, il faut créer les conditions de l’autonomie des femmes.
Quant à Joan W. Scott, qui a montré, en historienne, la nature normative du modèle républicain
français – en l’occurrence, son modèle sous-jacent du citoyen, forcément masculin – elle
stigmatise l’absence de tolérance et d’acceptation de la « différence » qui sévit en France, ce qui
l’amène à critiquer l’argumentaire féministe contre le voile, comme nous l’avons vu. Elle n’est pas
la seule à voir également dans la « politique du voile » une orientation raciste postcoloniale qui
présente la culture musulmane comme irréductiblement autre et la diabolise pour mieux vanter les
valeurs nationales-universelles de la France éternelle des Lumières… La position antiprohibitionniste sur le voile domine le débat intellectuel169 ; elle est stimulée par la dynamique de
l’opposition au pouvoir sarkozyste, à sa politique de l’immigration, à sa vision nationale...
De fait, les féministes prohibitionnistes (favorables à l’interdiction du voile) n’évitent pas
certains pièges. La beauté ou la vigueur de leur indignation morale ne suffit pas, quand chacun des
deux camps met en avant ses « victimes ». La laïcité émancipatrice, référence majeure de leur
engagement, n’est plus ce qu’elle était. Le mot peut sembler incantatoire et abstrait. Leur problème
est aussi tactique. Dans les médias, le féminisme d’État se substitue largement au féminisme
autonome. Compte tenu des enjeux qui se cachent derrière le voile et la burqa (immigration, école,
politique internationale, etc.), le pouvoir politique réagit promptement. Son discours a donc le goût
de ce qui vient d’« en haut » et risque d’être rejeté pour cette simple raison : la cause est peut-être
juste, mais elle est instrumentalisée.
Nous annoncions au début de ce chapitre que le rapprochement entre pantalon, voile et burqa
était paradoxal. En effet, entre le droit au pantalon et le droit à la jupe, un front commun se crée,
comme le montre l’engagement de Ni Putes Ni Soumises, qui, en revanche, ne formule pas le
« droit au voile », et encore moins le « droit à la burqa ». Voile et burqa, dans le contexte français
d’aujourd’hui, ont incontestablement une valeur religieuse : ils signalent avant tout une identité
musulmane (la gamme des vêtements dits musulmans est d’ailleurs beaucoup plus vaste et
concerne également les hommes), qui prend, avec la burqa, un sens politique. En ce sens, on peut
faire une distinction entre vêtements à dimension religieuse et vêtements neutres par rapport à la
religion.
164
« La burqa ou l’impossible compromis », Le Monde, 12 juillet 2009.
« La dignité de l’homme exige qu’il porte la burqa », Le Monde, 5-6 juillet 2009.
166
Pierrette Fleutiaux, Idem.
167
D. H. Source AFP, « Un parc réservé aux femmes à Téhéran », Libération, 16 juin 2008.
168
Cécile Laborde, Critical Republicanism : the Hijab Controversy and Political Philosophy,
Oxford, Oxford University Press, 2008.
169
C’est clair dans le relevé des interventions médiatiques fait par Pierre Tévanian (militant antiprohibitionniste très actif) dans Le Voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard
islamique », Paris, Raisons d’agir, 2005, p. 52. 21 % des invités anti-prohibitionnistes dans les
débats télévisés sont universitaires contre 15 % des prohibitionnistes. Des figures importantes du
monde intellectuel apportent leur contribution au livre dirigé par Charlotte Nordmann, Le Foulard
islamique en question, Paris, Amsterdam, 2004.
165
35
Ces vêtements véhiculent également des visions du genre et de la morale sexuelle, mais il faut
sur ce point avancer avec prudence : souligner la diversité de significations du voile pour celles qui
le portent, dire que l’amalgame entre voile et burqa n’est pas admissible, ne pas se laisser berner
par le « choc des civilisations »... La morale sexuelle de telle paroissienne défilant contre le pacs
en jupe plissée bleu marine et avec sa pancarte « les pédés au bûcher » est-elle plus progressiste
que celle qui se couvre d’une burqa ? Enfin, si les symboles de la foi religieuse sont bien
identifiés, il est beaucoup plus difficile de reconnaître ce que nos habits ordinaires peuvent avoir
de symbolique. La question est rarement posée, parce qu’elle dévoile une codification sociale
subtile que l’on respecte en général sans la commenter, sauf sous l’angle de la réprobation
esthétique et morale… (le « mauvais genre », le « mauvais goût »). Fruits d’une longue histoire, le
pantalon et la jupe sont aussi des symboles. Que symbolisent-ils ? Ce livre tente d’y répondre, et
pour mieux cerner ce que symbolise la jupe aujourd’hui, il a fallu évoquer ce à quoi elle est parfois
opposée : le voile et le pantalon. Dernier problème : vêtement choisi, vêtement imposé. Ni Putes
Ni Soumises conteste l’imposition d’un certain type de vêtement. Et pour s’y opposer, légitime le
recours à la loi. Peut-on défendre la liberté vestimentaire des unes en limitant celle des autres ?
Cela ne paraît politiquement défendable si derrière voiles et burqa se cache un nouveau fascisme
que l’on peut voir à l’œuvre dans plusieurs pays. L’intensité du danger justifierait alors l’adoption
de moyens appropriés. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », disait Saint-Just.
Le vêtement nous emmène très loin dans un débat politique et philosophique complexe qui, en
ce moment, est polarisé sur l’islam et l’islamisme. Mais les problèmes soulevés sont certainement
universels puisqu’ils portent sur les fonctions élémentaires du vêtement : la pudeur et la marque de
la différence des genres. Dans le passé, la France a connu des tensions finalement comparables. La
laïcisation de la société n’a pas réglé miraculeusement les tensions, mais a permis aux femmes de
gagner une liberté vestimentaire certaine, associée à une plus grande autonomie, notamment sur le
plan sexuel. La jupe en est actuellement le symbole, plus que le pantalon qui s’est banalisé comme
vêtement neutre et couvrant.
3 - « Le printemps de la jupe »
Les contraintes sociales qui rendent la jupe difficile à porter pour les jeunes filles dépassent
largement le périmètre des quartiers pauvres ayant une forte densité de population d’origine
immigrée. Elles sont en réalité présentes dans tous les milieux et sur tout le territoire national.
C’est une initiative d’« en bas » qui va le démontrer et permettre de décentrer le débat sur les
apparences, obnubilé par la situation des « quartiers ».
Étrelles est une petite commune tranquille à 40 km de Rennes, dans le canton très catholique de
Vitré. C’est là, et plus précisément dans le lycée agricole privé que naît en mars 2006 la « journée
de la jupe et du respect »170. À l’origine, il s’agit d’une idée de l’association rennaise de prévention
des conduites à risques Libertés couleurs qui anime un atelier sur la sexualité en classe de 1ère
STAE (Sciences et technologie de l’agronomie et de l’environnement), et en vient à la question de
la jupe dans le milieu scolaire 171 . Filles et garçons, avec l’aide d’un éducateur-animateur très
charismatique, Thomas Guiheneuc, échangent leurs observations et analyses sur les relations
garçons-filles, les représentations de la sexualité, l’érotisation dans la publicité, la limite entre
séduction et provocation. Ils remarquent que les filles viennent toutes en pantalon au lycée, alors
qu’à l’extérieur, certaines aiment porter une jupe. Ce petit groupe d’élèves (4 filles, 11 garçons)
veut aussi agir et imagine une journée dédiée à la jupe. Les filles devront « oser » la jupe, pour
faire avancer la cause du respect. Du respect en général car la jupe devient « le symbole de toutes
les intolérances physiques, racistes ou sexistes en milieu scolaire »172. Le travail éducatif s’inscrit
dans la durée et fait appel au slam et à la photographie.
L’expérience n’est pas vécue comme féministe. Tifenn, sur un forum de discussion sur la
psychologie, explique : « un projet, avec les garçons (histoire de rappeler que ce n’est pas un projet
féministe) qui soutiennent les filles lorsqu’elles sont habillées fémininement. Cette journée devait
leur permettre de s’accepter et surtout, elle devait permettre aux garçons de montrer que,
finalement, une fille en jupe n’est pas une sal***. »173 Son message provoque des confirmations :
oui, les filles féminines sont montrées du doigt et préfèrent mettre un jean plutôt que d’affronter
des remarques. Un fétichiste de la minijupe se mêle au débat, faisant de la publicité pour son site.
170
Cf. le film de Brigitte Chevet, déjà mentionné, pour en savoir plus sur cette journée.
http://www.libertecouleurs.org
172
Philippe Allain, « 3e printemps de la jupe dans les lycées rennais », Libération, 31 mars 2008.
173
Tifenn, message du 2 mars 2007 (http://forum.doctissimo.fr/psychologie/Psychologiee-etcomportement).
171
36
Sa réaction est bien sûr enthousiaste. « Il faut marquer le coup… Contre le désastre commis par les
féministes et leurs jambes si viriles et si coincées dans un habit d’homme… Tu aurais dû en
toucher un mot à Alonso chez Ruquier… C’est l’une des responsables… sur la vidéo… elle était
vraiment dans ses petits souliers… et son jean bien sûr !… »174
[ILL 3 :
Légende
Affiche du Printemps de la jupe et du respect]
Avec beaucoup d’habilité, l’éducateur orchestre les prises de parole. La jupe est mise en
évidence comme un nouveau tabou, et le pantalon comme un moyen de dissimuler la féminité
(parle-t-on de dissimuler la masculinité ?). La jupe signifierait : « j’assume mon corps et ma
féminité ». Un consensus se dégage sur sa valeur esthétique : c’est « drôlement plus joli de voir les
filles en jupes »… Besoin éducatif ? Une éducation à la jupe, comme une éducation à la
pornographie, semble nécessaire à l’éducateur. Le débat sur la jupe mène vite au constat de la
banalité des violences sexistes, des insultes, des gestes déplacés. Au cours de ces échanges entre
lycéens, une fille voilée avance que si une fille sexy se fait violer, c’est qu’elle l’a cherché. Les
filles se confrontent à leurs mères qui, elles, s’habillaient, disent-elles, comme elles voulaient.
Très originale, cette initiative lancée en 2006 est un succès du point de vue des initiateurs et
des élèves. Une prise de conscience a lieu. La médiatisation est importante, et mène les lycéennes
les plus impliquées à l’émission de Laurent Ruquier sur France 2. La presse nationale, les radios
en parlent. Le printemps de la jupe et du respect s’institutionnalise. Il a lieu chaque année, fin
mars-début avril. Il dispose d’un site (printempsdelajupe.com). En 2008, le printemps a mobilisé
200 jeunes, dans dix structures : collèges, lycées, foyers d’accueil175. En 2009, une trentaine, à
Rennes et dans ses alentours. Un film est réalisé par une documentariste professionnelle, Brigitte
Chevet, produit par France 3 Ouest, diffusé par trois fois à la télévision. Il circule beaucoup en
France et à l’étranger ce qui multiplie les occasions de débats publics.
[ILL 4
Légende
Invitation à la première du film Jupe ou pantalon ? de Brigitte Chevet.]
Cette expérience confirme que les apparences vestimentaires sont un point de départ efficace
pour questionner les relations entre les sexes, entre hommes, entre femmes, sur le genre, sur la
sexualité. La réflexion, suscitée, encadrée, amène les filles à formuler une exigence de liberté : le
droit de s’habiller comme on veut. Les garçons, moins prolixes qu’elles, prennent conscience
d’être parfois lourds et mal à l’aise dans leur approche de l’autre sexe. Les pratiques des filles ne
sont pas bouleversées. Une sur dix seulement se risquerait en jupe, selon le CPE de l’établissement
d’où est partie l’initiative176.
Certes, l’expérience soulève aussi des critiques. Un internaute ironise sur le titre de l’initiative :
« ’Le printemps de la jupe et du respect’ Rien que le titre… Je ne sais pas ce qu’il y a dedans, mais
je suggère d’enchaîner avec « L’été du caleçon et de l’altermondialisme », « L’automne du boubou
et des droits de l’homme », « L’hiver du pull en laine et la crise du logement »177.
Un autre internaute pense avoir « raté un épisode » et demande « combien coûte à la
collectivité cette absurdité » (l’association est subventionnée par les collectivités territoriales). Il
ajoute que de toutes façons « si t’es pas sexy, les uns te le reprochent, Si tu l’es, les autres te le
reprochent. Tu peux pas lutter. En fait leur ‘truc’ ça a l’air de partir d’un bon-sentimentbienveillant-que-oui-on-peut-changer-les-mentalités-des-imbéciles-parce-que-ce-sont-des-œuvresde-Dieu-comme-les-insectes-qui-sont-nos-amis-aussi, mais c’est un raté complet au niveau image
et message qu’ils véhiculent : il n’y a pas une once d’humour… ils sont super sérieux ! »178
L’initiative du printemps de la jupe est-elle liée au côté « plus que super catho »179 du canton
de Vitré ? C’est l’explication d’une internaute : « Ils sont pleins de bons sentiments, mais un poil
très chiants ». Le sexisme, elle ne le voit pas et met plutôt en accusation l’adolescence elle-même.
« À cet âge là, les filles se sentent pas « bien » dans leur corps de femme, elles sont encore des
174
Christophe, message du 14 février 2008.
Je remercie Thomas Guiheneuc, Philippe Liotard et Brigitte Chevet avec qui j’ai pu échanger
sur cette expérience.
176
Selon Jean-Michel Durand, CPE à l’IPSSA (Vitré et La Guerche), interviewé par l’auteure le
13 juin 2008.
177
Ponkhead, message du 30 mars 2007, forum de discussion Mac :
http://forums.macgeneration.com/vbulletin/showthread.php?t=171585 (consulté le 12 juin 2008).
178
Idem, message de Odré, 2 avril 2007.
179
Stephaaanie, message du 4 avril 2007, toujours sur ce forum de discussion.
175
37
gosses […]. Se cacher derrière les pseudos regards malveillants des autres pour pas mettre de jupe,
tout comme critiquer ces copines qui en mettent, c’est une façon de ne pas avouer que non, ce
corps décidément, on s’y fait pas »180. Odré surenchérit : « Mais putain c’est vrai que tout ça passé
20 piges on s’en fout ! »181
Dans l’expérience de la journée de la jupe au lycée d’Étrelles, un seul garçon se met en jupe
pour accompagner les filles et partager leurs sensations. Dans les sites, les échanges sur la jupe
dévient rapidement vers les jupes pour hommes. Jaipatoukompri, qui se cherche une jupe « pour
mec », rêve d’une « jupe pantalon noire » qui lui donnerait « une élégance nipponne ». Il explique
qu’au lycée, il portait un kilt écossais rouge sur son jean troué. « J’étais même pas punk, plutôt
grunge, bah moi aussi on me traitait de saloppppppe… euh non de pédale, de hipi, de tout ce que
vous voulez, je me suis fait molesté plusieurs fois par des *********s […] tout ça pour dire que
hommes ou femmes, si on sort un peu du rang, y a toujours des gens pour nous insulter ou nous
menacer et je pense qu’il ne faut pas en faire grand cas, qu’ils aillent se faire foutre après tout »182.
Qu’un homme montre ses jambes est en soi un problème, avec la jupe ou avec le bermuda.
Bien que le bermuda soit un pantalon très court, il a ce point commun avec la jupe de découvrir les
mollets, voire les cuisses. Un fait divers récent montre qu’il peut devenir l’étendard de la révolte
contre certains méthodes de management. Pour Le Monde, « La Journée de la jupe était une fiction
[l’événement réel est ignoré de la journaliste]. Celle du short est devenue une réalité ». Dans un
lycée d’Étampes (Essonne), où les jupes au dessus du genou, les jeans troués et les bermudas ne
sont plus acceptés, les élèves protestent avec des « journées du short » les 10 et 11 septembre
2009. Léa, l’organisatrice, 17 ans, amatrice de jean slim, a droit à trois jours d’exclusion183. Une
journée du baiser est envisagée car la mise en ordre vestimentaire s’accompagne également d’une
mise en ordre des relations entre les sexes. Les parents de la FCPE soutiennent les « rebelles »
contre le proviseur et sa vision très restrictive de la « tenue correcte » exigée dans le règlement
intérieur184. Filles et garçons se trouvent dans ce cas réunis par des intérêts communs. Les atteintes
à la liberté vestimentaire des garçons sont de plus en plus commentées. Le pantalon baggy, qui fait
descendre le fond du pantalon au niveau des genoux et montre quelques centimètres du caleçon,
pose problème. Il est interdit dans plusieurs villes des États-Unis depuis plusieurs années.
L’Arabie saoudite le prohibe depuis 2009. Aux récalcitrants, qui seront poursuivis pour outrage à
la pudeur, il est conseillé de porter la tenue traditionnelle, le thoub185.
N’oublions pas les filles dans l’affaire d’Étampes, où l’on a voulu aussi sanctionner le port de
jupes trop courtes. La minijupe pose toujours problème, en France comme ailleurs, comme le
montre la polémique qui divise le Brésil en octobre 2009 sur la tenue d’une étudiante de vingt ans
exclue d’une université privée près de Sao Paulo pour « un manque de respect flagrant des
principes éthiques, de la dignité académique et de la moralité »186. Léa, la lycéenne d’Étampes,
devient un symbole de la lutte pour la liberté : elle est mise à l’honneur le 27 novembre 2009 lors
du gala de Ni Putes Ni Soumises, retransmis sur France 4. Après avoir fait monter Léa sur scène,
Sihem Habchi, la présidente du mouvement, observe qu’il « faut se battre encore en 2009 pour
mettre une jupe ». Juste après, Biyouna, artiste algérienne, aborde la question du voile et invite les
jeunes filles à ne pas confondre « le voile avec un cache-cœur », à ne pas voiler leur cœur, à aimer
comme bon leur semble. Cette insistance que nous avons déjà relevée de Ni Putes Ni Soumises à
défendre la jupe, étendue au droit au pantalon avec l’invitation de la journaliste féministe
soudanaise deux jours avant ce gala, ne relève pas seulement du « féminisme populaire » attaché à
la République, à la démocratie et à la laïcité comme l’explique Sihem Habchi. C’est aussi la
réponse stratégique à celles et ceux qui accusent l’association d’avoir voulu et soutenu la
proscription du voile à l’école publique, une loi considérée par une partie de l’opinion comme
liberticide. Ni Putes Ni Soumises a tout intérêt à associer le plus étroitement son image à la
défense de la liberté vestimentaire, surtout auprès des plus jeunes qui sont les plus ardents à
défendre une liberté sans conditions ni restrictions.
180
Idem.
Message du 10 avril 2007.
182
Message du 4 avril 2008.
183
Julia Tissier, « Portrait : Léa Dedieu. Haut les jupes ! », Libération, 27 novembre 2009.
184
Maryline Baumard, « Le short de la révolte flotte sur un lycée d’Étampes », Le Monde, 16
septembre 2009.
185
Les homosexuels et les travestis vêtus de manière « extravagante » sont également pourchassés
en Arabie Saoudite (« Cachez-moi ces fesses que je ne saurais voir », http://www.saudiwave.com).
186
Cité par Jean-Pierre Langellier, « Le Brésil s’enflamme pour une minijupe », Le Monde
Magazine, 21 novembre 2009.
181
38
4- La journée de la jupe, le film
[ILL 5
Légende
Affiche du film Le Printemps de la jupe.]
Parallèlement, et sans connaître du tout l’initiative bretonne et le film documentaire de Brigitte
Chevet, le réalisateur Jean-Louis Lilienfeld écrit le scénario de La Journée de la jupe. Et c’est en
vérifiant sur google si le titre n’est pas déjà pris qu’il découvre « le printemps de la jupe ». Le titre
de son film est pour lui « une revendication, certes un peu kitsch, mais très emblématique »187.
Revendication, il s’agit bien de cela. Sonia Bergerac, professeure de français dans un collège de
banlieue, prend en otage sa classe, poussée à bout par la violence de quelques élèves qui nient son
autorité et la traitent de manière sexiste. Un moment décontenancée quand on lui demande quelles
sont ses revendications, elle exige, entre autres, l’institution d’une « Journée de la jupe au collège
où l’État affirme qu’on peut mettre une jupe sans être une pute ». Vêtue d’un tailleur-pantalon, la
ministre de l’Intérieur s’écrie : « Et pourquoi pas une nuit du string ? On a mis des siècles avant de
pouvoir porter le pantalon !» Plus tard, lorsque Sonia Bergerac demande ce qu’il advient de sa
revendication, on lui fait savoir que le ministre de l’Éducation « a lancé l’idée mais rencontre des
oppositions, notamment parmi les femmes, contre parce que – encore une fois – les femmes ont
mis des siècles pour avoir le droit de porter le pantalon. Le principal du collège et les collègues ont
des conversations polarisées par cette particularité de Sonia Bergerac qui fait ses cours en jupe
(une jupe au niveau du genou, portée avec des bottes à talons). Pour son amie et collègue, « elle est
pt’être en jupe, mais elle baisse pas son froc ». Pour le principal, « venir en jupe, c’était pas
neutre ». Il lui avait d’ailleurs demandé d’y renoncer. Pour un collègue, « les bonnes sœurs aussi
elles sont en jupe, c’est pas pour ça qu’c’est un appel au viol ». « Faudrait qu’les filles soient
habillées en sac ? », s’insurge l’amie de Sonia.
La folle colère qui saisit la preneuse d’otage est l’occasion d’une prise de parole sur les
questions abordées dans la véritable journée de la jupe. Une solidarité féminine s’esquisse,
confortée par des ralliements masculins, autour du refus de la violence, du viol, du sexisme. La
mort de l’enseignante donne au film une fin tragique, mais dans les dernières images, celles de son
enterrement, la jupe revient comme un signe d’espoir : face à la tombe, trois élèves – jusque là
toujours en jogging, sont venues en jupe. Un garçon est là aussi, comme un signe de mixité fragile
mais possible.
Jean-Paul Lilienfeld, après de longues difficultés – son sujet étant jugé « trop sensible » – a
finalement trouvé Arte comme producteur. Lors de sa diffusion sur cette chaîne, le 20 mars 2009,
le film touche 2,25 millions de spectateurs. La polémique sur la sortie en salles rendra
problématique l’élargissement du public. Mais les critiques sont dans l’ensemble extrêmement
positives et le succès d’audience est énorme. Il comble les féministes les plus investies dans le
combat laïque, telle Anne Zelensky : « Qui l’eût cru ? La jupe, ce signe vestimentaire d’une
féminité à l’ancienne, devient dans certains quartiers de notre république, infestés par une
idéologie machiste, un symbole d’opprobre pour les filles, qui se font traiter de putes, voire violer,
quand elles osent la porter. Il nous aura fallu des millénaires pour accéder au port du pantalon,
toujours interdit aux femmes, et voilà qu’en quelques décennies, c’est la jupe qui devient objet
obscur du péril féminin. Tout ça parce qu’une poignée de caïds débiles de banlieue a réussi à
intimider tout un peuple de démocrates englués dans une bienpensance qui est l’autre face de leur
lâcheté »188.
Sur le net, les réactions ne sont pas toujours aussi enthousiastes. Le film dérange, perturbe, est
ressenti comme « limite raciste » : dans la classe de Sonia Bergerac, il y a surtout des noirs et des
arabes. Et dans le contexte politique, on peut toujours craindre que la dénonciation du sexisme soit
instrumentalisée pour prôner une certaine vision de l’ordre et de la sécurité. Mais l’enseignante
preneuse d’otages se révèle aux deux tiers du film d’origine « arabe » – tu rentreras à la maison, tu
pourras t’habiller comme tu veux lui dit son père appelé pour la calmer et l’inviter à se rendre.
Sujet sensible effectivement que l’invocation, par des élèves, dans des établissements publics, de
l’islam, qui leur donne, selon le réalisateur, une « fierté de substitution », et fournit le prétexte des
codes de relations entre les sexes.
Le choix d’Isabelle Adjani renforce par la mise en abîme le rôle, puisque l’actrice est née d’un
père algérien et d’une mère allemande, qu’elle a vécu en banlieue et aimé l’école de la République
où elle a connu l’époque du tablier. Quant au réalisateur, originaire de Créteil et observateur des
187
188
Dans le chat du site de Libération (liberation.fr, 27 mars 2009).
« Une jupe en forme de bombe », http://www.ripostelaique.com, 23 mars 2009.
39
transformations de cette ville de banlieue multiethnique, il explique son rapport au sujet par la
présence de ses filles au collège et son étonnement de ne voir que des garçons dans les émeutes
urbaines, fin 2005. Le film veut souligner une facette de la réalité protéiforme de la vie dans les
collèges de ZEP. Mais nous avons pu constater, avec l’expérience bretonne de la journée de la
jupe, que le recours au pantalon protecteur concerne, au début du XXIe siècle, toutes les jeunesses :
rurale, urbaine, catholique, musulmane, blanche, noire 189 … L’accentuation politique se situe
pourtant bien dans la dénonciation de l’islamisme.
5 - La taille 38 dans le harem européen
Résister en jupe, pourquoi pas, mais quelle jupe ? L’histoire, on l’a vu, nous apprend que
certaines jupes peuvent être inhospitalières pour le corps, ou lestées d’un imaginaire un peu lourd à
porter. Peut-on défendre le droit à la jupe ainsi, dans l’absolu ? En un mot, la jupe mérite-t-elle de
devenir l’emblème contemporain de la liberté des femmes ? N’est-ce pas accorder alors une
confiance aveugle à la mode et à la publicité, qui formatent pour nous les formes vestimentaires et
corporelles idéales ?
À ce stade de ma réflexion, j’ai pensé au beau livre de Fatema Mernissi, Le Harem européen,
une enquête pleine d’humour et de sagesse menée à partir d’une double culture, orientale et
occidentale, judéo-chrétienne et musulmane, francophone et anglo-saxonne. À l’heure où
l’actualité politico-vestimentaire française se concentre sur le voile islamique, la burka, le birkini,
la jupe d’Isabelle Adjani et le pantalon de Lubna Ahmed al-Hussein, il est tentant d’écouter une
voix issue du féminisme non occidental qui débanalise l’ordinaire des sociétés occidentales.
Enseignante à l’Université Mohammed V à Rabat, Fatema Mernissi est une intellectuelle
mondialement connue pour ses ouvrages féministes. Il y a quelques années, à New York, elle fit
une expérience pénible : elle rentra dans une boutique chic pour s’acheter une jupe et la vendeuse
lui répondit : « Vous êtes trop forte ». « Trop forte » ? réagit-elle. Oui, lui dit la vendeuse,
« comparée à une taille 38 (sa voix avait le ton irrécusable d’une fatwa. Les tailles 36 et 38 sont la
norme, ou plus exactement l’idéal […] Les tailles hors norme, surtout comme la vôtre, ne sont
disponibles que dans des magasins spécialisés » 190 . Cette expérience est très ordinaire pour la
plupart des femmes occidentales, mais pas pour une Marocaine dont les rondeurs sont au contraire
valorisées.
Fatema Mernissi prit conscience alors de la force opérative de la domination masculine en
Occident. Dans cette région du monde, pas besoin de murs et de gardiens, la domination est
intériorisée par les femmes, les hommes ne semblent pas craindre la résistance. Ils n’ont pas peur
des femmes, contrairement aux hommes orientaux… Exagération dira-t-on, n’y a-t-il pas le
féminisme ? La parité ? Non, dit Fatema Mernissi, il n’y a pas d’évasion, car les femmes du harem
occidental ne sont que des images muettes et soumises créées par et pour les hommes,. Les musées
sont plein de harems : Ingres, Matisse, Picasso… Les médias aussi : le harem invisible est partout
dans la culture de masse. « Les Occidentaux n’ont pas besoin de payer une police pour forcer les
femmes à obéir, il leur suffit de faire circuler des images pour que les femmes s’esquintent à leur
ressembler. Quelle importance, alors, que les vraies femmes aient eu accès à l’éducation et acquis
un savoir impressionnant, si la beauté est la valeur en soi ? C’est une question de rôles, le pouvoir
appartient à celui qui écrit la pièce de théâtre »191.
Dans la culture musulmane, l’image ne tient pas cette place primordiale qu’elle occupe en
Occident. La sensualité occidentale dominante est foncièrement scopique : des hommes qui
regardent des femmes, qui soulèvent des jupes et des femmes qui se regardent être regardées… Le
voyeur s’extrait de la représentation qui l’excite. Combien différentes sont les miniatures
orientales très anciennes qui montrent des hommes en interaction avec des femmes, des femmes
agissantes, en mouvement, fortes. Alors qu’en Occident, seule semble compter la séduction
corporelle, les Mille et une nuits font un triomphe à Schéhérazade, conteuse et savante, stratège
maîtrisant parfaitement ses nerfs, « figure de la résistance et de l’héroïsme politique »192 qui sauve
sa vie et celle des autres jeunes filles promises à la mort par un prince rendu misogyne par
l’humiliation que lui infligea une amante infidèle. Les traducteurs occidentaux fascinés par cette
histoire l’ont expurgée de sa force érotique et féministe. Dans des réécritures littéraires et
cinématographiques occidentales des Mille et une nuits, Schéhérazade perd son cerveau et n’est
plus qu’un sexe, un corps très paré, qui se trémousse. Sa victoire devient défaite : elle meurt et
189
Dominique Pasquier, Cultures lycéennes, Paris, Autrement, 2005.
Fatema Mernissi, Le Harem européen, Casablanca, Le Fennec, 2003, p. 240.
191
Ibid., p. 132.
192
Ibid., p. 63.
190
40
accepte sa mort (dans Edgar Poe, qui confond Ève et Schéhérazade dans Mille et deuxième conte ;
et dans La Mille et deuxième nuit de Théophile Gautier). Sombre harem. Schéhérazade revue par
Serge Diaghilev et habillée par Paul Poiret a « de beaux pantalons, certes, mais pas de cervelle.
Elle pouvait danser, bien sûr, mais Nijinski contrôlait ses mouvements »193. Ce qui n’est pas le cas
dans la danse orientale, performance solitaire, qui peut aller jusqu’à la transe, forme de dépense
physique que Fatema Mernissi trouve supérieure au jogging… La séparation du corps et de l’esprit
est, en Occident, frappante.
Loin des généralisations sur l’islam, Fatema Mernissi montre que seuls les despotes dans le
monde musulman ont voulu voiler la femme, pour masquer la différence et refuser le pluralisme
(on voit combien cette interprétation l’éloigne de Joan W. Scott qui prétend que le voile montre la
différence sexuelle), c’est pourquoi les femmes sont aujourd’hui au centre des dissidences
politiques, en Iran par exemple.
« Les musulmans semblent éprouver un sentiment de puissance virile à voiler leurs femmes et
les Occidentaux à les dévoiler »194, écrit Fatema Mernissi. Le voile et le dévoilement sont deux
formes de violences symboliques. Les femmes peuvent en être actrices, il n’en demeure pas moins
que pour toutes, Occidentales, Orientales, ne maîtriseront pas leur vie aussi longtemps qu’elles ne
choisiront pas leurs apparences.
L’opposition entre l’Orient et l’Occident est peut-être trop systématique dans cette thèse, car
voiler et dévoiler le corps sont des problématiques partagées. On a tendance à l’oublier en France.
La valorisation de la pudeur (individuelle) et de la décence (sociale) occupe les philosophes, les
moralistes depuis des siècles. Pour les plus anciens, la pudeur corporelle est « naturelle à la
femme », comme un voile qu’il n’est nul besoin d’acheter195. La sanction n’en est que plus dure
pour les êtres « contre-nature » qui se dévoilent et perdent ainsi tout droit au respect. Respect :
c’est justement ce mot qui a été ajouté à la suite de l’intitulé de la Journée de la jupe. Notons aussi
que les femmes des temps passés jugées impudiques appartiennent déjà à la catégorie des
« prostituées ». La stabilité de l’équation jupe=pute est en hiatus complet avec la liberté offerte par
la mode.
L’histoire de la mode occidentale, dès le Moyen Âge, pourrait être entièrement revue sous
l’angle du dévoilement. Les épisodes rappelés dans notre première partie ne sont pas les moins
intéressants. Comme les femmes à qui le voile est imposé et qui pratiquent, selon Fatema Mernissi,
le défi comme « un sport quotidien » 196 , les Françaises repoussent également les limites de la
décence, qu’il s’agisse du décolleté ou de la hauteur de l’ourlet. Leurs luttes aboutissent à des
compromis incertains, toujours susceptibles d’être remis en cause. La religion est une actrice
encore sous-estimée de cette histoire sociale de la mode 197 . On sait pourtant qu’il y eut
« surenchère de vertu » entre Réforme et Contre-Réforme, on connaît moins bien, au cours des
deux derniers siècles marqués par la déchristianisation, les fureurs catholiques contre l’indécence
de la mode. Est-ce parce que l’Église a perdu ce combat ? La sécularisation a été une condition
nécessaire à l’essor extraordinaire de la mode.
Même quand elle impose la taille 38, la mode est un élément indispensable du pluralisme des
sociétés modernes. Là où elle est muselée, les libertés politiques le sont aussi. La mode, baromètre
de la vigueur des démocraties ? C’est plutôt l’image de la dictature qui vient sous la plume de la
plupart des féministes, une fatwa, pour Fatema Mernissi.
6) Décoder le « droit à la féminité »
Isabelle Adjani observe que l’enseignante qu’elle incarne « porte sa jupe comme un symbole
de révolution, car le pantalon est devenu une armure, un voile pour les filles des cités »198. Elle
déplore que les filles soient contraintes à porter le pantalon pour se mettre à l’abri de l’agressivité
des garçons, conduites à « nier leur féminité »199. Sihem Habchi, nouvelle présidente de Ni Putes
Ni Soumises, auditionnée en 2009 par la Mission d’information sur la pratique du port du voile
intégral sur le territoire national, affirme devant les parlementaires le « droit d’être femme », « de
193
Ibid., p. 87.
Ibid., p. 125.
195
Jean-Claude Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 12.
196
Fatema Mernissi, Le Harem européen… op. cit., p. 215.
197
Comme cela a été fait pour le Québec, à forte empreinte catholique, par Suzanne Marchand,
Rouge à lèvres et pantalon : des pratiques esthétiques féminines controversées au Québec, 19201939, Montréal, Hurtubise, HMH, 1997.
198
Isabelle Adjani dans Le Journal du dimanche, 22 mars 2009.
199
Interview d’Isabelle Adjani sur France Info, 20 mars 2009.
194
41
manière inaliénable », le droit à la féminité qu’elle compare au droit de vote ou à la contraception,
tant la jupe est, dit-elle, bannie du vêtement réglementaire dans les cités200.
Dès le manifeste des femmes des quartiers en 2001, et dès les débuts de l’association, le « droit
à la féminité » est présenté comme une revendication d’un type nouveau, qui aurait été négligé par
les féministes. À vrai dire, les jeunes militantes (issues du PS, de SOS Racisme) n’ont pas de
culture féministe. Elles reprennent sans avoir les armes pour le critiquer le discours des magazines
de mode qui détourne depuis longtemps le vocabulaire féministe à son profit. C’est ainsi que des
expressions comme affirmer, revendiquer ou assumer sa féminité passent dans le langage
commun. Ce que désigne la féminité dans ce contexte énonciatif n’est pas très clair et peut tout
aussi bien désigner le corps sexué (fesses, seins) que le corps paré qui « met en valeur » – autre
automatisme de langage – le corps sexué, voire le corps sexy. Chrystelle, marcheuse de 2003,
exprime en ces termes sa situation dans son quartier : « J’ai la trouille au ventre mais je veux
garder ma féminité et je prends chaque matin dix minutes pour me maquiller. Je sais que cela
m’expose au danger mais c’est aussi cela ma révolte. Même si c’est un petit combat, j’affirme
aussi, comme cela, que les filles ont droit à leur féminité » 201.
Le caractère normatif et historiquement variable de cette « féminité » n’est pas pris en compte :
la féminité est élevée au rang d’essence, naturalisée, ce qui permet de désigner implicitement
comme contre-nature et donc fort peu souhaitable socialement la masculinisation des jeunes filles.
Le droit à la féminité n’est pas défini par Ni Putes Ni Soumises car il n’est pas définissable. La
seule instance qui se risque à le faire pour les apparences est la mode : le genre est en effet un
produit de consommation. Il y a quelque chose de très rassurant pour l’opinion conservatrice dans
cette « défense de la féminité », comme une déclaration d’amour à la norme bafouée, qui lui donne
un air de jeunesse. Les féministes, qui avaient de quoi être choquées, ont immédiatement compris
que sous la féminité revendiquée se cachait l’aspiration à une vie libre (dans les limites de ce que
la société offre comme libertés immédiates : une vie sexuelle libre, une vie de consommatrice) et
ont, pour la plupart, soutenu Ni Putes Ni Soumises.
La jupe semble donc redevenue la métonymie de la féminité. Mais il faut se méfier des ruses
du vêtement. Il y a jupe et jupe, comme il y a pantalon et pantalon… Et d’infinies variations de
contextes qu’il faut savoir apprivoiser. Ainsi le pantalon que ne veulent plus quitter les
collégiennes dans le contexte scolaire est-il remplacé par une jupe le week-end, en soirée ou
pendant les vacances. Dès le milieu de la scolarité en primaire, les filles passent de la jupe au
pantalon, pour éviter le problème des jupes relevées par les garçons et les remarques déplaisantes.
Elles enfilent alors le pantalon-cuirasse, que les plus téméraires enlèveront au lycée. Les
adolescentes pendant la traversée de cette période problématique vivent un peu schizophrènes,
entre incitations à « oser » la féminité, véhiculées par leur presse, et respect de la loi tacite de la
neutralisation de leur genre : question d’honneur et de tranquillité. L’espace de l’école devrait être
au centre des interrogations. La mixité n’y est pas si ancienne : 1975 pour les collèges et les
lycées. Pendant longtemps, elle n’a été accompagnée d’aucune réflexion sur la co-présence des
sexes, jugée brusquement si « naturelle »202…
Le pantalon protecteur des adolescentes du début du XXIe siècle est en général un jean ou un
jogging qui cache les rondeurs et dessine une silhouette au sexe indiscernable. Ce pantalon-là n’est
pas vraiment présent dans les canaux officiels de la mode. La presse des juniors préfère offrir une
vision rassurante du métissage des genres. Lorsqu’elle montre des filles en pantalon, ce qui est
rare, elle les féminise. Lolie vante le « rétro », « une mode tout en contraste féminin-masculin »203.
« Mi-garçonne, mi-friponne… avec ce look de titi parisien des années 1950 revisité pour filles, tu
auras l’air d’une véritable chef de bande ! » affirme Miss204. Le look « exploratrice » est décrit par
une formule suggestive : « l’accessoire masculin s’emparant élégamment des tenues
féminines »205. Pour jouer à la « working girl », l’inspiration vient du vêtement de travail, mais
sublimé si l’on en juge par cette phrase : « la salopette de charpentier ou la combinaison de
200
En ligne sur le site de l’Assemblée nationale, auditions du 9 septembre 2009, 9h.
« Chrystelle : Avec la marche, j’ai retrouvé mon droit d’expression », Seine-St-Denis. Le
Magazine, n° 68, mars 2003.
202
Le regain d’intérêt pour l’histoire de l’éducation sous cet angle est tout récent. Cf. entre autres,
Rebecca Rogers dir., La Mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, Paris, ENS Éditions,
2004.
203
Lolie, novembre 2004.
204
Miss, novembre 2004.
205
Lolie, février 2004.
201
42
mécano se la jouent streetwear pour une allure à la fois sexy et branchée » 206 . Le jean,
« incontournable de la mode », est, le plus souvent, qualifié de « sexy ». Dans la réalité, le
pantalon des ados est aussi hésitant : taille basse et moulant, orné, laissant paraître les dessous, il
peut effectivement devenir très sexy tout en restant un uniforme. Des arrangements sont possibles.
Depuis quelques années, la robe-tunique se porte sur pantalon large, dans un style néo-hippie. La
superposition cache bien le corps et le style est incontestablement féminin, grâce à l’apport de
volumineux bijoux…
Porté de manière ordinaire par les femmes depuis une cinquantaine d’années, le pantalon n’est
plus un symbole de masculinité. Il se décline façon sexy, façon girly, en taille basse, découvrant le
string en dentelle. Il cache – plus ou moins – le bas du corps, tandis que le haut est découvert par
des décolletés plongeants. La féminité des années 2000 se niche moins dans les jambes que dans
les seins : c’est un retour – ignoré – à la tradition.
L’implicite, dans les codes vestimentaires, n’est pas facile à maîtriser. Ce que les filles
découvrent vite, c’est que l’attention se concentre sur elles, en raison du contrôle qui s’exerce sur
leur sexualité207. Le rappel à l’ordre et à la décence touche plus marginalement les garçons. Depuis
quelques années est tout de même posé le problème du jean taille basse laissant dépasser slip ou
caleçon et surtout du jean porté bas, à mi-fesses, voire bien plus bas, dans une volonté d’imiter la
virilité des caïds privés de ceinture par le règlement des prisons208. Mais porter ce type de pantalon
n’expose les garçons à aucun danger alors que les filles doivent apprendre à moduler leurs
apparences selon les situations, les moments, ce qui suppose à chaque fois une véritable évaluation
des risques encourus, à partir d’une multitude de paramètres : type de situation, moyen de transport
utilisé, heure du jour ou de la nuit, être seule ou pas, et bien sûr type de vêtement, longueur,
couleur, matière, etc.
Il y a d’abord l’équation jupe=pute. Ni Putes Ni Soumises a repris le stigmate attaché à la
prostitution, lui donnant ainsi un certain crédit. Il ne s’agit pas seulement d’une insulte un peu
abstraite. La prostitution est une réalité : une nécessité économique souvent, un défi parfois, et pas
seulement une image209. On voit à quel point le stigmate « pute » a la vie dure210. Certes, l’image a
un pouvoir extraordinaire, et suscite depuis des siècles à la fois désir et dégoût. Sans doute le
regard des plus jeunes, acculturé par la pornographie de masse, a-t-il changé sur ce qui est
« sexy »211. En tout cas, la jupe a fait ce curieux détour par l’imaginaire porno-prostitutionnel.
Il est vrai qu’à la prostituée de rue traditionnelle est associée l’image de la jupe : jupons à
froufrous relevés à l’époque des maisons de tolérance, pour appâter le client, ou jupe ultracourte
pour tapiner. Germaine Aziz décrit cet « uniforme de travail » dans ses mémoires, lorsqu’elle
évoque « Lily la Rousse » : « Une belle fille tout en paillettes, perchée sur des souliers vernis. […]
Très serrée sur les fesses, la jupe est fendue sur le côté pour lui permettre de marcher. Elle est
tellement étroite que lorsqu’elle déambule à petits pas courts, elle a l’air d’avancer sur des
œufs »212. Ce folklore est apprécié. La féministe américaine – très dissidente – Camille Paglia dit
son admiration pour les « déesses païennes » que sont, selon elles, les prostituées de Philadelphie,
avec leur « microjupe pailletée noire ou en lamé doré, pas de dessous et les fesses à l’air ». Elle
commente : « Non seulement, ces femmes ne sont pas des victimes, mais elles font partie des
femmes les plus fortes et les plus redoutables de la planète »213. Les évolutions récentes de la
206
Girls, mai 2003.
Isabelle Clair, Les Jeunes et l’amour dans les cités… op. cit.
208
Aux États-Unis, la Chambre des représentants de Virginie a adopté un projet de loi considérant
comme « obscène » ce type de pantalon (une pénalité de 50 dollars était envisagée pour qui le
porterait) mais les sénateurs l’ont rejeté (« Aux États-Unis, la Virginie entend porter haut le jeans »
Libération, 11 février 2005 et « Vêtements : vive la taille basse », Libération, 12-13 février 2005).
209
Pour Fadela Amara, « la liberté de se prostituer n’a aucun sens. Je ne sais qu’une chose : c’est
que mes copines qui se prostituent le font sous la contrainte économique, par besoin d’argent pour
survivre et nourrir leurs gamins. Ou parfois aussi parce qu’elles ont été amenées à se prostituer par
un salopard dont elles sont tombées amoureuses » (Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 121-122).
210
Pour une analyse de ce stigmate, Gail Pheterson, Le Prisme de la prostitution, trad., Paris,
L’Harmattan, 2001.
211
On estime en 2008 que deux enfants sur trois ont déjà vu un film porno à 11 ans. Parmi ces
jeunes spectateurs, les filles sont de plus en plus nombreuses. (Ella Cerfontaine, À l’école du X,
documentaire, Arte, 1er juin 2008, 45 min).
212
Les Chambres closes. Histoire d’une prostituée juive d’Algérie, Paris, Nouveau Monde
éditions, 2007, p. 151.
213
Camille Paglia, Vamps… op. cit., p. 105.
207
43
lingerie fine contribuent à brouiller les frontières, hier si rigides, entre la femme honnête et la
femme de petite vertu. Du haut de gamme à l’ordinaire, la lingerie est imprégnée d’un
« imaginaire prostitutionnel » 214 . Il existe même une marque de vêtements, Daspu (pour « das
Putas »), créée en 2005 par des prostituées brésiliennes militant pour « un statut et une
reconnaissance » 215 . L’hypocrisie demeure : être sexy, c’est bien et c’est mal en même temps.
Comment faire un peu « tepu » mais pas trop ? Ces injonctions contradictoires, ces nuances
subtiles sont difficiles à gérer pour les jeunes filles à la recherche de leur look. Si peu de
centimètres séparent la minijupe de la microjupe…
La jupe, dans la culture contemporaine de la séduction, n’est pas un monopole hétérosexuel.
Camille Paglia parle volontiers de l’effet que lui font les mini des reines du trottoir. Les jeunes
lesbiennes ne sont plus comme leurs ancêtres des années 1980 forcément en pantalon, doc martins
et sac à dos, avec les cheveux ras. Les lesbiennes féminines sont de plus en plus nombreuses,
même dans les groupes militants. Le glamour de la lipstick lesbian plaît aux médias. La série The
L-Word confirme cette tendance, manière de combattre le stéréotype, proche du personnage
incarné par Josiane Balasko dans Gazon maudit (1995). La critique de l’importance excessive
donnée aux apparences et de l’imposition de la féminité ne vont toutefois pas de soi216. Certaines
lesbiennes revendiquent à leur manière un droit à la féminité, un temps étouffé par les normes du
mouvement 217 . Depuis quelques années, les identités « butch » et « fem » sont redécouvertes
comme un héritage et renouvelées par de nouvelles pratiques, de nouvelles cultures (S/M, queer).
Wendy Delorme, revendiquant l’appartenance à une « 4e génération », insiste sur sa féminité.
Toutes sortes d’appartenances et de choix (âge, milieu, opinion…) peuvent expliquer la diversité
des styles vestimentaires parmi les lesbiennes, jusqu’au cas de figure, certes rare, de femmes
s’identifiant comme homosexuelles, portant le voile islamique et le pantalon218.
À l’heure de la divulgation des secrets de la métamorphose transgenre, le choix entre la jupe et
le pantalon semble bien dérisoire 219 . C’est le corps lui-même qui se transforme, se dote de
prothèses, se modifie par la prise de substances.
On continue à penser aujourd’hui, très majoritairement, en termes de « droit naturel à la
féminité » et la critique des modèles de féminité diffusés dans les médias se fait très difficilement
entendre. Pourtant, les controverses vestimentaires soulèvent des enjeux politiques. Elles appellent
une réflexion sur la laïcité, réponse à la montée des intégrismes religieux et à leurs exigences
vestimentaires. Elles font naître de nouveaux féminismes qui n’apportent pas de réponses
univoques à des questions complexes. Au-delà des divergences, un constat s’impose. Aujourd’hui
encore, comme dans le passé, une dose d’identification masculine est nécessaire à toute femme
désirant sortir de son « destin féminin ». La transgression de l’ordre des genres permet d’obtenir le
« respect ».
Dans la société postmoderne mondialisée, les écarts culturels sont si vertigineux qu’il ne paraît
pas très prudent d’émettre un quelconque pronostic sémiologique. Ainsi, le premier usage
misogyne du mot jupe (le cotillon autrefois) n’a pas disparu, comme le montrent les propos de Mgr
André Vingt-Trois, sur Radio Notre Dame, le 6 novembre 2008, à propos du rôle des femmes dans
la célébration des offices : « Le plus difficile, c’est d’avoir des femmes qui soient formées. Le tout
n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête. » L’archevêque de Paris a pour
cette phrase, repérée par Le Canard enchaîné, obtenu le « macho d’or » 2008 des Chiennes de
Garde. Une plainte a été déposée (quelques jours seulement, le temps d’obtenir des excuses) au
214
Cf. Farid Chenoune, Les Dessous de la féminité… op. cit., p. 136.
Information parue dans Le Monde, 18 novembre 2006, commentée par la féministe Anne
Zélensky dans « La liberté dévoyée » (http://www.femmesmed.org/ffm_article.php3?id_article=86)
216
Les raisons de ce conformisme sont bien expliquées par Dominique Bourque, « Être ou ne pas
être subversives ? Sondage mené auprès de jeunes lesbiennes canadiennes francophones », Genre,
sexualité & société, n° 1, printemps 2009 [en ligne].
217
Cf. par exemple Christine Lemoine : « J’ai commencé à me défaire des nouvelles normes que
nous avions, sans nous en rendre compte, établies dans les groupes féministes. […] Petit à petit,
j’ai osé porter à nouveau des jupes dans lesquelles je me sentais bien, mettre en évidence mon
corps quand je désirais une autre femme » (« (D)ébats de fem », Christine Lemoine, Ingrid Renard
dir., Attirances. Lesbiennes fems, lesbiennes butchs, Paris, éditions gaies et lesbiennes, 2001,
p. 72).
218
Des lesbiennes en pantalon et voilées témoignent dans le film de Parvez Sharma, Djihad au
nom de l’amour, diffusé sur Arte le 18 septembre 2008.
219
Beatriz Preciado, Testo Junkie… op. cit.
215
44
tribunal ecclésiastique de Paris. Une association de femmes catholiques choquées par ces propos
est née et a choisi de s’appeler le « comité de la jupe ». Elle analyse la déclaration du président de
la Conférence des évêques de France en ces termes : « si de telles paroles jaillissent, c’est qu’on
avait oublié de refermer la porte de son inconscient et qu’elles se sont échappées, les coquines ! Et
voilà la vérité : jupe=rien dans la tête » 220 . Et une paroissienne propose, s’il doit y avoir
incompatibilité de l’intelligence et de la jupe de porter de préférence le pantalon, qu’elle croit
« totalement autorisé » « depuis 1966 »221… Comme dans le discours de Ni Putes Ni Soumises, le
jupe résume ici un ensemble de discriminations. En octobre 2009, le Comité de la jupe reprend la
parole et invite à des marches pour témoigner du malaise que soulève l’Église, « institution
sclérosée, qui prend un tournant « réactionnaire »222. La révolte, née de l’indignation soulevée par
le traitement réservé aux femmes, s’étend à d’autres questions : place des laïcs, liberté de parole,
mariage des prêtres…
Dès lors, le jupe-« rien-dans-la-tête » peut-elle reconquérir sa dignité ? La jupe-« pute » aura-telle droit au respect ? Le dépérissement du stigmate n’est pas impossible, on en sent les prémisses,
mais cela dépendra aussi des hommes.
220
Anne Soupa et Christine Pedotti, « Bienvenue au comité de la jupe »,
http://comitedelajupe.over-blog.com (consulté le 13 mars 2009).
221
Anne-Noëlle Clément, responsable de l’œcuménisme et chargée de la formation théologique
dans le diocèse de Valence, citée dans Thérèse Huvelin, « La jupe et la lecture »,
http://www.groupes-jonas.com/neojonas/article.php?sid=418 (consulté le 5 avril 2009).
222
Anne Soupa et Christine Pedotti, interviewées par Stéphanie Le Bars, « Des ‘cathos de
l’intérieur’ expriment une parole critique au sein de l’Église », Le Monde, 11-12 octobre 2009.
45
III - La jupe au masculin
Ce n’est pas encore un phénomène massif, mais on pourrait le dire émergent. Sur son avenir,
les diagnostics divergent. La jupe masculine sera-t-elle l’aboutissement logique des
transformations sociales, culturelles, politiques qui modifient le genre ?
1 - Un nouvel objet de consommation
En France, c’est à la faveur de la mode unisexe que le vêtement féminin entre dans une
collection masculine.
Jacques Estérel (1917-1974) est le premier couturier producteur de jupes et de robes pour
hommes, des shorts-jupe-portefeuille, des robes longues de style tunique, brodées et décolletées,
au début des années 1970… Cet homme apparaît comme un OVNI dans l’univers de la mode.
Ingénieur des arts et métiers, ancien industriel, il est aussi guitariste, parolier, chanteur (oscar de la
chanson française en 1956). De là à penser qu’il n’y a pas de jupe pour homme sans une dose
d’humour…223 Fils du patron d’une petite usine de tissage dans les Cévennes, il pense que l’âge du
tissu chaîne et trame est révolu et annonce qu’il faut entrer dans « la civilisation de la maille »,
plus facile à fabriquer, plus souple, plus confortable. Dès l’ouverture de sa première boutique en
1954, c’est le succès avec la notoriété mondiale que lui donnent la robe bergère gaie et ingénue
lancée par Brigitte Bardot, puis la robe de mariage de la star. Le couturier est ouvert au monde
sportif (il habille l’équipe de France féminine aux Jeux olympiques de 1964 et 1968). Il vend aussi
ses créations aux Galeries Lafayette. Grand entrepreneur, Jacques Estérel s’adresse, avec sa griffe
« haute couture », à un groupe de 500 clientes qui peuvent s’acheter un vêtement à 5000 francs (le
coût d’une petite voiture), et, avec sa griffe « Diffusion couture », il vend à des millions des
client.e.s. Sa carte de visite, trop modeste pour être juste, le présente comme un artisan « en robes
et en chanson ». Estérel rêve d’une mutation du vêtement qu’il trouve freinée par le poids des
« bonnes et hélas mauvaises traditions »224.
Initialement spécialisé dans la mode féminine, il développe ensuite une collection pour
hommes. Selon lui, c’est grâce à cette trajectoire qu’il a pu renouveler la mode masculine. Celle-ci
se caractérise, on le sait, par une certaine invariance. C’est un problème pour qui veut engager plus
avant les hommes dans la société de consommation. « L’homme portait le même costume depuis
cent vingt-cinq ans », dit Jacques Estérel, interviewé en 1969. « Il s’habillait comme son arrièrearrière-arrière grand-père ! À quelques variations près : la largeur des revers, le nombre de
boutons, le cintrage de la veste, la largeur du pantalon ou sa longueur. Bref, alors qu’il s’était passé
des choses gigantesques dans tous les domaines – l’automobile, l’aéronautique, l’astronautique,
par exemple – j’ai pensé que le moment était venu de trouver pour l’homme un conditionnement
qui soit en rapport avec cette évolution. Si la vocation essentielle de la mode est de proposer des
variations nouvelles, de nouveaux modes d’emploi de ce vieux jouet qu’est le costume, il est tout
aussi légitime de casser ce vieux jouet. Ce qu’on proposait à l’homme était tellement semblable à
ce qu’il portait qu’il ne se décidait à acheter un costume ou même une chemise, que lorsqu’ils
étaient usés »225.
Jacques Estéerel affiche donc son hostilité au costume masculin qui n’est « qu’entoilage,
paddings, poches multiples et souvent inutiles, rembourrages, pinces ici et là. C’est
fantastiquement idiot ! »226 Il le juge aussi désuet, en décalage avec la recherche du confort qui
détermine de plus en plus l’habitat et les moyens de transport. En 1962, il inaugure sa première
collection masculine, « Rastignac », qui veut en finir avec « un siècle d’atroce et décevante
sobriété ». La même année, Pierre Cardin ose sa ligne pour hommes près du corps. Le style Estérel
évolue vers le « relax » et plus précisément le « négligé-snob », déstructuré et en maille, avec des
cols roulés, des chemises de couleurs vives… Il correspond bien à la valorisation nouvelle du
temps de loisirs et à la contestation croissante des contraintes qui pèsent dans le milieu du travail,
trop traditionnel. Les hommes sont, selon le couturier, plus bridés que les femmes par la société
moderne, rationalisante, uniformisante, et un nouveau style vestimentaire peut soutenir leur besoin
d’affirmer leur individualité et de se défouler. Pour les hommes comme pour les femmes, Estérel
se veut « le couturier de la joie de vivre ».
223
Dossier Jacques Estérel au Musée Galliera et Bruno Remaury, Lydia Kamitsis, Dictionnaire
international de la mode, Paris, éd. du Regard, 2004, p. 294.
224
L’Officiel de la couture et de la mode de Paris, n° 599, mars 1973.
225
Jacques Estérel, Comment on devient couturier, Paris, Marabout, 1969, p. 28.
226
Ibid., p. 124.
46
Comment faire évoluer les hommes ? En séduisant les femmes, puisque ce sont elles qui
traditionnellement achètent pour eux, une délégation de pouvoir que Jacques Estérel analyse
comme une des preuves du matriarcat contemporain… Commercialement efficace, son discours
vise à plaire aux clientes avant tout (il se dit « au service de la femme » et non de l’art
vestimentaire227). Discret sur sa vie, Jacques Estérel se définit comme « normalement constitué »
et tient à se distancier de ses confrères : « dans la plupart des cas, il s’agit de garçons qui ont joué à
la poupée pendant longtemps. Ils sont venus à la couture pour continuer. La femme – leur cliente –
ne joue qu’un rôle secondaire »228…
D’autres couturiers enlèvent aux hommes leur sacro-saint pantalon. À Londres, Joseph Kagan
(1915-1995), grand industriel du textile, prédit l’avènement de l’homme en jupe dans les années
1980. À New York, Rudi Gernreich (1922-1985), un couturier homosexuel très inspiré par la
science-fiction, le pronostique à l’horizon de l’an 2000. C’est toutefois le nom du Français JeanPaul Gaultier (né en 1952) que l’on associe à la naissance de la jupe pour hommes. Jeune, il a fait
un passage chez Estérel, et a connu les premières audaces des années « unisexe ». Jouer avec les
codes correspond bien à son sens de l’humour. La jupe apparaît dans sa collection du printempsété 1985, « Une garde-robe pour deux ». « Trafiquer l’identité des vêtements mène tout droit dans
l’œil du cyclone de la mode contemporaine : la tension entre le genre masculin et le genre féminin.
De tous les stylistes de sa génération, Jean-Paul Gaultier est sans doute celui qui a vêtu, paré,
déguisé, de la manière la plus spectaculaire, l’insoluble énigme de cet entre-deux », écrit
l’historien de la mode Farid Chenoune 229 . La jupe pour hommes apparaît dans un contexte
particulier de sortie du placard pour les homosexuels. Le militantisme radical des années
précédentes a infusé. Gaultier « traduit » son temps.
[ILL 6
Légende
Jupe de Jean-Paul Gaultier]
Il n’est toutefois pas le seul couturier à créer des jupes. Yohji Yamamoto par exemple crée
pour le printemps 2004 une longue jupe blanche fluide qui va loin dans l’appropriation du
féminin230. Le couturier japonais s’inspire de l’habit traditionnel des pêcheurs. En 2009, Comme
des garçons présente dans son défilé une jupe au genou, féminine et volantée, portée avec des
socquettes noires et des ballerine à impression panthère. Mais dans l’ensemble, les lignes, les
tissus et les couleurs restent dans la gamme plutôt masculine. Dans sa collection printemps-été
2009, Thom Browne montre une véritable robe de mariée pour homme, enflée comme une
crinoline. Walter van Beirendonck, couturier belge au style plein d’humour et de gaieté annonce la
couleur avec son logo « Fuck the Past (Kiss the Future) ». Il défend l’idée que la jupe pour homme
n’a rien de transgenre, que la jupe, en soi, n’a pas de genre. Citons encore Alexander McQueen,
John Galliano… Depuis le printemps 2009, le couturier Marc Jacobs, convaincu par les créations
de la Japonaise Rei Kawakubo (Comme des garçons), ne porte plus que des jupes. Le mixte, jupe
sur pantalon, est sans doute plus facile à porter ; cette superposition évoquera le traditionnel
tablier.
Alors que dans le domaine des idées, le mouvement queer met le « gender fucking » à l’ordre
du jour231, la haute couture des années 1990 et 2000 trouve son inspiration dans les fétichismes
vestimentaires232. La jupe est alors ultracourte, en cuir, en latex ou en vinyle, entravée, et noire de
préférence. Portée avec des bas, des mules à talons très hauts ou des bottes. Mais plus que le
vêtement, c’est le corps qui est transformé, technicisé, appareillé, prothésé… Un nouveau regard
est porté sur toutes les pratiques qui dissocient sexe et genre. La jupe pour homme est parfaite dans
cette tendance.
Pourtant, la jupe masculine dans la confection de luxe, peine à s’imposer. Elle est absente du
prêt-à-porter. Aussi est-ce à partir de la demande de consommation que s’est organisée la
mouvance de la jupe pour hommes, des men in skirts pourrait-on dire pour souligner son caractère
international.
227
Ibid., p. 26.
Ibid., p. 24.
229
Jean-Paul Gaultier, Paris, Assouline, 2005, p. 10.
230
Hymel Davies, Modern Menswear, London, Laurence King Publishing LTD, 2008, p. 203.
231
Marie-Hélène Bourcier a introduit ce concept en France dans son séminaire et ses ouvrages :
Queer Zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland,
2001 et Sexpolitiques. Queer Zones 2, Paris, La Fabrique, 2005.
232
Cf. Geneviève Lafosse Dauvergne, Mode & fétichisme, Paris, Éditions alternatives, 2002.
228
47
À la fin des années 1990, des groupes se forment : Fashion Freedom, The International Men’s
Fashion Freedom Network et Bravehearts Against Trouser Tyranny qui veulent libérer les hommes
de la tyrannie du pantalon que leur impose la société occidentale et militent pour le port de tous les
« unbifurcated garments » pour les hommes. Ils mettent en avant la santé, le confort, le caractère
pratique et estiment que cela libèrerait les hommes des stéréotypes sur le masculin et le féminin.
La revendication masculine est présente : les femmes ont le choix pour s’habiller ; les hommes
doivent aussi l’avoir. Les kilts – marque AmeriKilt – sont très masculins, dans la gamme de
coloris masculins et même militaires (marron, olive, vert, camouflage). La société britannique
MIDAS (Men in Dresses and Skirts) offre un choix plus grand incluant des jupes longues en
denim, avec une braguette. La marque suisse AMOK (Sandra Kuratle) estime que la jupe
masculine n’est pas seulement politique, qu’elle est aussi élégante.
En France, l’écho de ces modes qui viennent surtout d’Amérique du Nord et du Royaume-Uni
est faible. Mais depuis peu, un frémissement est peut-être le signe annonciateur d’une révolution
équivalente à celle du pantalon féminin. Agnès B propose dans sa collection 2008 une jupe pour
hommes. Des collants pour hommes sont commercialisés depuis 2008 par Gerbe : ils ont une
ouverture sur le devant type slip-kangourou, une taille basse et des jambes longues. En 2009, ces
collants, proposés en réponse à la demande de la clientèle masculine sont diversifiés : on en trouve
des fins, des épais, et même un modèle drainant233. Des créateurs se spécialisent dans la confection
de jupes masculines. Sur Internet, les sites se multiplient pour vanter la skirt attitude234. Le sujet
commence à être traité à la télévision235. En 2009, malgré la crise, la marque The Kooples ouvre
25 boutiques qui vendent des vêtements basiques unisexes. Bless, marque allemande, vend
également des pièces pour les deux sexes236.
Signe des temps, ce sont surtout des « je » qui s’expriment en faveur de la jupe masculine.
Mais le collectif est en train de se constituer, surtout grâce à Internet qui facilite les rencontres et
met en contact des isolés. Il relie de plus en plus des consommateurs : une identité commune
s’esquisse à travers cette expérience de l’achat de jupe et du partage des commentaires que cela
suscite. En août 2004, Jérôme Salomé crée le site i-hej.com. En 2007, un nouveau site est créé
(Jupes-Skirt Informations) ainsi qu’une association, Hommes en jupe, qui veut « promouvoir le
retour de la jupe dans la garde-robe masculine ». Signe d’une véritable évolution, les discours sur
la jupe masculine ne sont plus seulement orientés par le goût du pittoresque, voire de l’humour.
L’argumentaire déployé d’un site à l’autre et au gré des circulations internationales s’est musclé.
2 - Kit argumentaire
Il s’agit d’abord pour les défenseurs de la jupe masculine d’assumer et de surmonter la
transgression du code vestimentaire genré. Ce ne fut pas facile pour les femmes, cela ne l’est guère
plus pour les hommes. Une féministe comme Madeleine Pelletier en était consciente lorsqu’elle
écrivait en 1919 : « La moindre originalité de couleur, de formes dans nos vêtements, la façon de
nos cheveux, nos gestes, notre allure générale arment les mille bras de la société. Qu’est-ce que les
mois de prison imposés au voleur en comparaison des injures, des sarcasmes que devrait endurer
l’homme qui par exemple aurait la fantaisie de s’habiller d’une robe de soie jaune et de se
promener ainsi sur les boulevards parisiens, que dis-je les sarcasmes, la force armée interviendrait
pour l’emprisonner pendant un temps indéterminé dans un asile d’aliénés »237. Madeleine Pelletier,
en écrivant ces lignes, défendait bien un droit, une liberté individuelle, selon une formulation très
moderne qui ne s’affirmera qu’à la fin du XXe siècle.
Comme ce fut le cas pour le vêtement féminin à la Belle Époque, les changements ne sont
envisageables qu’avec les encouragements de la faculté de médecine… Au nom de l’amélioration
sanitaire et de la sauvegarde de la « race », on peut plus facilement s’affranchir des traditions. En
Angleterre, dans les années 1930 se constitue un parti pour la réforme du costume masculin
(Men’s Dress Reform Party). Les réformateurs britanniques, très sensibles au discours hygiéniste,
s’insurgent contre le caractère pathogène du costume masculin : ils déplorent par exemple la
lourdeur des tissus et la saleté des costumes rarement nettoyés. Ils rejettent évidemment le col dur.
Ils prônent les shorts, les culottes et les kilts qui aèrent le corps. Certains aiment la « dignité » de la
233
90 % des ventes se font discrètement sur Internet, selon Véronique Lorelle, « Des collants pour
vous les hommes », Le Monde magazine, 21 novembre 2009.
234
Ce qui suit est issu de ma veille documentaire presse écrite et Internet depuis 2003.
235
Documentaire Les hommes en jupe diffusé sur France 5 le 30 septembre 2007.
236
Joël Morio, « Quand hommes et femmes se chipent leurs tenues », Le Monde, 31 mai 2009.
237
Madeleine Pelletier, L’Individualisme, Paris, 1919, p. 82.
48
jupe et de la robe et espèrent une réduction de la différence vestimentaire entre les sexes238. La
fronde reste très minoritaire, mais aujourd’hui, les excentriques des années 1930 apparaissent
comme de véritables pionniers. La France reste indifférente à cette fronde des voisins anglais.
Elle ignore aussi l’influence qu’exerce aux États-Unis une avocate importante de la jupe
masculine, Elizabeth Hawes (1903-1971), styliste et critique de mode. Digne héritière d’Amelia
Bloomer (1818-1894), l’inventrice du pantalon féminin qui prit son nom (le « bloomer »), elle
affiche des idées très progressistes et notamment féministes et se fait la championne d’une
nouvelle réforme du costume plus attentive aux envies des consommateurs, de leurs besoins réels,
des limites de leur pouvoir d’achat. Elle conteste la dépendance américaine à l’égard de la mode
parisienne, qu’elle connaît bien pour y avoir travaillé dans les années 1920. Dans son ouvrage de
1938, Fashion is Spinach, elle pousse la critique jusqu’aux conventions de genre, invite les
femmes à porter le pantalon, et les hommes à porter ce qu’ils veulent : robes, couleurs, tissus
doux…
Parmi les procédés actuels de légitimation de la jupe masculine, il y a d’abord l’histoire. On
insiste sur le fait qu’il s’agit d’un « retour » aux vêtements ouverts. « Nous sommes à l’avantgarde de ce mouvement, qui tend à rétablir la jupe comme un vêtement masculin »239. Sur son
blog, Corto, amateur de jupe, cite Jésus et ses apôtres habillés en pagne, robe ou tunique sur les
illustrations religieuses. De ce passé demeurent les robes des curés et des gens de justice, qui
anoblissent la cause. La nouveauté de la jupe masculine est ainsi relativisée, elle devient ainsi plus
familière, plus facile d’accès. Pour autant, l’opération n’est pas simple sur le plan intellectuel.
Prenons d’abord le cas de la soutane. Pendant des siècles, la robe du prêtre catholique a donné
une image de la masculinité alternative, assez neutre du point de vue du genre240. La soutane,
vêtement de dessous porté par les gens de robe, apparaît à la fin du XVIe siècle. Conséquence du
concile de Trente, le pape Sixte V ordonna que les vêtements des clercs fussent talaires (longs
jusqu’au talon). Les premiers clercs n’avaient pas de vêtement distinctif et étaient simplement
tenus à la simplicité et à la discrétion. L’apparition du costume clérical remonte au Ve siècle : les
clercs conservaient la longue tunique, alors que le vêtement court en usage chez les Barbares se
généralisait. Le processus de différenciation se renforça donc avec le temps et culmina au XIXe
siècle, malgré protestations et dissidences. En effet, la soutane est parfois ressentie comme une
entrave, qui modèle la démarche et empêche de courir241. À la faveur du concile Vatican II, le
costume de clergyman (pantalon, veste, en noir ou gris, et col romain) est autorisé en France.
L’évolution est justifiée au nom de la commodité, de l’évolution des mentalités, mais aussi de
l’amélioration du service pastoral qui passe, dans certains milieux, par un costume moins apparent.
Peu après, Jacques Estérel réalise un costume civil pour le premier prêtre français ayant abandonné
la soutane242. En 1984, de nouvelles règles donnent la possibilité de choisir le « costume discret »,
vêtement civil avec un col romain ou une croix. La soutane signale dès lors la tendance
traditionaliste. Les prêtres n’ignorent pas la recherche de l’indistinction. Cette frontière qui
s’estompe entre le monde religieux et le monde laïc peut être rapprochée d’autres différences qui
s’estompent, on l’a vu.
Il ne va donc pas de soi d’invoquer la soutane pour justifier la jupe… Les connotations de la
soutane ne sont guère positives. Un prêtre défroqué la compare à un « préservatif géant », à un
« saint étui » 243 ! Un vieux roman de science-fiction imagine des extraterrestres appariant des
humains qu’ils ont enlevés de la surface de la terre : « C’est évidemment la robe et le pantalon qui
servent de base aux doctes expérimentateurs pour déterminer le féminin et le masculin ; n’ont-ils
pas accouplé Maxime avec un vénérable curé en soutane ! [...] L’infortuné Raflin a perdu sa robe
de chambre, sans quoi, je pense, on l’aurait pris pour une dame »244. Sous le regard anticlérical, le
238
Barbara Burman, « Better and Brighter Clothes : The Men’s Dress Reform Party, 1929-1940 »,
Journal of Design History, vol. 8, Number 4, 1995, p. 275.
239
Site Alternative Fashion (2007).
240
Paul Airiau, « Le prêtre catholique : masculin, neutre, autre ? Des débuts du XIXe siècle au
milieu du XXe siècle », Régis Revenin dir., Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, Paris,
Autrement, 2007, p.192-207.
241
Louis Trichet, Le Costume du clergé. Ses origines et son évolution en France dans les
règlements de l’Église, Paris, Cerf, 1986.
242
Ce vêtement est visible sur une photographie publiée dans Jacques Estéerel, Comment… op.
cit., p. 129.
243
Ginette Francequin, Le Vêtement de travail. Une deuxième peau, Paris, Erès, 2008, p. 35.
244
Maurice Renard, Le Péril bleu, 1910, rééd. Paris, Marabout, 1974, p. 229. Je remercie Valérie
Neveu qui m’a indiqué cette référence.
49
prêtre en robe est féminisé, beaucoup de caricatures en témoignent. Mais si des nuances peuvent
être apportées, la soutane reste bel et bien un vêtement historiquement masculin qui a été porté par
des centaines de milliers d’hommes.
Une autre robe est évoquée dans les argumentaires pro-jupe : celle des gens de Justice. Dans la
robe d’avocat se trouve une parcelle de la sacralité d’une profession d’autant plus prestigieuse que
les femmes en sont exclues. Si les femmes ne peuvent toujours pas accéder à la prêtrise, elles ont
pu, en France, devenir avocates à partir de 1900 et juges, à partir de 1946. Juliette Rennes montre
bien que la féminisation est perçue par une partie de la profession et de l’opinion comme une
« profanation »245. On aura aussi le sentiment, au moment des premières prestations de serment
d’avocat de voir des femmes travesties en robe, avec un air de « petit garçon » 246 (qualifiant
Jeanne Chauvin, la féministe qui s’est battue pour l’ouverture de la profession, acquise en 1900).
Longtemps on ajoutera le syntagme « en jupon » aux conquêtes des femmes en territoire
masculin. Le jupon continue de symboliser la femme. La figure de la femme en costume
professionnel est de manière générale oxymorique, car le statut de femme entre en conflit avec le
statut professionnel et ses attributs symboliques. Ainsi la robe d’avocate cesserait d’être un attribut
du pouvoir, simplement parce qu’elle est portée par une femme. D’infinis commentaires vont dans
ce sens, féminisant les femmes qui se sont aventurées dans le monde des hommes. Il faudra du
temps pour que la robe de justice soit perçue comme neutre, ou asexuée. En mai 68, elle est
contestée, les plus jeunes y voyant une réminiscence d’Ancien régime (le costume date en fait de
Napoléon Ier), mais le Conseil de l’ordre s’oppose efficacement à tout changement.
Deuxième argument : la géographie, qui s’impose pour avoir une bonne connaissance de toutes
les jupes, robes et djellabahs portées aux quatre coins du monde. Cette diversité est une formidable
source d’inspiration pour les couturiers d’aujourd’hui. La mondialisation facilite les emprunts et
fait certainement régresser la conception européocentriste du vêtement.
Militant de la jupe masculine, Dominique Moreau juge les sociétés occidentales « intégristes
sur les questions vestimentaires » 247 . Il reste encore à balayer les restes d’un imaginaire
colonialiste qui opposait l’indigène et son vêtement « féminin » aux yeux des occidentaux, au
vêtement viril du colonisateur. Une publicité du début du XXe siècle montrait Indochinois,
Africains et Arabes en robe se pressant autour d’un agent parisien pour demander l’adresse d’un
tailleur. La suprématie du modèle occidental de différenciation des sexes allait de soi. On peut dès
lors comprendre la dimension identitaire et revendicative que peut prendre la robe masculine en
contexte postcolonial. Elle peut exprimer une sorte de fierté des origines, et bien évidemment une
réaction à la volonté d’assimilation. Les argumentaires pro-jupe ne sont pas très bavards sur
l’ethnicisation possible de la robe, de même que sur son association avec une piété revendiquée,
pour les musulmans, les catholiques traditionalistes, les bouddhistes...
[ILL 8
Légende
Publié dans Le Figaro, n° 24, 1900.]
Il y a bien sûr la fameuse exception écossaise, qui donne au monde occidental un modèle de
jupe authentiquement masculine et ancienne puisque le kilt apparaît vers 1720. Il fut interdit en
1746 pendant 35 ans puis fit son retour comme uniforme militaire avec la création des régiments
Highlanders. L’Écosse d’aujourd’hui savoure son particularisme vestimentaire, qui lui procure de
grands succès à l’exportation, et de jeunes créateurs y développent différents styles de jupes.
Nettement moins exportées sont les jupes portées par les Albanais et les Grecs (la fustanelle fait
partie du costume national grec, qui date du XIXe siècle).La scène musicale apporte sa contribution
à la légitimation de la jupe masculine. En 2009, Thomas Fersen s’affiche en jupe pour son
nouveau spectacle et Soan, le gagnant de la Nouvelle Star, assume son originalité en robe sur le
plateau de M6. Depuis la fin des années 1960, les subcultures musicales jouent sur la transgression
de la loi du genre248. Le glam rock promeut une allure androgyne qu’adoptent Iggy Pop et surtout
245
Cf. Juliette Rennes, Le Mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes
aux professions de prestige 1880-1940, Paris, Fayard, 2007, p. 154.
246
Dans Henri Varennes, Un an de justice, 1901, cité par Jacques Boedels, La Justice : les habits
du pouvoir, Paris, Antébi, 1992, p. 183. Selon cet ouvrage, dans les années 1960, des robes
d’avocat portées par des femmes ont remonté au niveau du genou (p. 184). Ce qui distingue la robe
des hommes et des femmes depuis les années 1930 est simplement le boutonnage, à droite pour les
femmes, à gauche pour les hommes.
247
Catherine Mallaval, « En mâles de jupes », Libération, 14 mai 2008.
248
Andrew Bolton, Men in skirts, London, Victoria and Albert Museum Publications, 2003.
50
David Bowie (en robe « masculine », insiste-t-il, sur la couverture de son album de 1971, The man
who sold the world).
Puis le punk surgit au milieu des années 1970 à New York et en Angleterre avec les Sex
Pistols : un style auquel Vivienne Westwood et Malcolm McLaren impriment leur marque.
L’unisexe est réinterprété pour le kilt. Les garçons comme pour les filles arborent des coiffures
sculptées et des visages maquillés. Souvent anciens punks, les néo-romantiques jouent aussi sur
l’androgynie. Boy George, qui en est la figure la plus connue, revendique un vêtement masculin
bien que marginal : la robe ecclésiastique lui inspire une sorte de « camp catholique ».
Le grunge, qui naît à Seattle à la fin des années 1980, mixte les esthétiques punk et hippie. Le
chanteur du groupe Nirvana, Kurt Cobain, incarne cette mode assez parodique et désespérée –
robes fleuries, de poupée, empruntées à Courtney Love – qui défie l’Amérique reaganienne et ses
yuppies. Le grunge, fait de récupérations, recyclages, second-hand, déferle ensuite dans le monde
de la haute couture, mais sans cet aspect intéressant du mélange des genres. On en retiendra
surtout le jean déchiré.
La culture gothique joue aussi un rôle dans ce domaine249. Né à la fin des années 1970 en
Grande-Bretagne, présent également en Californie peu après, ce mouvement élabore un look au
moins aussi étonnant que celui de ses prédécesseurs punks. Il se déploie dans les années 1980 puis
1990, avec la musique darkwave allemande. Le détournement des symboles religieux amène les
garçons à porter des sortes de soutanes. Mais la référence dominante – pour les deux sexes – qui
renvoie aux deux topiques gothiques, le sexe et la mort, est la femme fatale à la sensualité dark,
maîtrisant le pouvoir sexuel des objets et des matières telles que le cuir ou le caoutchouc. Marilyn
Manson, outrageusement maquillé, incarne cette féminisation du gothique, dans la lignée
revendiquée de David Bowie. Les jeux gothiques vont au delà des références « humaines » en
matière de genre et d’orientation sexuelle, avec les vampires et l’hémosexualité (jeux avec le
sang). Dans ce milieu où une certaine féminité est valorisée, les hommes peuvent se maquillent et
porter une jupe. Une maison de couture, Dark Angel, diffuse des modèles spécifiques.
« Les vrais hommes portent des jupes ! » 250 Sans négliger l’humour de la formule, on sent
néanmoins une revendication de normalité. Corto, sur son blog se présente : « ni grunge, ni
exhibitionniste, ni gothique, ni travesti ». Dominique Moreau, président d’Hommes en jupe, 39
ans, deux enfants, veut lutter « contre les préjugés et les clichés qui assimilent les hommes en jupe
à des travestis, des pervers et autre détraqués »251.
Les hommes en jupe découvrent concrètement ce qu’est le genre. Ainsi, un internaute habitué
des sites dédiés à cette question expose la difficulté de « déterminer une limite masculin/féminin
car chaque personne a sa propre limite. J’ai vu un homme dire qu’il se sentirait féminin avec une
simple jupe en denim et un autre dire qu’avec une jupe courte plissée il continuait à se sentir
masculin. Dans le passé, les hommes portaient dentelles, chemises à volants, talons hauts…. Sans
que cela soit considéré comme féminin. On disait plutôt que c’était élégant et raffiné. Alors
qu’aujourd’hui, on dit que c’est féminin » 252.
Bruno Loodts, créateur de jupes pour hommes installé à Bruxelles, a depuis longtemps le désir
de ne pas rentrer dans la case du masculin 253 . À l’adolescence, il refuse de devenir « un être
incomplet ». Rejetant la virilité qu’il appelle du nom des grosses « 4x4 », il espère « trouver un
équilibre entre le yin et le yang ». Après avoir travaillé comme informaticien, il est devenu, à la
quarantaine, styliste. Il fabrique des pièces uniques, avec l’aide d’une couturière, fait du surmesure, et vend ses jupes par internet en France, en Allemagne, en Angleterre. Depuis notre
entretien en 2007, Bruno a changé son prénom et s’appelle désormais Gabrielle Loodts.
[ILL 7
Légende
249
Gavin Baddeley, Gothic. La culture des ténèbres, trad. de l’anglais, Paris, Denoël, 2004.
Slogan du site « Alternative Fashion – Mouvement des hommes qui portent des jupes »
(consulté en 2007).
251
Dans Léna Maraval, « Des hommes en mâle de jupe », La Nouvelle République, Poitiers, mai
2008. cf. aussi Catherine Mallaval, « En mâles de jupes », Libération, 14 mai 2008.
252
http://homeactu.com/mode/index.php/241-jupes-et-collants-pour-hommes. Message du 31
décembre 2007.
253
J’ai interviewé Bruno Loodts à Bruxelles, où il vit et travaille, dans un café de la place de
Broukère le 13 décembre 2007. Il est venu à notre rendez-vous en jupe courte, droite, parsemée de
rivets métalliques coniques, collants noirs et bottes. Bruno a changé son prénom en 2009. Ses
jupes et ses photos sont visibles sur son site : http://www.gabrielle.be.
250
51
L'homme MiSSingSign: Jupe plissée MiSSingSign pour homme. Tee-shirt
MiSSingSign. Bottillons courts. Gabrielle Loodts 2005.
C’est cette ouverture à la relativité du genre, à la diversité de son expression, à ses évolutions
dans la vie des collectivités mais aussi des individus qui prédomine dans l’argumentaire pro-jupe.
Le repli masculiniste et essentialiste y tient une place marginale. On pourrait l’illustrer par la
réaction de Pascal, 46 ans, ancien militaire, qui porte la jupe depuis 23 ans, et déclare : « Ici les
femmes ont le droit de tout nous prendre, jusqu’au nœud papillon. Mais nous n’avons pas le droit
de reprendre ce qui nous a toujours appartenu »254.
Mais très souvent, au contraire, l’exemple donné par les femmes inspire le plaidoyer pour la
jupe masculine : « Il n’y a que 30 ans, l’idée d’une femme en pantalon semblait inacceptable.
Gageons que d’ici dix ans, la jupe pour homme sera devenue banale »255. La lutte des femmes est
donc vue comme exemplaire. Les défenseurs de la jupe masculine ont une bonne connaissance de
l’histoire politique du pantalon, mentionnent pour certains la réglementation. « Un homme peut
porter des jupes tout en restant mec. Les femmes ont su nous montrer qu’elles savaient rester
femmes tout en portant des pantalons, alors qu’elles ne pouvaient en porter il y a un siècle » 256
(Jérôme).
« Aujourd’hui, les femmes sont libres de porter tous les types de vêtements, même ceux
considérés comme typiquement masculins, sans que cela ne trouble personne. Alors, comment être
contre les jupes pour hommes ? »257
Le président de l’association Hommes en jupe évoque le rôle des féministes : « Les femmes ont
combattu pour porter le pantalon, nous faisons de même avec la jupe. Les féministes des années
soixante revendiquaient que l’on pût être femme en pantalon. Pourquoi les hommes ne seraient pas
des hommes en jupe ? »258
Jérôme Salomé, le fondateur du mouvement pro-jupe en France, la trentaine, salarié dans
l’immobilier, fait lui aussi référence au féminisme : « il est logique que, dans un pays qui
revendique une tradition démocratique, l’homme veuille disposer pleinement de son corps, sur le
modèle de la libération féminine et dans un souci égalitariste »259. Il défend le droit des hommes à
disposer de leur corps, citant le slogan des années MLF dans ses interviews.
C’est un discours un peu militant, qui ne correspond pas à la sensibilité et au vécu de tous les
hommes en jupe. Par exemple Bruno Loodts, ayant une connaissance plus approfondie du
vêtement puisqu’il crée, fabrique et vend des jupes, a une réflexion plus contrastée sur le féminin.
Il a longtemps imaginé que les femmes étaient très libres dans leurs vêtements et a été amené à
mieux décoder la connotation des jupes en cuir, courtes et étroites et à constater que les femmes en
souffraient. Il pense d’ailleurs que c’est pour cette raison que les femmes comprennent si bien les
hommes en jupe. Beaucoup d’entre elles sont tolérantes et pleines d’empathie. Bruno Loodts
(Gabrielle Loodts) déclare qu’il déteste les « camionneuses » parce qu’elles n’ont pas pu ou voulu
intégrer les deux aspects de leur personnalité. Il trouve que le féminisme est aussi moche que le
machisme, qu’il n’a plus lieu d’être, que « c’est fatiguant d’être toujours dans la revendication. La
femme ne sera jamais l’égale de l’homme, de toutes façons, puisque les hommes et les femmes
sont différents ». Il voit les féministes des années 1960-1970 comme « des femmes blessées dans
leur féminin, blessées par la société et par des hommes machos » qui étalent leurs blessures au lieu
de « se réparer et de s’afficher comme femmes complètes, indépendantes et entreprenantes ». Pour
Bruno, la jupe pousse au pacifisme et à la non-violence : « Je vois mal les soldats américains
attaquer l’Irak en jupe ». La jupe, dit-il, rend plus sensible. « Elle ne donne pas envie de taper. Elle
rend doux ». Ces propos donnent raison à John Carl Flügel, pour qui « l’anticonformisme
vestimentaire traduit naturellement un anticonformisme social et politique »260.
Le succès de la jupe masculine dépend aussi du succès de son hétérosexualisation. Corto se
montre en photo avec sa compagne. Mariés, avec enfants, abandonnés ou menacés par des épouses
qui ne les comprennent pas, ou au contraire encouragés par des compagnes appréciant leur tenue,
254
« Ces hommes qui ne portent plus la culotte », Le Point.fr, 9 juin 2008.
Site Alternative Fashion, 2007.
256
http://homeactu.com/mode/index.php/241-jupes-et-collants-pour-hommes
257
Message de lancement d’une discussion sur « La Jupe pour hommes » de Ptiougrand Clèm, 13
janvier 2006 http://www.blogg.org/blog-26535-billet-274405.html
258
Dans Léna Maraval, « Des hommes en mâle de jupe », La Nouvelle République, Poitiers, mai
2008.
259
http://www.rmc.fr/blogs/brigittelahaie.php?post/2008/04/18/actu-sexe-Des-hommes-a-laconquete-de-la-jupe http://hommes.jupe-skirt.info/
260
Le Rêveur nu… op. cit., p. 194.
52
la plupart des internautes défendant la jupe pour hommes soulignent leur hétérosexualité. Bruno
Loodts insiste sur le fait que les hommes en jupe ne sont pas spécialement homosexuels. Et même
très rarement, ajoute-t-il. D’ailleurs, les homos ont le crâne rasé, portent des tatouages, ont des
barbiches et sont hyper virils. Il estime qu’il y a de la séduction hétérosexuelle chez l’homme en
jupe et que la jupe rend plus facile le contact avec les femmes.
On peut même parler d’une tentative de virilisation de la jupe. Selon un membre de
l’association des Hommes en jupe, « la jupe exacerbe la virilité des hommes et met en valeur la
féminité des femmes ! »261
Sur internet, des hommes s’expriment pour dire leur peur de passer à la jupe. Ils ne savent pas
où en acheter, s’interrogent sur les réactions des autres, recherchent des « pantalons-jupes » ou
« jupes-pantalons », avouent leur manque de courage. Une ligne de partage se dessine entre les
« courageux », qui portent la jupe à l’extérieur, et les « honteux », qui ne la mettent qu’à la
maison, et souvent hors de la vue des enfants. Sortir ainsi vêtu en public devient comme un terrain
d’aventure, une expérience initiatique. Norma29, le 19 février 2007, envoie un message sur
internet titré : « J’AI OSÉ SORTIR ». Il s’exprime en ces termes : « En jupe depuis que j’ai
découvert ces sites de la jupe pour hommes, avant je la portais chez moi et ça m’arrivait de sortir
mais la nuit loin du monde maintenant je me fiche du regard des autres qui, peut-être, m’envient.
Messieurs, OSEZ, c’est formidable de se surpasser ! »262
Sur ce qui déclenche le passage à l’acte, les histoires sont variées. Dominique Moreau prenait à
dix ans les jupes de sa mère et s’y sentait très bien ; Bruno était, lui, minoritaire dans une école
primaire où les filles, peu après le passage à la mixité, restaient les plus nombreuses. Son désir de
porter des jupes, comme elles, est donc ancien. D’autres ont une révélation tardive, à la vue d’un
homme en jupe, en vrai – en France ou ailleurs – ou sur le net. Certains découvrent le plaisir de la
jupe à travers un jeu de travestissement, avec ou sans leur femme.
La jupe pour hommes a malgré tout du mal à s’imposer. D’où la tonalité militante du discours
associatif. Le mot genre n’appartient pas à son vocabulaire, en tout cas pour le moment. C’est
« notre droit », « notre liberté », certes. Mais malgré les efforts faits pour re-signifier la jupe, le
système de hiérarchisation des genres, le fait que la masculinisation soit valorisante, que la
féminisation soit dévalorisante et que l’homophobie s’en mêle n’est pas pris en compte.
L’érotisation de la jupe masculine est un tabou militant : la jupe ferait-elle de l’homme qui la porte
un corps pour-autrui, à l’instar du corps féminin ? Une telle « passivité » dans une relation
hétérosexuelle est-elle envisageable ? La jupe masculine, à force de se vouloir masculine, longue,
coupée dans des tissus raides, comme le denim, masque le corps et aboutit à une certaine
désexualisation. Sans doute faut-il distinguer les militants, conscients des tabous et soucieux de les
contourner sans trop choquer la morale dominante, et les anonymes, qui avouent leur goût de jupes
courtes et sexy.
Aux États-Unis, l’argumentaire prend aussi en compte l’interdit religieux, qui est formulé dans
la Bible (Deutéronome, XXII, 5) de la manière suivante : « Une femme ne portera pas un costume
masculin et un homme ne mettra pas un vêtement de femme, quiconque agit ainsi est une
abomination à Yahvé, ton Dieu ». Doit-on prendre au pied de la lettre le Deutéronome ou
l’interpréter ? Peut-on être juif ou chrétien et porter une jupe ? Des réponses très argumentées
soulagent les consciences torturées.
3 - La jupe pro-féministe
C’est à Montréal que l’on trouve sans doute le plus facilement la jupe pro-féministe, ne seraitce qu’en raison de la rareté de cette étiquette ailleurs. Le Québec a une longueur d’avance sur la
France pour le féminisme. Le multiculturalisme y crée un climat très différent, tolérant à l’égard de
comportements qui peuvent être traditionalistes ou au contraire progressistes. Les hommes
féministes y sont organisés, et se heurtent à d’autres hommes qui cachent leur antiféminisme
derrière le mot « masculinistes »263. La jupe pour hommes n’est pas fréquente dans les rues de
Montréal mais elle existe, notamment dans les milieux anarcho-punk et plus marginalement dans
les milieux « branchés ». Le vécu de la jupe pro-féministe, l’universitaire Francis Dupuis-Déri, né
en 1966, en parle en ces termes :
261
« Les hommes en jupe ! », http://www.newzy.fr/trends/on-a-repere/les-hommes-en-jupe.html (8
mai 2009)
262
http://www.blogg.org/blog-26535-billet-274405.html
263
Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri, Le Mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme
démasqué, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2008.
53
« J’ai commencé à porter des jupes lors du développement de mon féminisme, vers 1718 ans, le plus souvent à l’Université (département de science politique) ou lors de fêtes,
dans les bars, etc. Je me souviens que j’ai voulu acheter ma première jupe avec une exconjointe, mais n’en trouvant pas qui me plaisait, une amie-amante m’en a faite une
quelques mois plus tard, de type jupe longue et noire tombant aux chevilles, qui allait plutôt
bien avec le look punk que je travaillais à l’époque. Par la suite, j’ai acheté d’autres jupes :
des jupes qui pouvaient apparaître comme des kilts, mais plus courtes, que je portais avec
bas de nylon opaques gris ou noirs, et des bottes de combat ou des Doc Marten’s (bottes
punk), ou d’autres jupes longues de type indienne (de l’Inde).
Je ne me sentais pas ‘travesti’ ni ne pensais ‘m’habiller en femme’ ou me ‘déguiser en
femme’ puisque le reste de ma tenue, coiffure, etc. ne dissimulait pas que j’étais un mâle
(même avec des anneaux dans les oreilles...). Cela dit, ma motivation était consciemment
politique, soit brouiller les différences de genre, en réaction à un constat tout bête : les
hommes plus que les femmes semblent aujourd’hui contraints par la mode (c’est un peu
court, mais cela résume ma pensée de l’époque – quoi que je ne considérais pas les hommes
comme ‘opprimés’ ni ‘dominés’ par la mode et qu’il ne s’agissait pas de me ‘libérer’, mais
de contester des normes et de provoquer). J’étais sidéré par ce marqueur de socialisation
genrée, par le fait que des millions d’hommes au Québec ne penseraient jamais aller au
rayon ‘femmes’ pour s’acheter des vêtements ‘de femmes’ (sauf les curés, bien sûr, qui
portent des robes).
Je portais des jupes peut-être une ou deux fois par mois et circulais librement dans la
ville, les métros, etc. Je précise que Montréal est une ville très sécuritaire pour les hommes
hétérosexuels.
Cela dit, un ‘vrai’ homme aurait pu douter de mon identité sexuelle. Et j’ai été surpris
par la réaction de beaucoup d’amis masculins, proches ou moins proches, qui s’en donnaient
à cœur joie pour me pincer les fesses en rigolant, me demandant si je portais quelque chose
sous la jupe, et d’autres allusions grivoises de ce type (rien de tel chez mes amies femmes,
qui de toute évidence trouvaient mon choix ‘charmant’, voire pour certaines ‘séduisant’).
Par rapport aux ‘vrais’ hommes, j’en suis aussi venu à réfléchir, avant de sortir en jupe, si je
devais traverser des quartiers à risque (…). Je ne dis pas que je me suis trouvé aussi
vulnérable qu’une femme, mais j’ai eu peur, très certainement, en de rares occasions, d’être
intimidé, menacé ou attaqué parce que j’étais un homme portant une jupe. Ce qui, au final,
n’est jamais arrivé...
Depuis plusieurs années, je ne porte le paréo qu’à l’occasion, surtout à la maison, parfois
quand il y a de la visite, et parfois dans le quartier, pour des courses rapides. Là encore, je
me méfie a priori des hommes et groupes d’hommes que je croise.
Je n’ai parlé qu’une ou deux fois publiquement du port de la jupe, dans une émission de
télévision (dans les années 1990) et pour une interview dans un journal à la même époque.
Je n’en fais pas une religion, ni une ligne d’action politique collective. Depuis que je suis un
peu connu dans les milieux antiféministes comme un pro-féministe, les antiféministes et
autres ‘masculinistes’ se délectent sur des forums Internet de cette information, jouant à
mettre en doute mon identité sexuelle. Ils diffusent également des propos dégradant à
l’égard de mes pratiques sexuelles prétendues avec ma conjointe, des hypothèses quant à
mes traumatismes sexuels dans l’enfance, etc. »264.
Grâce à Francis Dupuis-Déri, j’ai pu recueillir un autre témoignage, celui de Sébastien, né en
1975. Chauffeur de bus à Montréal, ancien organisateur communautaire dans des groupes de
chômeurs-euses et d’accidenté-e-s du travail, guide interprète dans des sites historiques, il a aussi
travaillé dans un café étudiant et dans un hôpital. Un parcours un peu éclectique, à l’image de sa
formation initiale en histoire et comme luthier. Sébastien a dans sa garde-robe deux jupes, un kilt
et trois paréos. Il porte une de ses deux jupes « dans les trucs officiels comme les mariages, salons
mortuaires et soirées chics » et l’autre de façon plus « relax ». À la maison l’été et le soir, il porte
le paréo, et le kilt pour jouer au golf.
« J’ai commencé à porter la jupe à l’université alors que je fréquentais le milieu étudiant
militant et pro-féministe. Cela allait de soi et c’était une façon pour moi d’affronter la
socialisation genrée, pierre angulaire de la différenciation des sexes. Les réactions étaient
positives dans le milieu militant. […] Au départ, je faisais cela pour casser un tabou de
socialisation, aucun rapport avec une subculture musicale ou avec le fait de se référer à un
264
Courriel à l’auteure de Francis Dupuis-Déri, professeur de Science politique à Montréal, 18
août 2009.
54
modèle précis. Je ne savais même pas que des designers avaient intégré la jupe à leur
collection masculine. Comme je travaille maintenant dans un milieu où je dois porter
l’uniforme, je porte moins souvent de jupe et je n’ai pas demandé à mon employeur à en
avoir une, car je porte la jupe longue et la jupe qui vient avec l’uniforme est trop courte
pour moi. »265
Quelles sont les raisons de l’engagement « pro-féministe » de Sébastien ?
Il évoque d’abord un « bon réflexe de gauche et d’extrême gauche. […] Par la suite,
théoriser l’oppression capitaliste m’a permis de mieux comprendre les rapports sociaux. Dans
le milieu militant étudiant montréalais, plusieurs femmes se réclamaient du féminisme. J’ai
suivi un cours sur l’histoire des femmes avec une prof féministe lesbienne séparatiste hyper
cohérente qui m’a fait lire du Delphy, Mathieu et Cie. L’oppression c’est révoltant alors... Par
la suite, j’ai milité avec les femmes surtout contre les masculinistes. Depuis quelques années,
avec du recul et après avoir constaté que les féministes ne s’entendent pas sur plusieurs
questions fondamentales telles que la prostitution et l’abolitionnisme, et, étant avec une
féministe depuis sept ans, après avoir milité dans un groupe d’hommes contre le patriarcat et
compte tenu de la place que j’occupe dans ce système d’oppression, je me définis maintenant
plus comme un anti-sexiste. »266
La jupe masculine est pour le moment porteuse d’une dimension politique, même si elle n’est
pas partagée par tous ses défenseurs et simples porteurs. Une jupe féministe, multiculturelle, un
peu anar. Au Québec, la jupe est même devenue un moyen de résistance syndicale. Par exemple, le
syndicat CSN est à l’origine d’une protestation originale contre la politique vestimentaire du
CHUM (Centre Hospitalier de l’Université de Montréal) qui interdit les jeans, les casquettes, les
leggins et les chandails transparents. Un employé chargé de la réception des marchandises, qui
portait un bermuda pendant l’été 2009, a été suspendu. Par solidarité et pour gagner leur liberté
vestimentaire, les employés syndiqués portent désormais un kilt267.
4 - La jupe mystique
En 2008 paraît chez l’éditeur parisien Elzévir Et si les hommes portaient des jupes ? Une voie
vers l’anthropos, un essai de Raymond Schreiber. Les photos de son site montrent un grand
gaillard bien charpenté, la soixantaine, blond, souriant, avec blouson, bottes de cuir, jupe féminine
qui flotte doucement au niveau du genou. L’image contraste avec un profil social moins fantaisiste
et bien dans la conformité de genre puisque Raymond Schreiber est un ancien ingénieur,
responsable de l’informatique dans une société multinationale, devenu chef de sa propre
entreprise. Réservé sur sa vie privée (une « compagne chercheuse dans un domaine de pointe » et
« deux filles universitaires brillantes »), il évoque les difficultés passées d’un divorce et de
l’annonce d’une maladie grave268.
La jupe pour hommes est ici clairement dissociée de toute tentation transgenre et transsexuelle,
même si l’auteur mesure à quel point un homme en jupe doit toujours se justifier. Comme le
remarque le journaliste économique suisse, Philippe le Bé, qu’il cite : « Il est de bon aloi de
préciser que vous n’êtes ni prêtre, ni homosexuel, ni travesti, ni les trois à la fois mais que vous
aimez tout simplement porter des jupes, parce que c’est aussi agréable qu’élégant. » Philippe le Bé
raconte par ailleurs : « Un groupe de punks croisés l’été dernier n’en est pas revenu de me voir
habillé en jupe. Étonnants, ces jeunes filles et garçons à la chevelure bleue, verte et rose qui me
toisent du regard comme si j’étais un extraterrestre ! […] Finalement, porter une jupe quand on est
un homme est un excellent test pour jauger le degré d’ouverture et de tolérance de son entourage.
Une heureuse certitude : les femmes qui me semblent les plus intelligentes et les plus charmantes
(en particulier mon épouse) aiment me voir porter des jupes. Quel réconfort ! »269
Dans les années 1950-1960, se souvient Raymond Schreiber, l’envie de jupe pour un garçon
relevait de la perversion. Aujourd’hui, en trois clics de souris, le diagnostic sera celui d’une
« erreur de la nature » que pourront réparer une psychothérapie voire un processus de changement
de sexe. Raymond Schreiber ne pense pas qu’il s’agit d’un progrès, même si la culpabilité a
diminué.
265
Courriel à l’auteure, 3 septembre 2009.
Idem.
267
Éric Yvan Lemay, « En kilt au travail », Journal de Montréal, 25 août 2009. Je remercie
Francis Depuis-Déri qui m’a communiqué cette information.
268
Ces renseignements biographiques sont donnés sur son site : http://www.homme-en-jupe.ch
269
Cité par Raymond Schreiber, Et si les hommes portaient des jupes ? Une voie vers l’anthropos,
Paris, Elzévir, 2008, p. 162.
266
55
En exergue de son ouvrage, Raymond Schreiber cite le poète persan du XIIIe siècle Rûmî :
« Plusieurs chemins mènent à dieu, j’ai choisi celui de la danse et de la musique » et, à la page
suivante, il ajoute : « Moi, j’ai choisi celui de la robe et de la jupe ». La voie mystique tente le petit
Raymond dès l’âge tendre (il est né en 1948). L’auteur associe deux réactions fortes : le dépit de
ne pas pouvoir porter une jupe alors qu’il trouve ce vêtement plus joli que le pantalon, et la peine
que lui fait son curé lorsqu’il affirme que seuls les catholiques seront sauvés, vont générer une
interrogation à la fois sociale et spirituelle.
Ce qui anime la quête de Raymond Schreiber est d’abord le mal-vivre qu’il constate chez les
hommes. Il cherche la réponse dans diverses spiritualités (citons Marie-Madeleine Davy, Annick
de Souzenelle, Jean-Yves Leloup, la psychologie jungienne). Guy Corneau, grande référence des
masculinistes au Québec, est très présent dans la bibliographie, mais ne semble pas avoir influencé
l’auteur qui cite aussi Bourdieu et La Domination masculine. Au contraire, le féminisme est, pour
Raymond Schreiber, « une évolution allant dans le sens d’un meilleur équilibre des individus et
donc de la société », qui permet développer en chacun des caractéristiques féminines et
masculines. « Et si ce sont les femmes qui ont initié ce mouvement, parce qu’elles étaient
particulièrement limitées en droits et en possibilités, c’est maintenant aux hommes d’entreprendre
cette évolution car ce n’est pas parce qu’ils avaient ou ont encore plus de pouvoirs qu’ils sont pour
autant plus équilibrés »270. Une évolution qui devrait se faire par un travail intérieur plus que par le
militantisme, selon l’auteur. Il n’est pas fréquent que des hommes louent les femmes d’aujourd’hui
ou d’hier pour le travail qu’elles mènent afin de se changer elles-mêmes et de transformer le
monde. L’admiration est palpable ; citons, entre autres, l’hommage rendu à l’exploratrice et
photographe Ella Maillart qu’il évoque à travers une vieille photo la montrant prête à affronter les
pentes enneigées avec un pantalon sous sa jupe. Raymond Schreiber est également touché par le
message lancé par Yasmina Khadra, cas rare d’écrivain ayant adopté un pseudonyme féminin (les
deux prénoms de sa femme) dans un geste mêlant l’amour pour sa compagne et la solidarité avec
les femmes algériennes.
Reprenant l’image proposée par John Gray affirmant que les hommes viennent de Mars, et les
femmes de Vénus271, Raymond Schreiber, lui, pense que « nous venons du même endroit. Mais
c’est après que ça se gâte, les femmes sont envoyées en stage (centre de conditionnement) sur
Vénus et les hommes sur Mars. Depuis quelques dizaines d’années, après leur stage sur Vénus, les
femmes font également un stage sur Mars alors que les hommes, imbus de leur supériorité
martienne, n’imaginent pas qu’un stage sur Vénus pourrait leur être d’une quelconque utilité ».
C’est pourquoi les symboles vestimentaires ont leur importance. Le soutien-gorge symbolisera
ainsi l’équilibre entre la partie gauche féminine et la partie droite masculine, entre l’anima et
l’animus : il soutient un équilibre et le valorise. Tout le contraire de la cravate, qui remplace l’épée
qui pendait à la ceinture, devenue « épée nue nouée au cou ». « À chaque mouvement, elle coupe,
elle tranche, elle sépare, elle divise » 272 . Cette réflexion sur le genre emmène, par la pensée,
l’auteur jusqu’à la prison d’Abou Graib où des femmes habillées avec les mêmes pantalons que les
hommes ont, parmi d’autres sévices, imposé des sous-vêtements féminins à des prisonniers
dénudés : la féminisation comme summum de l’humiliation.
Pour Raymond Schreiber, il est temps de revaloriser le féminin, synonyme de « qualités
réceptives », sources de bonheur, de joie. Loin d’être un appel à la consommation des jupes, l’essai
plaide ainsi pour le travail d’humanisation que les hommes devraient entreprendre. Avec les jeunes
gens branchés qui arborent la jupe sans trop se poser de questions, le décalage culturel et
générationnel est manifeste.
5 - La jupe des métrosexuels
Le néologisme, d’origine anglaise, mixe le métropolitain, l’identité urbaine et la démarche de
la séduction, plus qu’une quelconque orientation sexuelle273. Car les métrosexuels sont gais, bi,
270
Ibid., p. 39.
Le best-seller de John Gray (auteur américain, né en 1951), Les Hommes viennent de Mars, les
femmes viennent de Vénus, qui date de 1992, a fait la fortune de son auteur qui décline sur le mode
des conseils en développement personnel Vénus et Mars dans diverses situations de la vie
quotidienne : sous la couette, dans une nouvelle vie, avec leurs enfants, dans leurs efforts pour
« faire durer l’amour »… L’idéologie sous-jacente est conservatrice, moralisatrice et comme on
s’en doute différentialiste à l’extrême.
272
Et si les hommes… op. cit., p. 123.
273
Le néologisme est attribué au journaliste Mark Simpson, dans un article de The Independant
paru en 1994. Le terme ne se répand que dans les années 2000.
271
56
hétéro, mais surtout, hyperconsommateurs, très attentifs à leur corps et, dit-on, narcissiques : tel est
le portrait que les années 2000 font de ces hommes d’un nouveau genre. Grands amateurs de
nouveautés, ils sont les clients tout désignés des créateurs de jupe masculine.
Bien des changements du côté des hommes rendent probable le développement de la jupe. Leur
rôle s’est transformé dans la production, la reproduction, la famille274… Les hommes sont un peu
moins identifiés à leur seule activité professionnelle. Les mobilités plus ou moins forcées et le
risque du chômage ont d’ailleurs joué dans ce sens. Les hommes ont bénéficié plus que les femmes
de l’avènement de la société des loisirs. Ils sont plus nombreux que les femmes à avoir des
activités physiques et sportives. Ce faisant, ils se sont rapprochés de leur corps et l’habillent
différemment. C’est ainsi que l’on peut expliquer le succès extraordinaire du look sportif en ville,
notamment chez les jeunes qui ne supportent plus les contraintes vestimentaires. Leurs pieds
habitués aux chaussures de sport souffrent dans les chaussures de ville. Si le confort devient la
valeur suprême, on peut imaginer qu’il conduise au vêtement ouvert, surtout dans la mode estivale.
Avec les femmes qui ont gagné en autonomie, des ajustements sont nécessaires. Par exemple, les
hommes achètent de plus en plus leurs vêtements seuls et y accordent plus d’importance qu’avant.
La presse masculine se charge de les acculturer, leur délivre des conseils sur leur look et estime
qu’il y a des alternatives acceptables au genre viril. À chacun de trouver son genre, son style,
« l’accord entre le genre qu’on incarne par le biais de ses particularités physiques et ce qu’on est
plus profondément, qui prend le dessus275 ». Avant tout, qu’il s’agisse de produits culturels ou de
beauté, les hommes représentent un nouveau marché.
Leur révolution esthétique a commencé. Ce fut une longue marche que celle de la conquête des
cosmétiques 276 . La Révolution avait voulu des citoyens à l’apparence neutre, sérieuse,
« naturelle », comme à Sparte où les cosmétiques étaient interdits. L’hygiénisme a permis
quelques progrès pour l’entretien des ongles, des cheveux, de la barbe ou de la moustache. En
1931 paraît la première publicité pour une crème pour hommes (Nivea). En 2002, les produits pour
hommes représentent 10 % du total des ventes en cosmétiques. Il ne s’agit plus seulement de
classiques parfums ou baumes après-rasage, mais aussi de poudre, de crème dépilatoire, etc. Dans
les années 1980, le culte des apparences, du corps prend de l’ampleur. Des hommes de plus en
plus nombreux recherchent « la forme », puis le « bien être », mais aussi, la « beauté ».
Du côté lingerie, de grands changements apparaissent également. Hom vend maintenant le
shorty, le slip et le string pour hommes en dentelle grise ou violette. Et d’autres marques
s’orientent vers des dessous sexy. Pour en faciliter la vente, les femmes sont mobilisées. Les
arguments sont encore un peu volontaristes si l’on en juge par les réactions des internautes. Ainsi,
Linda ne manque pas d’enthousiasme : « Marre des caleçons Arthur ou des slips à motifs
provençaux que ton chéri s’obstine à porter depuis 10 ans ? Envie de lui trouver des dessous sexy
et délicats pour qu’il arrête de piquer dans tes tangas ? Hourra ! Nous avons trouvé la solution : la
lingerie féminine, pour les hommes ! […] Les hommes sous prétexte qu’ils ont des poils et qu’ils
font chier le monde depuis environ 100 000 ans doivent-il être condamnés aux couleurs tristes et
matières sport pour le restant de leur vie ? Il est peut-être temps de les laisser savourer, eux aussi,
le plaisir de la belle lingerie. Non ? »277
C’est sans doute l’attitude face au poil qui est la plus révélatrice des transformations en
cours278. L’épilation masculine est en effet en pleine croissance, même l’intégrale de plus en plus
fréquente. Il semble qu’en Amérique du Nord, 75 % des filles et 57 % des garçons s’épilent les
parties génitales279. Comme un « ultime voile pudique » qui est levé ? Ce qu’il faut souligner est la
mixité de la pratique qui avait connu ses premiers développements pendant les Années folles. La
« pilophobie » actuelle fait converger plusieurs phénomènes : la diffusion massive du porno, où
dominent les corps épilés, l’hygiénisme, le fantasme des corps prépubères, et l’horreur maladive
des poils qui porte le doux nom d’acomoclytisme…
274
Nous évoquons ici les transformations récentes. Sur la période précédente, voir André Rauch,
Le Premier Sexe. Mutations et crise de l’identité masculine, Paris, Hachette, 2000.
275
Christine Castelain Meunier, Les Métamorphoses du masculin, Paris, PUF, 2005, p. 63.
276
Audrey Robin, Une sociologie du « beau sexe fort ». L’homme et les soins de beauté d’hier à
aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2005.
277
http://www.madmoizelle.com/page_lingerie-dhomme-au-feminin_2008-07-02.html
278
Jean Da Silva, Du velu au lisse. Histoire et esthétique de l’épilation intime, Paris, Complexe,
2009.
279
Enquête québécoise citée par Richard Pulin et Amélie Laprade, « Hypersexualisation,
érotisation et pornographie chez les jeunes », www.sisyphe.org, mars 2006.
57
Si l’attention au corps est en progrès, il reste des marchés à conquérir. Par exemple, la
recherche pharmaceutique en phlébologie masculine a constaté que le port du pantalon, qui permet
de cacher les défauts des jambes, pousse les hommes à négliger leurs problèmes de circulation
sanguine280. L’énorme succès de la musculation montre bien que les changements esthétiques du
côté des hommes ne peuvent être perçus comme une féminisation. Le muscle est de rigueur sous
les tee-shirts moulants, un signe distinctif gai qui s’est vite hétérosexualisé.
Le métrosexuel est le client idéal de la jupe pour hommes. Le footballeur anglais David
Beckham, qui incarne ce nouveau genre de masculinité, s’est par exemple montré en jupe, avec un
sarong de Jean-Paul Gaultier, en 1998. Mais le métrosexuel n’est qu’une figure parmi d’autres de
la masculinité contemporaine, marquée par une polyculture foisonnante.
Certes, face à ces changements, une masculinité défensive se dessine, sans vraiment annoncer
la couleur, au nom des pères divorcés, par exemple. Elle conduit des hommes à faire de la
surenchère dans la virilité, à refuser tout questionnement sur les identités et les rôles sexuels.
Parmi eux, se trouvent des militants qui se réfèrent à l’idéologie d’extrême droite et/ou à la
religion. Ils trouvent légitime le recours à la violence. L’homme en jupe représente pour eux
l’inversion des rôles, perçue comme une menace pour l’ordre social. C’est la figure du traître,
portée par un discours lustré par les ans, si vieux qu’il en paraît presque sage, à la manière des
dictons. La composante homophobe de cette attitude est essentielle, à part égale sans doute avec le
sexisme. Quelques plumes se joignent au concert pour déplorer le « déni de la différence
sexuelle » dont tout changement favorable aux femmes ou aux homosexuels semble être le
symptôme281.
Peut-on dé-genrer un vêtement ? L’exemple du pantalon, issu de l’univers de la masculinité,
montre que oui. Alors, pourquoi pas pour la jupe ? Bien des verrous ont sauté. Selon Frédéric
Monneyron, spécialiste littéraire de la mode, « la jupe masculine est un combat perdu d’avance. Si
les penderies des hommes contiennent de plus en plus de matières autrefois réservées aux femmes,
les formes de vêtement typiquement féminines n’y sont que très minoritaires. C’est bien la femme
qui a annexé le costume masculin et non l’inverse »282. Mais l’avenir nous surprendra peut-être. En
2009, la tendance unisexe revient, évocatrice des années 1960, comme si elle s’inscrivait dans une
continuité. Significativement, Jean-Paul Gaultier devient le « réinventeur de la jupe pour
hommes » 283 , l’histoire des parures masculines anciennes est mieux connue. Tout conspire à
l’arrêt de la Grande Renonciation.
6 – La traversée des genres
La jupe masculine contemporaine est fermement dissociée du travestissement, lequel suppose
le choix d’une jupe de genre féminin, pour un temps ou pour toujours. Les hommes en jupe
évoqués jusqu’à présent tiennent visiblement à leur identité masculine. Leur manière
d’accessoiriser leur jupe ne laisse pas de doute sur leur genre. Ils contribuent toutefois à une
évolution des codes qui caractérisent la masculinité et font ainsi bouger l’ensemble du système de
genre. Il faut pourtant s’arrêter sur le fait que, parfois, l’argumentaire en faveur de la jupe
masculine dérape vers le rejet de la jupe féminine des hommes efféminés, travestis, drag queens,
homosexuels… Pour ranger un peu ce méli-mélo et rompre avec ces amalgames cimentés par la
méconnaissance et les préjugés, essayons de mieux cerner ces jupes alternatives...
Laissons de côté le kilt, compatible avec une image masculine. La virilité du leader
charismatique de l’extrême droite autrichienne, Jörg Haider, n’est pas questionnée lorsqu’il laisse
paraître une photographie qui le montre, tout sourire, soulever sa jupe des deux mains pour
découvrir ses genoux. L’image n’a pas échappé à la sagacité de Gérard Lefort dans Libération284.
Certes, c’est un kilt, manière de célébrer le rapprochement de la Carinthie et de l’Écosse, nous diton. Les initiés, informés de son homosexualité, peuvent y voir un deuxième degré. Le kilt est bien
présent dans les milieux homosexuels mais dans une nouvelle culture des apparences centrée sur le
stéréotype viril, le body building, le tee-shirt moulant les pectoraux... Le kilt, dans ce contexte,
surtout s’il est ultracourt, met en valeur un corps qui sera jugé viril. Le milieu gai n’est pas
particulièrement favorable à l’abandon des fétiches de la masculinité. Dans les années 1980 et
1990, les styles qu’il a couvés et même exportés, ont plutôt tendance à les exalter.
280
Ibid., p. 79.
Entre autres, Michel Schneider, La Confusion des sexes, Paris, Flammarion, 2007 ; Alain Soral,
Vers la féminisation ? Démontage d’un complot antidémocratique, Paris, Éditions Blanches, 2009.
282
http://www.francesoir.fr/enquete/2009/07/23/mini-jupe-societe.html
283
Joël Morio, « Quand hommes et femmes se chipent leurs tenues », Le Monde, 31 mai 2009.
284
« Au bonheur de Damme ? », Libération, 22-23 novembre 2008.
281
58
C’est à la faveur de l’émergence de la sensibilité et de la culture queer, à la fin du XXe siècle,
que l’on se rappelle que la révolte de Stonewall à New York (rafle de la police dans un bar gay le
27 juin 1969), considérée comme la date de naissance des luttes de libération homosexuelle,
concerne pour l’essentiel des « girls » en robe et talons hauts, comparables aux drag queens
d’aujourd’hui. Le drag – le travesti en étant une mauvaise traduction en français – est une
composante essentielle de la scène homosexuelle, depuis fort longtemps 285 . Mais le statut des
« folles » change au fur et à mesure que le mouvement de libération homosexuelle s’affirme. Refus
du cliché homophobe, recherche de l’indifférence plus que de la différence, besoin de
respectabilité et d’intégration, il y a un peu de tout ça dans ce changement d’attitude, qui n’est
toutefois pas général286. Mais il a sa logique, si l’on suit le raisonnement d’André du Dognon, qui
témoigne de la vie homosexuelle dans l’entre-deux-guerres : « c’est le modèle qui se rapprochait le
plus de la femme qui plaisait », remarque-t-il. Ce modèle devient, selon lui, caduc après mai 68,
quand les hommes conquièrent la liberté sexuelle et vestimentaire : « Aujourd’hui, c’est différent,
dit-il en 1981, « il y a une espèce de tiers sexe ! Vous n’avez plus besoin d’imiter les femmes
puisque vous pouvez porter des boucles et vous habiller comme vous voulez ! Quand on a le droit
de porter des manches à gigot ou des pendentifs, on n’a plus besoin de faire sa folle »287. Les
folles, arborant une féminité provocante, ne disparaissent pas – les années 1970 ont leurs
Gazolines (hyperactives au Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et leurs « folles
lesbiennes » (autour de Patrick Cardon) –, mais sont marginalisées et parfois stigmatisées dans les
années 1980.
Leur retour dans les années 1990 est très remarqué. Les drag queens s’imposent en effet
visuellement dans les marches de la fierté LGBT (lesbienne, gaie, bi et trans). Priscilla, folle du
désert, film australien de Stephan Elliott (1994), contribue à leur succès médiatique. Les Sœurs de
la Perpétuelle indulgence s’autorisent aussi un travestissement spectaculaire en empruntant aux
religieuses leurs robes et leurs cornettes. L’idée d’abandonner le pantalon, d’enfiler l’uniforme
religieux, associé à un maquillage carnavalesque est venue des États-Unis. Les sœurs, en lutte
contre le sida, essaiment en France à partir de 1991. Leur follitude joyeuse est efficace pour créer
le contact dans les lieux où la prévention et la lutte contre le sida s’imposent 288. Citons aussi
Cleews Vellay, « présidente » d’Act Up-Paris, Miss en robe rose à la Lesbian and Gay Pride de
1993.
Aux Universités d’Été Euroméditerranéennes Homosexuelles de Marseille, des ateliers
informels proposent aux garçons d’expérimenter la jupe, pour quelques heures ou pour la semaine.
Ils la quittent avec le sentiment d’avoir été « initiés aux jupes » 289 , mais cela n’implique pas
ensuite une pratique régulière. Des jupes, le milieu gai en connaît depuis longtemps, en tous
genres290, pas assez toutefois pour justifier l’image homosexuelle de la jupe pour hommes.
L’amalgame entre jupe portée par un homme et homosexualité vient surtout de la confusion
entretenue entre homosexualité, travestissement et transsexualité. Dans son ouvrage sur la
psychologie des vêtements, ancien bien sûr, puisqu’il date de 1930, John Karl Flügel estime que le
désir de s’habiller comme le sexe opposé « entretient avec l’homosexualité un rapport étroit,
parfois complexe »291, mais non systématique. Les raisons du « transvestisme » – l’identification
au sexe opposé – sont, insiste-t-il, diverses et dépendent de variables sociétales. Il prédit que
« toute cette problématique des motivations et des effets de l’échange vestimentaire est une des
celles qui […] risquent d’être des plus fécondes dans le domaine de la recherche anthropologique
et psychologique »292. Cela ne sera le cas pour les sciences humaines qu’à la toute fin du XXe
285
Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, Paris, La
Découverte, 2008.
286
Cf. Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999.
287
André du Dognon (né en 1912) interviewé dans Gilles Barbedette, Michel Carassou, Paris Gay
1925, Paris, Presses de la Renaissance, 1981, p. 58-59.
288
Cf. Laurent Catherine, Olivier Touron, Les Sœurs de la perpétuelle indulgence, Paris,
Alternatives, 2006 et Daniel Welzer-Lang, Jean-Yves Le Talec, Sylvie Tomolillo, Un mouvement
gay dans la lutte contre le sida : les sœurs de la perpétuelle indulgence, Paris, L’Harmattan, 2000.
289
Entretien avec un participant de ces UEEH, Louis-Georges Tin, 19 février 2009.
290
Cf. Florence Tamagne, Mauvais genre ? Une histoire des représentations de l’homosexualité,
Paris, EDLM, 2001.
291
Le Rêveur… op. cit., p. 109.
292
Ibid., p. 111.
59
siècle, quand la pensée queer mettra en cause les conceptions dominantes du sexe et du genre. Au
même moment sera élaboré le concept de transphobie293.
C’est le plus souvent à travers la moquerie, la violence et l’insulte que se forge l’image
publique de l’homme habillé en femme. Des ordonnances de police prohibent le travestissement.
Elles sont renouvelées après la Libération : l’« ordre moral post-vichyste » 294 conduit à
l’ordonnance de police de 1949 qui prohibe les attractions ou spectacles dits de travesti comportant
le port de vêtement féminins par des hommes. La même ordonnance interdit aux hommes de
danser entre eux. Le préfet de police explique que ces spectacles « attirent une clientèle spéciale et
facilitent ainsi la perversion et les actes de débauche »295. Le ministre de l’Intérieur socialiste Jules
Moch trouve une telle prohibition si justifiée qu’il conseille aux préfets de prendre des arrêtés
concernant les communes « où de telles pratiques seraient à redouter »296.
La chasse aux travestis qui se prostituent alimente régulièrement la presse parisienne. En 1959
par exemple, un conseiller municipal de la capitale demande au préfet de police de débarrasser le
quartier de Clichy-Pigalle des travestis qui s’y prostituent. Jusqu’à une date très récente, dans les
médias, le mot travesti est associé à celui de prostitution. Travestis, transsexuels : les deux termes
sont employés l’un pour l’autre sans distinction.
Pourtant, à partir des années 1950-1960, l’opération de changement de sexe impose le vocable
de transsexuel. En France, le changement de sexe de Coccinelle, artiste de music-hall, a lieu en
1962. En 1965, Marie-Andrée Schwindenhammer fonde l’Association des malades hormonaux.
Mais pour les médecins, les travestis sont toujours des malades mentaux : « Aucune tentative ne
devrait être faite pour maintenir ces malades dans leur illusion, au moyen, par exemple,
d’opérations permettant un changement de sexe » déclare le psychiatre danois Baastrup au congrès
mondial de la psychiatrie qui se tient à Madrid en 1966297. La jurisprudence évolue dans les années
1970, reconnaissant que l’état des personnes n’est pas immuable et que la loi ne définit pas le sexe.
La transsexuelle ne devient une porteuse légitime de jupe qu’après le parcours du combattant.
Mais elle n’est pas à l’abri des regards malveillants sur le style de féminité qu’elle adopte298.
À la fin des années 1980, Ovida Delect, enseignante à la retraite et poétesse, vient lire ses
poèmes à la Maison des femmes de Paris. Cette transsexuelle qui vit avec une femme, heureuse
d’être parmi d’autres femmes, pour la plupart lesbiennes, est écoutée dans un silence respectueux
et étonné. Elle arbore une robe ultraféminine, ses ongles sont laqués de rouge, son allure contraste
avec le pantalon des habituées du lieu. Ce souvenir a certainement joué un rôle dans l’éveil de mon
intérêt pour les codes vestimentaires. Si Ovida Delect relate cette bonne soirée dans ses mémoires,
elle note qu’au festival international de films de femmes de Créteil, où est projeté en 1987 un film
de Françoise Romand sur sa vie, Appelez-moi Madame, elle est confrontée à celles qu’elle appelle
les « extrémistes féministes » qui l’accusent « paradoxalement d’apporter de l’eau au moulin des
mâles dominateurs par [son] choix de la féminité et [son] affirmation de [s’]y sentir plus libre et
plus heureuse » et leur répond, entre autres, qu’il serait « ridicule de vouloir imposer dans un
moule robotique la négation des personnalités, des impulsions profondes, pour aboutir à un
anonymat insipide, dur, ennuyeux où toutes les Psychés et Vénus deviendraient des Hercules et
des Plutons »299. Si les féministes et les lesbiennes sont partagées, elle trouve les homosexuels
« sardoniques » (dans Gai-Pied) et souligne surtout l’agressivité des traditionalistes qui l’obligent
à quitter son village.
Avec Ovida Delect, un nom de plume, la jupe fait de la résistance dans tous les sens du terme,
car résistante, elle le fut tout le temps : comme « fille manquée » face aux injonctions de ses
parents, conservateurs catholiques, puis comme lycéen face à l’Occupant. Arrêtée, elle (il à
l’époque) est longuement torturée puis déportée au camp de Neuengamme où elle survit pendant
un an, grâce à l’univers féminin qu’elle entretient en imagination. « Je revêtais des jupes, dans de
293
Cf. Gaëlle Krikorian, « Transphobie », Louis-Georges Tin dir., Dictionnaire de l’homophobie,
Paris, PUF, 2003, p.406-409.
294
Janine Mossuz-Lavau, Les Lois de l’amour, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2002.
295
Ordonnance du 1er février 1949 publiée dans le Bulletin municipal officiel de la police le 2
février 1949.
296
Lettre du ministère de l’Intérieur, vice-président du Conseil à messieurs les préfets (Métropole,
Algérie, Outre-Mer), 4 novembre 1949.
297
« Les travestis : des malades mentaux », L’Aurore, 6 septembre 1966.
298
Cf. Alexandra Augst-Merelle, Stéphanie Nicot, Changer de sexe. Identités transsexuelles, Paris,
Le Cavalier bleu, 2006, p. 111 et suiv.
299
Ovida Delect, La Vocation d’être femme. Itinéraire d’une transsexualité vécue, Paris,
L’Harmattan, 1996, p. 330-331. Le film de Françoise Romand date de 1986 (52 min.).
60
vastes territoires de liberté et d’évanescence, dans des prairies émaillées de pâquerettes et de
primevères, des maisons infiniment chaleureuses. J’étais hôtesse, l’assistante, la fiancée, la petite
mariée, la ballerine, la présentatrice de magnifiques longues robes de mode, la soignante, la mère,
l’institutrice, la poétesse, la musicienne, la guérisseuse. Je dansais dans des mousselines
onctueuses, dans des taffetas furtifs, dans des épaisseurs de gaze frissonnante. J’évoluais à contrecourant dans des épaisseurs de longs remous de satin et des caresses de tulle. J’étais une cariatide
mouvante de soie »300. La future Ovida est alors « Daisy, l’enjuponnée secrète »
Résistante à l’ordre moral et politique de l’après-guerre, Ovida Delect rejoint le Parti
communiste. Elle conquiert progressivement son droit à la jupe, inséparable de son aspiration à
changer de sexe. Au terme de son itinéraire plein de souffrance mais aussi d’optimisme, elle peut
enfin écrire : « Je suis telle que je me suis voulue » et goûter le bonheur d’être « une robe parmi
d’autres »301.
C’est en poétesse qu’elle évoque la jupe, avec une intensité exceptionnelle, d’un bout à l’autre
de ses mémoires. Sa penderie est « volière de flottances », « boudoir un peu oratoire païen,
délicatement encensé de lavande ». « Elles ont l’air, mes robes, mes jupes, dans leurs effusions
flexueuses, de remercier on ne sait quelle divinité du bonheur de m’avoir procuré la joie d’être
enfermée par leurs souffles et leurs grésillances fines. Elles ont l’air de solliciter avec ferveur que
cela se renouvelle ». Son autobiographie relève de la biovestimentaire, un sous-genre assez rare. À
chaque âge de la vie correspondent pratiques et fantasmes textiles, vus, imaginés et surtout sentis :
la présence de l’air, le rôle du vent, la diversité des matières, les effets sur l’épiderme comptent
plus que le reflet dans la glace. Robes de grand-mère, robe maternelle, robes de déguisement
enfantin, manteaux et tabliers d’écolier sur culotte courte et formant comme une robe, robes des
contes de fées, robes talaires des anges, robes antiques du « dico » (toges, pallas, stolas,
chlamydes…), soutanes qui donnent envie d’entrer en religion, robes de papier-glacé et des
vitrines, robes de chambre et chemises de nuit, « robes d’espace frôlé », « jupes en peau caressée
de prune », « mille étoffes fleuries » qui ressourcent la déportée au bord de la mort, aube bleue
portée pour les récitals de poésie, avant la transition vers le sexe féminin, longue robe blanche et
voile de la mariée, robes sublimes qui continuent de ravir Ovida Delect, à 68 ans. Pour cette
militante de la « libération humaine », la jupe est la poésie-même, la « poévie », une vision qui
transfigure la vie.
300
301
Ibid., p. 178.
« Je suis heureuse d’être une robe parmi d’autres », Ibid., p. 320.
61
Conclusion
Cléo et Mia, deux petites filles de huit et cinq ans, jouent sous mes yeux. Elles ne sont pas
habillées en pompiers ou en cow boys mais en fées, et font voleter gaiement le tissu léger autour
d’elles. Dans leur élan matinal pour se déguiser, elles ont oublié leur culotte. Cela ne dérange
personne à la maison. Sylvie, la mère de Cléo, me dit que sa fille est tellement bien ainsi qu’elle
est allée une fois à l’école sans culotte. Le problème, c’est qu’elle était en jupe. « Une fois qu’elle
s’en est aperçu, elle a dû passer la plus mauvaise journée de sa vie ». Nous compatissons, et Sylvie
me rapporte ce rêve récurrent et angoissant qu’elle avait étant petite, être sans culotte. La peur
d’être vue n’est que le prélude de la peur du viol. Cette image forte de la vulnérabilité,
profondément ancrée en elle, je la partage aussi et me demande si la conscience de la vulnérabilité
féminine, et, partant, humaine, n’est pas une des conditions d’une vie attentive aux autres, d’une
organisation sociale meilleure. La jupe peut nous mener sur une nouvelle frontière du féminisme :
la reconsidération des qualités et fonctions dites féminines, comme la philosophe Fabienne
Brugère a commencé à le faire avec la sollicitude302, leur valorisation et surtout leur généralisation
aux deux sexes. La marche vers l’égalité des sexes s’est faite selon les critères fixés par le sexe
dominant : droits, prérogatives et monopoles masculins ont été partagés, ce processus est d’ailleurs
loin d’être achevé. Le symbole vestimentaire de ce changement est le pantalon adopté
massivement par les femmes dans les années 1960.
Mais je ne ferai pas sans précaution l’éloge de la jupe. Des années de travail sur la virilisation
des femmes me préservent de ses pièges… Contre la jupe imposée, la résistance est toujours de
rigueur. Et je n’oublie pas ceux qui soulèvent la jupe. Pourquoi le font-ils ? Selon John Carl
Flügel, lumineux théoricien de la Grande Renonciation, les hommes ont dû laisser
l’exhibitionnisme aux femmes lorsqu’ils ont adopté l’uniforme bourgeois et ils ont converti
l’exhibitionnisme en voyeurisme. Les hommes n’aiment guère leur vêtement et jalousent celui des
femmes, explique-t-il, mais ils parviennent à refouler leurs désirs vestimentaires et à détourner leur
énergie vers d’autres buts, tels que le travail303. Ils auront tendance également à projeter leur désir
exhibitionniste sur leur femme, parée, en quelque sorte, par procuration. John Carl Flügel ne
mentionne pas la violence, mais elle aurait sa place comme symptôme d’une renonciation mal
vécue. La légitimation de la fantaisie vestimentaire pour les hommes, automatiquement qualifiée
de féminisation, agirait très certainement dans un sens non-violent. Des hommes en jupe le disent
clairement, estimant qu’ils peuvent ainsi laisser coexister leur part féminine et leur part masculine.
La jupe pour les hommes va dans le sens de la parure, dont certains aspects sont considérés comme
des « appâts sexuels ». C’est aussi cette évolution qu’il s’agit d’assumer.
John Carl Flügel souligne que le costume de l’homme moderne « abonde en éléments
symbolisant sa foi dans les principes de devoir, de sacrifice et de maîtrise de soi. Son habillement
relativement « fixe » est, en fait, le signe extérieur visible de son adhésion étroite au code social
(tout en symbolisant en même temps, par le biais de ses attitudes phalliques, les éléments les plus
fondamentaux de sa nature sexuelle) »304. Voilà ce contre quoi l’homme post-moderne peut se
construire, après avoir décodé la signification plus ou moins cachée des vêtements imposés. La
contestation de ces principes a déjà connu quelques épisodes importants, notamment dans les
années 1960, mais pas au point de s’attaquer vraiment à ce qui fabrique le cœur de la masculinité
vestimentaire : le port du pantalon.
Mais les femmes ont-elles envie de partager la jupe ? Rien n’est moins sûr. Toutes ne la
perçoivent pas comme une contrainte ou une obligation. Autour de moi, j’interroge des femmes
qui ont un vécu de la jupe bien différent du mien. Elles n’ont pas connu les mains qui soulèvent. Il
y a des mixités paisibles. Pour les plus âgées, élevées dans la séparation des sexes à l’école et dans
la tradition du jupon, la robe ou la jupe sont des évidences, d’ailleurs compatibles avec le pantalon,
réduit à sa fonction pratique. La jupe reste pour elles le plus beau symbole de la féminité, elle
participe à leurs jeux de séduction, leur procure un sentiment rassurant d’appartenance au genre
féminin. Comme tout le vestiaire féminin, elle est une « source de gratification incomparable »305.
Ce privilège, cadeau empoisonné, a été un dispositif important de la domination masculine, faisant
des femmes un beau sexe sans pouvoir.
« Il me semble que porter la jupe pour un homme le dévalorise. La femme serait donc
inférieure à l’homme ? Je croyais que l’on se battait pour le contraire… Eh bien, Mesdames,
302
Le Sexe de la sollicitude, Paris, Seuil, 2008.
Le pantalon est d’ailleurs, avant sa généralisation à l’ensemble des hommes, un vêtement de
travail, qui signale la pauvreté.
304
Le Rêveur nu… op. cit., p. 105.
305
Ibid., p. 192-193.
303
62
réagissez ! Et encouragez les hommes à porter la jupe si vous voulez vraiment l’égalité des
sexes »306. J’aime bien la remarque de cet internaute, Yaelo. Oui, la jupe est sexuée, sexuelle et
sexiste. Mais cela n’est pas le cas en tous lieux et en tous temps. Le changement est possible. Il a
même commencé. C’est pour le démontrer et soutenir l’universalisation de la jupe que j’ai tenté ce
livre. S’habiller n’est pas anodin. Le vêtement nous marque, nous étiquette. Les femmes et les
hommes le savent, chacun à sa manière. La contrainte n’a toutefois pas le même poids et les
mêmes conséquences. Il n’y a pas d’équivalence entre la femme en pantalon et l’homme en jupe.
La jupe pour hommes soulève des enjeux à la fois individuels et collectifs. Individuels parce
que le vêtement nous transforme, et modifie notre subjectivité. On a vu qu’il peut même devenir
un terrain d’aventure. Un homme en jupe aujourd’hui vit une expérience considérable, qui modifie
sa conscience du monde et de lui-même. Il y a là un droit individuel à défendre, car la liberté
vestimentaire n’est pas complètement assurée. Mais la jupe pour hommes va plus loin que cela. En
resignifiant un vêtement féminin, elle devient symbole de l’égalité des sexes. La réduction de la
différence des sexes devrait-elle se faire uniquement à partir du code masculin ? En admettant que
cette logique aboutisse à son terme, ce serait appauvrir le répertoire de nos vêtements et de nos
plaisirs. Le genre est relationnel. On oublie trop souvent qu’il ne concerne pas seulement les
femmes. Troubler le genre est une tâche qui incombe à tous les sexes. Ce trouble, mot-culte de la
pensée de la philosophe Judith Butler, cache en réalité plusieurs troubles307. Le trouble ou le flou
de normes et de codes moins bien définis, plus malléables et mouvants. Le trouble émotionnel,
érotique qui surgit de la transgression des normes de genre. Après le trouble vient l’éclaircie : si
les symboles peuvent passer d’un sexe à l’autre, que nous disent-ils de l’évolution des rapports de
pouvoir ? Sont-ils des indicateurs fiables de l’état d’une société ? Ou des leurres, manipulables et
manipulés ? Selon l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, la dérive du genre n’empêche pas la
« stabilité du sexe » : la domination masculine s’accommode très bien des troubles dans le
genre308.
Ce que montrent beaucoup de femmes et d’hommes auquel ce livre donne la parole, c’est le
besoin de donner, malgré tout, du sens aux vêtements. Il y a jupe et jupe… C’est vrai. Leur style,
les circonstances, les époques en font varier les significations. Le vêtement n’ayant aucune
signification intrinsèque, il est sans cesse interprété, classé interdit ou licite, étiqueté féminin ou
masculin, jugé provocateur ou modeste. Le marché a remplacé les normes qui régissaient autrefois
le vêtement identifié à la classe, au sexe, à la religion, à la localité, à la nationalité… Il y a eu
dérégulation vestimentaire. Le « tout est permis », héritier de mai 68 et de l’extension du domaine
de la consommation, a de quoi désorienter. Dans ce vide, des régulations sauvages se mettent en
place. La diabolisation de la fille en jupe et la pression sociale pour la voiler d’un foulard ou d’un
pantalon montrent la régression dont nos sociétés sont capables. La stigmatisation de l’homme en
jupe, cible pour les homophobes et les gardiens du prestige viril, est également inquiétante. Il est
logique que l’éclatement des normes et la mise en cause de ce qui les justifiait (Dieu, la Tradition,
la Nature, la Loi…) suscite parfois un certain désarroi et des besoins de réassurance 309 .
L’indifférenciation des genres – avec la liberté sexuelle dont elle est porteuse – fait peur, à tort car
elle est la seule voie de résolution de ce que l’on appelle la guerre des sexes et qui n’est rien
d’autre que le système de la domination masculine310.
Voilà tout ce que soulève la jupe ? Je voudrais aussi que le sens figuré n’écrase pas le sens
propre. Le vent qui rafraîchit les cuisses un soir d’été. L’appel du désir. La peau, au contact du
monde.
306
Message du 19 février 2006 : http://www.blogg.org/blog-26535-billet-274405.html
L’ouvrage de Judith Butler qui parut chez Routledge en 1990 a été traduit par Cynthia Kraus :
Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, préface d’Éric Fassin, Paris, La
Découverte, 2005.
308
« Dérive du genre / stabilité des sexes », Michel Dion dir., Madonna. Érotisme et pouvoir,
Paris, Kimé, 1994. Danielle Charest va dans le même sens : « Madonna ou les boucles », Ibid., p.
41-53.
309
Éric Fassin l’explique bien à propos des controverses sur le pacs, l’homoparentalité, etc. dans
L’Inversion de la question homosexuelle, Paris, Amsterdam, 2005, p. 15.
310
Janine Mossuz-Lavau, Guerre des sexes : stop !, Paris, Flammarion, 2009.
307
63
Remerciements
La longue maturation de ma réflexion sur les marques vestimentaires du genre a
profité de nombreux échanges lors de conférences, de colloques et de cours en France et à
l’étranger, du Canada à l’Australie, en passant par la Belgique, les États-Unis,
l’Angleterre... Les réactions du public, des collègues et des étudiant.e.s m’ont montré à
quel point l’objet excitait curiosité et passions et provoquait des témoignages. Je remercie
particulièrement Francis Dupuis-Déri, Sébastien et Gabrielle Loodts qui m’ont parlé de la
jupe masculine.
Grâce à la documentariste Brigitte Baron-Chevet, réalisatrice du film sur la journée de
la jupe au lycée professionnel agricole d’Étrelles, j’ai pu rencontrer des lycéennes
impliquées dans l’initiative.
J’ai bénéficié de l’aide très amicale d’Annie Metz, conservatrice de la bibliothèque
Marguerite Durand. J’ai apprécié la générosité de Sophie Grossiord et l’aide de
Dominique Revellino au palais Galliera.
Mes lectrices et lecteurs - Jack et Jacqueline Bard, Corinne Bouchoux, Sylvie
Chaperon, Frédérique El Amrani, Nicole Pellegrin et Stéphanie Sauget - savent ce que je
leur dois.
Je tiens enfin à exprimer toute ma gratitude à Louis-Georges Tin pour nos discussions,
pour ses suggestions, pour l’accueil de cet ouvrage dans sa belle collection, « Sexe en
tous genres ». Je n’oublie pas Marie-Pierre Lajot, qui a pris soin de ce livre aux éditions
Autrement.
64
Biographie de l’auteur
Historienne, Christine Bard est professeure des universités (Université d’Angers) et
membre de l’Institut universitaire de France (2000-2005).
Elle a écrit Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940 (Fayard) ; Les
Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles (Flammarion) ; Les Femmes dans la société
française au 20e siècle (Armand Colin – traduit en allemand) et dirigé ou co-dirigé Madeleine
Pelletier (Côté-femmes) ; Un siècle d’antiféminisme (Fayard – traduit en espagnol) ; Femmes
et justice pénale (PUR) ; Quand les femmes s’en mêlent. Genre et pouvoir (La Martinière) ;
Guide des sources de l’histoire du féminisme (PUR) ; Le Planning familial. Histoire et
mémoire 1956-2006 (PUR) ainsi que les numéros de la revue Clio. Histoire, femmes et
sociétés sur Femmes travesties et ProstituéEs et les numéros « Femmes et pouvoir » et
« Femmes en résistance à Ravensbrück » de la revue en ligne Histoire@Politique.
Elle
préside
l’association
Archives
du
féminisme
coordonne
le
musée
virtuel
Musea
(http://archivesdufeminisme.fr),
(http://musea.univ-angers.fr) et dirige la collection « Archives du féminisme » aux
Presses universitaires de Rennes.
65
Table des matières
Introduction
1 - La jupe, entre obligation et libération
1) Controverses sur la mode féminine
2) La minijupe, révolution des sixties
3) Le corps libéré ?
4) La jupe socialement imposée
5) La stratégie féminine en politique
6) Le Girl Power
2 – La jupe fait de la résistance
1) Jupe = pute
2) Les alternatives à la jupe : voile et pantalon
3) « Le printemps de la jupe »
4) La Journée de la jupe, le film
5) La taille 38 dans le harem européen
6) Décoder le « droit à la féminité »
3 – La jupe au masculin
1) Un nouvel objet de consommation
2) Kit argumentaire
3) La jupe pro-féministe
4) La jupe mystique
5) La jupe des métrosexuels
6) La traversée des genres
Conclusion

Documents pareils