Ce que soulève la jupe - Institut de recherches et d`études féministes
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Ce que soulève la jupe - Institut de recherches et d`études féministes
1 Ce que soulève la jupe Identités, transgressions, résistances Christine Bard Collection Sexe en tous genres 2 Sexe en tous genres Une collection dirigée par Louis-Georges Tin Le masculin et le féminin sont-ils « complémentaires » ? Y a-t-il une véritable correspondance entre le sexe (l’ordre biologique) et le genre (l’ordre social) ? Comment lutter contre l’homophobie et le sexisme ? Autant d’interrogations que suscitent les évolutions récentes de la société. Toutes ces questions qui relèvent à la fois de l’intime et du collectif, du privé et du public, constituent en bonne partie la trame de nos vies. Elles traversent les existences quotidiennes, les débats de société, les recherches scientifiques et les combats politiques. Cette collection proposée par les éditions Autrement entend donc se faire l’écho pour un large public d’une réflexion jusque là réservée aux chercheurs (sociologie, histoire, études gaies et lesbiennes, gender studies, etc.) et aux militants (mouvements féministes, mouvements gais, lesbiens, bi et trans). Elle entend mettre à la disposition du grand public des ouvrages qui rendent compte des problématiques contemporaines liées au sexe et au genre : l’égalité hommes-femmes, l’égalité homos-hétéros, les mouvements trans’, la virilité, la délinquance sexuelle, la queer theory, la pornographie, le cybersexe, l’homoparentalité, la morale sexuelle, la liberté sexuelle etc. Dans un domaine aussi riche et aussi complexe, marqué par des mutations de plus en plus rapides, il s’agit d’apporter un peu de lumière dans ces zones d’ombre, un peu de raison dans des débats souvent passionnels, quitte à jeter parfois le trouble dans les certitudes individuelles et dans l’Ordre Symbolique du Sexe et du Genre... *Ancien élève de l’École normale supérieure, spécialiste des questions de sexe et de genre, Louis-Georges Tin a dirigé en 2003 le Dictionnaire de l’Homophobie aux Presses Universitaires de France. Depuis 2004, il préside le Comité IDAHO qui organise chaque année la Journée mondiale de lutte contre l’homophobie, célébrée dans plus de 50 pays à travers le monde. Coordination éditoriale : Marie-Pierre Lajot. Copyright 3 « Quand une femme se met à écrire… elle constate sans cesse qu’elle a envie de changer les valeurs établies : rendre sérieux ce qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui lui semble important. Et naturellement, le critique l’en blâmera » Virginia Woolf, « Les femmes et le roman » (1929)1. 1 In L’Art du roman, Paris, trad. Rose Celli, Seuil, 2009, p. 95. 4 Introduction Ce livre sur la jupe s’est imposé à moi alors que j’écrivais une histoire politique du pantalon depuis la Révolution. La jupe a envahi l’actualité, bousculé mon agenda, et pris le pas sur un pantalon qui a beaucoup perdu, aujourd’hui, de sa force subversive, lorsqu’il est porté par une femme. On ne peut en dire autant de la jupe pour hommes… Face à la jupe, ma grille de lecture est la même que celle qui me mobilise avec le pantalon. Son postulat est que les vêtements et leur genre – féminin, masculin, neutre– sont politiques. Ils facilitent notre identification comme homme ou femme, avec toutes les conséquences que l’on imagine dans une société réglée par la domination masculine. Ainsi, en 1800, une ordonnance de la Préfecture de police de Paris interdit aux femmes de s’habiller en homme. Elle n’est toujours pas abrogée. À l’école, avant 1968, le pantalon était interdit aux filles, sauf quand il faisait très froid, mais dans ce cas porté sous la jupe. Bien des entreprises aujourd’hui imposent la jupe à leur personnel féminin. Ces observations sont pour une féministe d’une absolue banalité. La liberté de porter le pantalon a été une lutte épique, soutenue par des femmes courageuses et talentueuses, George Sand 2 étant la plus célèbre, et systématiquement dénigrée par d’innombrables caricatures antiféministes. Cette insistance révèle l’importance de l’enjeu symbolique. Porter la culotte ou le pantalon, c’est avoir le pouvoir. Et ce pouvoir, les femmes l’ont voulu, ne serait-ce que pour décider de leur vie. Le pantalon peut donc être considéré comme un symbole politique, dès lors qu’avec les sans-culottes, il devient signe d’une citoyenneté… dont les femmes sont privées. Pour les féministes du début du XXe siècle, il représente les valeurs révolutionnaires : la liberté, l’égalité, la fraternité. Mais les femmes restent engluées dans l’Ancien régime vestimentaire qui les condamne à la compétition esthétique et aux folies de la mode. L’idéal qui s’impose à partir du e XIX siècle est celui d’un double standard pour les hommes et pour les femmes, ce qui implique pour le sexe fort une « Grande Renonciation » aux mœurs vestimentaires qui prévalaient jusque là3. Cette grille de lecture que propose en 1930 le psychanalyste anglais John Carl Flügel, auteur de l’expression « Grande Renonciation », reste très pertinente aujourd’hui pour interpréter les conduites vestimentaires des deux sexes. Emblème de la masculinité occidentale des deux derniers siècles, le pantalon est aussi tout simplement un vêtement pratique, utilisé depuis des temps immémoriaux pour travailler la terre et monter à cheval. Sa présence est forte dans les zones les plus froides du globe. Il n’est pas toujours le monopole des hommes, comme le montrent les pantalons féminins portés en Chine, en Turquie ou au Maghreb. En Occident, il devient monopole du sexe dominant, et se trouve associé à la virilité par un grand nombre d’expressions et de dictons populaires. Il met d’ailleurs l’accent sur le sexe, comme le souligne la psychanalyste Eugénie Lemoine-Luccioni. La fermeture du pantalon, avantage considérable, se fait au niveau de la braguette, « point chaud du vêtement masculin ». « Alors que chez les femmes, le sexe est caché (certains disent qu’il n’y a rien à montrer) : mais la poitrine s’exhibe. Ce qui a été dit de la braguette peut être dit du décolleté féminin : c’est le point chaud du vêtement »4. Et la jupe ? Elle symbolise depuis très longtemps le genre féminin. Son emploi métonymique est fréquent ; le dictionnaire nous le rappelle, pour la jupe (on trouve « se brouiller avec une jupe » chez Balzac), comme pour le jupon (« courir le jupon », « aimer le jupon »)5. Jupe est aujourd’hui définie comme une « partie de l’habillement féminin qui descend de la ceinture à une hauteur variable ». Son genre est donc fixé. Rien ne reste donc de son origine arabe, « djoubba », robe qui 2 Simone Vierne, « Les pantalons de Mme Sand », Frédéric Monneyron dir., Vêtement et littérature, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2001. 3 À la fin du XVIIIe siècle « se produisit un tournant des plus notables dans l’histoire du vêtement, un de ces événements dont nous pouvons encore constater les conséquences aujourd’hui, un événement, enfin, qui aurait mérité de passer moins inaperçu ; les hommes renoncèrent à leur droit d’employer les diverses formes de parure brillantes, gaies, raffinées, s’en dessaisissant entièrement au profit des femmes […]. C’est pourquoi on peut le considérer comme « la Grande Renonciation Masculine » sur le plan vestimentaire. L’homme cédait ses prétentions à la beauté. Il prenait l’utilitaire comme seule et unique fin » écrit John Carl Flügel, Le Rêveur nu. De la parure vestimentaire, 1933, traduit de l’anglais (The Psychology of Clothes), Paris, Aubier, 1982, p. 102103. 4 Eugénie Lemoine-Luccioni, La Robe. Essai psychanalytique sur le vêtement, Paris, Seuil, 1983, p. 70. 5 Le Robert, édition 1985. 5 selon les régions est portée par les femmes ou par les hommes6, et que le Prophète a portée7. Le mot est passé par la Sicile (jupa, 1053) et Gênes (juppum, 1165). On a bien oublié son sens médiéval (XIIe siècle) de pourpoint d’homme avec de longues basques. Pour les femmes, la jupe désigne d’abord un vêtement de dessous composé de deux pièces : le corps de la jupe (corsage) et le bas de la jupe (allant de la taille aux pieds). Le sens moderne de jupe, partant de la taille, ne date que du XVIIe siècle. « Cotillon » et « cotte » (la courte jupe paysanne) vont alors tomber en désuétude 8 . « Jupon » (daté de XIVe siècle) a également eu le sens de tunique d’hommes à manches. C’est seulement en 1680 qu’il devient une jupe de dessous, mais son sens le plus ancien perdure jusqu’au XIXe siècle. Cette exploration philologique n’est pas inutile : elle montre combien le genre attaché au vêtement a changé, et semble indiquer une volonté de distinction des sexes (à travers les mots du vêtement) finalement assez tardive. La polysémie et le mélange des genres sont encore plus marqués pour la robe. La robe, mot d’origine germanique, rauba (butin), désigne « un vêtement qui couvre le corps »9. Son premier sens renvoie à l’habit masculin antique et oriental. Les jeunes Romains atteignant l’âge adulte adoptent la toge virile. Prendre la robe, c’est devenir moine (XIIe siècle). L’Ancien Régime oppose la noblesse de robe à la noblesse d’épée. Des robes masculines traversent les siècles jusqu’à nos jours pour les gens de justice et les universitaires dans l’exercice de certaines de leurs fonctions. La robe des jeunes enfants pour les bébés ou le baptême n’a pas de genre, c’est la prise de la première culotte qui distinguera le garçon de la fille. La robe de chambre (1596), la robe de nuit (1462) sont partagée par les deux sexes. Le premier sens donné à la robe est donc celui d’un vêtement long pour les deux sexes, qui sera porté de l’Antiquité jusqu’au XVIe siècle. C’est à partir du XIIe siècle que le mot robe désigne aussi le vêtement féminin de dessus d’un seul tenant, avec ou sans manches, et d’une longueur variable. Aujourd’hui, c’est la jupe plus que la robe, moins fréquente, qui symbolise la féminité vestimentaire. [ILL1 : Légende : Carte postale couleur, « Les proverbes. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » (coll. particulière)] La jupe masque, elle cache le sexe des femmes, a-t-on dit. Mais contrairement au pantalon, fermé et protecteur, c’est un vêtement ouvert, et même très ouvert car, pendant longtemps, les femmes n’ont pas porté de sous-vêtements fermés. Les culottes étaient soient inexistantes, soient largement fendues. C’est seulement au début du XXe siècle que le sous-vêtement fermé se répand. Une carte postale grivoise de cette époque synthétise bien les avantages de la culotte fermée : « On se sent mieux chez soi ! », s’exclame une jeune femme qui a adopté le nouveau sous-vêtement. Les médecins hygiénistes abondent dans son sens (la culotte ouverte accueille facilement les microbes) de même que les moralistes, pour qui la culotte fermée est plus correcte avant le mariage10. Face à elle, un homme, en uniforme, lui fait comprendre que nulle femme n’est à l’abri de la convoitise masculine. Il menace : « Les portes les plus fermées peuvent être fracturées ». La fracture évoque la possibilité du viol, sans doute aussi l’éventualité d’un dépucelage brutal. Le soldat qui a le dernier mot préfère les portes – les culottes – et les femmes ouvertes. Le dessin renforce le texte, opposant le soldat sur-habillé et casqué et sa proie en déshabillé (jeune naïve, femme de petite vertu, « émancipée » ?). Leurs regards qui ne se rencontrent pas annoncent un échange inégal : elle 6 Djoubba, en arabe dialectal contemporain, renvoie à plusieurs robes, selon les régions : robe féminine, dessous de robe féminine ou robe d’homme en Tunisie (ressemblant à la gandoura algérienne). Je remercie Dalila Morsly qui m’a guidée dans cette exploration sémantique. 7 Reinhart Dozy, Dictionnaire détaillé des noms de vêtements chez les Arabes, rééd., Beirut, Librairie du Liban s.d., p. 108-109. Selon cet orientaliste hollandais, plusieurs sources concordent pour appeler djobbah l’habit porté par le Prophète en voyage. Cet habit n’est pas perçu comme féminin par les Occidentaux qui le comparent à une longue veste ou à une robe de chambre. 8 Mais pas partout. En patois du Nord, on parle de cottes pour désigner la jupe. 9 Cette étymologie est un peu étrange et pas complètement élucidée. Rauba (attesté en 1155) a conservé le sens de butin, rapine (et a donné dérobé) et a désigné dans le même temps le vêtement. Peut-être s’agit-il du vêtement en tant que butin (Dictionnaire historique de la langue française). 10 Farid Chenoune, Les Dessous de la féminité. Un siècle de lingerie, Paris, Assouline, 1998. 6 lui parle en le regardant dans les yeux, il lui répond les yeux baissés vers ses appâts. Il se « rince l’œil » (l’expression est d’époque) sur des « dessous » destinés à être montrés. Le bas baissé suggère que de toutes façons, la « porte » ne tardera pas à s’ouvrir ou à être ouverte11. Avec ou sans dessous, la jupe vole, se soulève ou est soulevée. Sur ce sujet, on a bien entendu le point de vue d’Alain Souchon, fixé par Le Robert comme exemple d’emploi du mot jupe. « Rétines et pupilles, / Les garçons ont les yeux qui brillent / Pour un jeu de dupes : / Voir sous les jupes des filles, / Et la vie toute entière, / Absorbés par cette affaire, / Par ce jeu de dupes : / Voir sous les jupes des filles. / Elles, très fières, / Sur leurs escabeaux en l’air, / Regard méprisant et laissant le vent tout faire, / Elles, dans l’suave, / La faiblesse des hommes, elles savent / Que la seule chose qui tourne sur terre, / C’est leurs robes légères » 12 . Cette délicieuse chanson en utilisant jupe au pluriel renvoie à toute une nostalgie un peu libertine, à la Fragonard, jupe et jupons (le tout formant les jupes à partir du XVIIe siècle) s’envolant au rythme de la balançoire… L’exemple choisi par les dictionnaire est d’ailleurs « relever, trousser ses jupes ». Mon point de vue de femme peut rejoindre celui d’Alain Souchon, mais il est aussi informé par le vécu. C’est un souvenir d’enfance. Le jeu des garçons dans la cour de récréation de l’école primaire consistait à soulever les jupes des filles. Il fallait courir plus vite qu’eux pour y échapper. Pour diminuer l’humiliation, je portais un short au-dessus de ma culotte, comme une double cuirasse. C’était le début des années 1970. Les militantes du Mouvement de libération des femmes commençaient à ranger leurs jupes et passaient au pantalon. La mode unisexe témoignait de cette actualité politique. Il est facile de faire l’expérience par soi-même : porter une jupe implique le corps et la conscience du corps beaucoup plus que le pantalon. Une photographe féministe allemande, Marianne Wex, a pris des milliers de photographies d’hommes (en pantalon) et de femmes (en jupe ou en robe) dans l’espace public. Elle montre les femmes genoux serrés, jambes croisées, occupant un minimum d’espace, quand les hommes, eux, écartent les cuisses proportionnellement à leur degré d’adhésion à la norme virile et prennent le maximum d’espace13. Font exception à la règle les femmes des milieux populaires, entre elles, d’un certain âge, pendant le temps de leurs loisirs. Elles ne se gênent pas pour placer leurs jambes comme elles le veulent. Le sociologue Pierre Bourdieu, dans La Domination masculine, en 1998, voit bien l’intérêt de la jupe pour démontrer l’importance de l’incorporation des normes. La féministe Madeleine Pelletier (18741939) disait déjà la même chose, elle qui risquait la stratégie la plus radicale qui soit : la virilisation des femmes14. Madeleine Pelletier regrettait d’être née femme. Habillée de vêtements masculins, elle aimait passer pour homme. Bien des femmes, dont nous ne connaîtrons jamais le nombre, ont opté pour le sexe opposé. L’attrait pour le pantalon, pour l’uniforme souvent accompagnait leur désir de liberté et d’aventure15. Madeleine Pelletier n’était guère entendue. Sa pensée dérangeait et gêne encore, aujourd’hui, celles et ceux qui, trop rares, la connaissent. Renoncer à la « féminité » ? Le sacrifice paraît impossible. Les femmes d’aujourd’hui sont citoyennes, peuvent porter les armes et contrôler leur fertilité, mais renâclent face à la perspective d’une Grande Renonciation aux parures féminines. Ce qui laisse toute sa modernité à l’appel d’Olympe de Gouges, auteure de la Déclaration des droits de la 11 « Les Proverbes. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée », anonyme, s.d. probablement pendant la guerre de 1914-1918, carte postale couleur, BMD. Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée est le titre d’une comédie d’Alfred de Musset. Son détournement sur cette carte postale égrillarde a l’intérêt de proverbialiser – et donc de légitimer – le message. 12 Paroles et musique d’Alain Souchon, Sous les jupes des filles, 1993. 13 Marianne Wex, Langage féminin et masculin du corps. Reflet de l’ordre patriarcal, Des attitudes révélatrices, une rétrospective de nos jours à l’Antiquité à travers 2000 documents photographiques, 1979, trad. de l’allemand, Bruxelles, Académia, 1993. 14 Cf. Christine Bard, « La virilisation des femmes et l’égalité des sexes », Christine Bard dir., Madeleine Pelletier (1874-1939). Logique et infortunes d’un combat pour l’égalité, Paris, Côtéfemmes, 1992, p. 91-108 ; Felicia Gordon, The Integral Feminist : Madeleine Pelletier (18741939), London, Polity Press, 1990 et Charles Sowerwine, Claude Maignien, Madeleine Pelletier. Une féministe dans l’arène politique, Paris, éditions ouvrières, 1992 15 Cf. Julie Wheelwright, Amazons and military Maids. Women who dressed as Men in Pursuit of Life, Liberty and Hapiness, London, Pandora, 1989. 7 femme et de la citoyenne, qui demandait en 1792 à ses concitoyennes d’ « abjurer l’aristocratie de la beauté, qui les divise et les pousse à médire les unes des autres »16. Grâce à Olympe de Gouges, grâce à Madeleine Pelletier, les femmes, en France, ont aujourd’hui la liberté de se poser cette question futile au réveil : jupe ou pantalon ? Mais cette question que seules les femmes se posent est-elle réellement futile ? Celles qui passent de l’une à l’autre savent très bien qu’elles ne vivront pas la même journée selon qu’elles auront choisi la jupe ou le pantalon. Aujourd’hui, en France, les femmes portent généralement les deux types de vêtements. Il suffit de se poster à la terrasse d’un café et d’ouvrir les yeux pour constater que le pantalon est très majoritaire. Au collège, il règne en maître absolu. Les filles, dit-on, n’osent plus mettre de jupe : curieuse évolution que celle de ce vêtement ordinaire il n’y a pas si longtemps imposé aux filles du même âge, et aujourd’hui déplacé dans l’espace scolaire. La perception du vêtement ouvert, montrant les jambes, s’est inversée en quelques années. Au collège, la jupe est devenue rarissime. Les garçons ne peuvent plus soulever les jupes. La violence, pourtant, demeure. En cheminant plusieurs années durant à travers l’histoire du pantalon, j’ai changé. Moi qui avait intériorisé le pantalon « politiquement correct », j’ai recommencé à porter des jupes ou des robes, de temps en temps, pour « mettre à distance mon objet », disais-je en plaisantant. J’ai été émue par la naissance de Ni Putes Ni Soumises et frappée par sa revendication d’un « droit à la féminité ». J’ai appris l’existence d’une journée de la jupe et du respect, dans un lycée. J’ai découvert les hommes en jupe. J’ai suivi les débats sur le voile islamique, qui réactivent la controverse sur les interdits vestimentaires. Le film La journée de la jupe a achevé de me décider à témoigner de ce qui se transforme aujourd’hui et à tenter de l’interpréter. J’ai conscience du parfum suranné du propos pour celles et ceux qui, post-queer et/ou postpunks, pensent avoir tout déconstruit : le sexe, le genre, le corps, la sexualité. Peut-on s’intéresser encore à la jupe quand, avec Beatriz Preciado, on mesure mieux le tournant que nous fait prendre à tous et toutes le mouvement transgenre ? Quand une cure de testostérone peut réveiller nos libidos assoupies et nos colères rentrées ? En ayant fait cette expérience, Beatriz Preciado pense vivre, en elle, « la mutation d’une époque »17. C’est le sentiment d’une philosophe dont le métier est de théoriser. Historienne, je suis au contraire attirée par la pluralité des transformations sociales et habituée à me méfier du côté mystificateur de « l’époque ». Notre temps présent est difficile à saisir. Notre société reste malgré les médias de masse et internet une société profondément clivée socialement et subdivisée en de nombreuses tribus. Des guides sont d’ailleurs nécessaires pour décoder nos multiples sociostyles18. C’est avec la volonté de prendre en compte cette diversité des sexes, des genres, des âges, des positions socioprofessionnelles, des origines, des cultures qui coexistent en France que je tente cette petite histoire de la jupe. Faut-il sauver la jupe, en voie d’être abandonnée par les adolescentes ? Faut-il soutenir Ni Putes Ni Soumises dans sa défense du « droit à la féminité » ? Faut-il aimer les tailleurs blancs de Ségolène Royal ? Et que penser du combat émergent des hommes qui portent la jupe ? Mes questions sont multiples. Je pars d’une hypothèse pessimiste mais logique, bien formulée par Pierre Bourdieu : « le marché des biens symboliques [est] dominé par la vision masculine ». « Être féminine », c’est essentiellement « éviter toutes les propriétés et les pratiques qui peuvent fonctionner comme des signes de virilité »19. Ce qui est codé féminin est dépourvu de pouvoir. Pourquoi, dans ces conditions, continuer à s’habiller de manière féminine, alors que l’empowerment supposerait une virilisation vestimentaire ? Pourquoi, aussi, aspirer à la jupe, quand on appartient au sexe dominant ? 16 Cité par Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Alinéa, 1988, p. 120 note 61 (Invitation aux dames françoises, pour la fête du maire d’Étampes). 17 Beatriz Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 21. 18 Cf. Hector Obalk, Alain Soral, Alexandre Pasche, Les Mouvements de mode expliqués aux parents, Paris, Robert Laffont, 1984 et Géraldine de Margerie, Dictionnaire du look, une nouvelle science du jeune, Paris, Robert Laffont, 2009. 19 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998, p. 106. 8 1 - La jupe, entre obligation et libération 1 – Controverses sur la mode féminine Depuis qu’elles existent, c’est-à-dire depuis le Moyen Âge, les modes ont toujours suscité des controverses20. Décrier leurs excès, leurs folies, est une attitude récurrente des pouvoirs religieux et politique. Mais à partir de la Révolution française, c’est plus spécifiquement la mode féminine qui concentre les critiques, la mode masculine adoptant pour longtemps un uniforme bourgeois qui fait peu parler de lui. Ce basculement correspond à un renforcement de la domination masculine, que résume bien le Code civil napoléonien de 1804. La mode féminine en témoigne à sa manière, qui multiplie les contraintes et les entraves. Le corset en est devenu le symbole. La crinoline, plus brièvement, sous le Second Empire, également. Il faut attendre la Belle Époque pour qu’il soit question de réformer le costume féminin. L’émergence de ce débat public est lié à la médicalisation de la société, au développement du sport et des loisirs, mais aussi à l’essor spectaculaire du féminisme. Selon Le Temps, en 1899, « théoriquement, tout le féminisme est impliqué dans la question du costume. Faut-il que la femme garde l’encombrement des jupes ou se consacre à la vie active ? […] Les vraies féministes, les intransigeantes, celles qui sont logiques avec leur principe, sont pour le costume masculin »21. Qu’un journal aussi « sérieux » que Le Temps admette cette analyse montre l’efficacité de la campagne menée depuis une dizaine d’années déjà par les militantes féministes les plus audacieuses. Hubertine Auclert (1848-1914) est de ces frondeuses, qui déploient de manière pragmatique toute une palette d’arguments. Certains sont politiques : les hommes ont uniformisé leur costume, manière de rendre apparentes les valeurs républicaines, les femmes doivent suivre cette voie si elles veulent accéder à la citoyenneté. D’autres arguments relèvent du souci biopolitique de « préservation de la race » et de relance de la natalité. En 1900, le mouvement pour la réforme du costume féminin s’en prend vigoureusement non seulement au corset, mais aussi à la jupe, aux manteaux, aux chapeaux, aux souliers portés par ses contemporaines. Défendant un vêtement adapté aux formes « vivantes, réelles et non rêvées », ce mouvement demande que l’hygiène du costume soit rendue obligatoire dans l’enseignement public et que des règlements de sécurité et de salubrité publiques interdisent le port, au moins pour les personnes mineures, de pièces de costume devant nuire au développement, à la santé, voire à la vie des individus. Elle précise bien cependant qu’elle ne désire ni l’uniformisation, ni la masculinisation du costume de la femme22. Des militantes plus radicales, telle Marie-Rose Astié de Valsayre et Madeleine Pelletier mettent également en avant les déformations et les accidents provoqués par le costume féminin. Les déformations dénoncées par les féministes mais aussi par les hygiénistes sont surtout liées au corset. Abandonné pendant la Révolution, il est revenu en force, avec une armature en lames d’acier et une diffusion plus large permise par sa fabrication industrielle. Il fabrique une silhouette en « 8 », étranglée par la « taille de guêpe » à la mode. Il existe en différentes versions : pour le matin, le soir, ajouré, pour la natation, ou souple, pour la bicyclette, pour les femmes enceintes… Généralement considéré par celles qui le portent comme une évidence universelle, il est de plus en plus contesté à la fin du siècle. Les dégâts physiques mais aussi psychologiques qu’il provoque commencent à être dénoncés. Mais cet instrument de soumission des femmes est aussi fortement esthétisé et érotisé23. Au-dessus du corset se place le cache-corset, sous lequel vient le jupon. Un jupon baleiné permet de fixer le « cul-de-Paris » (ou « pouf », « tournure », « strapontin »…). Les dessous féminins sont, c’est le moins que l’on puisse dire, compliqués. Les habillages et déshabillages exigent patience et aide extérieure24. La robe longue – c’est-à-dire traînante – est aussi mise en cause. On ne compte plus les malheureuses victimes des tramways emportées à la suite de leur robe ou de leur manteau. Attirées 20 Odile Blanc, Parades et parures. L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Âge, Paris, Gallimard, Le temps des images, 1997. 21 Cité par Hubertine Auclert, « La robe », Le Radical, 26 décembre 1899. 22 La Réforme du costume féminin. Rapport fait au congrès de l’éducation physique par Mme A. de Pischof le 4 septembre 1900, Paris, Imprimerie E. Compiègne, 1900. 23 Cf. Leigh Summers, Bound to Please. A History of the Victorian Corset, Oxford, Berg, 2001. 24 Cf. Philippe Perrot, Les Dessus et les dessous de la bourgeoisie. Une histoire du vêtement au e XIX siècle, Paris, Fayard, 1981. 9 vers le fond par le poids de leurs vêtements, les femmes sont surexposées au risque de noyade. Sans parler des flammes, comme le démontre l’incendie du Bazar de l’hôtel de ville, le 4 mai 1897. Le drame survient à Paris lors d’une vente de charité qui réunissait les élégantes donnant de leur temps aux œuvres philanthropiques. Sur un terrain vague de la rue Jean-Goujon, des comptoirs temporaires sont installés dans un décor de rue médiévale, réalisé en bois. Parmi les 116 victimes identifiées, 110 sont de sexe féminin. Si les victimes féminines sont si nombreuses, n’est-ce pas en raison du type de vêtements qu’elles portent ? Les mousselines, les taffetas, les soies, les rubans, les tissus printaniers et les chapeaux de paille ont flambé facilement. Mais une autre thèse, complémentaire, s’ajoute à cellelà : « En quelques heures, la rumeur se propage que les hommes présents au moment de l’incendie, ne pensant qu’à leur propre fuite, ont tout mis en œuvre pour se tirer des flammes, n’hésitant pas à bousculer, piétiner, user de leur force pour se frayer le passage, au détriment des femmes livrées au feu. »25 Les hommes de la haute société se seraient servis de leur canne pour se dégager plus vite, d’après des témoignages de survivantes. Est-ce la fin du rôle protecteur de l’homme, qui figure dans le code civil, mais aussi dans le code de l’honneur ? Est-ce la fin de la galanterie ? Les hommes sont-ils coupables ? Les femmes qui réclament désormais l’égalité ne sont-elles pas aussi responsables de leurs choix vestimentaires, choix, en l’occurrence, risqués ? Pour les féministes les plus radicales, l’événement plaide en faveur du pantalon, qui a aidé les hommes à fuir plus rapidement les flammes. La presse républicaine oppose la lâcheté des jeunes gens distingués à l’héroïsme des sauveteurs, issus des classes populaires. Le drame est interprété en termes de classes et cela n’est pas sans incidence sur les apparences vestimentaires : l’air du temps encourage une certaine simplicité. Les socialistes, force ascendante, voient tantôt avec colère, tantôt avec ironie, l’ordre vestimentaire bourgeois. Il y a par exemple de l’humour mais aussi une pointe de compassion dans la description du calvaire quotidien de l’oisive que fait Paul Lafargue, le gendre de Marx, dans son célèbre texte, Le Droit à la paresse : « Les femmes du monde vivent une vie de martyrs. Pour essayer et faire valoir les toilettes féeriques que les couturières se tuent à bâtir, du soir au matin, elles font la navette d’une robe dans une autre ; pendant des heures, elles livrent leur tête creuse aux artistes capillaires qui, à tout prix, veulent assouvir leur passion pour l’échafaudage des faux chignons. Sanglées dans leurs corsets, à l’étroit dans leurs bottines, décolletées à faire rougir un sapeur, elles tournoient des nuits entières dans leurs bals de charité afin de ramasser quelques sous pour le pauvre monde. Saintes âmes ! »26 Le bourgeoisisme de la mode féminine est de plus en plus contesté. On prend désormais en compte les contraintes qui perturbent la vie des femmes qui travaillent. Elles représentent plus du tiers de la population active au recensement de 1906. Au congrès international de la condition et des droits de la femme, qui se tient à Paris en 1900, le port d’un vêtement rationnel est défendu comme un droit des travailleuses et le corset critiqué, surtout pour les adolescentes27. Mais le raccourcissement de la robe est plus difficile à plaider. Hubertine Auclert milite contre les robes longues, lourdes, contraignantes et peu hygiéniques, citant en exemple la princesse de Bavière qui soutient la Ligue des robes courtes. Plus modérée, une femme de lettres féministe, Harlor, admet qu’il faut aux femmes un costume « hygiénique et pratique », mais ne veut pas renier « l’art de la parure ». Quels sont les effets de cette fronde des féministes les plus radicales ? Précisons d’abord qu’elles sont aidées par le succès que rencontre la bicyclette. Il faudra s’habituer – et ce sera très difficile – à voir des femmes en culottes bouffantes pédaler de bon cœur sur la voie publique. Et cette affaire provoquera des déluges de commentaires annonçant la dissolution de la différence des sexes, et donc la fin du monde. Mais on s’habituera. Et il faudra aussi accepter tous les changements vestimentaires qu’appellent les pratiques de sport et de loisir, de l’alpinisme à la natation, en passant par l’aviation, le canotage, la conduite automobile… Le règne absolu du vêtement ouvert pour les femmes est donc pour la première fois sérieusement mis en cause par le port de culottes de formes diverses. 25 L’événement suscite pendant un mois des commentaires dans la presse. Le romancier Paul Morand en fera une nouvelle. Cf. Michel Winock, « Un avant-goût d’apocalypse : l’incendie du bazar de la Charité », Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris, Seuil, « Points », 1990, p. 89. 26 Initialement paru dans L’Égalité, journal guesdiste, en 1881, rééd. Paris, Allia, 2007, p. 41-42. 27 Congrès international de la condition et des droits de la femme 5-7 septembre 1900, Paris, Imprimerie des arts et manufactures, 1901. 10 La jupe-culotte, mise au point à la fin du siècle (le mot date de 1896), est en théorie un compromis bien trouvé. Son succès est pourtant limité au monde sportif. Un journaliste du Matin voulant recueillir l’opinion d’un représentant de l’Église s’entend répondre qu’il faudrait plutôt consulter un médecin aliéniste pour traiter la névrose exhibitionniste des détraquées portant ce genre de « demi vêtement »28. Lorsque la maison Béchoff-David présente des modèles de jupesculottes élégantes en 1910-1911, les commentaires sont très négatifs. Quant à Paul Poiret, il ne destine pas à l’extérieur ses culottes bouffantes recouvertes d’une tunique orientalisante29. Mais le grand couturier, en revenant à la ligne Directoire, élimine le corset. Il n’est pas seul à le faire. Madeleine Vionnet, qui crée ses premiers modèles chez Doucet en 1906, l’enlève aussi à ses mannequins. Ses robes droites composent, dit-elle, un corps harmonieux et une agréable silhouette 30 . Le monde de la couture enregistre la demande de modernisation du costume et l’aspiration à un plus grand confort. La jupette est aussi une invention de la Belle Epoque, elle désigne la partie du maillot de bain féminin qui couvre le haut des cuisses. Le sport, comme pour la jupe-culotte et la culotte cycliste, produit des transformations majeures du vêtement. Révolution également du côté des « dessous », un mot nouveau qui se substitue à la fin du XIXe siècle à « linge de corps », « lingerie » et « corseterie »31. Il consacre le progrès des « pantalons féminins » (culottes ou caleçons courts) tout au long du siècle. Les Merveilleuses du Directoire l’avaient adopté sous leurs robes transparentes32. Si les femmes du peuple n’en portaient pas, les femmes des milieux aisés s’en munissaient dans leurs déplacements, particulièrement si elles montaient à cheval, mais aussi pour aller au bal ou patiner. Le sujet offensait la légendaire pudeur des dames du XIXe siècle qui appelaient ce pantalon féminin « tuyaux de modestie », « indispensables » ou encore « inexpressibles ». La précaution du vêtement fermé s’imposait sous le Second Empire pour celles qui prenaient le risque de la crinoline. Les danseuses de cancan et de chahut, qui soulevaient leur jupe et levaient haut la jambe, avaient tout intérêt à adopter le pantalon 33 . La Belle Époque marque donc une étape importante dans la démocratisation du pantalon féminin. Sous sa forme fermée, il est recommandé aux jeunes filles comme l’indique une chanson d’Yvette Guilbert, Le P’tit modèle (1892) : « Elle voulait pas, avant l’mariage, / Quitter ses pantalons fermés ; / Ça vous prouv’ bien qu’elle était sage / Sa mère ayant su la former ». La culotte ouverte est en revanche jugée plus érotique. La chanson d’Amelet sur Les Pantalons de la femme est explicite sur les deux âges du pantalon : « Le pantalon blanc de la fillette / C’est le nid qui tient réchauffé / En l’protégeant dans sa cachette / L’oiseau qui commence à s’plumer ». Puis vient « Le pantalon de la mariée / C’est du ch’min d’fer le drapeau vert / Qui dit au mari l’âm’ troublée / Passez ! Le chemin est ouvert… »34. Le passage au pantalon ouvert peut précéder le mariage et représenter un événement aussi initiatique que la première robe de bal. Le pantalon féminin n’a plus rien d’inexpressible. Il envahit la presse de la Belle Époque et inspire beaucoup les producteurs de cartes postales. Les amateurs de la nudité sous les jupons perdent la bataille. Est-ce une victoire de la pudeur ? En apparence, oui. Mais on peut en douter à lire les commentaires recueillis par Jacques Mauvain dans son ouvrage Leurs pantalons 35 . Le pantalon féminin devient un dessous coquet, porté sur le corset. « Il n’empêche rien et permet tout », selon une dame de Seine-et-Marne. Pratique, il permet d’uriner plus facilement, en restant debout. En devenant plus court, le pantalon donnera la culotte que nous connaissons encore aujourd’hui. La chemise de jour, longue, est l’autre partie indispensable des dessous. Elle est ramenée dans le pantalon et son extrémité, le pan, dépasse parfois par dernière, d’une manière fort peu 28 Mgr Bolo, protonotaire apostolique, cité dans « La Jupe-culotte et le clergé », Le Matin, 1er mars 1911. La presse féministe riposte (Cf. É. Culot-Marfurt « La Jupe-culotte », La Suffragiste, n° 20, mai 1911). 29 Yvonne Deslandres, Paul Poiret 1870-1944, Paris, éd. du Regard, 1986. 30 Pamela Golbin dir., Madeleine Vionnet, puriste de la mode, Paris, Les Arts décoratifs, 2009. 31 Farid Chenoune, Les Dessous de la féminité… op. cit., p. 14. 32 Pierre Dufay, Le Pantalon féminin. Un chapitre inédit de l’histoire du costume, Paris, Charles Carrington libraire-éditeur, 1906. 33 Sous l’Ancien Régime, un règlement obligeait les danseuses professionnelles à porter un pantalon sous la jupe. 34 Romi, Histoire pittoresque du pantalon féminin, Paris, Grancher, 1979, p. 90. 35 Jacques Mauvain, Leurs pantalons. Comment elles les portent, 1912, éd. revue et augmentée Paris, Jean Fort éditeur, 1923. 11 esthétique, à la manière d’« une horrible queue de cheval qui pend »36. Elle est condamnée à se transformer, de même que le jupon qui décline à partir de 1908. La rationalisation des dessous est en marche. Une brassière soutenant la poitrine est inventée dans les années 1880. Après quelques hésitations, elle est nommée « soutien-gorge » et entre dans le dictionnaire Larousse en 1904. Sa diffusion sera progressive. Mais la défense de la différence vestimentaire des sexes limite l’ampleur de la réforme du costume féminin. Tout changement, même mineur, semble menacer l’ordonnancement savant qui distingue le féminin et le masculin. Les freins au changement ne viennent pas seulement de l’opinion politiquement conservatrice ou de l’Église catholique. Grande figure du féminisme, mais aussi du républicanisme et de la laïcité, Maria Deraismes (1828-1894) estime que la femme doit rester « femme » et conserver « sa grâce qui est en même temps sa force »37 . C’est cet attachement des femmes à la jupe qu’il faudrait maintenant mieux cerner. Il s’agit d’abord d’un effet de la socialisation féminine qui dicte les goûts féminins dès l’enfance et se poursuit à l’âge adulte. Les femmes n’auraient rien à envier aux hommes, si tristes dans leurs costumes noirs. Certains partagent leur avis. « N’est-il pas l’habit de notre époque souffrante et portant jusque sur ses épaules noires et maigres le symbole d’un deuil perpétuel ? », écrit Charles Baudelaire. « Remarquez bien que l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. Une livrée uniforme de désolation témoigne de l’égalité » 38 . Pour l’écrivain et critique Jacques Boulenger, « cette simplicité est terrible » 39 . Seuls les dandys, avides de réminiscences de l’Ancien Régime, dévient par rapport à la norme dominante de la masculinité bourgeoise. On peut mieux comprendre dans ce contexte que des femmes fassent le choix de ne pas renoncer à leur privilège esthétique, qui tend désormais à résumer la spécificité de leur genre, avec la maternité. En cette époque bouillante de nationalisme et d’orgueil colonial, l’ostentation féminine dénote aussi un certain chauvinisme qui veut que les Françaises soient les arbitres du goût et de l’élégance. Elles ont toujours tout à gagner dans les comparaisons avec les « hommasses » des pays anglo-saxons40. La presse féminine – Femina en est bien représentative – vante le modèle de « la jeune fille française » – on l’appellera Françoise – qu’elle oppose, par exemple à une créature de papier, Fluffy Ruffles, qui a un grand succès en 1907. L’allure mince, sportive et décidée de cette Américaine qui semble se suffire à elle-même est bien le contraire de ce que l’on souhaite en France. La réforme du costume permet également à ses adversaires d’exprimer leur horreur du « troisième sexe », des « êtres hybrides », des « gynandres » si souvent associées à la cause de l’émancipation féminine par les antiféministes. Les mots n’existent pas encore pour qualifier cette sorte de phobie : lesbophobie, transphobie, dirions-nous aujourd’hui 41 . Maria Deraismes n’y échappe pas, rejetant les « intermédiaires neutres et louches entre l’homme et la femme » et les « figures sans sexe auxquelles on ne peut décemment appliquer un nom »42. La « force de la féminité » dont elle fait l’éloge a plusieurs dimensions : esthétique, nationale, hétérosexuelle et bourgeoise. Cette force mentionnée par Maria Deraismes ne doit sans doute pas être comprise au sens vulgaire de la séduction, mais comme une performance admirable et admirée. Selon Paola Lombroso, fille du psychiatre criminologue italien de la fin du XIXe siècle, les cas extrêmes de femmes détenues dans des asiles et des prisons où les règlements interdisent toute coquetterie montrent que la féminité est un mode de résistance, une planche de salut psychique, le « dernier vestige de leur humanité ». Le corset est, observe-t-elle, « leur rêve à 36 Ibid., p. 128. Maria Deraismes, « Les femmes en culottes », L’Écho de Paris, 13 décembre 1891. 38 Salon de 1846 (1846), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1961, p. 950, cité MarieChristine Boucher, « De l’habit au smoking », Robes du soir, catalogue de l’exposition au Palais Galliera 27 juin-28 octobre 1990, Paris-Musées. 39 Jacques Boulenger, Monsieur, Paris, 1911, p. 127, cité par Ibid. 40 Colette Cosnier, Les Dames du Femina. Un féminisme mystifié, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Archives du féminisme », 2009, p. 141 et suiv. 41 Cf. Laure Murat, La Loi du genre. Une histoire culturelle du « troisième sexe », Paris, Fayard, 2006 et Nicole G. Albert, Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, Paris, La Martinière, 2005. 42 Maria Deraismes, « Les femmes en culottes »”, L’Écho de Paris, 13 décembre 1891. 37 12 toutes », et une prisonnière n’a pas hésité à se faire punir d’innombrables fois pour accéder à une cellule dont la fenêtre était fermée par un grillage et en arracher les fils de fer pour se fabriquer le corset interdit, lequel sera découvert après qu’elle se fut évanouie pendant la messe43. Le fétiche de la féminité est sans doute envié par les millions de femmes, domestiques, ouvrières, contraintes au travail à porter un uniforme dépersonnalisant. Le genre féminin des apparences est encore, à la fin du XIXe siècle, un privilège de classe. Le bilan de la réforme du costume en France est mitigé. Retenons la percée de la culotte de zouave pour la bicyclette, l’invention de la jupe-culotte et le début de la simplification des dessous. Mais signalons aussi la redoutable jupe entravée de Paul Poiret, façon 1910. La robe fuselée est resserrée dans le bas et retenue par une martingale intérieure, nommée entrave. La marche est ainsi restreinte. À petits pas, le mannequin glisse plus qu’il ne marche. Dans son journal, Maurice Sachs rapporte qu’adolescent, il s’est amusé à effrayer une passante habillée de la sorte en la suivant et qu’il s’est délecté de sa panique puisqu’elle ne pouvait courir44. Sous le jupon, un dispositif serre les mollets pour empêcher tout déchirement de la jupe. La Belle Époque, « âge d’or du féminisme », est aussi celui de « l’entrave ». Voilà qui en dit long sur les précautions à prendre quand on cherche les correspondances entre la mode et le politique. À la veille de la guerre, la féministe Jane Misme, directrice de La Française, constate que « la jupe, symbole et instrument de l’inégalité des sexes, reste le fétiche auquel on ne touche point sans scandale45 ». La guerre puis l’après-guerre vont hâter la réforme du costume féminin. Le conflit génère de nouvelles contraintes morales. L’ostentation des parures féminines devient inconvenante. Le vêtement de travail, pour les femmes, plus nombreuses à travailler dans tous les domaines, évolue dans un sens pratique. Le tailleur se banalise, concurrencé par un uniforme à succès, celui de l’infirmière. L’ourlet qui avait commencé à remonter avant 1914 continue son ascension. Les bottines à talon bobine sont bien visibles, procurant de doux émois aux permissionnaires, dit-on. Le corset n’est plus de mise. On commence à porter des gaines avec des soutiens-gorge. La culotte fendue devient rétro. Mais on est encore loin des normes hygiénistes. Une thèse de médecine, intitulée Le costume féminin et ses dangers, demande des lois somptuaires qui interdiraient « tout ce qui entrave le libre jeu de ses organes » (le corset, mais aussi les bottines à hauts talons) et prône l’obligation d’une éducation physique féminine intensive 46 . Plus que jamais, après l’hécatombe de la guerre, la faiblesse de la natalité française angoisse. La dramatisation de la situation démographique du pays conduit à l’adoption de la loi de 1920 qui accroît la répression de l’avortement et interdit la contraception. Un vent conservateur souffle sur la vie politique. Les conflits sociaux se durcissent. Mais la vie culturelle des années 1920 ouvre des horizons nouveaux. Pour la mode féminine, on peut aller jusqu’à parler de métamorphose. De la ligne en 8, on passe à l’allure filiforme. Des aimables et maternelles rondeurs à la minceur. Des cheveux longs avec des coiffures compliquées aux cheveux courts, selon la coupe à la Jeanne d’Arc. Les tailleurs et les robes taille basse deviennent l’uniforme de la « femme moderne ». Mais pas de pantalon. Même dans les milieux interlopes, les « femmes à femmes » gardent la jupe, tout en arborant chemises, cravates, vestons… La cigarette est importante pour parachever l’allure crâne de la garçonne47. Jupe ou robe, le vêtement ouvert résiste à l’assaut de masculinisation. C’est un indice de sa force d’inertie et de son importance symbolique pour le genre féminin. Mais la forme de la jupe se transforme : droite, elle est plus près du corps, plus moulante. Elle est aussi beaucoup plus courte, l’ourlet montant même jusqu’au genou en 1925. Outre-Atlantique, plusieurs États fixeront par arrêté la hauteur raisonnable de l’ourlet… Mais, à l’opposé de ce puritanisme, le cinéma américain diffuse le modèle de la girl maquillée, aux formes girondes et à la chevelure blonde et bouclée. 43 Paola Lombroso, « La Coquetterie féminine », La Revue, n° 23, 1er décembre 1907, p. 298-310. Maurice Sachs, Au temps du bœuf sur le toit (1ère édition 1939, La Nouvelle Revue Critique), Paris, Grasset, 1987, p. 33 (« 9 septembre 1919. J’ai suivi ce matin, dans la rue, une jeune femme qui portait une robe entravée ; elle avait une peur terrible, voulait courir, ne le pouvait pas, ne savait comment faire. Je me suis bien amusé »). 45 Jane Misme, « L’éducation physique de la femme en France », La Revue, 15 décembre 1913, cité par Laurence Klejman, Florence Rochefort, L’Égalité en marche. Le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presses de la FNSP / éd. des femmes, 1989, p. 318. 46 Germaine-Léa Dautet, Le Costume féminin et ses dangers, Bordeaux, Imprimerie de l’université Y. Cadoret, 1919. 47 Cf. Christine Bard, Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998. 44 13 Voilà un produit d’importation qui ne plaît pas aux ligues de moralité françaises. La tenue sur les plages inquiète également. On rapporte le cas, en 1927, de touristes parisiennes vêtues d’un simple maillot de bain poursuivies par une horde de Bretonnes en coiffe48. Le sport féminin est aussi mis en cause : le short progresse, malgré le modèle d’élégance féminine qu’offre la diva du tennis, Suzanne Lenglen. Dès les années 1930, la mode revient à une allure plus féminine, plus « classique ». La grande dépression économique et la montée en puissance de régimes autoritaires défendant des modèles extrêmes d’ordre patriarcal affectent nécessairement les manières de s’habiller. L’ordre moral renforcé par un regain de l’influence chrétienne promeut la modestie, la pudeur, la simplicité, le respect de la « différence des sexes ». Sous Vichy, la garçonne personnifie la décadence qui a mené à la défaite. Les années 1950 continuent de régler son compte à la femme excessivement masculinisée. Dior veut « reféminiser la femme ». La haute couture française, reflet de la société, exalte plus que jamais la différence des sexes et exporte sa créature du moment, femme à taille de guêpe et à la longue et ample jupe corolle. « New look », peut-être, mais ultraféminité, sûrement. Les talons aiguille font des ravages. On doit même les interdire sur les parquets des musées et des châteaux. D’Amérique vient le grand vent du changement, un autre look, décontracté, le leisure wear, avec, pourquoi pas, le pantalon, et même le jean, adoubé par la mode féminine aux États-Unis au cours des années 1930. Saint-Germain-des-Prés se tient à l’affût de toutes ces nouveautés culturelles. Juliette Gréco ou Françoise Sagan deviennent des icônes aux allures androgynes. Avec Simone de Beauvoir pour Le Deuxième Sexe et Brigitte Bardot pour le sex appeal, de grands changements se préparent. 2) La minijupe, révolution des sixties C’est l’invention d’une jeune femme de 21 ans, inspirée par ses contemporaines du Swinging London. Mary Quant ouvre sa boutique en 1955. La culture contestataire s’épanouit outre-manche dans les écoles des Beaux-Arts d’où viennent beaucoup de couturiers. L’excentricité y est mieux tolérée qu’en France. Il ne s’agit plus d’être chic, mais d’avoir un look49. C’est dans ce climat idéal que s’épanouit la minirobe d’abord (1958) puis la minijupe (1961) de Mary Quant. En 1964, elle est présentée à Paris50. C’est seulement en 1965 qu’André Courrèges l’introduit dans sa collection, dans un ensemble avec veste et manteau. S’il en est parfois présenté comme l’inventeur, c’est qu’il fait effectivement preuve d’un grand modernisme. On est nettement au-dessus du genou, qu’Yves Saint-Laurent avait osé dévoiler en 1959, alors qu’il était encore chez Dior. C’est une révolution au regard de l’histoire de la pudeur. Il a toujours été plus facile de montrer sa poitrine que ses jambes, et ce, dès le Moyen Âge et ses nudités de gorge… La mini (compter dix centimètres de longueur sous les fesses) suppose un corps longiligne. Avec la garçonne, les années 1920 avaient exigé une certaine minceur. Dans les années 1960, cette exigence s’impose plus durement et plus durablement. C’est en 1963 qu’une Américaine lance la méthode d’amincissement Weight Watchers… La morphologie féminine est appelée à se métamorphoser. Il ne sera plus possible de cacher dans de longues jupes la gélatine qui tremblote, dit André Courrèges, et de se contenter d’être « très belle jusqu’à la taille »51. Il faudra se mettre au sport et apprendre à bouger. Aux blanches, statiques, André Courrèges préfèrent les noires qui dansent « dans la joie de la vie »52. En 1963, la nouvelle technologie de l’élasthanne, commercialisée sous la marque Lycra, permet la conception de gaines-culottes qui révolutionnent la lingerie. Ces sont les années « panty », sorte de caleçon court gainant, qui s’impose pour affiner la silhouette. Ces dessous couvrants des années 1960 vont un peu dans le même sens que le pantalon, ils ont un côté « armure » qui donne de l’assurance. Ajoutons au tableau les indispensables collants Dim, extraordinaire succès qui démode les bas attachés avec des porte-jarretelles, un véritable harnachement abandonné sans beaucoup de regrets. Les collants sont d’emblée adoptés. Ils donnent à celles qui les portent une image jeune, sexy, impertinente, à l’image des publicités 48 Cf. Christophe Granger, Les Corps d’été. XXe siècle. Naissance d’une variation saisonnière, Paris, Autrement, 2009, p. 77. 49 Marylène Delbourg-Delphis, Le Chic et le Look : histoire de la mode féminine et des mœurs de 1850 à nos jours, Paris, Hachette, 1981. 50 Le mot « minijupe » est daté de 1966 par le Dictionnaire historique de la langue française (1992). Il traduit de l’anglais mini-skirt, mot formé sur le modèle de minicar. 51 Entretien avec André Courrèges dans Eugénie Lemoine-Luccioni, La Robe… op. cit., p. 155. 52 Idem. 14 séduisantes et novatrices qui accompagnent le produit. Les mouvements, en collants, sont plus libres ; la jupe soulevée, on ne verra que le collant uniforme et finalement très décent dans des couleurs opaques aux connotations quasi enfantines… Avec ces collants accompagnant la minijupe, « on était à poil mais habillée », résume Colombe Pringle, qui deviendra rédactrice à Elle53. Selon Vogue, en mai 1965, les nouveaux dessous telle une seconde peau sacrent un « corps souverain »54. Si l’époque sexualise l’adolescente (Lolita paraît en 1955, et est adapté au cinéma en 1962), la sexualité est encore associée aux formes plus généreuses et plus mûres des pin up. La mini, sauf à être vulgaire ou disgracieuse, exclut les hanches larges et les fessiers imposants. On l’associe à un maquillage appuyé. La mini libère-t-elle vraiment les femmes ? Tout est affaire de subjectivité. Le vêtement libère qui s’estime libéré(e) par lui… La mini exclut celles qui se trouvent trop grosses (et n’envisagent pas non plus de porter le pantalon, qui montrerait trop leurs formes)55. La télévision française, dans un premier temps, ricane, montrant les audacieuses importunées par les hommes dans la rue et jalousées par les femmes de plus de quarante ans 56 . Un reportage très scénarisé ridiculise les femmes d’âge mûr qui essayent et adoptent la mini, malgré leur corpulence… L’émergence concomitante de la mini et du pantalon est un fait à souligner. D’une certaine manière, elle donne le choix entre un vêtement qui cache et un vêtement qui dévoile, entre un vêtement à connotation masculine et un vêtement très féminin. Cette notion de choix est chère à un très grand nombre de femmes depuis les années 1960 ; elle montre bien le refus de s’enfermer dans un style, dans un genre. Mais qu’est-ce que cette « féminité » voilée, puis dévoilée ? Un corps mince avec des cuisses fines et musclées, épilées, recouvertes d’un collant ? Pour l’historienne Marylène Delbourg-Delphis, « la mode mini, qui contribue à une résurrection du corps féminin en le montrant, n’en donne qu’une version glorieuse au sens où l’on parle du corps glorieux des bienheureux après la résurrection, c’est-à-dire nettoyés de tout péché, bien domestiqués, bien « récupérés » »57. Pour Chanel, la minijupe est au contraire « sale »58. La guerre est déclarée entre les anciens et les modernes. Roland Barthes l’explique aux lectrices de Marie-Claire en septembre 1967 dans son article « Le match Chanel-Courrèges ». Chanel, qui a interrompu sa carrière de la Libération à 1954, est devenue la gardienne de l’ordre classique, tandis que Courrèges veut imaginer les « femmes de l’an 2000 ». Chanel habille les dames, Courrèges la jeunesse. Le chic contre la fraîcheur. L’artifice contre l’honnêteté. Le noir contre la couleur et le blanc. Chanel pour le style, Courrèges pour la mode. Le vêtement de l’une se fait signe social, tandis que le vêtement de l’autre devient signe du corps. Pour Roland Barthes, le match est nul, car les deux héros sont en réalité inséparables. Il est vrai que la recherche de la distinction vestimentaire est évidente dans le tailleur Chanel, dont l’origine masculine n’est pas oubliée. Mais les critères de la distinction évoluent. Roland Barthes, attiré en structuraliste par les permanences, ne voit pas les signifiants muter, passer d’un objet à l’autre. Il pressent bien la montée en puissance du signe du corps, qu’il croit, sans doute à tort, démocratique (la beauté de la jeunesse ne connaît pas les différences de classe, pense-t-il). Le philosophe Jean Baudrillard constatera dès 1970 que le corps est devenu notre « plus bel objet de consommation »59. Rien n’est moins naturel que le corps de mode, même quand il joue sur le naturel et qu’il a la fraîcheur des teen-agers. Le corps de mode des années 1960 est identifié à celui des mannequinsvedettes. Les plus connues sont Twiggy, la brindille d’une maigreur encore jamais vue dans ce milieu, Jean Shrimpton, silhouette frêle aux yeux de biche, et Donyale Luna, première noire (afroaméricaine) en couverture de Vogue, en 1966. En France, les chanteuses se détachent : Françoise Hardy, Sylvie Vartan. En pantalon ou minirobe, les mannequins posent pour une nouvelle 53 Dans le reportage de Séverine Liatard et de Véronik Lamendour sur l’épopée de l’entreprise Syberstein (collants Dim) réalisé par « La fabrique de l’Histoire », émission d’Emmanuel Laurentin sur France-Culture diffusée le 21 novembre 2006. 54 Cité par Valérie Guillaume, « Industries, techniques et politiques industrielles en mutation », Musée Galliera, Mutations // mode 1960 : 2000, Paris, Paris-Musées, 2000, p. 33. 55 Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, 2001, p. 76 (témoignages de jeunes filles complexées par leur poids). 56 Journal télévisé de 20 h, « Les minijupes », 30 avril 1966, Archives INA. 57 Le Chic et le look… op. cit., p. 203. 58 Citée par Laurence Benaïm, Le Pantalon, une histoire en marche, Paris, Les éditions de l’Amateur, 1999, p. 116. 59 Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 196. 15 génération de photographes qui bousculent les codes et aiment le mouvement : les mini épousent des corps qui bougent et dansent le jerk60. David Bailey et Helmut Newton, qui travaillent pour Vogue, sexualisent le corps. En 1967, Blow Up de Michelangelo Antonioni met en scène ce milieu, à Londres. Il démystifie les beautés sublimées dans les studios et le montre superficielles, infantiles, passives, masochistes… Il brosse surtout le portrait du photographe de mode, qui croit posséder sexuellement ses modèles avec son appareil-phallus et maîtriser le monde pour le conformer à ses désirs, sans limites, sans interdits, sans tabous. Le film démonte les mécanismes de cette volonté de toute puissance vouée à l’échec. Montrant comment se fabriquent les images d’une mode assimilée à l’émancipation (des jeunes, des femmes), il dévoile le sens du regard qui les fait naître et que le mot « machiste » résume assez bien. La libération ne serait-elle qu’une pose devant la caméra ? Une posture ? La génération du pop ne se prend pas au sérieux. L’humour (William Klein, Jean-Marie Périer, photographe de Salut les Copains61) est aussi un ingrédient nécessaire pour satisfaire la fantaisie des plus jeunes. L’élévation du niveau de vie dans les années 1960 permet aux femmes ayant des revenus modestes d’accéder à l’univers de la féminité. Les voilà soumises à la tentation dans les magasins : la « petite robe », des ensembles coordonnés, voire des vêtements griffés… Jean-Luc Godard le montre à travers ses films qui sont autant d’essais sur la modernisation et ses effets délétères, jusque dans l’intimité. Dans Masculin féminin tourné à Paris pendant l’hiver 1966, les jupes sont sages, à peine au dessus du genou. Les personnages participent tous à la société de consommation (mode, presse féminine, institut de sondage). Est-il pertinent de se demander quel est le sens du vêtement pour ces femmes quasiment sans subjectivité, sans libre arbitre, sans culture (malgré l’accès au baccalauréat) ? La lauréate de Mademoiselle 19 ans ne connaît pas le mot « réactionnaire » et ignore quels sont les pays en guerre. Tout en croquant une (la) pomme, elle avoue qu’elle ne pense pas grand chose de la démocratie. Les problèmes de cette génération sont très prosaïques. Sortir avec un garçon ? Coucher ? Le jeune homme interprété par Jean-Pierre Léaud lance qu’il est bien assez grand (21 ans) « pour pas baiser à fond ». Il le fera pourtant, et sa mort soudaine laissera « Chantal Goya », enceinte, dans l’hésitation. On lui a parlé de tringles à rideau… Mot de la fin. À voir la jeune fille se coiffer et se mirer sans cesse, focalisée sur son ambition de chanteuse yéyé, il n’y a pas de doute sur la persistance des codes féminins (on ne voit aucune femme en pantalon). Si le film, selon Godard, pourrait s’appeler « les enfants de Marx et de coca-cola », les filles sont plutôt coca-cola que Marx. On peut voir là un point de vue masculin, frisant la misogynie, comme dans À bout de souffle62 . Mais quoiqu’on en pense, les films de Godard ont une réelle valeur documentaire sur les années 1960. Dans 2 ou 3 choses que je sais d’elle (« elle », c’est-à-dire la banlieue parisienne en train de se métamorphoser avec la construction des grands ensembles), Godard rapproche plus explicitement des objets et des femmes. Il a lu dans Le Nouvel Observateur du 23 mars 1966 un article de Catherine Vimenet sur « Les étoiles filantes », ces mères de familles habitant dans les nouveaux HLM, tentées par la consommation et endettées, qui se font prostituées occasionnelles, parfois avec l’accord marital. Juliette (Marina Vlady), l’une des ces étoiles filantes, lit Madame Express, où l’on vante les collants qui rendent décentes les robes indécentes… Elle entre dans un magasin de vêtement : « C’est du coton ? » Jupe rouge ? Jaune ? Verte ? (le film est en couleur). Elle essaie la fourrure. « Le blanc vous ira très bien » dit la vendeuse. « Je voudrais une robe en coton avec des manches », dit Juliette. Pour la payer, une passe suffira. Dans les beaux quartiers, Juliette et une amie ont rendez-vous avec un Américain qui les paie pour réaliser ses fantasmes. Elles rêvent déjà des robes de Paco Rabanne, « pour sortir ». Comment mieux symboliser la chosification que par cette scène où, à la demande de leur client américain, les deux femmes acceptent de se déshabiller, de placer sur leur tête un sac en plastique opaque et de déambuler ainsi. Elles ne voient plus. Juliette ne comprend pas non plus les ordres formulés dans une langue qu’elle ne connaît pas, ces injonctions venues d’Amérique. Consommatrices passives, aveugles ou plutôt aveuglées. Mais jamais Godard ne les juge, car la prostitution est désormais le lot commun des adaptés à la société de consommation : le monde moderne n’est à ses yeux qu’un énorme bordel. 60 Comme dans le reportage télévisé : « Dans le vent, un uniforme, la mini jupe, un hymne, le jerk », Les Actualités françaises, 24 janvier 1967 (Archives INA). 61 Le livre de Jean-Marie Périer, Mes années 60. L’intégrale (Paris, Filipacchi, 2002) forme un superbe corpus iconographique. 62 Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS éditions, 2005. 16 Dans La Chinoise (1969), ce thème est encore présent. Dans la petite commune de jeunes qui est mise en scène vivent deux filles. L’une, étudiante à Nanterre, porte un pantalon et un pull à col roulé, ce qui lui donne une grande liberté d’allure. Sa casquette à la Gavroche évoque le romantisme révolutionnaire, et rappelle Jean Seberg dans À bout de souffle, et Jeanne Moreau dans Jules et Jim. C’est cette jeune fille qui incarne le plus fortement l’engagement maoïste (elle se définit comme une « ouvrière de la production révolutionnaire »). En miroir, l’autre jeune fille vient de la campagne et « fait de la prostitution » occasionnellement. Son statut est symbolisé par son vêtement (le tablier), ses gestes (le ménage), son rapport à son corps qu’elle touche beaucoup (ses cheveux, sa bouche). Son capital en somme, à elle qui est privée des « mots pour le dire ». Le pantalon comme privilège des bourgeoises émancipées ? La réalité est moins schématique, heureusement ! Mais nul doute que le cinéma, et particulièrement celui de Jean-Luc Godard, participe à une « esthétisation de la politique »63 qui altère la vision habituelle du corps féminin 3) Le corps libéré ? La mini peut jouer les martyrs, car l’ordre moral n’a pas dit son dernier mot. L’une des plus fameuses victimes est Noëlle Noblecourt, présentatrice de Télé Dimanche, licenciée en juin 1964 pour avoir montré ses genoux aux téléspectateurs. Lorsqu’elle revient à l’antenne pour se justifier, l’air très contrarié, elle laisse voir, au-dessus du genou, sa cuisse… Au puritanisme se mêlerait une sombre affaire de droit de cuissage car la belle aurait refusé les avances d’un des dirigeants de la télévision, ce qui pourrait expliquer la dureté de la sanction64. Contre les filles en minijupe, les agressions dans la rue se multiplient, dit-on. Est-ce une réalité ou une manière détournée de dissuader les filles court-vêtues d’évoluer librement dans l’espace public ? On associe fréquemment la mini et la provocation sexuelle, exonérant ainsi l’agresseur de toute responsabilité. En 1967, le préfet de police avertit : « Ne tentez pas le diable par votre tenue vestimentaire ». Le ministre de l’Éducation nationale, Alain Peyrefitte, déclare en 1968 que la minijupe est déplacée dans les lycées 65 . On raconte qu’au Vatican, sœur Fiorella, chargée de refouler les minijupes à l’entrée de la basilique Saint-Pierre de Rome, fait en 1972 une dépression nerveuse : elle reconduisait chaque jour plus de 2000 touristes 66 ! La nouveauté est assez vite acceptée. Lors de la campagne électorale de 1969, Georges Pompidou, se préparant à subir la question « Êtes-vous pour ou contre la minijupe ? », prévoit de répondre : « Je vis avec mon temps et le prends comme il vient. En outre, la mode change, vous saviez bien ! »67 Le changement au plus haut niveau de l’Etat est sensible, la « première dame de France », Claude Pompidou arbore une élégance moderne et se laisse photographier en pantalon. Dans la monarchie républicaine de la Ve République, ce n’est pas totalement anecdotique. Pour les garçons aussi, la révolte gronde. Elle se mesure à la longueur de leur chevelure. Dans « Les élucubrations » (1966), Antoine résiste à l’ordre que lui donne sa mère de se couper les cheveux, arbore des chemises à fleurs et suggère au président de la République de mettre en vente la pilule dans les Monoprix. Johnny Hallyday riposte avec « Cheveux longs, idées courtes », pour signifier l’insuffisance du seul affichage vestimentaire et capillaire des idées généreuses sur la guerre ou la faim dans le monde... Ces frémissements précèdent la vague hippie qui déferle tardivement en France. Elle est révélée au monde par le concert géant de Woodstock, en août 1969. Aspiration à la paix, à l’amour et à la liberté, commente Le Monde. Le 30 mai 1969, le public parisien découvre la version française de Hair, le comédie musicale emblématique du mouvement hippie. Nudité, drogues, sexualité, refus de la guerre sont autant de thèmes sulfureux. L’armée du Salut tente une intrusion dans le théâtre où se joue la comédie pour l’interrompre, en vain. La mode hippie va faire des ravages pendant quelques années. Les yéyés nationaux se rhabillent en conséquence. Même 63 Antoine de Baecque, « La Chinoise de Jean-Luc Godard », Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel, 68. Une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008, p. 60. 64 C’est ce qu’avancent Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, « Noëlle Noblecourt », dans Libération , 2 août 2003 sur http://www.liberation.fr/cahier-special/0101450620-noelle-noblecourt 65 Laurence Benaïm, Yves Saint Laurent. Biographie, Paris, Grasset, 2002, p. 161. 66 Mathilde Froment et Lucie Oriol, « La minijupe fête ses 45 ans dans la sérénité », http://www.francesoir.fr/enquete/2009/07/23/anniversaire-mini-jupe.html 67 Jean-Pierre Cointet, Bernard Lachaise, Sabrina Tricaud, Georges Pompidou et les élections (1962-1974), Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2008, p. 188. Je remercie Sabrina Tricaud qui m’a signalé cette référence. Pompidou préparait l’émission du 15 mai 1969 sur France Inter, dans laquelle René Marchand tirait sur les portraits des leaders politiques. 17 Johnny, fantastique caméléon, surfe sur cette vague avec une chevelure allongée et un chanson, « Si vous allez à San Francisco ». Aux États-Unis, avec Jerry Rubin, le programme des cheveux longs prend une coloration très politique : « Les cheveux longs, c’est un complot communiste ! Les cheveux longs dérangent plus que l’idéologie. C’est un moyen de communication en soi. Nous formons une nouvelle minorité ethnique […] Les cheveux longs font de nous des Nègres |…]. Nous sommes des parias. Nous, les enfants de la classe moyenne blanche, nous nous identifions aux Indiens, aux Noirs, aux Vietnamiens, à tous les exclus de l’histoire américaine »68. La libération du corps est au programme des hippies. Beaucoup refusent l’hygiène excessive chère à la culture américaine, dénoncent l’aliénation à la mode et même l’obligation de se vêtir. La nudité, ou la semi-nudité, sont dans l’air du temps et conduisent à réviser les trois grandes fonctions traditionnelles du vêtement : la pudeur, mais aussi la protection et la parure. En 1964, à Saint-Tropez, apparaissent les premiers seins nus. En une dizaine d’années, le « monokini » gagne toutes les plages, non sans tensions. Il est admis que les vacances offrent un espace de liberté, circonscrit à la plage. Liberté encadrée… Diffusé par les magazines féminins plus lus que jamais, c’est un véritable discours managérial qui, l’été, règle les usages du corps : il faut planifier la progressivité du bronzage, la perte des kilos superflus, intégrer les nouvelles normes qui excluent, à vrai dire, la grande majorité des corps… Le choc produit par les seins nus est régulé par l’autocontrôle qui se met en place 69 . Le discours justificateur doit convaincre : « bronzer sans marques » est mieux admis que « libération de la femme », « libération sexuelle », ou, plus rare « retour à la nature »… Paris-Match donne un bon exemple de déminage de l’hostilité provoquée par les seins nus. « Certains ont cru discerner dans leur apparition une conséquence des émeutes de mai et de quelque mot d’ordre maoïste, mais, à première vue, il est difficile de distinguer ceux qui sont révolutionnaires de ceux qui sont UDR. Leurs propriétaires les traitent avec une coquetterie parfois provocante mais qui incite peu à la subversion sociale. Le plus souvent, elles sont surtout préoccupées de les faire brunir et cette obsession les occupe bien davantage que l’espoir de fasciner ou de scandaliser leur prochain. Beaucoup ne sont plus du tout conscientes du tabou violé et les portent avec le naturel de leurs sœurs lointaines d’Afrique ou d’Asie »70. Mais la négation par Paris-Match de l’effet subversif des seins nus ne vaut pas preuve… La France ne va pas tarder à découvrir le féminisme radical. Aux Etats-Unis, c’est déjà fait. La contestation du soutien-gorge y devient un véritable mythe. Et pourtant, non, les féministes américaines n’ont pas brûlé leurs soutiens-gorge à Atlantic City alors qu’elles venaient perturber le concours de beauté Miss America en septembre 1968. Elles ont simplement jeté dans une « poubelle de la liberté » des soutiens-gorge en même temps que d’autres objets symboliques tels que des chaussures à talons hauts, des ceintures, Play Boy… L’image des « Américaines qui brûlent leur soutien-gorge » traverse pourtant les océans et les générations. Il est même le premier exemple avancé pour démontrer la nature « violente » du mouvement féministe71. Le feu est très emblématique de ces années 1960 incandescentes : Jimi Hendrix sacrifie sa guitare, les bombes au Napalm pleuvent sur le Vietnam. L’immolation devient un moyen de protestation politique, des moines tibétains à l’étudiant tchèque Jan Palach protestant contre les chars soviétiques… Symboliquement, les militants américains anti-guerre brûlent leur carte d’incorporation. Le rapprochement entre ce moyen de protestation, illégal, et l’idée de brûler des soutiens-gorge est d’ailleurs fait par un journaliste, juste avant le concours de Miss America. Le Times va affirmer qu’ils ont effectivement été brûlés : certaines féministes en avaient évoqué la possibilité, mais avaient reculé devant les problèmes de sécurité. Le « bra-burning », ce non-événement, va servir la cause antiféministe. Il sollicite l’imaginaire de l’enfer et de la sorcellerie, mais surtout il ridiculise les militantes. Leur cause paraît bien triviale quand tant de problèmes graves préoccupent la planète… Et leur geste indécent parce qu’il exhibe 68 Jerry Rubin, Do it, 1970, trad., Paris, Seuil, 1971, p. 58. Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, Paris, Nathan, 1998. 70 Cecil Saint-Laurent, « L’été extravagant », Paris-Match, 29 août 1970, p. 22-27, cité par Christophe Granger, Les corps d’été… op. cit., p. 125. 71 Fadela Amara se souvient que lorsqu’elle regardait « les images de ces femmes qui défilaient en brûlant des soutiens-gorge », son père éteignait la télé. « Chez nous (dans une famille immigrée algérienne), les luttes d’émancipation de la France des années 1970 – la liberté sexuelle, le féminisme -, on n’en voyait pas les conséquences » (Hervé Gattegno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir. Récits et confidences, Paris, Stock, 2007, p. 48). 69 18 ce qui doit rester caché. Ce n’est pas la première fois que le féminisme se trouve ainsi déprécié par sa réduction à un problème vestimentaire… Il s’agit en réalité d’un épisode de la lutte pour la réforme du costume féminin car certaines féministes américaines contestent les contraintes vestimentaires. Elles portent plus volontiers le pantalon que les Européennes, apprécient le confort des chaussures plates et, parfois, abandonnent le soutien-gorge, contestant son utilité pratique et symbolique. Elles se sont opposées à la mode des fifties, qui avait remis au goût du jour les dessous faits, disent-elles, pour les fantasmes masculins : les sociétés occidentales sont obsédées par les seins72. Elles sont dès lors accusées de nier ce qui fait la séduction et la spécificité de leur genre. Car les hommes ne portent pas de soutien-gorge... Le brûler, c’est faire disparaître un élément de la différenciation des sexes, dans un contexte où la lutte contre la jupe imposée dans l’uniforme des high schools est encore d’actualité. On comprend mieux le succès retentissant de cette légende urbaine73. Il est entendu depuis les années 1960 que le vêtement moderne est « signe du corps », celui-ci étant devenu un objet de consommation. Mais la domination masculine produit des usages et des représentations du corps très différenciés selon le sexe. Comme Virginia Woolf dans Trois Guinées (1938), Pierre Bourdieu note que « tandis que pour les hommes, la cosmétique et le vêtement tendent à effacer le corps au profit de signes sociaux de la position sociale (vêtement, décoration, uniforme, etc.), chez les femmes, ils tendent à l’exalter et à en faire un langage de séduction »74. L’aliénation féminine est en partie là. Sous le vêtement, il y a le corps, moins naturel que jamais, toujours plus travaillé par la culture. La libération vestimentaire des années 1960 est assimilée à une libération corporelle et elle l’est dès lors qu’elle est perçue comme telle par celles et ceux qui la vivent. On ne peut nier le plaisir que procure le corps ainsi mis en scène par un vêtement plus court et/ou plus moulant et la sensualité qui s’en dégage. Les femmes y sont manifestement attachées, elles qui continuent, très nombreuses, à acheter des jupes et des robes, et à les porter surtout dans les moments de liberté, de plaisir : fêtes et sorties, vacances estivales… Mais on ne saurait négliger les normes nouvelles de minceur, de tonicité, de juvénilité qui nuancent cette libération finalement ambiguë et exigeante à l’égard du corps. 4 - La jupe socialement imposée Le vêtement ouvert ne fait pas seulement partie de la panoplie de la féminité occidentale, que l’on pourrait aimer ou rejeter à sa guise sans conséquences sociales. C’est un vêtement qui a été imposé par voie réglementaire. La plus ancienne obligation de respecter les codes vestimentaires propres à chaque sexe remonte à l’Ancien Testament. En France, l’Église catholique s’est chargée de faire respecter cette loi morale. Jusque dans les années 1960, un prêtre pouvait refuser la communion à une femme en pantalon. Les pouvoirs civils ont repris cette interdiction du travestissement. Celle qui reste en vigueur, bien qu’étant tombée en désuétude, est l’ordonnance de la Préfecture de police de Paris qui interdit aux femmes de s’habiller en homme et prévoit des autorisations de travestissement pour des cas exceptionnels, s’ils sont justifiés par un certificat médical. Elle date de 1800. L’obligation d’un vêtement distinctif doit en théorie faciliter l’identification de l’individu et éviter les supercheries. Á quoi serviraient-elles ? Á gagner deux fois plus. Á se marier avec une femme. Á faire la guerre. Á voyager au loin... Les raisons de passer d’un sexe à l’autre ne manquent pas. Il s’agit donc de maintenir l’ordre patriarcal. Malgré l’évolution des mœurs et la percée du pantalon, dans les années 1960, le préfet de police de Paris refuse en 1969 d’annuler cette réglementation. Il est vrai qu’elle n’est plus guère connue et que les jeunes filles ne risquent aucune arrestation pour port de jean. La dernière tentative d’abolition de ce règlement date de 2004. Un député UMP de l’Indre, et à l’occasion du bicentenaire de la naissance de George Sand, se fait le défenseur de la liberté vestimentaire féminine… Sans succès. On lui répond en haut lieu que la désuétude est manifeste. Les femmes de plus de cinquante ans ont toutes le souvenir de l’obligation de la jupe à l’école. Lorsqu’elle allaient à l’école, publique ou privée, il fallait vraiment qu’il fasse très froid pour que le pantalon fût admis, sous la jupe. Parmi de multiples témoignages, gardons celui de Roselyne : « J’étais en Seconde en mai 68, et je me souviens du règlement intérieur d’alors, dans le lycée marseillais que je fréquentais : « le port du pantalon n’est autorisé que par temps de neige ou de froid exceptionnel ». De décembre à mars, la « surgé », comme on disait alors, se contentait de tancer vertement les contrevenantes, et puis à partir de mars elle sévissait carrément, via des heures 72 Marilyn Yalom, A History of the Breast, New York, Ballantine, 1998. De nombreux sites américains traitent du sujet. 74 La Domination masculine… op. cit., p. 106. 73 19 de colle… Le pantalon était en effet une tenue indécente pour une fille, c’est du moins ce qu’on disait… Maintenant, il paraît que c’est la jupe – même d’une longueur raisonnable - qui est une tenue indécente et provocatrice. Autres temps, autres mœurs ! »75 Certes, il arrive que les garçons soient aussi, dans l’enseignement secondaire, visés par des interdits. Ainsi, en 1960, un proviseur interdit le blouson dans son lycée. On est alors en pleine « psychose » blousons noirs, et le blouson, ça fait voyou76. Mais le vêtement mis en cause reste un vêtement masculin. On peut dire que le système éducatif a jusque dans les années 1970 activement participé au maintien d’une forte différence de genre à travers l’imposition de la jupe aux filles. Aujourd’hui encore, les maisons d’éducation de la Légion d’honneur, fidèles à leur réputation, maintiennent un uniforme qui ne prévoit que la robe pour les filles, même à l’extérieur (il s’agit d’un internat) 77 . À Polytechnique, les filles ont une jupe (« C’est triste à mourir ces jupes droites »78). La direction voudrait en épuiser le stock, et a suivi des avis masculins qui préfèrent les filles en jupe plutôt qu’en pantalon79. Le jupe est souhaitée dans la plupart des milieux professionnels. Prenons l’exemple des cadres. Une cadre supérieure de recherche à la RATP, Sophie, âgée de 33 ans, explique qu’elle se sent obligée de se « déguiser » pour aller au travail, où elle doit affronter des remarques très fréquentes de son entourage masculin80. L’assistante du service, superbe, porte des jupes : c’est le modèle à suivre, lui fait-on comprendre. Pour les réunions importantes, Sophie accepte de se faire « mignonne ». Lorsqu’elle vient avec une robe, ses collègues expriment leur contentement. À l’extérieur, pour valoriser « l’image de son entreprise », elle accepte de se composer une image féminine. Savoir choisir sa tenue : les hommes ne sont généralement pas confrontés à ce problème. Une femme ingénieure de 51 ans, vivant dans la région parisienne, estime qu’« une jupe c’est toujours mieux qu’un pantalon ; un tailleur c’est toujours mieux qu’une veste et un chemisier…. Il faut quand même éviter le modèle tailleur bleu marine, pour ne pas faire hôtesse de l’air […] Sur les chantiers, on est obligés de mettre des bottes, des cirés et c’est sûr que ça a un effet égalitaire. On n’a pas le choix, on n’a aucune possibilité d’interprétation »81. Ce n’est pas un hasard si l’image de l’hôtesse s’impose. Lorsque ce corps féminin est créé en 1946, le premier recrutement faisant le tri parmi 600 candidates ressemble à un concours de Miss France, explique Florence Müller, historienne de ces « élégances aériennes »82. L’entreprise exige d’elles une taille comprise entre 1,55 m et 1,70 m et une « élégance naturelle ». Le premier uniforme (Georgette Renal) est un tailleur austère d’allure militaire. C’est avec un temps de retard que leur uniforme se « diorise » (Georgette de Trèze). L’entrée dans la modernité des sixties est ratée : Marc Bohan (maison Dior) conçoit un costume très féminin et fermé dans le dos, ce qui est peu pratique… La grogne monte en 1968. « La tenue des hôtesses navigantes : image de prestige ou vêtement de travail ? » titre Le Monde. Le style militaire, trop uniforme, est rejeté, le style « couture », trop bourgeois, l’est également. Air-France se singularise par un style hyperclassique, évocateur d’une conception traditionnelle de la féminité. En 1978, les hôtesses accèdent à une gamme plus large de vêtements grâce à l’« uniforme multiforme » confié à trois maisons de couture… mais toujours pas de pantalon, malgré leurs demandes insistantes. Lorsqu’en 1987, un nouvel uniforme est présenté, le texte qui l’accompagne précise que les hôtesses doivent être « représentatives des qualités de la femme française et contribuer par leurs vêtements comme par leur comportement à la meilleure appréciation de l’image de marque de la compagnie » 83 . Il devient toutefois de plus en plus difficile de demander à des jeunes filles habituées au jean de supporter la jupe. C’est seulement en 2005 que les hôtesses gagnent le droit au pantalon (Christian Lacroix). 75 Courriel de Roselyne Mogin-Martin à l’auteure, 13 décembre 2009. Le Monde, 6 octobre 1960, cité par Farid Chenoune, Des modes et des hommes. Deux siècles d’élégance masculine, Paris, Flammarion, 1993, p. 239. 77 Témoignage de Valérie Vauzanges (ancienne élève en 1975-1979) donné à l’auteure, 11 août 2009. 78 Témoignage d’Anne-Marie, dans Dominique Le Tirant, Paroles et images d’elles, Fresnes, Écomusée de Fresnes / Neufs de Transilie, 2006, p. 118. 79 Idem. 80 Ibid., p. 160. 81 Témoignage d’Anne-Marie, Ibid., p. 118-119. 82 Florence Müller, Élégances aériennes. Une histoire des uniformes d’Air France, Paris, Air France, 2004. 83 Ibid., p. 109. 76 20 Dans les métiers autrefois réservés aux hommes tels que la police et l’armée, la contrainte à la féminité est moins forte. Les femmes qui y travaillent évitent le look « Barbie » ou « secrétaire » qui nuirait, pensent-elles, au bon exercice de leurs fonctions. L’image renvoyée serait celle de la faiblesse. Mais avoir une allure féminine (jupe et maquillage) est appréciable dans certains domaines comme les renseignements généraux ou les postes de commissaires. L’éminent exemple de Martine Monteil (née en 1950), première femme à occuper des postes à responsabilités de très haut niveau dans la police, l’atteste. Impossible, dit-elle, « d’aller sur le terrain en talons aiguilles… Mais je suis toujours restée féminine autant que faire se peut. Moi je suis bien dans ma peau de femme, sans en user d’ailleurs : je n’ai jamais non plus dirigé au charme »84. L’obligation de féminité est particulièrement discriminante pour les lesbiennes ayant une allure masculine, les « butchs », souvent méchamment appelées « camioneuses ». Elles ont vécu l’enfer dans les années 1950, ces années Dior très régressives qui consacrèrent l’ultraféminité. Les années 1960, avec les modes jeunes, sportives, décontractées, furent pour elles un grand soulagement. Le refus du vêtement ouvert signifie bien le refus d’un code hétérosexuel, mais aussi de tout le travail corporel qu’il suppose pour correspondre aux canons du moment : l’épilation, la minceur, la musculation en finesse, la résistance à divers inconforts vestimentaires, tels que les collants qui compriment… Aujourd’hui encore, le style butch qui implique non seulement le rejet de la jupe mais les cheveux courts et des vêtements de type masculin, peut poser problème, être une cause d’agression dans la rue et de conflit dans certaines entreprises. Il faut en effet savoir que le droit du travail admet sous certaines conditions l’imposition de la jupe aux salariées. L’article L. 120-2 du Code du travail dispose que les restrictions des libertés individuelles et collectives doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché85. Sont concernées les entreprises qui donnent à leurs salariés en contact avec la clientèle une tenue modèle, un uniforme professionnel. La salariée désobéissante préférant le pantalon à la jupe réglementaire et licenciée pour cette raison n’aura sans doute aucune chance aux prud’hommes. Comme la tendance actuelle va dans le sens de l’imposition de ces costumes, à la manière américaine, pour créer une « image » de l’entreprise, on peut s’attendre à un regain de pression sociale pour imposer le port de la jupe. Et il ne s’agira pas seulement, on s’en doute, de faire preuve de conformisme social mais aussi d’utiliser le corps féminin pour séduire la clientèle. Les femmes en jupe aux jambes dévoilées sont beaucoup plus regardées que celles qui recouvrent le bas de leur corps. Elles portent généralement des chaussures fines à talons qui modifient leur démarche et érotisent – avec plus ou moins de bonheur – leurs apparences. 5- La stratégie féminine en politique En un mot, la jupe est plus sexy. Comment gérer ces contraintes lorsque l’on est une femme politique ? La question est d’importance parce que la politique est devenue un spectacle saturé d’images. Ce qui se joue sur cette scène affecte d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la société. On a pu le constater récemment avec la lutte pour la parité : revendication destinée à briser une sous-représentation des femmes qui durait depuis leur accès aux droits politiques, à la Libération, elle a très vite été appropriée dans d’autres domaines de la vie sociale. Le sort des femmes politiques, qu’elles soient élues ou bien nommées au gouvernement, a une valeur d’exemplarité. Leurs stratégies de minoritaires évoluant dans le monde masculin du pouvoir montrent toute l’intérêt qu’il y a à se pencher sur les marques du genre dans les apparences. Féminines, elles sont surexposées au sexisme, parce que leur féminité est indissociable de leur statut d’objet/sujet sexuel. C’est ce qui se produit avec Édith Cresson, seule femme Premier ministre à ce jour (1991-1992). Elle est attaquée sur sa manière de s’habiller, de se coiffer86. La caméra des journalistes s’amuse particulièrement des entrées et sorties dans les palais de la République : la jupe rend plus difficile la foulée sportive, et la sortie de la voiture devient un moment délicat, qui fait remonter la jupe à mi-cuisse et oblige à écarter les genoux. Le bas filé vient parfois combler le voyeurisme des photographes. Édith Cresson fait aujourd’hui le triste aveu 84 Citée par Muriel Fitoussi, Femmes au pouvoir, femmes de pouvoir, Paris, Hugo, 2007, p. 221. Claudine Monteil a été nommée en 1994 chef de la brigade de répression du banditisme, en 1996, chef de la brigade criminelle, directrice centrale de la police judiciaire en 2002, enfin, préfète chargée de la zone de défense de Paris depuis 2008. 85 Laurent Gimalac, « La tenue vestimentaire, l’identité et le lien social dans le cadre des rapports professionnels », Petites Affiches, n° 254, 20 décembre 2002 [en ligne]. 86 Témoignage d’Édith Cresson, Femmes et pouvoir (XIXe - XXe siècles), Actes du colloque organisé sous le haut patronage de Christian Poncelet, président du Sénat, en partenariat avec le Comité d’histoire parlementaire et politique le 8 mars 2004, Paris, Palais du Luxembourg, s.d., p. 91. 21 que, « si c’était à refaire » (accepter une charge aussi exposée que celle de Matignon, dans un contexte aussi difficile), elle ne le referait pas. Pour éviter le piège de la féminité sexualisante, beaucoup de femmes politiques ont fait le choix de neutraliser leurs apparences. Roselyne Bachelot, anticonformiste militante du RPR puis de l’UMP devenue ministre de l’Écologie et du Développement durable (2002-2004) puis ministre de la Santé et des Sports (depuis 2007) développe une analyse intéressante de ces questions d’image. Elle rapporte par exemple qu’en 1997, les nouvelles élues de gauche sont arrivées à l’Assemblée parées de couleurs vives. Puis elle les a vues passer à l’uniforme grisâtre de règle dans l’hémicycle. Cette observation vient justifier sa propre stratégie vestimentaire. Si Roselyne Bachelot arbore des tailleurs aux « couleurs pétantes » dont les médias raffolent, c’est, entre autres raisons, pour signaler qu’elle est une femme (dans un monde d’hommes)87. Le comportement des femmes politiques commence à changer dans les années 1990. D’une logique d’assimilation, elles évoluent vers une logique d’intégration88. Dans leur discours comme dans leur look, elles s’autorisent plus de références à la féminité. Elles manifestent aussi plus de solidarité féminine89 et témoignent plus facilement de ce qu’elles ont vu, entendu, subi plus ou moins silencieusement90. La plus fameuse de ces humiliations a lieu en 1995 : c’est l’affaire des « juppettes ». Juppettes, pour Alain Juppé, nom du Premier ministre qui avait voulu 12 femmes dans son gouvernement et avait ainsi battu le record historique de la féminisation (28 %), mais qui avait quelques mois plus tard procédé à un remaniement qui avait fait tomber à 4 ce nombre (12 %). Juppettes pour jupe, signe de faiblesse et de défaite, mais aussi de joliesse pour des créatures décoratives mais inessentielles. Six mois plus tard, des ministres et anciennes ministres de gauche et de droite font la une de L’Express en signant le Manifeste des dix pour la parité (6 juin 1996). C’est la première fois que les clivages politiques sont ainsi dépassés, indice sûr d’une exaspération qui atteint son comble. Petit à petit, les femmes politiques perçoivent la féminisation comme une libération. Les plus jeunes veulent, comme on dit, « assumer leur féminité ». Elles la voient désormais comme une ressource possible. « Pouvoir porter aussi bien des robes que des pantalons », c’est ainsi que la secrétaire d’État aux Transports (de 1995 à 1997), présidente du Mouvement Européen-France et secrétaire générale de l’UDF, Anne-Marie Idrac (née en 1951), résume « la chance d’être une femme : chance d’une vie plus pleine que celle des hommes – la maternité est évidemment la clef de cette plénitude supplémentaire »91. Un propos représentatif de cette génération des années 1980 qui veut à la fois faire carrière et briller en cuisine, selon Anne-Marie Idrac, qui parle avec franchise de la féminité (« aller chez le coiffeur », « s’acheter une jolie veste », se remaquiller si le rouge à lèvres n’est pas assorti...) comme moyen de surmonter peurs et angoisses, dans un « métier » difficile92. Cette évolution atteint un point culminant avec la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, Ségolène Royal jouant sur sa visible différence, toujours en jupe. Le pantalon pour cette femme née en 1953 ne représente pas une « conquête ». La voie qu’elle choisit est au contraire celle d’une féminité ostensible, qui attire l’attention parce qu’elle semblait avoir été bannie des lieux de pouvoir. Le choix des couleurs claires et notamment du blanc l’inscrit complètement dans le code du féminin. Le contraste est assuré avec le candidat de droite Nicolas Sarkozy qui multiplie les signes de virilité93. Bien des féministes soutenant la candidate aimeraient la voir de temps en temps en pantalon, mais Ségolène Royal ne change rien, sauf lors du duel télévisé de fin de campagne, mais la rigueur de la coupe de son tailleur et du noir et blanc vient un peu tard et semble manquer de sincérité. Depuis l’échec de 2007, Ségolène Royal persiste et signe dans l’élaboration d’une image toujours plus féminine qui fait la joie de ses détracteurs. Lors du Rassemblement de la fraternité, la transition, du style tailleur au style bourgeois-bohême de la tunique bleue est par exemple l’objet d’innombrables commentaires, plutôt désobligeants. L’évolution du look de Ségolène Royal ne se comprend que dans le cadre plus large de l’image des femmes dans les médias. Depuis une dizaine d’années, l’hyperféminité est de mise à la 87 Roselyne Bachelot, Geneviève Fraisse, Deux femmes au royaume des hommes, Paris, Hachette littérature, 1999, p. 40. 88 Mariette Sineau, Des femmes en politique, Paris, Économica, 1988. 89 Hervé Gattegno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir… op. cit., p. 13-14. 90 Sur ces difficultés, Cf. Catherine Achin et al., Sexes, genre et politique, Paris, Économica, 2007. 91 Anne-Marie Idrac, Nous sommes tous des « hommes politiques », Paris, Plon, 2002, p. 42. 92 Hervé Gattegno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir… op. cit., p. 205. 93 Catherine Achin, Elsa Dorlin, « Nicolas Sarkozy ou la masculinité mascarade du Président », Raisons politiques, n° 31, 2008, p. 19-46. 22 télévision. Les présentatrices d’émission, les femmes journalistes jouent cette « carte », à de rares exceptions près, telle Arlette Chabod. Il est loin le temps de Christine Okrent, star du 20 heures d’Antenne 2 au début des années 1980, dont la séduction reposait au contraire sur une allure sportive assez masculine. Des femmes comme Roselyne Bachelot et Clémentine Autain contestent d’ailleurs cette hyperféminité désormais de rigueur pour les journalistes. Mais trouvent « ridicule » la perspective de journaux télévisés présentés par un homme et une femme portant tous deux des cheveux courts, une chemise et une large cravate94. La cravate reste aujourd’hui un symbole de masculinité, d’autant plus important que le pantalon a perdu son pouvoir discriminant. D’où l’intérêt de cet incident survenu en 2008, rapporté par Le Parisien : « À l’occasion de son accès à la présidence française de l’Union européenne, le Chef de l’État a offert hier une mallette aux 577 députés. Dans chaque mallette noire, un crayon, un bloc-notes, un porte serviette. Jusque là, rien de très original, me direz-vous. C’est ce qu’on peut trouver dans n’importe quel symposium… Oui, mais avec Nicolas Sarkozy, il y a toujours de l’inattendu. Nous commençons à le savoir… Donc dans la mallette, les députés ont également découvert… une cravate. Une cravate gris clair ! Très chic, non ? Seulement, voilà, Nicolas Sarkozy ne le sait peutêtre pas, mais parmi les députés, il y a des femmes. Oui je sais, pas énormément. Mais quand même un peu… Et offrir une cravate à une députée femme, c’est franchement pas top. Certaines députés (sic) ont vu dans cette « maladresse » présidentielle un signe évident de « machisme ». D’autres députés ont cru à un canular. À une autre époque, il est évident que le mot « goujat » aurait été prononcé. Mais voilà, les temps changent ! »95L’incident est bien entendu significatif, et l’« erreur » révélatrice. L’uniforme du député reste bien masculin. Pour les jeunes femmes, la glamourisation triomphe. Au gouvernement, en jupe, en pantalon, en robes de grands couturiers pour Paris-Match, plusieurs femmes ministres depuis 2007 incarnent cette nouvelle image de la femme de pouvoir : comme un syndrome Rachida Dati. Ambivalence des signes. Princesses ? Reines de l’image, des médias, certainement. Dans ce même gouvernement, les contraires sont associés. Fadela Amara née en 1964 à Clermont-Ferrand de parents kabyles, venue de SOS Racisme et de Ni Putes Ni Soumises, dit n’avoir rien changé. Elle a juste abandonné ses jeans. « Mes conseillers – et mes parents – m’ont dit qu’avec mes fonctions officielles, je ne pouvais pas garder un look pareil ! C’est ce que j’ai trouvé le plus dur… Mais attention, je n’irais quand même pas acheter un tailleur à 1000 euros – c’est l’équivalent d’un SMIC ou de deux RMI ! […] Quand on vit dans une société où des jeunes filles sont brûlées vives parce qu’elles portent des jeans et des décolletés, il est temps de faire bouger les choses ! »96 « L’élection n’est pas un concours de beauté » proteste Martine Aubry pendant la campagne de 2007. Pourtant la compétition esthétique fait rage, entre femmes. Dans le gouvernement dirigé par François Fillon, la rivalité crée une ambiance digne de Desperate Housewives, selon Rama Yade97. La palme d’or revient incontestablement à Rachida Dati, étonnante Garde des Sceaux de 2007 à 2009. Les 6 et 7 novembre 2007, elle accompagne à Washington avec d’autres femmes ministres le nouveau président Nicolas Sarkozy (tout juste divorcé, son entourage féminin en est d’autant plus renforcé). En montant dans l’avion, Rachida Dati paraît très contrariée. Elle vient d’apprendre que la robe de soirée est obligatoire pour dîner à la Maison Blanche (les services du protocole l’avaient répété dix fois, assure Nadine Morano). Or, elle a prévu un smoking. C’est le branle-bas de combat. Une robe Dior est prêtée, ajustée, ce qui donne à Rachida Dati l’opportunité de faire une entrée digne d’une star, en retard, seule, à pied, « moulée dans une superbe robe longue ivoire avec son étole de zibeline, scintillante de mille feux. […] « Rachida ! Rachida ! » crient les photographes avides d’une image glamourissime. Juste avant d’entrer dans la Maison Blanche, elle se retourne dans un mouvement de tête à la Marilyn et jette un sourire insolent de beauté. Toute l’histoire de Rachida Dati est contenue dans ces quelques millièmes de secondes : son culot, son instinct, sa rouerie, son intelligence des situations »98. Si la politique-spectacle peut conduire à la compétition entre femmes, elle pourrait bien, parfois, tourner au bénéfice des femmes rivalisant avec les hommes. Dans le duel médiatique que se livrent le pantalon et la robe, il n’est pas sûr que le pantalon l’emporte. Les électeurs et les électrices sont aussi, pour la plupart, des téléspectateurs au regard formaté. Le préjugé sexiste sur 94 Lors de l’émission télévisée « Arrêt sur images » (en 2000), Clémentine Autain est alors la coprésidente de l’association féministe Mix’Cité. 95 Nicolas Sarkozy, « Les cravates et les femmes », Le Parisien, 25 juin 2008. 96 Hervé Gattégno, Anne-Cécile Sarfati, Femmes au pouvoir.. op. cit., p. 46 et p. 59. 97 Michaël Darmon, Yves Derai, Belle-Amie, Paris, éd. du Moment, 2009, p. 109. 98 Idem. 23 l’incompétence féminine n’est plus de mise pour les électeurs, et les électrices trouvent les femmes politiques plus compétentes que leurs confrères. Dans ce contexte plus favorable, les femmes profitent pleinement de la « prime de beauté », qui, en d’autres temps, aurait été un handicap. La valorisation du physique féminin peut d’ailleurs provoquer une certaine jalousie masculine : Jacques Toubon avoue à la télévision devant Élisabeth Guigou qu’« en terme d’image, les femmes surpassent »99. 6 - Le Girl Power La scène politique ne traduit-elle pas ce qui se passe sur la scène culturelle ? Lors de l’élection présidentielle de 2008 aux États-Unis, on a comparé, malgré toutes leurs dissemblances, l’ultraconservatrice Sarah Palin à Madonna, la « reine du pop »100. Ce qui les rapproche en effet est une certaine manière, ostensible, de s’affirmer « en tant que femme ». On se souviendra des tubes de rouges à lèvres brandis en signe de soutien à la candidate dans les meetings républicains… Revenons un moment sur le cas fascinant de Madonna, qui, dans ses spectacles– The Virgin Tour (1985), The Immaculate Collection (1990), Blonde Ambition (1991), Girlie Show (1993)…a brillamment renouvelé la figure de la femme fatale, dominatrice, phallique, diraient les psychanalystes. Cas épineux pour les féministes, plutôt portées à détester le corset qu’elle a remis en scène. C’est en 1989 que le photographe de Madonna demande à Jean-Paul Gaultier de concevoir ses costumes de scène. L’année suivante, le public de la tournée mondiale de la star découvre des corsets et des gaines devenues vêtements de dessus. Le message, à forte teneur érotique, confère à Madonna une grande puissance d’affirmation sexuelle sur scène. L’image donnée est ambivalente. Féminine dans le sens où une pièce classique du vêtement féminin est revisitée et valorisée, mais aussi virile tant le corps mince et athlétique de la chanteuse ainsi sanglé paraît recouvert d’une armure qui la rend inaccessible. De subtiles interprétations s’inscrivant dans la pensée queer ont, dans les années 1990, fait de Madonna l’emblème de l’incertitude du genre. Dans Blonde Ambition, sa performance est assimilée à celle d’une folle travestie : une femme qui fait l’homme qui fait la femme. On a donc pu dire d’elle qu’elle cassait la binarisme des genres. Dans Girlie Show, Madonna modifie d’une autre manière l’image des femmes « féminines » (i.e. : habillées en femmes) en chantant et dansant le désir circulant entre elles. L’érotisme de Madonna a-t-il surtout une destination finale mâle et hétérosexuelle, comme le suppose la philosophe féministe Françoise Collin 101 ? Il est difficile d’être aussi affirmative. La figure qu’elle crée plait à un public hétérogène fait d’hommes et de femmes de toutes orientations sexuelles. Elle est même perçue comme une manifestation du féminisme contemporain, qui bataille contre l’ordre moral, en défiant le pouvoir religieux à travers un détournement audacieux de l’imagerie catholique. Célèbre dissidente du féminisme américain, militante pro-pornographie et pro-prostitution, Camille Paglia en fait une de ses icônes en même temps qu’un symbole de la lutte à mener contre les puritanismes en tous genres102. Pour elle, ce mélange de femme à la fois fatale et androgyne dessine le lendemain qui chante d’une sexualité libérée. Que devient la jupe avec Madonna ? Elle disparaît. Elle ne sera plus soulevée, comme dans Sept ans de réflexion (1958) pour découvrir les jambes nues et la culotte blanche de Marilyn Monroe. Madonna montre ce qui est habituellement caché. Elle est une star en culotte, qui liquide le mystère des jupons. N’ayant rien à cacher, elle peut donc lancer sa petite culotte à la fin de son spectacle au parc de Sceaux le 29 août 1987 à l’un ou l’une des 130 000 spectateurs présents. C’est une nudité très particulière toutefois que celle de la chanteuse/danseuse au corps maîtrisé, tout en muscles, dans les lumières savantes de la scène ou du studio photographique : une nudité très habillée…. La recherche du dévoilé et de l’explicite est certainement aussi importante chez Madonna que le jeu avec les codes de genre. Ses détracteurs des deux sexes y voient de l’exhibitionnisme. Catégorie de la psychopathologie pour eux, simple source de plaisir pour d’autres, dont Madonna, bien sûr. Mais cette mise à nu a également une dimension politique. Née en 1958 dans une famille 99 Extrait présenté dans l’émission télévisée Déshabillons-les, sur Public Sénat, 31 janvier 2008. Comme le fait Camille Paglia dans ses chroniques écrites pendant la campagne électorale, largement commentées sur Internet. 101 « La Madonna connection », Michel Dion dir., Madonna. Érotisme et pouvoir, Paris, Kimé, 1994, p. 34-40. 102 Camille Paglia, Vamps et Tramps. Une théorie païenne de la sexualité, traduit de l’américain, Paris, Denoël, 2009. 100 24 catholique italienne aux États-Unis, Madonna appartient à une génération qui peut mesurer les évolutions de la morale sexuelle. Elle en est d’ailleurs une actrice majeure puisque, rejetant l’hypocrisie des désirs cachés, clandestins, honteux, elle se fait à sa manière militante de l’eros. La percée de Madonna est contemporaine de la mode du « porno chic » dans les images publicitaires des années 1990, en grand format sur les abribus et les pages commerciales des magazines. Les sous-vêtements féminins connaissent alors une révolution. La lingerie sexy connaît en France une diffusion massive. Les fantaisies qui ne se trouvaient que dans les boutiques très spécialisées, les sex shops de Pigalle notamment, inspirent désormais les créateurs de dessous.. Une page se tourne avec Jane Birkin, dont les seins menus et nus avaient marqué les seventies, et qui chante désormais Les Dessous chic. La fin de siècle consacre le retour de la lingerie, après un court laps de temps pendant lequel on a pu croire à une Grande Renonciation des femmes : dessous invisibles, transparents, contestés, simplifiés à l’extrême des années 1970. Confortables également, à l’image de la gaine 18 heures Playtex, sans baleines (1971). Les jeunes filles d’alors plébiscitaient le pantie gainant. Vingt ans plus tard, la mode réhabilite le corset (Vivienne Westwood, dès 1985, puis Azzedine Alaïa, Thierry Mugler, Christian Lacroix, Karl Lagerfeld, Thierry Mugler, John Galliano, Alexander McQueen et bien sûr Jean-Paul Gaultier). Le retour aux bas et aux porte-jarretelles a de quoi surprendre également quand on se souvient du triomphe des collants dans les années 1960 : modernes, économiques, pudiques... Les dim up rendent inutile le porte-jarretelles mais réintroduisent le plaisir de la peau nue sous les jupes. La zone libérée du textile s’étend encore avec le string, plébiscité depuis bientôt une vingtaine d’années. Les plus jeunes l’adoptent comme une évidence tandis que les seniors se demandent encore comment un tel inconfort peut être supporté. La culotte emboîtante de Madonna trouve un écho dans la mode des années 1990 et joue la vedette des défilés de l’été 1997. La gainette « remonte-fesses » obtient un certain succès. Petit Bateau, qui résiste au string, vend de plus en plus sa taille 18 ans à des quadras nostalgiques. L’alternative est toujours commentée en 2006, sur un forum de discussion, à propos de Ségolène Royal. La question « À votre avis, Ségo, elle porte des strings ou des culottes petit bateau ??? » s’attire (entre autres) cette réponse : « À mon avis c’est plutôt Petit bateau car elle avait une fois dénoncé le port du string comme "réduisant les jeunes filles à leur postérieur" (et elle a raison) »103. Le succès du soutien-gorge ampliforme de Wonderbra (1994) consacre la mode des poitrines volumineuses, que les jeunes filles d’aujourd’hui tiennent à valoriser. Le dessous sexy se fait vêtement de dessus, la nuisette devient robe d’été. Les femmes qui adoptent cette ultraféminité sont-elles des victimes du backlash104 ? Ont-elles intériorisé la hantise de la masculinisation qui accompagne les progrès de l’égalité, égalité à laquelle elles ne songent d’ailleurs pas à renoncer ? N’ont-elles pas au contraire, un peu à la manière de Madonna un sentiment de puissance, d’empowerment, lié à une nouvelle manière de se montrer sexy ? Le modèle de la féminité sexy atteint dans les années 1990 les pré-pubères avec l’extraordinaire succès d’un girls band, les Spice Girls, groupe formé de cinq jeunes Anglaises de 18 ans. Dès leurs débuts en 1993, c’est le succès. Les voilà stars et modèles pour cours de récréation105. Le produit marketing est réussi. Il y en a pour tous les goûts : Mel C. « la sportive », Emma « la petite fille », Victoria « la lady », Geri « la rousse provocante », Mel B « le cocktail métis détonnant »106. Selon une admiratrice, leurs chansons et leurs spectacles sont « puissants » et forment un mélange explosif de « sexe libéré, de légèreté joyeuse et de féminisme bruyant ». Ce mélange appelé « Girl Power » obtient un succès international. De leurs clips et de leurs spectacles se dégage une indéniable énergie. Ce qu’il faut ici souligner c’est le message qu’elles adressent à leur public, large et composé, entre autres, de celles que l’on appelle désormais les « petites jeunes filles » âgées de 8 à 10 ans et déjà consommatrices actives, notamment de vêtements. À la recherche de l’identification de leur public avec elles, les Spice Girls avouent : « Nous aussi, on a 103 http://forum.doctissimo.fr/people-stars/politique/string-petit-bateau-sujet_18_1.htm [19 novembre 2009] 104 C’est-à-dire le retour de bâton conservateur après deux décennies libératrices : sur le backlash antiféministe, Cf. Susan Falludi, Backlash, 1991, trad., Paris, éditions des femmes, 1993. 105 Le groupe a une vie assez brève. En 1997, leur impresario, Simon Fuller à l’origine de leur notoriété, est limogé. L’année suivante, la rousse Geri Halliwell, une ancienne strip-teaseuse, quitte le groupe, qui n’y survivra pas. 106 Julia Edenhofer, Spice Girls. La révolution des filles, traduit de l’anglais, Bruxelles, Lefrancq Littérature, 1998, p. 7. 25 des boutons »107. Le cœur du message est le « be yourself », sois toi-même, qui se traduit sur le plan vestimentaire par le droit de choisir la mini ou la maxirobe, le short ou le pantalon. Mais dans tous les cas, il s’agit d’un vêtement moulant, car le pouvoir de la spice girl, qui maîtrise les codes de la séduction sur le bout de ses ongles vernis, est d’essence sexuelle. Les apparences sexy sont ainsi présentées comme un pouvoir, avec ce qu’il faut d’agressivité et sans incompatibilité avec le féminisme. « On se bat pour l’égalité des sexes et contre le racisme », déclarent les cinq stars. Geri précise : « la grande différence entre garçons et filles, c’est qu’on peut être sexy et féminine tout en ayant des couilles et une cervelle ! » On retrouve la formule magique : les deux genres dans un corps féminin. Tout est possible et permis aux femmes d’aujourd’hui qu’elles soient en jupe ou en pantalon. En chacune, au moins cinq spice girls coexistent, selon l’humeur et le moment. Liberté et choix triomphent après des siècles de contraintes et d’interdits. C’est le message euphorisant que délivre la culture de masse. On peut lui trouver le goût de l’opium de peuple. On peut aussi le voir comme un transformateur de conscience, qui aide à renforcer la confiance en soi. La resignification de la féminité au tournant du siècle a pris des chemins multiples, qu’il faudrait explorer plus consciencieusement. Y voir un simple effet du backlash, ce qu’elle est en partie, c’est se priver des moyens de comprendre ce qu’elle apporte malgré tout à celles et ceux qui ont envie d’y croire. Les analyses classiques de la domination masculine, on l’a vu, définissent la féminité comme ce qui est non-masculin, ce qui est dépourvu de pouvoir. La féminité dans l’imaginaire fin de siècle déjoue cette définition me semble-t-il à la fois parce qu’elle intègre une dose d’androgynie, et parce qu’elle proclame sa puissance. Sans cette resignification très séduisante de la féminité, ce livre se serait arrêté là. 107 Elisabeth Lebovici, Françoise-Marie Santucci, « Rencontre avec les Spice Girls, copines à la candeur bien rodée », Libération, 20-21 décembre 1997. 26 II - La jupe fait de la résistance Malgré le succès du pantalon, la jupe résiste. Elle joue aujourd’hui sur de nombreux registres classique, élégant, hyperféminin, rétro, sexy...- ; toutes les longueurs et toutes les ampleurs sont possibles… Elle ne s’est pas démodée. Le pouvoir érotique du vêtement ouvert attire : facilitation des flirts poussés, sensualité du contact des jambes peau nue, jeu sophistiqué des bas et du portejarretelle, qui construit un corps pour autrui mais aussi un corps pour soi, anticipant le plaisir de la rencontre amoureuse, offrant une sorte de satisfaction narcissique, autoérotique. Rénovée par l’invention de la mini, la jupe est parfois considérée comme un « symbole de la femme libérée »108. La mini, qui avait disparu depuis les années 1980, fait son retour en 2002 dans tous les styles : militaire, punk, baby-doll, cuir, sport, jean, sixties, tutti frutti, griffée, sexy109. La mini des magazines, une fois descendue dans la rue, se fait rebaptiser de gracieux noms, comme « ras de la touffe » ou « de la moule ». Elle a ses déclinaisons régionales. À Marseille, c’est la « cagole » qui, un peu à l’image de Mélanie dans la série télévisée Plus belle la vie, adopte la jupe ultra courte et exhibe ses jambes allongées par des talons hauts. Une mode qui n’est pas sans lien avec ce qui va suivre. 1 - Jupe = pute La rappeuse Diam’s fait le constat de cette nouvelle équation dans une de ses plus célèbres chansons, Dans ma bulle (album le plus vendu en France en 2006) : « Dans ma bulle, le romantisme a pris une gifle, / les actrices de films X sont devenues des artistes. / Dans ma bulle, on critique les femmes en jupe, / Mais t’as pas besoin d’venir d’la Zup pour te faire traiter de pute. / Dans ma bulle, ça parle cash, ça partage, ça parle mal, / Ça part au quart de tour, ça part au chtar, / dans ma bulle, l’amour est en garde à vue, / Non, y’a plus de love dans les rues de ma bulle. » Être féminine, c’est « faire pute ». Ni Putes Ni Soumises, dont la naissance est provoquée par des incidents plus dramatiques que des injures, met d’emblée la question du look des filles au cœur de sa réflexion et de son combat. « Moi j’ai envie d’être féminine sans qu’on me prenne pour une pute » dit une jeune fille sur le site de ce mouvement en 2005110. Des témoignages sont publiés, contrebalançant ceux des filles qui choisissent de porter le voile. [ILL 2 Légende Publicité de Canal + pour Ni Putes ni soumises sur le respect montrant une jupe (« Pour faire progresser le respect des femmes ») parue dans Libération le 1er février 2005.] La presse pour adolescentes n’ignore pas le problème. Dans Miss, une jeune fille de 17 ans témoigne : « Après de nombreuses années vécues dans la peur, Tressy revendique enfin sa féminité. Elle vient d’une cité du Nord de Paris où elle a dû ‘jouer aux mecs – s’habiller comme eux et se battre comme eux – pour se faire accepter, « respecter », comme on dit… Là-bas, pas question de revendiquer sa féminité, les jupes et le maquillage sont interdits. Celles qui osent s’habiller en fille subissent les injures de toute la bande et, en premier lieu, des autres filles. Très rapidement, leur réputation est faite : fille facile »111. Dans son enquête sur les jeunes et l’amour dans les cités, la sociologue Isabelle Clair va dans ce sens. Vivre en cité, c’est vivre, comme dans un système panoptique, sous le regard des autres et la menace des rumeurs qui font et défont la réputation : « une étiquette sociale durable »112. Sans cesse rappelées à l’ordre, les filles doivent observer une triple réserve : géographique (car bouger, c’est « chercher », « traîner », échapper au contrôle), relationnelle et vestimentaire. Sont proscrits la jupe, les bottes (surtout si elles sont pointues) et le débardeur ou le haut moulant et décolleté. Ce sont des « vêtements de dame » associés à une sexualité adulte et interprétés comme un signe de provocation sexuelle. Ils trahissent une intention coupable (blâmable, que l’acte ait eu lieu ou pas). Dans ce contexte d’étiquetage, un certain nombre d’adolescentes se définissent comme « bonhommes ». Nadia, 15 ans, porte des jeans et baskets pour ne pas être assimilée aux putes. Aïcha, 15 ans, se trouve « un peu efféminée-garçon : je sais faire efféminée quand je vais avoir un copain et je sais rester garçon quand je dois me faire respecter ». En revanche, Jennifer, 17 ans, qui se maquille, met des boucles d’oreille et ose les décolletés, souffre : « Même en jeans-baskets, 108 Mathilde Froment, Lucie Oriol, « La féminité à la fête », France-Soir.fr, 23 juillet 2009. « Le retour de la mini », Le Monde, 12 avril 2002. 110 http://wwww.niputesnisoumises.com 111 Miss, septembre 2005. 112 Isabelle Clair, Les Jeunes et l’amour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008. 109 27 c’est pareil ; pour eux, c’est féminin. Mais en jogging, avec une casquette, tu te ramènes comme ça, t’as aucun problème ». La masculinisation obligée du vêtement s’accompagne d’une masculinisation de l’expression. L’expression grammaticale du féminin (dans les pronoms sujets mais aussi les adjectifs) prend souvent la forme du masculin : « les filles, ils… » Les « signes de revirilisation » se multiplient dans l’imaginaire contemporain113. C’est, par exemple, le triomphe des champions sportifs qui surpassent acteurs et chanteurs comme modèles d’identification. Pour les garçons, la virilité dépendra de la masse musculaire, plus que du vêtement (qui suscite peu de commentaires) et de l’affichage d’une sexualité hétérosexuelle. L’une des fondatrices de Ni Putes Ni Soumises, Fadela Amara, distingue trois genres de filles : celles qui sont soumises à la norme patriarcale, les transparentes qui investissent discrètement le domaine scolaire et celles « qui veulent ressembler aux mecs, qui s’imposent pour forcer le respect. En bandes, « habillées en jogging et baskets, tenue passe-partout pour ne pas assumer leur féminité, et qui utilisent la violence comme expression »114. C’est en 1998 qu’apparaissent sur la scène médiatique les gangs de filles. Les « sauvageonnes » pimentent le discours sur la délinquance juvénile en banlieue. La sociologue Stéphanie Rubi observe que les « crapuleuses » de 12-16 ans sur lesquelles elle a fait une enquête dans les années 2000 à Paris, Bordeaux et Marseille, sont des garçons manqués115. Elles préfèrent les joggings et les pantalons à la jupe car « tu peux pas donner des coups de pied et tout… ». Habillées « comme un garçon, pour se battre », elles ne se sentent pas pour autant garçons. Mais elles ont tendance à rejeter les filles « féminines » – des « bouffonnes » – et à intégrer une vision misogyne. Elles acquièrent ainsi une position respectée au sein de leur groupe de pairs et participent au règne de la « loi du plus fort ». Leur paraître est un « pare-être »116, réponse à la double stigmatisation socioculturelle et genrée. Dans ce contexte, pour Ni Putes Ni Soumises, porter une jupe est un acte militant. « La femme oublie aujourd’hui sa féminité, comme si le corps féminin était impur », dit une militante de l’association117. La problématique est bien présente dans le livre que Fadela Amara réalise avec la journaliste Sylvia Zappi, Ni Putes Ni Soumises. Elle est étayée par son expérience de présidente de la Fédération Nationale des Maisons des Potes, proche de SOS Racisme, par le « terrain » de la vie associative mais aussi par sa propre expérience. Musulmane pratiquante, elle ne porte pas le voile, qu’elle voit comme un « outil d’oppression, d’aliénation, de discrimination, un instrument de pouvoir des hommes sur les femmes ». Deux événements déclenchent la marche dénonçant les violences masculines, qui se termine à Paris le 8 mars 2003 par une mobilisation de 30 000 personnes. Le 4 octobre 2002, une jeune fille, Sohane, est brûlée vive dans le local à poubelles de la cité Balzac à Vitry-sur-Seine. « Belle et insoumise, Sohane avait payé de sa vie le fait de ne pas s’être pliée aux normes de fonctionnement de la cité, à la loi du plus fort »118. Cette même année, Samira Bellil, future marraine de Ni Putes Ni Soumises, publie Dans l’enfer des tournantes 119 . « Ces histoires des filles violées par des bandes de garçons pour n’avoir pas dissimulé leur féminité, nous les avions maintes fois entendues lors des permanences dans nos associations », commente Fadela Amara. Dans le « 93 », près d’une jeune fille sur trois déclare avoir subi des violences physiques dans les douze derniers mois. Une sur huit des violences sexuelles. C’est ce qu’établit une enquête de 2005 auprès de 1600 jeunes filles âgées de 18 à 21 ans résidant ou exerçant leurs activités en Seine-Saint-Denis120. Le discours de Ni Putes Ni Soumises contre la violence bénéficie d’une grande vague de sympathie. Les esprits ont été préparés par la médiatisation des tournantes dans le contexte électoral de 2001-2002 (le thème dominant de l’insécurité aura facilité l’accès du leader de l’extrême droite au second tour lors de l’élection présidentielle). On préfère ignorer que le viol en réunion est une pratique ancienne et que les blousons noirs des années 1960 étaient aussi accusés 113 Pascal Duret, Les Jeunes et l’identité masculine, Paris, PUF, 1999, p. 24. Fadela Amara, avec la collaboration de Sylvia Zappi, Ni Putes Ni Soumises, Paris, La Découverte, 2003, p. 44-45. 115 Les « Crapuleuses », ces adolescentes déviantes, Paris, PUF, 2005. 116 Belle expression de Marc Perreault et Gilles Bibeau, auteurs d’une étude québécoise sur la gang, citée par Stéphanie Rubi, Ibid., p. 189. 117 Dans le film de Brigitte Chevet, Jupe ou pantalon ?, 2007, 52 min., première diffusion sur France 3 le 27 octobre 2007. 118 Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 6. 119 Samira Bellil, Dans l’enfer des tournantes, Paris, Denoël, 2002. 120 http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/070306enqueteCSVF93.aspx 114 28 d’une criminalité sexuelle spécifique. L’augmentation de ce type de crime dans les dernières années ne semble d’ailleurs pas prouvée121. Violer, voiler, d’un mot à l’autre, une simple interversion de voyelles et une véritable entreprise de soumission des femmes que dénonce Fadela Amara, au risque de stigmatiser « le » garçon arabe » dans un contexte social et politique très sensible122. Au nom de l’antiracisme, les femmes devraient-elle se plier à la loi du silence pour « protéger » leur (supposée) « communauté » ? Par ailleurs, la banlieue n’a pas le monopole du sexisme. Fadela Amara le souligne. Sous l’étiquette d’obscurantisme, elle rassemble « tous les intégrismes religieux, chrétiens, juifs, musulmans ». Au nom de la laïcité républicaine et de l’expérience des féministes dans les pays musulmans, elle est déterminée à se battre contre « le fascisme vert » car « l’affaire du voile est l’illustration la plus visible et symptomatique de cette dérive obscurantiste »123. Elle n’est pas la seule à défendre l’idée que le voile n’est pas une question religieuse mais politique, un pion dans la stratégie des islamistes en France et dans le monde. L’initiative de Ni Putes Ni Soumises ne fait pas l’unanimité124. Certaines féministes y voient une forme de « récupération raciste » de la cause des femmes au bénéfice du pouvoir, avec un soutien exceptionnel des médias : un « nouveau féminisme », utile à Nicolas Sarkozy qui dénonce « ceux qui veulent soumettre leur femme, ceux qui veulent pratiquer la polygamie, l’excision ou le mariage forcé, ceux qui veulent imposer à leurs sœurs la loi de grands frères, ceux qui ne veulent pas que leur femme s’habille comme elle le souhaite »125. Sans doute est-ce la première fois dans l’histoire de France qu’il est question dans un discours politique de cette importance de la liberté vestimentaire des femmes. La politique étant devenue affaire d’image et de communication, l’Assemblée nationale n’est pas en reste et expose pour le 14 juillet 2003 quatorze Marianne sur la façade du palais Bourbon : toutes sont membres de Ni Putes Ni Soumises et coiffées du bonnet phrygien. Le cadrage fait le gros plan sur les visages. Que l’on donne ou pas au mot un sens négatif, il y a « récupération » au bénéfice des institutions républicaines, comme le montre le discours du président de l’Assemblée, l’UMP Jean-Louis Debré : « Qui, mieux qu’elle [l’Assemblée], en effet, incarne les valeurs de la République libératrice et protectrice auxquelles les femmes des cités souhaitent rendre hommage et dont les députés sont les garants ? »126 Dans ce contexte social et politique, les apparences de la féminité peuvent devenir l’étendard d’une sorte de résistance, mot qui revient sans cesse dans le discours de Fadela Amara. « Elles tentent de résister en s’imposant telles qu’elles sont, en continuant à porter des vêtements moulants, en s’habillant à la mode, en se maquillant, parfois à outrance […]. Dans les cités, il y a beaucoup de filles pour qui le maquillage est devenu une peinture de guerre, un signe de résistance. C’est leur façon à elles de lutter. Rien à voir avec les féministes des années 1970, qui jetaient leur soutien-gorge et menaient la guerre des sexes ! Quand je m’en étonne, elles revendiquent cette affirmation parfois agressive de leur féminité […]. Ces résistantes sont encore majoritaires dans nos quartiers, mais elles trinquent tous les jours »127. Ni Putes Ni Soumises ne se définit pas d’emblée comme féministe. « Le mot même de féminisme est complètement galvaudé, dépassé, obsolète, voire ridicule aux yeux de beaucoup. Dans l’imaginaire de ces jeunes femmes des cités, être féministe, c’est se positionner contre les hommes, être en guerre permanente, comme des amazones »128. L’« Appel national aux femmes 121 Laurent Mucchielli, Le Scandale des tournantes. Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique, Paris, La Découverte, 2005. 122 « Ni voile ! Ni viol ! que ça vous plaise ou non ! » dit une jeune fille dans un dessin de Pessin illustrant l’article « La condition des jeunes filles s’est dégradée dans les quartiers difficiles », Le Monde, 25 octobre 2002. 123 Citée par Josiane Savigneau, « La révolte des filles dans les cités », Le Monde, 30 janvier 2004. 124 Cf. Nacira Guénif, Éric Macé, Les Féministes et la garçon arabe, Paris, éditions de l’Aube, 2004. L’évolution de Fadela Amara, nommée au gouvernement en 2007 secrétaire d’État à la Ville, accentue les soupçons sur les moyens qu’elle a mis au service de son ambition (Cécile Amar, Fadela Amara. Le destin d’une femme, Paris, Hachette, 2009). 125 Cf. Sylvie Tissot, « Bilan d’un féminisme d’État », Plein Droit, n° 75, décembre 2007 [en ligne : http://www.gisti.org] et Elsa Dorlin « ’Pas en notre nom !’ Contre la récupération raciste du féminisme par la droite française », 2007, http://www.lautrecampagne.org/article.php?id=132. 126 Cité dans “Quatorze Marianne sur le fronton de l’Assemblée”, Le Figaro, 14 juillet 2003. 127 Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises … op. cit.., p. 49-50. 128 Ibid., p. 114. 29 des quartiers », en octobre 2001, avait cette phrase assassine : « Le mouvement féministe a déserté les quartiers ». Et la saillie de Fadela Amara, lançant que la parité la touchait autant que « les soldes chez Hermès » avait aussi atteint un point sensible129. Dans leur tour de France de 2003, les marcheuses vont pourtant croiser des féministes en chair et en os, puis l’étiquette va s’imposer très vite, explique Fadela Amara, « comme une évidence ». Chrystelle, issue d’une cité de Montreuil et marcheuse de 2003, remarque : « Déjà si t’as même pas le droit de te manifester physiquement comme femme, comment veux-tu avoir des idées féministes ? C’est impossible, il y a trop de conditionnements contraires . Il faut sortir de la cité, faire des études, rencontrer des gens différents » 130. En avançant que la libération commence par la maîtrise de son corps, Chrystelle rejoint bien les féministes « historiques ». 2 - Les alternatives à la jupe : voile et pantalon Les alternatives à la jupe accusée de dévoiler le corps alimentent en France une vigoureuse controverse qui rapproche finalement deux vêtements que tout sépare à première vue : le pantalon, d’origine masculine, symbole de modernité et le voile, condensé de féminité, symbole de tradition. Ils semblent avoir aujourd’hui dans certains contextes une même fonction : voiler le corps féminin. Ce rapprochement est très paradoxal, car le pantalon est alors considéré comme un vêtement légitime pour les femmes et les jeunes filles, un vêtement couvrant les jambes, plus décentplus convenable que la jupe. Pourtant, les traditionalistes religieux ont toujours été hostiles au pantalon (occidental) pour les femmes. Le Deutéronome est invoqué pour le proscrire, malgré l’évidence de sa féminisation à partir des années 1960. C’est surtout au nom de la défense de la décence que la question est traitée dans la presse, généralement dans la rubrique « faits divers ». La violence que le pantalon déchaîne traverse les frontières religieuses, comme le montrent les exemples suivants. « Une turque tuée pour un pantalon » titre Libération en 2005, « un jeune homme a tué sa sœur hier à Batman, une ville du sud-est de la Turquie à moitié kurde, parce qu’elle avait revêtu un pantalon pour assister à un mariage. Après l’avoir blessée d’un coup de fusil, il l’a jetée du haut du toit du domicile pour faire croire à un suicide »131. Dans les quartiers ultra-orthodoxes de Jérusalem, des militants de choc imposent par la terreur aux femmes de s’habiller avec modestie : c’est-à-dire avec des jupes longues, les bras couverts et le col fermé132. En juin 2008, toujours à Jérusalem, une femme divorcée, portant le pantalon, est passée à tabac et menacée de mort. Au Sud Soudan, région chrétienne habituellement considérée comme plus libérale que le Nord musulman, en octobre 2008, la police arrête brutalement une trentaine de femmes, uniquement parce qu’elles portent des pantalons moulants. Elles sont maintenues 24 heures derrière les barreaux133. En juillet 2009, treize femmes sont arrêtées dans un restaurant de Khartoum pour tenue indécente, parce qu’elles portent le pantalon. L’une d’elle, Lubna Ahmed al-Hussein, journaliste et féministe, fonctionnaire à la Mission des Nations Unies au Soudan, décide de médiatiser l’affaire. Elle se présente devant le juge en pantalon et le monde entier apprend ainsi que les femmes dans son cas sont punies par 40 coups de fouet et une amende de 250 livres soudanaises (soit 100 dollars US). C’est ce que prévoit le code pénal, s’inspirant de la charia. En 2008, 43 000 femmes auraient pour la même raison – port d’un vêtement indécent – reçu un châtiment corporel sans procès, discrètement. Après 24 heures de prison, Lubna Ahmed al-Hussein est libérée. L’Union des journalistes soudanais a payé l’amende. La France, par l’intermédiaire de la porte-parole adjointe du ministère des Affaires étrangères, rend hommage à son « combat courageux » (Nicolas Sarkozy dès l’annonce de l’arrestation avait invité la journaliste en France134). Le porte-parole du Haut-Commissariat aux réfugiés rappelle au Soudan qu’il a violé le pacte international relatif aux droits civils et politiques qu’il a signé135. L’affaire est certes dérisoire comparée à la situation du 129 Charlotte Rotman, « Femmes des cités, femmes révoltées », Libération, 15 mai 2002. « Chrystelle : Avec la marche, j’ai retrouvé mon droit d’expression », Seine-St-Denis. Le Magazine, n° 68, mars 2003. 131 Le 10 janvier 2005. 132 Delphine Matthieussent, « Israël. Les brigades de la pudeur », Libération, 15 décembre 2008. 133 « Soudan, arrêtées pour port de pantalon moulant », http://www.lejdd.fr le 7 octobre 2008. 134 « Lubna Hussein, pas de pantalon, pas d’avion », Libération, 13 août 2009. 135 « La « journaliste au pantalon » est sortie de prison », Libération, 8 août 2009. 130 30 pays et à la gravité des accusations qui pèsent sur le président soudanais pour crime contre l’humanité, au Darfour, mais mieux vaut ne pas mécontenter Washington136. La contextualisation géopolitique de l’événement que propose Le Monde est intéressante, mais elle montre en même temps la difficulté à appréhender le fait pur de l’oppression des femmes à travers le contrôle vestimentaire. Quant au commentaire de Francis Marmande, dans le même journal du soir, il renvoie finalement dos à dos Soudanais et Français, rappelant l’interdiction du pantalon qui a sévi en France jusqu’à ce que l’ordonnance de 1800 tombe en désuétude137. Comme on dit familièrement, « chacun doit balayer devant sa porte ». L’exercice du parallèle est tentant dans le contexte politique français de 2009, marqué par les controverses sur l’immigration, l’islam et les « pétillantes saillies de Brice Hortefeux »138. La médiatisation de cette affaire rebondit en novembre 2009 quand Lubna Ahmed al-Hussein vient en France, à l’invitation de Ni Putes Ni Soumises, dont elle devient la marraine. Un ouvrage paraît sur son combat139. Le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, l’accueille, pour une conférence de presse où elle apparaît dans un ensemble veste et pantalon blanc, sans voile. Elle participe activement à la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre. Le pantalon qu’elle portait lors de son arrestation sera vendu aux enchères au profit des victimes des viols au Darfour. Selon Lubna Ahmed al-Hussein, « le paradoxe, c’est qu’un certain nombre de pays musulmans imposent le port du pantalon, qui cache le corps. Mais il n’y a rien dans le Coran sur le sujet, alors que les interprétations sont diverses. Ce que disent toutes les religions, c’est qu’il faut être vêtu avec une certaine décence, les hommes comme les femmes. Et même l’article de loi en vertu duquel j’ai été jugé, l’article 152 du code pénal de 1991, parle seulement de vêtements « qui pourraient causer un trouble », porter atteinte à la pudeur publique. C’est évidemment une notion très subjective, laissée à l’interprétation du policier »140. L’image est forte aussi de cette centaine d’Afghanes, étudiantes, avocates, militantes des droits des femmes, qui manifestent en avril 2009 contre la loi autorisant le viol conjugal chez les chiites : leurs pantalons sont bien visibles sous des manteaux qui s’arrêtent au niveau du genou. Elles portent un voile qui dégage leur visage. Brandissent leurs banderoles, elles font face à environ 300 hommes, sortis des mosquées et 200 femmes en burqas et tchadri qui les conspuent aux cris de « Mort aux espionnes » et « Esclaves des chrétiens »141. Le pantalon est lié au vif débat français sur le voile islamique et sur la burqa. D’abord en raison d’une fonction commune prêtée aux deux vêtements : leur rôle protecteur. Fadela Amara remarque que « de nombreuses jeunes filles, confrontées à l’impossibilité d’assumer leur féminité, le [le voile] portent surtout comme une armure censée les protéger de l’agressivité masculine »142. Selon la sociologue Hélène Orain, « les seules qui échappent aux insultes sont les filles voilées »143. Notons que le voile et le pantalon soulèvent tous deux le problème de la violence masculine et sont parfois vus comme la solution à ce problème. Il y a d’ailleurs chez certaines jeunes filles portant le pantalon une identification possible avec les filles qui se protègent en se voilant. C’est le cas de Magali, de Carpentras, au look assez sportif, qui réfléchit après l’expérience d’une soirée lors de laquelle elle s’est risquée en robe courte144. Le pantalon serait-il alors une sorte de voile laïque, profane ? Ce serait un curieux salto de l’histoire, car il lui a plutôt été reproché de dévoiler les 136 Jean-Philippe Rémy, « Cachez ce pantalon… », Le Monde, 11 septembre 2009. « Le Monde et le Pantalon », Le Monde, 15 septembre 2009. 138 Cf. Stéphane Beaud, Gérard Noiriel, « Le retour du refoulé » , Le Monde, 20-21 septembre 2009. Pour résumer, le ministre de l’Intérieur, ancien ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, a dit devant les caméras lors de l’Université de l’UMP, à propos des « Arabes » : « Il en faut toujours un. Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes ». 139 Lubna Ahmed Hussein, avec Djénane Kareh Tager, 40 coups de fouet pour un pantalon, Paris, Plon, 2009. 140 « Je refuse un archaïsme qui n’a rien à voir avec l’islam », propos recueillis par Josyane Savigneau, Le Monde, 28 novembre 2009. 141 Luc Mathieu, « Des Afghanes bravent la loi des mollahs », Libération, 17 avril 2009. 142 Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 48. 143 Citée pour son recueil de témoignages effectué pour la Fédération de la maison des potes par Pascale Krémer, Martine Laroche, « La condition des jeunes filles s’est dégradée dans les quartiers difficiles », Le Monde, 25 octobre 2002. 144 « Le pantalon chez les femmes : un autre voile ? », http://www.mondesolidaire.org/spip/article.php3?id_article=921 137 31 formes ! Et l’on butte ici sur la diversité des formes de vêtements. Un jean slim et/ou taille basse laissant dépasser un string n’a rien à voir avec un baggy ou un jogging ample. La question se pose aussi de la liberté de choisir le pantalon, dans la mesure où il semble être devenu le vêtement décent à l’exclusion des autres. Ce qui explique la polémique survenue lors de la visite de Ségolène Royal à Clichy-sous-Bois dans la banlieue parisienne, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2007. La candidate, habituellement très féminine et de blanc vêtue, s’effaçait ce jour-là dans un pantalon noir. « A-t-elle cédé à un schéma culturel qu’elle considérait comme spécifique à ce type de quartier ? » interroge, perfidement, l’agora féminine du site de l’UMP145… Le sujet est en or et provoquera de multiples réactions en tous sens. Si le pantalon est comparé au voile, c’est aussi parce que le vêtement protecteur est susceptible d’être imposé, de manière indirecte, dans un climat de violence, de pression de l’entourage notamment. Que signifie alors cette imposition d’un vêtement après des décennies de lutte pour la liberté vestimentaire ? De quel échec démocratique parle-t-il ? De quelle défaite pour les femmes ? De quelles peurs ? De quelles instrumentalisations politiques de leur corps ? L’un des objectifs des militant-e-s anti-voile est de protéger les plus faibles, les jeunes filles à qui le voile est imposé, et d’encourager celles, de loin les plus nombreuses, qui n’en veulent pas. Ce que le voile et le pantalon ont en commun est aussi l’interdit qui les frappe. Un dessin de Willem résume la situation en 2009. Sarkozy éructe : « Dehors les burqa », pointant d’un doigt menaçant une femme portant cette tenue qui s’enfuit en courant 146 . Un (présumé) Soudanais adopte la même posture, criant « Non aux pantalons ! », lève le fouet vers une femme en pantalon qui s’enfuit également en courant. Le dessin est clair : au nord comme au sud et de gauche à droite, c’est l’abus de pouvoir qui est dénoncé, ainsi qu’un rapport de forces qui place les hommes du côté de la répression et les femmes du côté des victimes. La coïncidence des faits dans l’actualité estivale de 2009 est certes frappante, mais peut-on pour autant assimiler le pantalon et la burqa ? Que faire ? La liberté peut-elle être à géométrie variable ? Peut-on interdire le voile à l’école, la burqa dans l’espace public et militer pour le droit des femmes au pantalon ? En France, la loi sur les signes religieux à l’école, adoptée le 15 mars 2004, vise surtout le voile. La Cour européenne des droits de l’homme a confirmé en 2008 la compatibilité de l’interdiction du port du voile islamique dans un établissement scolaire public français avec le principe de la liberté religieuse (à la suite de plaintes déposées par deux jeunes filles exclues en 1999). La décision a une base d’autant plus légale que la laïcité est en France un principe fondamental reconnu dans la constitution. La commission Stasi a décidé de ne bannir que les signes ostensibles, notion sans doute difficile à admettre pour des filles pensant adopter au contraire une tenue modeste… et qui se retrouvent exclues de l’école publique si elles n’acceptent pas d’ôter leur voile à l’entrée. Les filles voilées interviewées dans la perspective anti-prohibitionniste expriment une souffrance certaine ; elles se sentent stigmatisées, elles subissent des insultes. « J’aimerais vraiment qu’on arrête de se faire une idée de la femme à travers l’habit qu’elle porte »147, dit Karima. Elles mettent en avant des principes libéraux souvent utilisés par les féministes, dans la filiation de « Mon corps m’appartient ». « Selon moi, le féminisme consiste à défendre la liberté de choix de la femme, quel que soit le choix qu’elle a fait » déclare Karima148. « Personne n’avait à me dire comment je devais m’habiller » dit Soumia, se souvenant du principal du collège lui demandant d’ôter son foulard en application de la circulaire Bayrou149… Mais le voile n’est évidemment pas un « habit » comme un autre, c’est un symbole religieux. Si le pantalon aujourd’hui très diversifié et mixte n’est plus un symbole de la masculinité, le voile, en revanche, est symbole. Il paraît donc justifié de séparer les questions de la liberté vestimentaire et la liberté d’expression religieuse à travers le port de symboles confessionnels. Le voile est aussi, bien évidemment, une marque de genre extraordinairement visible, qui heurte de front la tendance à l’indifférenciation des genres, la valorisation de l’androgynie, qui se sont développées à la fin du e XX siècle. Chaque camp met en avant ses victimes qui sont, pour les uns, les filles voilées rejetées de l’école, pour les autres, les résistantes à la pression patriarcale. La controverse continue… Précisons qu’en France, pour les jeunes filles, le pantalon est compatible avec le voile, comme le montrent déjà en 1989 les photographies des lycéennes de Creil où commence la « première 145 http://www.agora-elles.com/index.php?2007/02/28/22-une-polemique-sur-le-pantalon Dans Libération, 6 août 2009. 147 Ismahane Chouder, Malika Latrèche, Pierre Tévanian, Les Filles voilées parlent, Paris, La Fabrique, 2008, p. 253. 148 Ibid., p. 253. 149 Ibid., p. 89. 146 32 affaire » du voile150. Elle, décrivant en 2004 les femmes voilées qui manifestent avec le Parti des musulmans de France, les décrit en jeans, parka, rimmel, baskets et voile 151 . Une touche vestimentaire qui veut souligner leur entrée dans la culture occidentalisée/mondialisée. L’étiquette « féministe » que leur accorde Tariq Ramadan parachève cette image de modernité : « Les femmes qui portent le voile sont dans le droit fil du combat féministe »152. L’historienne Joan W. Scott, dans son livre The Politics of the Veil, ne va pas jusque là, mais elle donne une analyse de la controverse utile aux défenseurs du voile. Elle reprend d’ailleurs leur stratégie discursive en négligeant la légitimité politique du combat contre l’islamisme et en résumant la controverse comme l’affrontement entre deux camps, avec, d’un côté, l’islam et sa « psychologie de la différence sexuelle », et, de l’autre, le républicanisme français et sa « psychologie du déni ». Le voile aurait ainsi le mérite de reconnaître des difficultés dans la régulation de la sexualité, difficultés niées par la République. Selon Joan W. Scott, les hommes (quels hommes ?) supporteraient mal le message d’indisponibilité sexuelle envoyé par les filles voilées qui « perturbent le protocole « normal » d’interaction avec l’autre sexe » 153 . Le voile recouvrirait surtout la sexualité féminine. Il libèrerait les femmes du statut de femme-objet du désir masculin. Il empêcherait « les hommes » de voir sous le voile, stoppant ainsi la violence du dévoilement imposé et fantasmé par le colonisateur. La frustration du colon réactivée au début du e XXI siècle… pousserait alors le législateur à réitérer la violence du dévoilement sous le prétexte de la défense des droits des femmes, de la laïcité, d’un modèle national idéalisé de relations entre les sexes. Les féministes oublieraient qu’elles ont en d’autres temps critiqué la surexposition corporelle des femmes et l’hypersexualisation des jeunes filles. Le voile serait devenu pour elles « le » signe de l’inégalité des sexes. Il y aurait beaucoup à dire sur cette version de la controverse. Ainsi l’internationalisation de la question est négligée par Joan W. Scott, sans doute pour mieux contester l’universalisme abstrait et la laïcité qui caractérisent la France. La voix des féministes non occidentales hostiles au voile n’est guère audible dans ce livre très américain dans sa manière de défendre entre les lignes le multiculturalisme et la valeur absolue de la liberté individuelle. Attitude qui correspond finalement à la position du président Obama lorsqu’il affirme que le voile n’est pas un symbole d’inégalité des sexes154, en juin 2009, dans son discours du Caire, marquant une volonté de rapprochement des États-Unis avec le monde arabo-musulman. Le contexte de la production intellectuelle américaine sur la question du voile est évidemment lié au conflit irakien et à la culpabilité collective qu’il provoque dans les milieux intellectuels de gauche. De là à voir l’islam martyrisé comme la classe ouvrière salvatrice d’hier, il n’y a qu’un pas, que nombre d’intellectuels et militants français de gauche et d’extrême gauche ont aussi franchi, comme le montre Caroline Fourest, dans La Tentation obscurantiste155. Fadela Amara soutient « que le voile représente le symbole politique qu’il nous faut combattre coûte que coûte si nous ne voulons pas tomber dans l’obscurantisme » 156 . Pour la féministe d’origine iranienne Chahdortt Djavann, le voile est une « mutilation psychologique, sexuelle et sociale »157. La place accordée à l’argument de l’égalité des sexes dans cette controverse qui dure depuis vingt ans peut étonner. Ce souci a rarement été élevé à un tel niveau de reconnaissance. On pourrait y voir le détournement cynique d’une cause au profit d’autres intérêts, mais on peut aussi prendre acte du retour de la préoccupation antisexiste dans l’agenda social et politique, après des années de backlash. Il est également vrai que le sexisme du voisin est toujours plus facile à dénoncer que le sien. Que nous apprend la longue histoire du voile, magnifiquement étudiée par Rosine A. Lambin ? Que son origine est païenne. Que « s’il devait représenter une religion monothéiste ce serait l’Occident chrétien »158 car il s’y est imposé pendant des siècles. Qu’il faut attendre les années 1960 pour que les paroissiennes se présentent tête nue à la messe. Que le voile est un baromètre politique au sein de l’Église : Jean-Paul II, pape conservateur, re-voilera les religieuses. 150 « Tchador : les enseignants s’opposent au ministre », Le Figaro, 7 novembre 1989. Elle, 26 janvier 2004. 152 Elle, 19 mai 2003. 153 The Politics of the Veil, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2007, p. 154. 154 Ce que des féministes françaises vont aussitôt déplorer, par exemple dans le communiqué de presse du 4 juin 2009 de la Ligue du Droit international des femmes (Annie Sugier). 155 Paris, Grasset, 2005. 156 Fadela Amara, Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 147. 157 Bas les voiles !, Paris, Gallimard, 2003. 158 Le Voile des femmes, Berne, Peter Lang, 1999, p. 247. 151 33 L’Occident partage le voile avec l’Orient : le voile est méditerranéen. Qu’il soit un régulateur de la sexualité est établi depuis toujours. Mais il n’est pas aussi « pur » qu’il en a l’air. Rappel permanent du « risque » sexuel, il est censé calmer la libido masculine alors qu’il excite la curiosité et la pulsion du dévoilement. Bien des amoureux de la culture arabo-musulmane sont sensibles à sa fonction érotique. Les symboles sont rarement univoques. Ils sont souvent détournés. Au nom de la liberté, comme le faisaient hier les femmes qui voulaient porter le pantalon, des femmes musulmanes aujourd’hui revendiquent le droit au voile intégral, en France. Le cas de la Marocaine Faiza S. est médiatisé en 2008, quand la nationalité française lui est refusée en raison d’une pratique radicale de sa religion qui l’amène à « avoir en société un comportement incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française et notamment le principe de l’égalité des sexes » 159 . Sa tenue vestimentaire ne laisse apparaître que ses yeux. Elle dit se protéger ainsi du regard masculin – « les hommes cherchent toujours à draguer » – et avancer dans sa recherche religieuse au sein de l’islam salafiste. Elle affirme être soumise à Dieu et non à son mari (né en France, il est venu à une pratique rigoriste après une jeunesse « délurée ». Il est chauffeur de bus et n’enfile sa kamis qu’une fois rentré chez lui). Le couple « ne comprend toujours pas « en quoi le niqab est choquant ou opprime la femme » et s’indigne de la possibilité d’une loi qui en interdirait le port. On avait cru comprendre qu’en France, pays de la liberté et de l’égalité, la diversité des cultures était une richesse », argumente Karim. « Nous aussi, il y a des choses qui nous choquent : les pédés qui vivent ouvertement ensemble, les couples qui ne se marient pas, les femmes à moitié nues dans la rue … »160 Cette affaire relance le débat sur l’islam en France. Le 22 juin 2009, le président de la République affirme que le voile intégral n’est pas « un problème religieux » mais « un problème de liberté et de dignité de la femme. C’est un signe d’asservissement, c’est un signe d’abaissement. Je veux le dire solennellement : la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française. […] Nous ne pouvons accepter dans notre pays des femmes prisonnières derrière un grillage, coupées de toute vie sociale, privées de toute identité. Ce n’est pas l’idée que nous nous faisons de la dignité de la femme »161. À la demande d’une soixantaine de députés, initiée par un député communiste, une commission d’enquête travaille sur la question. Le député UMP Bernard Debré demande une loi antiburqa, même si le nombre de musulmanes qui le portent en France est faible. S’est invité dans le débat de 2009 le birkini, la tenue de bain « islamique » composée d’un voile, d’une tunique et d’un pantalon large. Une femme ainsi vêtue est interdite de piscine fin juillet 2009 à Émerainville (Seine-etMarne), parce qu’elle ne respecte pas les « règles d’hygiène et de bienséance dans les piscines publiques »162. Prenant position pour l’interdiction du port de la burqa et du voile intégral dans les lieux publics, la philosophe et militante de la laïcité Catherine Kintzler n’argumente pas en s’appuyant sur la laïcité (qui ne concerne que les espaces relevant de l’autorité publique), ni sur l’antisexisme (car le délit serait difficile à établir) mais sur la dépersonnalisation indifférenciée négatrice de toute singularité, soit un déni d’humanité163. À quelles conditions la burqa pourrait-elle devenir tolérable d’un point de vue républicain ? Pour le linguiste Michel Erman, qui se pose cette question, il faudrait qu’elle cesse d’être un symbole pur, un uniforme, et qu’elle se diversifie (tissage, forme, couleur… ). Que le signe se transforme, comme ce fut le cas avec le pantalon : « Toutes choses égales, on se souvient que la loi de la République interdisait, dans les années 1930, le port du pantalon aux femmes car ce vêtement 159 Selon le Conseil d’État, cité dans Stéphanie Le Bars, « Vivre en France avec le niqab », Le Monde, 24 juin 2009. 160 Idem. 161 Cité par Stéphanie Le Bars, « Pour Sarkozy, « ce n’est pas un problème religieux », Le Monde, 24 juin 2009. 162 Sur le site du journal La Dépêche (17 août 2009) http://www.ladepeche.fr/article/2009/08/17/655714-Apres-l-affaire-du-birkini-Bernard-DebreUMP-pour-une-loi-anti-burka.html Le costume de bain revient régulièrement comme un problème dans l’actualité. La demande d’horaires spécifiques pour les femmes a été refusée. En 2003, à Marseille, selon Samira, « nous avons quasiment une plage réservée aux filles où, bientôt, on se baignera en jean » (Elle, 3 mars 2003). 163 « Burqa et niqab : contre la dépersonnalisation indifférenciée », Rue 89, 2 juillet 2009. 34 était traditionnellement réservé au sexe fort comme s’il était sacré. L’esprit démocratique a mis fin à ce différentialisme reposant sur l’intangibilité du signe »164. Dans ce cas, allons plus loin. La burqa transformée devrait, comme le pantalon, être dissociée de l’identité sexuelle de qui la porte. L’écrivaine Pierrette Fleutieux en fait la proposition, utilisant le procédé de l’inversion pour dénoncer la contrainte et le symbolisme de la burqa. Pour les soustraire aux regards concupiscents des femmes qui à travers la fente de leur voile ont tout loisir de les contempler, pour préserver leur dignité, imaginons les hommes en burqa165. Mais le seul intérêt de la burqa est justement sa valeur symbolique. Beaucoup de féministes – et pas seulement les féministes occidentales – la voient comme une « prison portative » 166 , symbole d’une ségrégation dans l’espace public qui évoque l’apartheid. Ainsi, en Iran, le seul endroit, hors de leur foyer, où les femmes peuvent s’affranchir du voile et de la tunique imposées par le code vestimentaire est un parc qui leur est réservé, entouré de hautes barrières, à Téhéran. Il a tant de succès que l’ouverture d’autres parcs pour femmes est prévue167. La question du voile et de la burqa en France provoque des réactions viscérales qui ne facilitent pas le débat. Rien n’est simple dans cette affaire. Le féminisme ne peut apporter une réponse univoque comme le montrent les affrontements sévères entre militantes sur ce sujet. Les valeurs républicaines ne peuvent pas non plus à elles seules apporter une réponse claire. Spécialiste de théorie politique, Cécile Laborde aborde le sujet en se référant à la liberté, l’égalité et la fraternité, pour conclure à l’illégitimité de l’intervention de l’État 168 . Elle préconise un républicanisme critique et pense qu’en cette affaire, il faut créer les conditions de l’autonomie des femmes. Quant à Joan W. Scott, qui a montré, en historienne, la nature normative du modèle républicain français – en l’occurrence, son modèle sous-jacent du citoyen, forcément masculin – elle stigmatise l’absence de tolérance et d’acceptation de la « différence » qui sévit en France, ce qui l’amène à critiquer l’argumentaire féministe contre le voile, comme nous l’avons vu. Elle n’est pas la seule à voir également dans la « politique du voile » une orientation raciste postcoloniale qui présente la culture musulmane comme irréductiblement autre et la diabolise pour mieux vanter les valeurs nationales-universelles de la France éternelle des Lumières… La position antiprohibitionniste sur le voile domine le débat intellectuel169 ; elle est stimulée par la dynamique de l’opposition au pouvoir sarkozyste, à sa politique de l’immigration, à sa vision nationale... De fait, les féministes prohibitionnistes (favorables à l’interdiction du voile) n’évitent pas certains pièges. La beauté ou la vigueur de leur indignation morale ne suffit pas, quand chacun des deux camps met en avant ses « victimes ». La laïcité émancipatrice, référence majeure de leur engagement, n’est plus ce qu’elle était. Le mot peut sembler incantatoire et abstrait. Leur problème est aussi tactique. Dans les médias, le féminisme d’État se substitue largement au féminisme autonome. Compte tenu des enjeux qui se cachent derrière le voile et la burqa (immigration, école, politique internationale, etc.), le pouvoir politique réagit promptement. Son discours a donc le goût de ce qui vient d’« en haut » et risque d’être rejeté pour cette simple raison : la cause est peut-être juste, mais elle est instrumentalisée. Nous annoncions au début de ce chapitre que le rapprochement entre pantalon, voile et burqa était paradoxal. En effet, entre le droit au pantalon et le droit à la jupe, un front commun se crée, comme le montre l’engagement de Ni Putes Ni Soumises, qui, en revanche, ne formule pas le « droit au voile », et encore moins le « droit à la burqa ». Voile et burqa, dans le contexte français d’aujourd’hui, ont incontestablement une valeur religieuse : ils signalent avant tout une identité musulmane (la gamme des vêtements dits musulmans est d’ailleurs beaucoup plus vaste et concerne également les hommes), qui prend, avec la burqa, un sens politique. En ce sens, on peut faire une distinction entre vêtements à dimension religieuse et vêtements neutres par rapport à la religion. 164 « La burqa ou l’impossible compromis », Le Monde, 12 juillet 2009. « La dignité de l’homme exige qu’il porte la burqa », Le Monde, 5-6 juillet 2009. 166 Pierrette Fleutiaux, Idem. 167 D. H. Source AFP, « Un parc réservé aux femmes à Téhéran », Libération, 16 juin 2008. 168 Cécile Laborde, Critical Republicanism : the Hijab Controversy and Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2008. 169 C’est clair dans le relevé des interventions médiatiques fait par Pierre Tévanian (militant antiprohibitionniste très actif) dans Le Voile médiatique. Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », Paris, Raisons d’agir, 2005, p. 52. 21 % des invités anti-prohibitionnistes dans les débats télévisés sont universitaires contre 15 % des prohibitionnistes. Des figures importantes du monde intellectuel apportent leur contribution au livre dirigé par Charlotte Nordmann, Le Foulard islamique en question, Paris, Amsterdam, 2004. 165 35 Ces vêtements véhiculent également des visions du genre et de la morale sexuelle, mais il faut sur ce point avancer avec prudence : souligner la diversité de significations du voile pour celles qui le portent, dire que l’amalgame entre voile et burqa n’est pas admissible, ne pas se laisser berner par le « choc des civilisations »... La morale sexuelle de telle paroissienne défilant contre le pacs en jupe plissée bleu marine et avec sa pancarte « les pédés au bûcher » est-elle plus progressiste que celle qui se couvre d’une burqa ? Enfin, si les symboles de la foi religieuse sont bien identifiés, il est beaucoup plus difficile de reconnaître ce que nos habits ordinaires peuvent avoir de symbolique. La question est rarement posée, parce qu’elle dévoile une codification sociale subtile que l’on respecte en général sans la commenter, sauf sous l’angle de la réprobation esthétique et morale… (le « mauvais genre », le « mauvais goût »). Fruits d’une longue histoire, le pantalon et la jupe sont aussi des symboles. Que symbolisent-ils ? Ce livre tente d’y répondre, et pour mieux cerner ce que symbolise la jupe aujourd’hui, il a fallu évoquer ce à quoi elle est parfois opposée : le voile et le pantalon. Dernier problème : vêtement choisi, vêtement imposé. Ni Putes Ni Soumises conteste l’imposition d’un certain type de vêtement. Et pour s’y opposer, légitime le recours à la loi. Peut-on défendre la liberté vestimentaire des unes en limitant celle des autres ? Cela ne paraît politiquement défendable si derrière voiles et burqa se cache un nouveau fascisme que l’on peut voir à l’œuvre dans plusieurs pays. L’intensité du danger justifierait alors l’adoption de moyens appropriés. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », disait Saint-Just. Le vêtement nous emmène très loin dans un débat politique et philosophique complexe qui, en ce moment, est polarisé sur l’islam et l’islamisme. Mais les problèmes soulevés sont certainement universels puisqu’ils portent sur les fonctions élémentaires du vêtement : la pudeur et la marque de la différence des genres. Dans le passé, la France a connu des tensions finalement comparables. La laïcisation de la société n’a pas réglé miraculeusement les tensions, mais a permis aux femmes de gagner une liberté vestimentaire certaine, associée à une plus grande autonomie, notamment sur le plan sexuel. La jupe en est actuellement le symbole, plus que le pantalon qui s’est banalisé comme vêtement neutre et couvrant. 3 - « Le printemps de la jupe » Les contraintes sociales qui rendent la jupe difficile à porter pour les jeunes filles dépassent largement le périmètre des quartiers pauvres ayant une forte densité de population d’origine immigrée. Elles sont en réalité présentes dans tous les milieux et sur tout le territoire national. C’est une initiative d’« en bas » qui va le démontrer et permettre de décentrer le débat sur les apparences, obnubilé par la situation des « quartiers ». Étrelles est une petite commune tranquille à 40 km de Rennes, dans le canton très catholique de Vitré. C’est là, et plus précisément dans le lycée agricole privé que naît en mars 2006 la « journée de la jupe et du respect »170. À l’origine, il s’agit d’une idée de l’association rennaise de prévention des conduites à risques Libertés couleurs qui anime un atelier sur la sexualité en classe de 1ère STAE (Sciences et technologie de l’agronomie et de l’environnement), et en vient à la question de la jupe dans le milieu scolaire 171 . Filles et garçons, avec l’aide d’un éducateur-animateur très charismatique, Thomas Guiheneuc, échangent leurs observations et analyses sur les relations garçons-filles, les représentations de la sexualité, l’érotisation dans la publicité, la limite entre séduction et provocation. Ils remarquent que les filles viennent toutes en pantalon au lycée, alors qu’à l’extérieur, certaines aiment porter une jupe. Ce petit groupe d’élèves (4 filles, 11 garçons) veut aussi agir et imagine une journée dédiée à la jupe. Les filles devront « oser » la jupe, pour faire avancer la cause du respect. Du respect en général car la jupe devient « le symbole de toutes les intolérances physiques, racistes ou sexistes en milieu scolaire »172. Le travail éducatif s’inscrit dans la durée et fait appel au slam et à la photographie. L’expérience n’est pas vécue comme féministe. Tifenn, sur un forum de discussion sur la psychologie, explique : « un projet, avec les garçons (histoire de rappeler que ce n’est pas un projet féministe) qui soutiennent les filles lorsqu’elles sont habillées fémininement. Cette journée devait leur permettre de s’accepter et surtout, elle devait permettre aux garçons de montrer que, finalement, une fille en jupe n’est pas une sal***. »173 Son message provoque des confirmations : oui, les filles féminines sont montrées du doigt et préfèrent mettre un jean plutôt que d’affronter des remarques. Un fétichiste de la minijupe se mêle au débat, faisant de la publicité pour son site. 170 Cf. le film de Brigitte Chevet, déjà mentionné, pour en savoir plus sur cette journée. http://www.libertecouleurs.org 172 Philippe Allain, « 3e printemps de la jupe dans les lycées rennais », Libération, 31 mars 2008. 173 Tifenn, message du 2 mars 2007 (http://forum.doctissimo.fr/psychologie/Psychologiee-etcomportement). 171 36 Sa réaction est bien sûr enthousiaste. « Il faut marquer le coup… Contre le désastre commis par les féministes et leurs jambes si viriles et si coincées dans un habit d’homme… Tu aurais dû en toucher un mot à Alonso chez Ruquier… C’est l’une des responsables… sur la vidéo… elle était vraiment dans ses petits souliers… et son jean bien sûr !… »174 [ILL 3 : Légende Affiche du Printemps de la jupe et du respect] Avec beaucoup d’habilité, l’éducateur orchestre les prises de parole. La jupe est mise en évidence comme un nouveau tabou, et le pantalon comme un moyen de dissimuler la féminité (parle-t-on de dissimuler la masculinité ?). La jupe signifierait : « j’assume mon corps et ma féminité ». Un consensus se dégage sur sa valeur esthétique : c’est « drôlement plus joli de voir les filles en jupes »… Besoin éducatif ? Une éducation à la jupe, comme une éducation à la pornographie, semble nécessaire à l’éducateur. Le débat sur la jupe mène vite au constat de la banalité des violences sexistes, des insultes, des gestes déplacés. Au cours de ces échanges entre lycéens, une fille voilée avance que si une fille sexy se fait violer, c’est qu’elle l’a cherché. Les filles se confrontent à leurs mères qui, elles, s’habillaient, disent-elles, comme elles voulaient. Très originale, cette initiative lancée en 2006 est un succès du point de vue des initiateurs et des élèves. Une prise de conscience a lieu. La médiatisation est importante, et mène les lycéennes les plus impliquées à l’émission de Laurent Ruquier sur France 2. La presse nationale, les radios en parlent. Le printemps de la jupe et du respect s’institutionnalise. Il a lieu chaque année, fin mars-début avril. Il dispose d’un site (printempsdelajupe.com). En 2008, le printemps a mobilisé 200 jeunes, dans dix structures : collèges, lycées, foyers d’accueil175. En 2009, une trentaine, à Rennes et dans ses alentours. Un film est réalisé par une documentariste professionnelle, Brigitte Chevet, produit par France 3 Ouest, diffusé par trois fois à la télévision. Il circule beaucoup en France et à l’étranger ce qui multiplie les occasions de débats publics. [ILL 4 Légende Invitation à la première du film Jupe ou pantalon ? de Brigitte Chevet.] Cette expérience confirme que les apparences vestimentaires sont un point de départ efficace pour questionner les relations entre les sexes, entre hommes, entre femmes, sur le genre, sur la sexualité. La réflexion, suscitée, encadrée, amène les filles à formuler une exigence de liberté : le droit de s’habiller comme on veut. Les garçons, moins prolixes qu’elles, prennent conscience d’être parfois lourds et mal à l’aise dans leur approche de l’autre sexe. Les pratiques des filles ne sont pas bouleversées. Une sur dix seulement se risquerait en jupe, selon le CPE de l’établissement d’où est partie l’initiative176. Certes, l’expérience soulève aussi des critiques. Un internaute ironise sur le titre de l’initiative : « ’Le printemps de la jupe et du respect’ Rien que le titre… Je ne sais pas ce qu’il y a dedans, mais je suggère d’enchaîner avec « L’été du caleçon et de l’altermondialisme », « L’automne du boubou et des droits de l’homme », « L’hiver du pull en laine et la crise du logement »177. Un autre internaute pense avoir « raté un épisode » et demande « combien coûte à la collectivité cette absurdité » (l’association est subventionnée par les collectivités territoriales). Il ajoute que de toutes façons « si t’es pas sexy, les uns te le reprochent, Si tu l’es, les autres te le reprochent. Tu peux pas lutter. En fait leur ‘truc’ ça a l’air de partir d’un bon-sentimentbienveillant-que-oui-on-peut-changer-les-mentalités-des-imbéciles-parce-que-ce-sont-des-œuvresde-Dieu-comme-les-insectes-qui-sont-nos-amis-aussi, mais c’est un raté complet au niveau image et message qu’ils véhiculent : il n’y a pas une once d’humour… ils sont super sérieux ! »178 L’initiative du printemps de la jupe est-elle liée au côté « plus que super catho »179 du canton de Vitré ? C’est l’explication d’une internaute : « Ils sont pleins de bons sentiments, mais un poil très chiants ». Le sexisme, elle ne le voit pas et met plutôt en accusation l’adolescence elle-même. « À cet âge là, les filles se sentent pas « bien » dans leur corps de femme, elles sont encore des 174 Christophe, message du 14 février 2008. Je remercie Thomas Guiheneuc, Philippe Liotard et Brigitte Chevet avec qui j’ai pu échanger sur cette expérience. 176 Selon Jean-Michel Durand, CPE à l’IPSSA (Vitré et La Guerche), interviewé par l’auteure le 13 juin 2008. 177 Ponkhead, message du 30 mars 2007, forum de discussion Mac : http://forums.macgeneration.com/vbulletin/showthread.php?t=171585 (consulté le 12 juin 2008). 178 Idem, message de Odré, 2 avril 2007. 179 Stephaaanie, message du 4 avril 2007, toujours sur ce forum de discussion. 175 37 gosses […]. Se cacher derrière les pseudos regards malveillants des autres pour pas mettre de jupe, tout comme critiquer ces copines qui en mettent, c’est une façon de ne pas avouer que non, ce corps décidément, on s’y fait pas »180. Odré surenchérit : « Mais putain c’est vrai que tout ça passé 20 piges on s’en fout ! »181 Dans l’expérience de la journée de la jupe au lycée d’Étrelles, un seul garçon se met en jupe pour accompagner les filles et partager leurs sensations. Dans les sites, les échanges sur la jupe dévient rapidement vers les jupes pour hommes. Jaipatoukompri, qui se cherche une jupe « pour mec », rêve d’une « jupe pantalon noire » qui lui donnerait « une élégance nipponne ». Il explique qu’au lycée, il portait un kilt écossais rouge sur son jean troué. « J’étais même pas punk, plutôt grunge, bah moi aussi on me traitait de saloppppppe… euh non de pédale, de hipi, de tout ce que vous voulez, je me suis fait molesté plusieurs fois par des *********s […] tout ça pour dire que hommes ou femmes, si on sort un peu du rang, y a toujours des gens pour nous insulter ou nous menacer et je pense qu’il ne faut pas en faire grand cas, qu’ils aillent se faire foutre après tout »182. Qu’un homme montre ses jambes est en soi un problème, avec la jupe ou avec le bermuda. Bien que le bermuda soit un pantalon très court, il a ce point commun avec la jupe de découvrir les mollets, voire les cuisses. Un fait divers récent montre qu’il peut devenir l’étendard de la révolte contre certains méthodes de management. Pour Le Monde, « La Journée de la jupe était une fiction [l’événement réel est ignoré de la journaliste]. Celle du short est devenue une réalité ». Dans un lycée d’Étampes (Essonne), où les jupes au dessus du genou, les jeans troués et les bermudas ne sont plus acceptés, les élèves protestent avec des « journées du short » les 10 et 11 septembre 2009. Léa, l’organisatrice, 17 ans, amatrice de jean slim, a droit à trois jours d’exclusion183. Une journée du baiser est envisagée car la mise en ordre vestimentaire s’accompagne également d’une mise en ordre des relations entre les sexes. Les parents de la FCPE soutiennent les « rebelles » contre le proviseur et sa vision très restrictive de la « tenue correcte » exigée dans le règlement intérieur184. Filles et garçons se trouvent dans ce cas réunis par des intérêts communs. Les atteintes à la liberté vestimentaire des garçons sont de plus en plus commentées. Le pantalon baggy, qui fait descendre le fond du pantalon au niveau des genoux et montre quelques centimètres du caleçon, pose problème. Il est interdit dans plusieurs villes des États-Unis depuis plusieurs années. L’Arabie saoudite le prohibe depuis 2009. Aux récalcitrants, qui seront poursuivis pour outrage à la pudeur, il est conseillé de porter la tenue traditionnelle, le thoub185. N’oublions pas les filles dans l’affaire d’Étampes, où l’on a voulu aussi sanctionner le port de jupes trop courtes. La minijupe pose toujours problème, en France comme ailleurs, comme le montre la polémique qui divise le Brésil en octobre 2009 sur la tenue d’une étudiante de vingt ans exclue d’une université privée près de Sao Paulo pour « un manque de respect flagrant des principes éthiques, de la dignité académique et de la moralité »186. Léa, la lycéenne d’Étampes, devient un symbole de la lutte pour la liberté : elle est mise à l’honneur le 27 novembre 2009 lors du gala de Ni Putes Ni Soumises, retransmis sur France 4. Après avoir fait monter Léa sur scène, Sihem Habchi, la présidente du mouvement, observe qu’il « faut se battre encore en 2009 pour mettre une jupe ». Juste après, Biyouna, artiste algérienne, aborde la question du voile et invite les jeunes filles à ne pas confondre « le voile avec un cache-cœur », à ne pas voiler leur cœur, à aimer comme bon leur semble. Cette insistance que nous avons déjà relevée de Ni Putes Ni Soumises à défendre la jupe, étendue au droit au pantalon avec l’invitation de la journaliste féministe soudanaise deux jours avant ce gala, ne relève pas seulement du « féminisme populaire » attaché à la République, à la démocratie et à la laïcité comme l’explique Sihem Habchi. C’est aussi la réponse stratégique à celles et ceux qui accusent l’association d’avoir voulu et soutenu la proscription du voile à l’école publique, une loi considérée par une partie de l’opinion comme liberticide. Ni Putes Ni Soumises a tout intérêt à associer le plus étroitement son image à la défense de la liberté vestimentaire, surtout auprès des plus jeunes qui sont les plus ardents à défendre une liberté sans conditions ni restrictions. 180 Idem. Message du 10 avril 2007. 182 Message du 4 avril 2008. 183 Julia Tissier, « Portrait : Léa Dedieu. Haut les jupes ! », Libération, 27 novembre 2009. 184 Maryline Baumard, « Le short de la révolte flotte sur un lycée d’Étampes », Le Monde, 16 septembre 2009. 185 Les homosexuels et les travestis vêtus de manière « extravagante » sont également pourchassés en Arabie Saoudite (« Cachez-moi ces fesses que je ne saurais voir », http://www.saudiwave.com). 186 Cité par Jean-Pierre Langellier, « Le Brésil s’enflamme pour une minijupe », Le Monde Magazine, 21 novembre 2009. 181 38 4- La journée de la jupe, le film [ILL 5 Légende Affiche du film Le Printemps de la jupe.] Parallèlement, et sans connaître du tout l’initiative bretonne et le film documentaire de Brigitte Chevet, le réalisateur Jean-Louis Lilienfeld écrit le scénario de La Journée de la jupe. Et c’est en vérifiant sur google si le titre n’est pas déjà pris qu’il découvre « le printemps de la jupe ». Le titre de son film est pour lui « une revendication, certes un peu kitsch, mais très emblématique »187. Revendication, il s’agit bien de cela. Sonia Bergerac, professeure de français dans un collège de banlieue, prend en otage sa classe, poussée à bout par la violence de quelques élèves qui nient son autorité et la traitent de manière sexiste. Un moment décontenancée quand on lui demande quelles sont ses revendications, elle exige, entre autres, l’institution d’une « Journée de la jupe au collège où l’État affirme qu’on peut mettre une jupe sans être une pute ». Vêtue d’un tailleur-pantalon, la ministre de l’Intérieur s’écrie : « Et pourquoi pas une nuit du string ? On a mis des siècles avant de pouvoir porter le pantalon !» Plus tard, lorsque Sonia Bergerac demande ce qu’il advient de sa revendication, on lui fait savoir que le ministre de l’Éducation « a lancé l’idée mais rencontre des oppositions, notamment parmi les femmes, contre parce que – encore une fois – les femmes ont mis des siècles pour avoir le droit de porter le pantalon. Le principal du collège et les collègues ont des conversations polarisées par cette particularité de Sonia Bergerac qui fait ses cours en jupe (une jupe au niveau du genou, portée avec des bottes à talons). Pour son amie et collègue, « elle est pt’être en jupe, mais elle baisse pas son froc ». Pour le principal, « venir en jupe, c’était pas neutre ». Il lui avait d’ailleurs demandé d’y renoncer. Pour un collègue, « les bonnes sœurs aussi elles sont en jupe, c’est pas pour ça qu’c’est un appel au viol ». « Faudrait qu’les filles soient habillées en sac ? », s’insurge l’amie de Sonia. La folle colère qui saisit la preneuse d’otage est l’occasion d’une prise de parole sur les questions abordées dans la véritable journée de la jupe. Une solidarité féminine s’esquisse, confortée par des ralliements masculins, autour du refus de la violence, du viol, du sexisme. La mort de l’enseignante donne au film une fin tragique, mais dans les dernières images, celles de son enterrement, la jupe revient comme un signe d’espoir : face à la tombe, trois élèves – jusque là toujours en jogging, sont venues en jupe. Un garçon est là aussi, comme un signe de mixité fragile mais possible. Jean-Paul Lilienfeld, après de longues difficultés – son sujet étant jugé « trop sensible » – a finalement trouvé Arte comme producteur. Lors de sa diffusion sur cette chaîne, le 20 mars 2009, le film touche 2,25 millions de spectateurs. La polémique sur la sortie en salles rendra problématique l’élargissement du public. Mais les critiques sont dans l’ensemble extrêmement positives et le succès d’audience est énorme. Il comble les féministes les plus investies dans le combat laïque, telle Anne Zelensky : « Qui l’eût cru ? La jupe, ce signe vestimentaire d’une féminité à l’ancienne, devient dans certains quartiers de notre république, infestés par une idéologie machiste, un symbole d’opprobre pour les filles, qui se font traiter de putes, voire violer, quand elles osent la porter. Il nous aura fallu des millénaires pour accéder au port du pantalon, toujours interdit aux femmes, et voilà qu’en quelques décennies, c’est la jupe qui devient objet obscur du péril féminin. Tout ça parce qu’une poignée de caïds débiles de banlieue a réussi à intimider tout un peuple de démocrates englués dans une bienpensance qui est l’autre face de leur lâcheté »188. Sur le net, les réactions ne sont pas toujours aussi enthousiastes. Le film dérange, perturbe, est ressenti comme « limite raciste » : dans la classe de Sonia Bergerac, il y a surtout des noirs et des arabes. Et dans le contexte politique, on peut toujours craindre que la dénonciation du sexisme soit instrumentalisée pour prôner une certaine vision de l’ordre et de la sécurité. Mais l’enseignante preneuse d’otages se révèle aux deux tiers du film d’origine « arabe » – tu rentreras à la maison, tu pourras t’habiller comme tu veux lui dit son père appelé pour la calmer et l’inviter à se rendre. Sujet sensible effectivement que l’invocation, par des élèves, dans des établissements publics, de l’islam, qui leur donne, selon le réalisateur, une « fierté de substitution », et fournit le prétexte des codes de relations entre les sexes. Le choix d’Isabelle Adjani renforce par la mise en abîme le rôle, puisque l’actrice est née d’un père algérien et d’une mère allemande, qu’elle a vécu en banlieue et aimé l’école de la République où elle a connu l’époque du tablier. Quant au réalisateur, originaire de Créteil et observateur des 187 188 Dans le chat du site de Libération (liberation.fr, 27 mars 2009). « Une jupe en forme de bombe », http://www.ripostelaique.com, 23 mars 2009. 39 transformations de cette ville de banlieue multiethnique, il explique son rapport au sujet par la présence de ses filles au collège et son étonnement de ne voir que des garçons dans les émeutes urbaines, fin 2005. Le film veut souligner une facette de la réalité protéiforme de la vie dans les collèges de ZEP. Mais nous avons pu constater, avec l’expérience bretonne de la journée de la jupe, que le recours au pantalon protecteur concerne, au début du XXIe siècle, toutes les jeunesses : rurale, urbaine, catholique, musulmane, blanche, noire 189 … L’accentuation politique se situe pourtant bien dans la dénonciation de l’islamisme. 5 - La taille 38 dans le harem européen Résister en jupe, pourquoi pas, mais quelle jupe ? L’histoire, on l’a vu, nous apprend que certaines jupes peuvent être inhospitalières pour le corps, ou lestées d’un imaginaire un peu lourd à porter. Peut-on défendre le droit à la jupe ainsi, dans l’absolu ? En un mot, la jupe mérite-t-elle de devenir l’emblème contemporain de la liberté des femmes ? N’est-ce pas accorder alors une confiance aveugle à la mode et à la publicité, qui formatent pour nous les formes vestimentaires et corporelles idéales ? À ce stade de ma réflexion, j’ai pensé au beau livre de Fatema Mernissi, Le Harem européen, une enquête pleine d’humour et de sagesse menée à partir d’une double culture, orientale et occidentale, judéo-chrétienne et musulmane, francophone et anglo-saxonne. À l’heure où l’actualité politico-vestimentaire française se concentre sur le voile islamique, la burka, le birkini, la jupe d’Isabelle Adjani et le pantalon de Lubna Ahmed al-Hussein, il est tentant d’écouter une voix issue du féminisme non occidental qui débanalise l’ordinaire des sociétés occidentales. Enseignante à l’Université Mohammed V à Rabat, Fatema Mernissi est une intellectuelle mondialement connue pour ses ouvrages féministes. Il y a quelques années, à New York, elle fit une expérience pénible : elle rentra dans une boutique chic pour s’acheter une jupe et la vendeuse lui répondit : « Vous êtes trop forte ». « Trop forte » ? réagit-elle. Oui, lui dit la vendeuse, « comparée à une taille 38 (sa voix avait le ton irrécusable d’une fatwa. Les tailles 36 et 38 sont la norme, ou plus exactement l’idéal […] Les tailles hors norme, surtout comme la vôtre, ne sont disponibles que dans des magasins spécialisés » 190 . Cette expérience est très ordinaire pour la plupart des femmes occidentales, mais pas pour une Marocaine dont les rondeurs sont au contraire valorisées. Fatema Mernissi prit conscience alors de la force opérative de la domination masculine en Occident. Dans cette région du monde, pas besoin de murs et de gardiens, la domination est intériorisée par les femmes, les hommes ne semblent pas craindre la résistance. Ils n’ont pas peur des femmes, contrairement aux hommes orientaux… Exagération dira-t-on, n’y a-t-il pas le féminisme ? La parité ? Non, dit Fatema Mernissi, il n’y a pas d’évasion, car les femmes du harem occidental ne sont que des images muettes et soumises créées par et pour les hommes,. Les musées sont plein de harems : Ingres, Matisse, Picasso… Les médias aussi : le harem invisible est partout dans la culture de masse. « Les Occidentaux n’ont pas besoin de payer une police pour forcer les femmes à obéir, il leur suffit de faire circuler des images pour que les femmes s’esquintent à leur ressembler. Quelle importance, alors, que les vraies femmes aient eu accès à l’éducation et acquis un savoir impressionnant, si la beauté est la valeur en soi ? C’est une question de rôles, le pouvoir appartient à celui qui écrit la pièce de théâtre »191. Dans la culture musulmane, l’image ne tient pas cette place primordiale qu’elle occupe en Occident. La sensualité occidentale dominante est foncièrement scopique : des hommes qui regardent des femmes, qui soulèvent des jupes et des femmes qui se regardent être regardées… Le voyeur s’extrait de la représentation qui l’excite. Combien différentes sont les miniatures orientales très anciennes qui montrent des hommes en interaction avec des femmes, des femmes agissantes, en mouvement, fortes. Alors qu’en Occident, seule semble compter la séduction corporelle, les Mille et une nuits font un triomphe à Schéhérazade, conteuse et savante, stratège maîtrisant parfaitement ses nerfs, « figure de la résistance et de l’héroïsme politique »192 qui sauve sa vie et celle des autres jeunes filles promises à la mort par un prince rendu misogyne par l’humiliation que lui infligea une amante infidèle. Les traducteurs occidentaux fascinés par cette histoire l’ont expurgée de sa force érotique et féministe. Dans des réécritures littéraires et cinématographiques occidentales des Mille et une nuits, Schéhérazade perd son cerveau et n’est plus qu’un sexe, un corps très paré, qui se trémousse. Sa victoire devient défaite : elle meurt et 189 Dominique Pasquier, Cultures lycéennes, Paris, Autrement, 2005. Fatema Mernissi, Le Harem européen, Casablanca, Le Fennec, 2003, p. 240. 191 Ibid., p. 132. 192 Ibid., p. 63. 190 40 accepte sa mort (dans Edgar Poe, qui confond Ève et Schéhérazade dans Mille et deuxième conte ; et dans La Mille et deuxième nuit de Théophile Gautier). Sombre harem. Schéhérazade revue par Serge Diaghilev et habillée par Paul Poiret a « de beaux pantalons, certes, mais pas de cervelle. Elle pouvait danser, bien sûr, mais Nijinski contrôlait ses mouvements »193. Ce qui n’est pas le cas dans la danse orientale, performance solitaire, qui peut aller jusqu’à la transe, forme de dépense physique que Fatema Mernissi trouve supérieure au jogging… La séparation du corps et de l’esprit est, en Occident, frappante. Loin des généralisations sur l’islam, Fatema Mernissi montre que seuls les despotes dans le monde musulman ont voulu voiler la femme, pour masquer la différence et refuser le pluralisme (on voit combien cette interprétation l’éloigne de Joan W. Scott qui prétend que le voile montre la différence sexuelle), c’est pourquoi les femmes sont aujourd’hui au centre des dissidences politiques, en Iran par exemple. « Les musulmans semblent éprouver un sentiment de puissance virile à voiler leurs femmes et les Occidentaux à les dévoiler »194, écrit Fatema Mernissi. Le voile et le dévoilement sont deux formes de violences symboliques. Les femmes peuvent en être actrices, il n’en demeure pas moins que pour toutes, Occidentales, Orientales, ne maîtriseront pas leur vie aussi longtemps qu’elles ne choisiront pas leurs apparences. L’opposition entre l’Orient et l’Occident est peut-être trop systématique dans cette thèse, car voiler et dévoiler le corps sont des problématiques partagées. On a tendance à l’oublier en France. La valorisation de la pudeur (individuelle) et de la décence (sociale) occupe les philosophes, les moralistes depuis des siècles. Pour les plus anciens, la pudeur corporelle est « naturelle à la femme », comme un voile qu’il n’est nul besoin d’acheter195. La sanction n’en est que plus dure pour les êtres « contre-nature » qui se dévoilent et perdent ainsi tout droit au respect. Respect : c’est justement ce mot qui a été ajouté à la suite de l’intitulé de la Journée de la jupe. Notons aussi que les femmes des temps passés jugées impudiques appartiennent déjà à la catégorie des « prostituées ». La stabilité de l’équation jupe=pute est en hiatus complet avec la liberté offerte par la mode. L’histoire de la mode occidentale, dès le Moyen Âge, pourrait être entièrement revue sous l’angle du dévoilement. Les épisodes rappelés dans notre première partie ne sont pas les moins intéressants. Comme les femmes à qui le voile est imposé et qui pratiquent, selon Fatema Mernissi, le défi comme « un sport quotidien » 196 , les Françaises repoussent également les limites de la décence, qu’il s’agisse du décolleté ou de la hauteur de l’ourlet. Leurs luttes aboutissent à des compromis incertains, toujours susceptibles d’être remis en cause. La religion est une actrice encore sous-estimée de cette histoire sociale de la mode 197 . On sait pourtant qu’il y eut « surenchère de vertu » entre Réforme et Contre-Réforme, on connaît moins bien, au cours des deux derniers siècles marqués par la déchristianisation, les fureurs catholiques contre l’indécence de la mode. Est-ce parce que l’Église a perdu ce combat ? La sécularisation a été une condition nécessaire à l’essor extraordinaire de la mode. Même quand elle impose la taille 38, la mode est un élément indispensable du pluralisme des sociétés modernes. Là où elle est muselée, les libertés politiques le sont aussi. La mode, baromètre de la vigueur des démocraties ? C’est plutôt l’image de la dictature qui vient sous la plume de la plupart des féministes, une fatwa, pour Fatema Mernissi. 6) Décoder le « droit à la féminité » Isabelle Adjani observe que l’enseignante qu’elle incarne « porte sa jupe comme un symbole de révolution, car le pantalon est devenu une armure, un voile pour les filles des cités »198. Elle déplore que les filles soient contraintes à porter le pantalon pour se mettre à l’abri de l’agressivité des garçons, conduites à « nier leur féminité »199. Sihem Habchi, nouvelle présidente de Ni Putes Ni Soumises, auditionnée en 2009 par la Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, affirme devant les parlementaires le « droit d’être femme », « de 193 Ibid., p. 87. Ibid., p. 125. 195 Jean-Claude Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Olivier Orban, 1986, p. 12. 196 Fatema Mernissi, Le Harem européen… op. cit., p. 215. 197 Comme cela a été fait pour le Québec, à forte empreinte catholique, par Suzanne Marchand, Rouge à lèvres et pantalon : des pratiques esthétiques féminines controversées au Québec, 19201939, Montréal, Hurtubise, HMH, 1997. 198 Isabelle Adjani dans Le Journal du dimanche, 22 mars 2009. 199 Interview d’Isabelle Adjani sur France Info, 20 mars 2009. 194 41 manière inaliénable », le droit à la féminité qu’elle compare au droit de vote ou à la contraception, tant la jupe est, dit-elle, bannie du vêtement réglementaire dans les cités200. Dès le manifeste des femmes des quartiers en 2001, et dès les débuts de l’association, le « droit à la féminité » est présenté comme une revendication d’un type nouveau, qui aurait été négligé par les féministes. À vrai dire, les jeunes militantes (issues du PS, de SOS Racisme) n’ont pas de culture féministe. Elles reprennent sans avoir les armes pour le critiquer le discours des magazines de mode qui détourne depuis longtemps le vocabulaire féministe à son profit. C’est ainsi que des expressions comme affirmer, revendiquer ou assumer sa féminité passent dans le langage commun. Ce que désigne la féminité dans ce contexte énonciatif n’est pas très clair et peut tout aussi bien désigner le corps sexué (fesses, seins) que le corps paré qui « met en valeur » – autre automatisme de langage – le corps sexué, voire le corps sexy. Chrystelle, marcheuse de 2003, exprime en ces termes sa situation dans son quartier : « J’ai la trouille au ventre mais je veux garder ma féminité et je prends chaque matin dix minutes pour me maquiller. Je sais que cela m’expose au danger mais c’est aussi cela ma révolte. Même si c’est un petit combat, j’affirme aussi, comme cela, que les filles ont droit à leur féminité » 201. Le caractère normatif et historiquement variable de cette « féminité » n’est pas pris en compte : la féminité est élevée au rang d’essence, naturalisée, ce qui permet de désigner implicitement comme contre-nature et donc fort peu souhaitable socialement la masculinisation des jeunes filles. Le droit à la féminité n’est pas défini par Ni Putes Ni Soumises car il n’est pas définissable. La seule instance qui se risque à le faire pour les apparences est la mode : le genre est en effet un produit de consommation. Il y a quelque chose de très rassurant pour l’opinion conservatrice dans cette « défense de la féminité », comme une déclaration d’amour à la norme bafouée, qui lui donne un air de jeunesse. Les féministes, qui avaient de quoi être choquées, ont immédiatement compris que sous la féminité revendiquée se cachait l’aspiration à une vie libre (dans les limites de ce que la société offre comme libertés immédiates : une vie sexuelle libre, une vie de consommatrice) et ont, pour la plupart, soutenu Ni Putes Ni Soumises. La jupe semble donc redevenue la métonymie de la féminité. Mais il faut se méfier des ruses du vêtement. Il y a jupe et jupe, comme il y a pantalon et pantalon… Et d’infinies variations de contextes qu’il faut savoir apprivoiser. Ainsi le pantalon que ne veulent plus quitter les collégiennes dans le contexte scolaire est-il remplacé par une jupe le week-end, en soirée ou pendant les vacances. Dès le milieu de la scolarité en primaire, les filles passent de la jupe au pantalon, pour éviter le problème des jupes relevées par les garçons et les remarques déplaisantes. Elles enfilent alors le pantalon-cuirasse, que les plus téméraires enlèveront au lycée. Les adolescentes pendant la traversée de cette période problématique vivent un peu schizophrènes, entre incitations à « oser » la féminité, véhiculées par leur presse, et respect de la loi tacite de la neutralisation de leur genre : question d’honneur et de tranquillité. L’espace de l’école devrait être au centre des interrogations. La mixité n’y est pas si ancienne : 1975 pour les collèges et les lycées. Pendant longtemps, elle n’a été accompagnée d’aucune réflexion sur la co-présence des sexes, jugée brusquement si « naturelle »202… Le pantalon protecteur des adolescentes du début du XXIe siècle est en général un jean ou un jogging qui cache les rondeurs et dessine une silhouette au sexe indiscernable. Ce pantalon-là n’est pas vraiment présent dans les canaux officiels de la mode. La presse des juniors préfère offrir une vision rassurante du métissage des genres. Lorsqu’elle montre des filles en pantalon, ce qui est rare, elle les féminise. Lolie vante le « rétro », « une mode tout en contraste féminin-masculin »203. « Mi-garçonne, mi-friponne… avec ce look de titi parisien des années 1950 revisité pour filles, tu auras l’air d’une véritable chef de bande ! » affirme Miss204. Le look « exploratrice » est décrit par une formule suggestive : « l’accessoire masculin s’emparant élégamment des tenues féminines »205. Pour jouer à la « working girl », l’inspiration vient du vêtement de travail, mais sublimé si l’on en juge par cette phrase : « la salopette de charpentier ou la combinaison de 200 En ligne sur le site de l’Assemblée nationale, auditions du 9 septembre 2009, 9h. « Chrystelle : Avec la marche, j’ai retrouvé mon droit d’expression », Seine-St-Denis. Le Magazine, n° 68, mars 2003. 202 Le regain d’intérêt pour l’histoire de l’éducation sous cet angle est tout récent. Cf. entre autres, Rebecca Rogers dir., La Mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, Paris, ENS Éditions, 2004. 203 Lolie, novembre 2004. 204 Miss, novembre 2004. 205 Lolie, février 2004. 201 42 mécano se la jouent streetwear pour une allure à la fois sexy et branchée » 206 . Le jean, « incontournable de la mode », est, le plus souvent, qualifié de « sexy ». Dans la réalité, le pantalon des ados est aussi hésitant : taille basse et moulant, orné, laissant paraître les dessous, il peut effectivement devenir très sexy tout en restant un uniforme. Des arrangements sont possibles. Depuis quelques années, la robe-tunique se porte sur pantalon large, dans un style néo-hippie. La superposition cache bien le corps et le style est incontestablement féminin, grâce à l’apport de volumineux bijoux… Porté de manière ordinaire par les femmes depuis une cinquantaine d’années, le pantalon n’est plus un symbole de masculinité. Il se décline façon sexy, façon girly, en taille basse, découvrant le string en dentelle. Il cache – plus ou moins – le bas du corps, tandis que le haut est découvert par des décolletés plongeants. La féminité des années 2000 se niche moins dans les jambes que dans les seins : c’est un retour – ignoré – à la tradition. L’implicite, dans les codes vestimentaires, n’est pas facile à maîtriser. Ce que les filles découvrent vite, c’est que l’attention se concentre sur elles, en raison du contrôle qui s’exerce sur leur sexualité207. Le rappel à l’ordre et à la décence touche plus marginalement les garçons. Depuis quelques années est tout de même posé le problème du jean taille basse laissant dépasser slip ou caleçon et surtout du jean porté bas, à mi-fesses, voire bien plus bas, dans une volonté d’imiter la virilité des caïds privés de ceinture par le règlement des prisons208. Mais porter ce type de pantalon n’expose les garçons à aucun danger alors que les filles doivent apprendre à moduler leurs apparences selon les situations, les moments, ce qui suppose à chaque fois une véritable évaluation des risques encourus, à partir d’une multitude de paramètres : type de situation, moyen de transport utilisé, heure du jour ou de la nuit, être seule ou pas, et bien sûr type de vêtement, longueur, couleur, matière, etc. Il y a d’abord l’équation jupe=pute. Ni Putes Ni Soumises a repris le stigmate attaché à la prostitution, lui donnant ainsi un certain crédit. Il ne s’agit pas seulement d’une insulte un peu abstraite. La prostitution est une réalité : une nécessité économique souvent, un défi parfois, et pas seulement une image209. On voit à quel point le stigmate « pute » a la vie dure210. Certes, l’image a un pouvoir extraordinaire, et suscite depuis des siècles à la fois désir et dégoût. Sans doute le regard des plus jeunes, acculturé par la pornographie de masse, a-t-il changé sur ce qui est « sexy »211. En tout cas, la jupe a fait ce curieux détour par l’imaginaire porno-prostitutionnel. Il est vrai qu’à la prostituée de rue traditionnelle est associée l’image de la jupe : jupons à froufrous relevés à l’époque des maisons de tolérance, pour appâter le client, ou jupe ultracourte pour tapiner. Germaine Aziz décrit cet « uniforme de travail » dans ses mémoires, lorsqu’elle évoque « Lily la Rousse » : « Une belle fille tout en paillettes, perchée sur des souliers vernis. […] Très serrée sur les fesses, la jupe est fendue sur le côté pour lui permettre de marcher. Elle est tellement étroite que lorsqu’elle déambule à petits pas courts, elle a l’air d’avancer sur des œufs »212. Ce folklore est apprécié. La féministe américaine – très dissidente – Camille Paglia dit son admiration pour les « déesses païennes » que sont, selon elles, les prostituées de Philadelphie, avec leur « microjupe pailletée noire ou en lamé doré, pas de dessous et les fesses à l’air ». Elle commente : « Non seulement, ces femmes ne sont pas des victimes, mais elles font partie des femmes les plus fortes et les plus redoutables de la planète »213. Les évolutions récentes de la 206 Girls, mai 2003. Isabelle Clair, Les Jeunes et l’amour dans les cités… op. cit. 208 Aux États-Unis, la Chambre des représentants de Virginie a adopté un projet de loi considérant comme « obscène » ce type de pantalon (une pénalité de 50 dollars était envisagée pour qui le porterait) mais les sénateurs l’ont rejeté (« Aux États-Unis, la Virginie entend porter haut le jeans » Libération, 11 février 2005 et « Vêtements : vive la taille basse », Libération, 12-13 février 2005). 209 Pour Fadela Amara, « la liberté de se prostituer n’a aucun sens. Je ne sais qu’une chose : c’est que mes copines qui se prostituent le font sous la contrainte économique, par besoin d’argent pour survivre et nourrir leurs gamins. Ou parfois aussi parce qu’elles ont été amenées à se prostituer par un salopard dont elles sont tombées amoureuses » (Ni Putes Ni Soumises… op. cit., p. 121-122). 210 Pour une analyse de ce stigmate, Gail Pheterson, Le Prisme de la prostitution, trad., Paris, L’Harmattan, 2001. 211 On estime en 2008 que deux enfants sur trois ont déjà vu un film porno à 11 ans. Parmi ces jeunes spectateurs, les filles sont de plus en plus nombreuses. (Ella Cerfontaine, À l’école du X, documentaire, Arte, 1er juin 2008, 45 min). 212 Les Chambres closes. Histoire d’une prostituée juive d’Algérie, Paris, Nouveau Monde éditions, 2007, p. 151. 213 Camille Paglia, Vamps… op. cit., p. 105. 207 43 lingerie fine contribuent à brouiller les frontières, hier si rigides, entre la femme honnête et la femme de petite vertu. Du haut de gamme à l’ordinaire, la lingerie est imprégnée d’un « imaginaire prostitutionnel » 214 . Il existe même une marque de vêtements, Daspu (pour « das Putas »), créée en 2005 par des prostituées brésiliennes militant pour « un statut et une reconnaissance » 215 . L’hypocrisie demeure : être sexy, c’est bien et c’est mal en même temps. Comment faire un peu « tepu » mais pas trop ? Ces injonctions contradictoires, ces nuances subtiles sont difficiles à gérer pour les jeunes filles à la recherche de leur look. Si peu de centimètres séparent la minijupe de la microjupe… La jupe, dans la culture contemporaine de la séduction, n’est pas un monopole hétérosexuel. Camille Paglia parle volontiers de l’effet que lui font les mini des reines du trottoir. Les jeunes lesbiennes ne sont plus comme leurs ancêtres des années 1980 forcément en pantalon, doc martins et sac à dos, avec les cheveux ras. Les lesbiennes féminines sont de plus en plus nombreuses, même dans les groupes militants. Le glamour de la lipstick lesbian plaît aux médias. La série The L-Word confirme cette tendance, manière de combattre le stéréotype, proche du personnage incarné par Josiane Balasko dans Gazon maudit (1995). La critique de l’importance excessive donnée aux apparences et de l’imposition de la féminité ne vont toutefois pas de soi216. Certaines lesbiennes revendiquent à leur manière un droit à la féminité, un temps étouffé par les normes du mouvement 217 . Depuis quelques années, les identités « butch » et « fem » sont redécouvertes comme un héritage et renouvelées par de nouvelles pratiques, de nouvelles cultures (S/M, queer). Wendy Delorme, revendiquant l’appartenance à une « 4e génération », insiste sur sa féminité. Toutes sortes d’appartenances et de choix (âge, milieu, opinion…) peuvent expliquer la diversité des styles vestimentaires parmi les lesbiennes, jusqu’au cas de figure, certes rare, de femmes s’identifiant comme homosexuelles, portant le voile islamique et le pantalon218. À l’heure de la divulgation des secrets de la métamorphose transgenre, le choix entre la jupe et le pantalon semble bien dérisoire 219 . C’est le corps lui-même qui se transforme, se dote de prothèses, se modifie par la prise de substances. On continue à penser aujourd’hui, très majoritairement, en termes de « droit naturel à la féminité » et la critique des modèles de féminité diffusés dans les médias se fait très difficilement entendre. Pourtant, les controverses vestimentaires soulèvent des enjeux politiques. Elles appellent une réflexion sur la laïcité, réponse à la montée des intégrismes religieux et à leurs exigences vestimentaires. Elles font naître de nouveaux féminismes qui n’apportent pas de réponses univoques à des questions complexes. Au-delà des divergences, un constat s’impose. Aujourd’hui encore, comme dans le passé, une dose d’identification masculine est nécessaire à toute femme désirant sortir de son « destin féminin ». La transgression de l’ordre des genres permet d’obtenir le « respect ». Dans la société postmoderne mondialisée, les écarts culturels sont si vertigineux qu’il ne paraît pas très prudent d’émettre un quelconque pronostic sémiologique. Ainsi, le premier usage misogyne du mot jupe (le cotillon autrefois) n’a pas disparu, comme le montrent les propos de Mgr André Vingt-Trois, sur Radio Notre Dame, le 6 novembre 2008, à propos du rôle des femmes dans la célébration des offices : « Le plus difficile, c’est d’avoir des femmes qui soient formées. Le tout n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête. » L’archevêque de Paris a pour cette phrase, repérée par Le Canard enchaîné, obtenu le « macho d’or » 2008 des Chiennes de Garde. Une plainte a été déposée (quelques jours seulement, le temps d’obtenir des excuses) au 214 Cf. Farid Chenoune, Les Dessous de la féminité… op. cit., p. 136. Information parue dans Le Monde, 18 novembre 2006, commentée par la féministe Anne Zélensky dans « La liberté dévoyée » (http://www.femmesmed.org/ffm_article.php3?id_article=86) 216 Les raisons de ce conformisme sont bien expliquées par Dominique Bourque, « Être ou ne pas être subversives ? Sondage mené auprès de jeunes lesbiennes canadiennes francophones », Genre, sexualité & société, n° 1, printemps 2009 [en ligne]. 217 Cf. par exemple Christine Lemoine : « J’ai commencé à me défaire des nouvelles normes que nous avions, sans nous en rendre compte, établies dans les groupes féministes. […] Petit à petit, j’ai osé porter à nouveau des jupes dans lesquelles je me sentais bien, mettre en évidence mon corps quand je désirais une autre femme » (« (D)ébats de fem », Christine Lemoine, Ingrid Renard dir., Attirances. Lesbiennes fems, lesbiennes butchs, Paris, éditions gaies et lesbiennes, 2001, p. 72). 218 Des lesbiennes en pantalon et voilées témoignent dans le film de Parvez Sharma, Djihad au nom de l’amour, diffusé sur Arte le 18 septembre 2008. 219 Beatriz Preciado, Testo Junkie… op. cit. 215 44 tribunal ecclésiastique de Paris. Une association de femmes catholiques choquées par ces propos est née et a choisi de s’appeler le « comité de la jupe ». Elle analyse la déclaration du président de la Conférence des évêques de France en ces termes : « si de telles paroles jaillissent, c’est qu’on avait oublié de refermer la porte de son inconscient et qu’elles se sont échappées, les coquines ! Et voilà la vérité : jupe=rien dans la tête » 220 . Et une paroissienne propose, s’il doit y avoir incompatibilité de l’intelligence et de la jupe de porter de préférence le pantalon, qu’elle croit « totalement autorisé » « depuis 1966 »221… Comme dans le discours de Ni Putes Ni Soumises, le jupe résume ici un ensemble de discriminations. En octobre 2009, le Comité de la jupe reprend la parole et invite à des marches pour témoigner du malaise que soulève l’Église, « institution sclérosée, qui prend un tournant « réactionnaire »222. La révolte, née de l’indignation soulevée par le traitement réservé aux femmes, s’étend à d’autres questions : place des laïcs, liberté de parole, mariage des prêtres… Dès lors, le jupe-« rien-dans-la-tête » peut-elle reconquérir sa dignité ? La jupe-« pute » aura-telle droit au respect ? Le dépérissement du stigmate n’est pas impossible, on en sent les prémisses, mais cela dépendra aussi des hommes. 220 Anne Soupa et Christine Pedotti, « Bienvenue au comité de la jupe », http://comitedelajupe.over-blog.com (consulté le 13 mars 2009). 221 Anne-Noëlle Clément, responsable de l’œcuménisme et chargée de la formation théologique dans le diocèse de Valence, citée dans Thérèse Huvelin, « La jupe et la lecture », http://www.groupes-jonas.com/neojonas/article.php?sid=418 (consulté le 5 avril 2009). 222 Anne Soupa et Christine Pedotti, interviewées par Stéphanie Le Bars, « Des ‘cathos de l’intérieur’ expriment une parole critique au sein de l’Église », Le Monde, 11-12 octobre 2009. 45 III - La jupe au masculin Ce n’est pas encore un phénomène massif, mais on pourrait le dire émergent. Sur son avenir, les diagnostics divergent. La jupe masculine sera-t-elle l’aboutissement logique des transformations sociales, culturelles, politiques qui modifient le genre ? 1 - Un nouvel objet de consommation En France, c’est à la faveur de la mode unisexe que le vêtement féminin entre dans une collection masculine. Jacques Estérel (1917-1974) est le premier couturier producteur de jupes et de robes pour hommes, des shorts-jupe-portefeuille, des robes longues de style tunique, brodées et décolletées, au début des années 1970… Cet homme apparaît comme un OVNI dans l’univers de la mode. Ingénieur des arts et métiers, ancien industriel, il est aussi guitariste, parolier, chanteur (oscar de la chanson française en 1956). De là à penser qu’il n’y a pas de jupe pour homme sans une dose d’humour…223 Fils du patron d’une petite usine de tissage dans les Cévennes, il pense que l’âge du tissu chaîne et trame est révolu et annonce qu’il faut entrer dans « la civilisation de la maille », plus facile à fabriquer, plus souple, plus confortable. Dès l’ouverture de sa première boutique en 1954, c’est le succès avec la notoriété mondiale que lui donnent la robe bergère gaie et ingénue lancée par Brigitte Bardot, puis la robe de mariage de la star. Le couturier est ouvert au monde sportif (il habille l’équipe de France féminine aux Jeux olympiques de 1964 et 1968). Il vend aussi ses créations aux Galeries Lafayette. Grand entrepreneur, Jacques Estérel s’adresse, avec sa griffe « haute couture », à un groupe de 500 clientes qui peuvent s’acheter un vêtement à 5000 francs (le coût d’une petite voiture), et, avec sa griffe « Diffusion couture », il vend à des millions des client.e.s. Sa carte de visite, trop modeste pour être juste, le présente comme un artisan « en robes et en chanson ». Estérel rêve d’une mutation du vêtement qu’il trouve freinée par le poids des « bonnes et hélas mauvaises traditions »224. Initialement spécialisé dans la mode féminine, il développe ensuite une collection pour hommes. Selon lui, c’est grâce à cette trajectoire qu’il a pu renouveler la mode masculine. Celle-ci se caractérise, on le sait, par une certaine invariance. C’est un problème pour qui veut engager plus avant les hommes dans la société de consommation. « L’homme portait le même costume depuis cent vingt-cinq ans », dit Jacques Estérel, interviewé en 1969. « Il s’habillait comme son arrièrearrière-arrière grand-père ! À quelques variations près : la largeur des revers, le nombre de boutons, le cintrage de la veste, la largeur du pantalon ou sa longueur. Bref, alors qu’il s’était passé des choses gigantesques dans tous les domaines – l’automobile, l’aéronautique, l’astronautique, par exemple – j’ai pensé que le moment était venu de trouver pour l’homme un conditionnement qui soit en rapport avec cette évolution. Si la vocation essentielle de la mode est de proposer des variations nouvelles, de nouveaux modes d’emploi de ce vieux jouet qu’est le costume, il est tout aussi légitime de casser ce vieux jouet. Ce qu’on proposait à l’homme était tellement semblable à ce qu’il portait qu’il ne se décidait à acheter un costume ou même une chemise, que lorsqu’ils étaient usés »225. Jacques Estéerel affiche donc son hostilité au costume masculin qui n’est « qu’entoilage, paddings, poches multiples et souvent inutiles, rembourrages, pinces ici et là. C’est fantastiquement idiot ! »226 Il le juge aussi désuet, en décalage avec la recherche du confort qui détermine de plus en plus l’habitat et les moyens de transport. En 1962, il inaugure sa première collection masculine, « Rastignac », qui veut en finir avec « un siècle d’atroce et décevante sobriété ». La même année, Pierre Cardin ose sa ligne pour hommes près du corps. Le style Estérel évolue vers le « relax » et plus précisément le « négligé-snob », déstructuré et en maille, avec des cols roulés, des chemises de couleurs vives… Il correspond bien à la valorisation nouvelle du temps de loisirs et à la contestation croissante des contraintes qui pèsent dans le milieu du travail, trop traditionnel. Les hommes sont, selon le couturier, plus bridés que les femmes par la société moderne, rationalisante, uniformisante, et un nouveau style vestimentaire peut soutenir leur besoin d’affirmer leur individualité et de se défouler. Pour les hommes comme pour les femmes, Estérel se veut « le couturier de la joie de vivre ». 223 Dossier Jacques Estérel au Musée Galliera et Bruno Remaury, Lydia Kamitsis, Dictionnaire international de la mode, Paris, éd. du Regard, 2004, p. 294. 224 L’Officiel de la couture et de la mode de Paris, n° 599, mars 1973. 225 Jacques Estérel, Comment on devient couturier, Paris, Marabout, 1969, p. 28. 226 Ibid., p. 124. 46 Comment faire évoluer les hommes ? En séduisant les femmes, puisque ce sont elles qui traditionnellement achètent pour eux, une délégation de pouvoir que Jacques Estérel analyse comme une des preuves du matriarcat contemporain… Commercialement efficace, son discours vise à plaire aux clientes avant tout (il se dit « au service de la femme » et non de l’art vestimentaire227). Discret sur sa vie, Jacques Estérel se définit comme « normalement constitué » et tient à se distancier de ses confrères : « dans la plupart des cas, il s’agit de garçons qui ont joué à la poupée pendant longtemps. Ils sont venus à la couture pour continuer. La femme – leur cliente – ne joue qu’un rôle secondaire »228… D’autres couturiers enlèvent aux hommes leur sacro-saint pantalon. À Londres, Joseph Kagan (1915-1995), grand industriel du textile, prédit l’avènement de l’homme en jupe dans les années 1980. À New York, Rudi Gernreich (1922-1985), un couturier homosexuel très inspiré par la science-fiction, le pronostique à l’horizon de l’an 2000. C’est toutefois le nom du Français JeanPaul Gaultier (né en 1952) que l’on associe à la naissance de la jupe pour hommes. Jeune, il a fait un passage chez Estérel, et a connu les premières audaces des années « unisexe ». Jouer avec les codes correspond bien à son sens de l’humour. La jupe apparaît dans sa collection du printempsété 1985, « Une garde-robe pour deux ». « Trafiquer l’identité des vêtements mène tout droit dans l’œil du cyclone de la mode contemporaine : la tension entre le genre masculin et le genre féminin. De tous les stylistes de sa génération, Jean-Paul Gaultier est sans doute celui qui a vêtu, paré, déguisé, de la manière la plus spectaculaire, l’insoluble énigme de cet entre-deux », écrit l’historien de la mode Farid Chenoune 229 . La jupe pour hommes apparaît dans un contexte particulier de sortie du placard pour les homosexuels. Le militantisme radical des années précédentes a infusé. Gaultier « traduit » son temps. [ILL 6 Légende Jupe de Jean-Paul Gaultier] Il n’est toutefois pas le seul couturier à créer des jupes. Yohji Yamamoto par exemple crée pour le printemps 2004 une longue jupe blanche fluide qui va loin dans l’appropriation du féminin230. Le couturier japonais s’inspire de l’habit traditionnel des pêcheurs. En 2009, Comme des garçons présente dans son défilé une jupe au genou, féminine et volantée, portée avec des socquettes noires et des ballerine à impression panthère. Mais dans l’ensemble, les lignes, les tissus et les couleurs restent dans la gamme plutôt masculine. Dans sa collection printemps-été 2009, Thom Browne montre une véritable robe de mariée pour homme, enflée comme une crinoline. Walter van Beirendonck, couturier belge au style plein d’humour et de gaieté annonce la couleur avec son logo « Fuck the Past (Kiss the Future) ». Il défend l’idée que la jupe pour homme n’a rien de transgenre, que la jupe, en soi, n’a pas de genre. Citons encore Alexander McQueen, John Galliano… Depuis le printemps 2009, le couturier Marc Jacobs, convaincu par les créations de la Japonaise Rei Kawakubo (Comme des garçons), ne porte plus que des jupes. Le mixte, jupe sur pantalon, est sans doute plus facile à porter ; cette superposition évoquera le traditionnel tablier. Alors que dans le domaine des idées, le mouvement queer met le « gender fucking » à l’ordre du jour231, la haute couture des années 1990 et 2000 trouve son inspiration dans les fétichismes vestimentaires232. La jupe est alors ultracourte, en cuir, en latex ou en vinyle, entravée, et noire de préférence. Portée avec des bas, des mules à talons très hauts ou des bottes. Mais plus que le vêtement, c’est le corps qui est transformé, technicisé, appareillé, prothésé… Un nouveau regard est porté sur toutes les pratiques qui dissocient sexe et genre. La jupe pour homme est parfaite dans cette tendance. Pourtant, la jupe masculine dans la confection de luxe, peine à s’imposer. Elle est absente du prêt-à-porter. Aussi est-ce à partir de la demande de consommation que s’est organisée la mouvance de la jupe pour hommes, des men in skirts pourrait-on dire pour souligner son caractère international. 227 Ibid., p. 26. Ibid., p. 24. 229 Jean-Paul Gaultier, Paris, Assouline, 2005, p. 10. 230 Hymel Davies, Modern Menswear, London, Laurence King Publishing LTD, 2008, p. 203. 231 Marie-Hélène Bourcier a introduit ce concept en France dans son séminaire et ses ouvrages : Queer Zones. Politiques des identités sexuelles, des représentations et des savoirs, Paris, Balland, 2001 et Sexpolitiques. Queer Zones 2, Paris, La Fabrique, 2005. 232 Cf. Geneviève Lafosse Dauvergne, Mode & fétichisme, Paris, Éditions alternatives, 2002. 228 47 À la fin des années 1990, des groupes se forment : Fashion Freedom, The International Men’s Fashion Freedom Network et Bravehearts Against Trouser Tyranny qui veulent libérer les hommes de la tyrannie du pantalon que leur impose la société occidentale et militent pour le port de tous les « unbifurcated garments » pour les hommes. Ils mettent en avant la santé, le confort, le caractère pratique et estiment que cela libèrerait les hommes des stéréotypes sur le masculin et le féminin. La revendication masculine est présente : les femmes ont le choix pour s’habiller ; les hommes doivent aussi l’avoir. Les kilts – marque AmeriKilt – sont très masculins, dans la gamme de coloris masculins et même militaires (marron, olive, vert, camouflage). La société britannique MIDAS (Men in Dresses and Skirts) offre un choix plus grand incluant des jupes longues en denim, avec une braguette. La marque suisse AMOK (Sandra Kuratle) estime que la jupe masculine n’est pas seulement politique, qu’elle est aussi élégante. En France, l’écho de ces modes qui viennent surtout d’Amérique du Nord et du Royaume-Uni est faible. Mais depuis peu, un frémissement est peut-être le signe annonciateur d’une révolution équivalente à celle du pantalon féminin. Agnès B propose dans sa collection 2008 une jupe pour hommes. Des collants pour hommes sont commercialisés depuis 2008 par Gerbe : ils ont une ouverture sur le devant type slip-kangourou, une taille basse et des jambes longues. En 2009, ces collants, proposés en réponse à la demande de la clientèle masculine sont diversifiés : on en trouve des fins, des épais, et même un modèle drainant233. Des créateurs se spécialisent dans la confection de jupes masculines. Sur Internet, les sites se multiplient pour vanter la skirt attitude234. Le sujet commence à être traité à la télévision235. En 2009, malgré la crise, la marque The Kooples ouvre 25 boutiques qui vendent des vêtements basiques unisexes. Bless, marque allemande, vend également des pièces pour les deux sexes236. Signe des temps, ce sont surtout des « je » qui s’expriment en faveur de la jupe masculine. Mais le collectif est en train de se constituer, surtout grâce à Internet qui facilite les rencontres et met en contact des isolés. Il relie de plus en plus des consommateurs : une identité commune s’esquisse à travers cette expérience de l’achat de jupe et du partage des commentaires que cela suscite. En août 2004, Jérôme Salomé crée le site i-hej.com. En 2007, un nouveau site est créé (Jupes-Skirt Informations) ainsi qu’une association, Hommes en jupe, qui veut « promouvoir le retour de la jupe dans la garde-robe masculine ». Signe d’une véritable évolution, les discours sur la jupe masculine ne sont plus seulement orientés par le goût du pittoresque, voire de l’humour. L’argumentaire déployé d’un site à l’autre et au gré des circulations internationales s’est musclé. 2 - Kit argumentaire Il s’agit d’abord pour les défenseurs de la jupe masculine d’assumer et de surmonter la transgression du code vestimentaire genré. Ce ne fut pas facile pour les femmes, cela ne l’est guère plus pour les hommes. Une féministe comme Madeleine Pelletier en était consciente lorsqu’elle écrivait en 1919 : « La moindre originalité de couleur, de formes dans nos vêtements, la façon de nos cheveux, nos gestes, notre allure générale arment les mille bras de la société. Qu’est-ce que les mois de prison imposés au voleur en comparaison des injures, des sarcasmes que devrait endurer l’homme qui par exemple aurait la fantaisie de s’habiller d’une robe de soie jaune et de se promener ainsi sur les boulevards parisiens, que dis-je les sarcasmes, la force armée interviendrait pour l’emprisonner pendant un temps indéterminé dans un asile d’aliénés »237. Madeleine Pelletier, en écrivant ces lignes, défendait bien un droit, une liberté individuelle, selon une formulation très moderne qui ne s’affirmera qu’à la fin du XXe siècle. Comme ce fut le cas pour le vêtement féminin à la Belle Époque, les changements ne sont envisageables qu’avec les encouragements de la faculté de médecine… Au nom de l’amélioration sanitaire et de la sauvegarde de la « race », on peut plus facilement s’affranchir des traditions. En Angleterre, dans les années 1930 se constitue un parti pour la réforme du costume masculin (Men’s Dress Reform Party). Les réformateurs britanniques, très sensibles au discours hygiéniste, s’insurgent contre le caractère pathogène du costume masculin : ils déplorent par exemple la lourdeur des tissus et la saleté des costumes rarement nettoyés. Ils rejettent évidemment le col dur. Ils prônent les shorts, les culottes et les kilts qui aèrent le corps. Certains aiment la « dignité » de la 233 90 % des ventes se font discrètement sur Internet, selon Véronique Lorelle, « Des collants pour vous les hommes », Le Monde magazine, 21 novembre 2009. 234 Ce qui suit est issu de ma veille documentaire presse écrite et Internet depuis 2003. 235 Documentaire Les hommes en jupe diffusé sur France 5 le 30 septembre 2007. 236 Joël Morio, « Quand hommes et femmes se chipent leurs tenues », Le Monde, 31 mai 2009. 237 Madeleine Pelletier, L’Individualisme, Paris, 1919, p. 82. 48 jupe et de la robe et espèrent une réduction de la différence vestimentaire entre les sexes238. La fronde reste très minoritaire, mais aujourd’hui, les excentriques des années 1930 apparaissent comme de véritables pionniers. La France reste indifférente à cette fronde des voisins anglais. Elle ignore aussi l’influence qu’exerce aux États-Unis une avocate importante de la jupe masculine, Elizabeth Hawes (1903-1971), styliste et critique de mode. Digne héritière d’Amelia Bloomer (1818-1894), l’inventrice du pantalon féminin qui prit son nom (le « bloomer »), elle affiche des idées très progressistes et notamment féministes et se fait la championne d’une nouvelle réforme du costume plus attentive aux envies des consommateurs, de leurs besoins réels, des limites de leur pouvoir d’achat. Elle conteste la dépendance américaine à l’égard de la mode parisienne, qu’elle connaît bien pour y avoir travaillé dans les années 1920. Dans son ouvrage de 1938, Fashion is Spinach, elle pousse la critique jusqu’aux conventions de genre, invite les femmes à porter le pantalon, et les hommes à porter ce qu’ils veulent : robes, couleurs, tissus doux… Parmi les procédés actuels de légitimation de la jupe masculine, il y a d’abord l’histoire. On insiste sur le fait qu’il s’agit d’un « retour » aux vêtements ouverts. « Nous sommes à l’avantgarde de ce mouvement, qui tend à rétablir la jupe comme un vêtement masculin »239. Sur son blog, Corto, amateur de jupe, cite Jésus et ses apôtres habillés en pagne, robe ou tunique sur les illustrations religieuses. De ce passé demeurent les robes des curés et des gens de justice, qui anoblissent la cause. La nouveauté de la jupe masculine est ainsi relativisée, elle devient ainsi plus familière, plus facile d’accès. Pour autant, l’opération n’est pas simple sur le plan intellectuel. Prenons d’abord le cas de la soutane. Pendant des siècles, la robe du prêtre catholique a donné une image de la masculinité alternative, assez neutre du point de vue du genre240. La soutane, vêtement de dessous porté par les gens de robe, apparaît à la fin du XVIe siècle. Conséquence du concile de Trente, le pape Sixte V ordonna que les vêtements des clercs fussent talaires (longs jusqu’au talon). Les premiers clercs n’avaient pas de vêtement distinctif et étaient simplement tenus à la simplicité et à la discrétion. L’apparition du costume clérical remonte au Ve siècle : les clercs conservaient la longue tunique, alors que le vêtement court en usage chez les Barbares se généralisait. Le processus de différenciation se renforça donc avec le temps et culmina au XIXe siècle, malgré protestations et dissidences. En effet, la soutane est parfois ressentie comme une entrave, qui modèle la démarche et empêche de courir241. À la faveur du concile Vatican II, le costume de clergyman (pantalon, veste, en noir ou gris, et col romain) est autorisé en France. L’évolution est justifiée au nom de la commodité, de l’évolution des mentalités, mais aussi de l’amélioration du service pastoral qui passe, dans certains milieux, par un costume moins apparent. Peu après, Jacques Estérel réalise un costume civil pour le premier prêtre français ayant abandonné la soutane242. En 1984, de nouvelles règles donnent la possibilité de choisir le « costume discret », vêtement civil avec un col romain ou une croix. La soutane signale dès lors la tendance traditionaliste. Les prêtres n’ignorent pas la recherche de l’indistinction. Cette frontière qui s’estompe entre le monde religieux et le monde laïc peut être rapprochée d’autres différences qui s’estompent, on l’a vu. Il ne va donc pas de soi d’invoquer la soutane pour justifier la jupe… Les connotations de la soutane ne sont guère positives. Un prêtre défroqué la compare à un « préservatif géant », à un « saint étui » 243 ! Un vieux roman de science-fiction imagine des extraterrestres appariant des humains qu’ils ont enlevés de la surface de la terre : « C’est évidemment la robe et le pantalon qui servent de base aux doctes expérimentateurs pour déterminer le féminin et le masculin ; n’ont-ils pas accouplé Maxime avec un vénérable curé en soutane ! [...] L’infortuné Raflin a perdu sa robe de chambre, sans quoi, je pense, on l’aurait pris pour une dame »244. Sous le regard anticlérical, le 238 Barbara Burman, « Better and Brighter Clothes : The Men’s Dress Reform Party, 1929-1940 », Journal of Design History, vol. 8, Number 4, 1995, p. 275. 239 Site Alternative Fashion (2007). 240 Paul Airiau, « Le prêtre catholique : masculin, neutre, autre ? Des débuts du XIXe siècle au milieu du XXe siècle », Régis Revenin dir., Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, Paris, Autrement, 2007, p.192-207. 241 Louis Trichet, Le Costume du clergé. Ses origines et son évolution en France dans les règlements de l’Église, Paris, Cerf, 1986. 242 Ce vêtement est visible sur une photographie publiée dans Jacques Estéerel, Comment… op. cit., p. 129. 243 Ginette Francequin, Le Vêtement de travail. Une deuxième peau, Paris, Erès, 2008, p. 35. 244 Maurice Renard, Le Péril bleu, 1910, rééd. Paris, Marabout, 1974, p. 229. Je remercie Valérie Neveu qui m’a indiqué cette référence. 49 prêtre en robe est féminisé, beaucoup de caricatures en témoignent. Mais si des nuances peuvent être apportées, la soutane reste bel et bien un vêtement historiquement masculin qui a été porté par des centaines de milliers d’hommes. Une autre robe est évoquée dans les argumentaires pro-jupe : celle des gens de Justice. Dans la robe d’avocat se trouve une parcelle de la sacralité d’une profession d’autant plus prestigieuse que les femmes en sont exclues. Si les femmes ne peuvent toujours pas accéder à la prêtrise, elles ont pu, en France, devenir avocates à partir de 1900 et juges, à partir de 1946. Juliette Rennes montre bien que la féminisation est perçue par une partie de la profession et de l’opinion comme une « profanation »245. On aura aussi le sentiment, au moment des premières prestations de serment d’avocat de voir des femmes travesties en robe, avec un air de « petit garçon » 246 (qualifiant Jeanne Chauvin, la féministe qui s’est battue pour l’ouverture de la profession, acquise en 1900). Longtemps on ajoutera le syntagme « en jupon » aux conquêtes des femmes en territoire masculin. Le jupon continue de symboliser la femme. La figure de la femme en costume professionnel est de manière générale oxymorique, car le statut de femme entre en conflit avec le statut professionnel et ses attributs symboliques. Ainsi la robe d’avocate cesserait d’être un attribut du pouvoir, simplement parce qu’elle est portée par une femme. D’infinis commentaires vont dans ce sens, féminisant les femmes qui se sont aventurées dans le monde des hommes. Il faudra du temps pour que la robe de justice soit perçue comme neutre, ou asexuée. En mai 68, elle est contestée, les plus jeunes y voyant une réminiscence d’Ancien régime (le costume date en fait de Napoléon Ier), mais le Conseil de l’ordre s’oppose efficacement à tout changement. Deuxième argument : la géographie, qui s’impose pour avoir une bonne connaissance de toutes les jupes, robes et djellabahs portées aux quatre coins du monde. Cette diversité est une formidable source d’inspiration pour les couturiers d’aujourd’hui. La mondialisation facilite les emprunts et fait certainement régresser la conception européocentriste du vêtement. Militant de la jupe masculine, Dominique Moreau juge les sociétés occidentales « intégristes sur les questions vestimentaires » 247 . Il reste encore à balayer les restes d’un imaginaire colonialiste qui opposait l’indigène et son vêtement « féminin » aux yeux des occidentaux, au vêtement viril du colonisateur. Une publicité du début du XXe siècle montrait Indochinois, Africains et Arabes en robe se pressant autour d’un agent parisien pour demander l’adresse d’un tailleur. La suprématie du modèle occidental de différenciation des sexes allait de soi. On peut dès lors comprendre la dimension identitaire et revendicative que peut prendre la robe masculine en contexte postcolonial. Elle peut exprimer une sorte de fierté des origines, et bien évidemment une réaction à la volonté d’assimilation. Les argumentaires pro-jupe ne sont pas très bavards sur l’ethnicisation possible de la robe, de même que sur son association avec une piété revendiquée, pour les musulmans, les catholiques traditionalistes, les bouddhistes... [ILL 8 Légende Publié dans Le Figaro, n° 24, 1900.] Il y a bien sûr la fameuse exception écossaise, qui donne au monde occidental un modèle de jupe authentiquement masculine et ancienne puisque le kilt apparaît vers 1720. Il fut interdit en 1746 pendant 35 ans puis fit son retour comme uniforme militaire avec la création des régiments Highlanders. L’Écosse d’aujourd’hui savoure son particularisme vestimentaire, qui lui procure de grands succès à l’exportation, et de jeunes créateurs y développent différents styles de jupes. Nettement moins exportées sont les jupes portées par les Albanais et les Grecs (la fustanelle fait partie du costume national grec, qui date du XIXe siècle).La scène musicale apporte sa contribution à la légitimation de la jupe masculine. En 2009, Thomas Fersen s’affiche en jupe pour son nouveau spectacle et Soan, le gagnant de la Nouvelle Star, assume son originalité en robe sur le plateau de M6. Depuis la fin des années 1960, les subcultures musicales jouent sur la transgression de la loi du genre248. Le glam rock promeut une allure androgyne qu’adoptent Iggy Pop et surtout 245 Cf. Juliette Rennes, Le Mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige 1880-1940, Paris, Fayard, 2007, p. 154. 246 Dans Henri Varennes, Un an de justice, 1901, cité par Jacques Boedels, La Justice : les habits du pouvoir, Paris, Antébi, 1992, p. 183. Selon cet ouvrage, dans les années 1960, des robes d’avocat portées par des femmes ont remonté au niveau du genou (p. 184). Ce qui distingue la robe des hommes et des femmes depuis les années 1930 est simplement le boutonnage, à droite pour les femmes, à gauche pour les hommes. 247 Catherine Mallaval, « En mâles de jupes », Libération, 14 mai 2008. 248 Andrew Bolton, Men in skirts, London, Victoria and Albert Museum Publications, 2003. 50 David Bowie (en robe « masculine », insiste-t-il, sur la couverture de son album de 1971, The man who sold the world). Puis le punk surgit au milieu des années 1970 à New York et en Angleterre avec les Sex Pistols : un style auquel Vivienne Westwood et Malcolm McLaren impriment leur marque. L’unisexe est réinterprété pour le kilt. Les garçons comme pour les filles arborent des coiffures sculptées et des visages maquillés. Souvent anciens punks, les néo-romantiques jouent aussi sur l’androgynie. Boy George, qui en est la figure la plus connue, revendique un vêtement masculin bien que marginal : la robe ecclésiastique lui inspire une sorte de « camp catholique ». Le grunge, qui naît à Seattle à la fin des années 1980, mixte les esthétiques punk et hippie. Le chanteur du groupe Nirvana, Kurt Cobain, incarne cette mode assez parodique et désespérée – robes fleuries, de poupée, empruntées à Courtney Love – qui défie l’Amérique reaganienne et ses yuppies. Le grunge, fait de récupérations, recyclages, second-hand, déferle ensuite dans le monde de la haute couture, mais sans cet aspect intéressant du mélange des genres. On en retiendra surtout le jean déchiré. La culture gothique joue aussi un rôle dans ce domaine249. Né à la fin des années 1970 en Grande-Bretagne, présent également en Californie peu après, ce mouvement élabore un look au moins aussi étonnant que celui de ses prédécesseurs punks. Il se déploie dans les années 1980 puis 1990, avec la musique darkwave allemande. Le détournement des symboles religieux amène les garçons à porter des sortes de soutanes. Mais la référence dominante – pour les deux sexes – qui renvoie aux deux topiques gothiques, le sexe et la mort, est la femme fatale à la sensualité dark, maîtrisant le pouvoir sexuel des objets et des matières telles que le cuir ou le caoutchouc. Marilyn Manson, outrageusement maquillé, incarne cette féminisation du gothique, dans la lignée revendiquée de David Bowie. Les jeux gothiques vont au delà des références « humaines » en matière de genre et d’orientation sexuelle, avec les vampires et l’hémosexualité (jeux avec le sang). Dans ce milieu où une certaine féminité est valorisée, les hommes peuvent se maquillent et porter une jupe. Une maison de couture, Dark Angel, diffuse des modèles spécifiques. « Les vrais hommes portent des jupes ! » 250 Sans négliger l’humour de la formule, on sent néanmoins une revendication de normalité. Corto, sur son blog se présente : « ni grunge, ni exhibitionniste, ni gothique, ni travesti ». Dominique Moreau, président d’Hommes en jupe, 39 ans, deux enfants, veut lutter « contre les préjugés et les clichés qui assimilent les hommes en jupe à des travestis, des pervers et autre détraqués »251. Les hommes en jupe découvrent concrètement ce qu’est le genre. Ainsi, un internaute habitué des sites dédiés à cette question expose la difficulté de « déterminer une limite masculin/féminin car chaque personne a sa propre limite. J’ai vu un homme dire qu’il se sentirait féminin avec une simple jupe en denim et un autre dire qu’avec une jupe courte plissée il continuait à se sentir masculin. Dans le passé, les hommes portaient dentelles, chemises à volants, talons hauts…. Sans que cela soit considéré comme féminin. On disait plutôt que c’était élégant et raffiné. Alors qu’aujourd’hui, on dit que c’est féminin » 252. Bruno Loodts, créateur de jupes pour hommes installé à Bruxelles, a depuis longtemps le désir de ne pas rentrer dans la case du masculin 253 . À l’adolescence, il refuse de devenir « un être incomplet ». Rejetant la virilité qu’il appelle du nom des grosses « 4x4 », il espère « trouver un équilibre entre le yin et le yang ». Après avoir travaillé comme informaticien, il est devenu, à la quarantaine, styliste. Il fabrique des pièces uniques, avec l’aide d’une couturière, fait du surmesure, et vend ses jupes par internet en France, en Allemagne, en Angleterre. Depuis notre entretien en 2007, Bruno a changé son prénom et s’appelle désormais Gabrielle Loodts. [ILL 7 Légende 249 Gavin Baddeley, Gothic. La culture des ténèbres, trad. de l’anglais, Paris, Denoël, 2004. Slogan du site « Alternative Fashion – Mouvement des hommes qui portent des jupes » (consulté en 2007). 251 Dans Léna Maraval, « Des hommes en mâle de jupe », La Nouvelle République, Poitiers, mai 2008. cf. aussi Catherine Mallaval, « En mâles de jupes », Libération, 14 mai 2008. 252 http://homeactu.com/mode/index.php/241-jupes-et-collants-pour-hommes. Message du 31 décembre 2007. 253 J’ai interviewé Bruno Loodts à Bruxelles, où il vit et travaille, dans un café de la place de Broukère le 13 décembre 2007. Il est venu à notre rendez-vous en jupe courte, droite, parsemée de rivets métalliques coniques, collants noirs et bottes. Bruno a changé son prénom en 2009. Ses jupes et ses photos sont visibles sur son site : http://www.gabrielle.be. 250 51 L'homme MiSSingSign: Jupe plissée MiSSingSign pour homme. Tee-shirt MiSSingSign. Bottillons courts. Gabrielle Loodts 2005. C’est cette ouverture à la relativité du genre, à la diversité de son expression, à ses évolutions dans la vie des collectivités mais aussi des individus qui prédomine dans l’argumentaire pro-jupe. Le repli masculiniste et essentialiste y tient une place marginale. On pourrait l’illustrer par la réaction de Pascal, 46 ans, ancien militaire, qui porte la jupe depuis 23 ans, et déclare : « Ici les femmes ont le droit de tout nous prendre, jusqu’au nœud papillon. Mais nous n’avons pas le droit de reprendre ce qui nous a toujours appartenu »254. Mais très souvent, au contraire, l’exemple donné par les femmes inspire le plaidoyer pour la jupe masculine : « Il n’y a que 30 ans, l’idée d’une femme en pantalon semblait inacceptable. Gageons que d’ici dix ans, la jupe pour homme sera devenue banale »255. La lutte des femmes est donc vue comme exemplaire. Les défenseurs de la jupe masculine ont une bonne connaissance de l’histoire politique du pantalon, mentionnent pour certains la réglementation. « Un homme peut porter des jupes tout en restant mec. Les femmes ont su nous montrer qu’elles savaient rester femmes tout en portant des pantalons, alors qu’elles ne pouvaient en porter il y a un siècle » 256 (Jérôme). « Aujourd’hui, les femmes sont libres de porter tous les types de vêtements, même ceux considérés comme typiquement masculins, sans que cela ne trouble personne. Alors, comment être contre les jupes pour hommes ? »257 Le président de l’association Hommes en jupe évoque le rôle des féministes : « Les femmes ont combattu pour porter le pantalon, nous faisons de même avec la jupe. Les féministes des années soixante revendiquaient que l’on pût être femme en pantalon. Pourquoi les hommes ne seraient pas des hommes en jupe ? »258 Jérôme Salomé, le fondateur du mouvement pro-jupe en France, la trentaine, salarié dans l’immobilier, fait lui aussi référence au féminisme : « il est logique que, dans un pays qui revendique une tradition démocratique, l’homme veuille disposer pleinement de son corps, sur le modèle de la libération féminine et dans un souci égalitariste »259. Il défend le droit des hommes à disposer de leur corps, citant le slogan des années MLF dans ses interviews. C’est un discours un peu militant, qui ne correspond pas à la sensibilité et au vécu de tous les hommes en jupe. Par exemple Bruno Loodts, ayant une connaissance plus approfondie du vêtement puisqu’il crée, fabrique et vend des jupes, a une réflexion plus contrastée sur le féminin. Il a longtemps imaginé que les femmes étaient très libres dans leurs vêtements et a été amené à mieux décoder la connotation des jupes en cuir, courtes et étroites et à constater que les femmes en souffraient. Il pense d’ailleurs que c’est pour cette raison que les femmes comprennent si bien les hommes en jupe. Beaucoup d’entre elles sont tolérantes et pleines d’empathie. Bruno Loodts (Gabrielle Loodts) déclare qu’il déteste les « camionneuses » parce qu’elles n’ont pas pu ou voulu intégrer les deux aspects de leur personnalité. Il trouve que le féminisme est aussi moche que le machisme, qu’il n’a plus lieu d’être, que « c’est fatiguant d’être toujours dans la revendication. La femme ne sera jamais l’égale de l’homme, de toutes façons, puisque les hommes et les femmes sont différents ». Il voit les féministes des années 1960-1970 comme « des femmes blessées dans leur féminin, blessées par la société et par des hommes machos » qui étalent leurs blessures au lieu de « se réparer et de s’afficher comme femmes complètes, indépendantes et entreprenantes ». Pour Bruno, la jupe pousse au pacifisme et à la non-violence : « Je vois mal les soldats américains attaquer l’Irak en jupe ». La jupe, dit-il, rend plus sensible. « Elle ne donne pas envie de taper. Elle rend doux ». Ces propos donnent raison à John Carl Flügel, pour qui « l’anticonformisme vestimentaire traduit naturellement un anticonformisme social et politique »260. Le succès de la jupe masculine dépend aussi du succès de son hétérosexualisation. Corto se montre en photo avec sa compagne. Mariés, avec enfants, abandonnés ou menacés par des épouses qui ne les comprennent pas, ou au contraire encouragés par des compagnes appréciant leur tenue, 254 « Ces hommes qui ne portent plus la culotte », Le Point.fr, 9 juin 2008. Site Alternative Fashion, 2007. 256 http://homeactu.com/mode/index.php/241-jupes-et-collants-pour-hommes 257 Message de lancement d’une discussion sur « La Jupe pour hommes » de Ptiougrand Clèm, 13 janvier 2006 http://www.blogg.org/blog-26535-billet-274405.html 258 Dans Léna Maraval, « Des hommes en mâle de jupe », La Nouvelle République, Poitiers, mai 2008. 259 http://www.rmc.fr/blogs/brigittelahaie.php?post/2008/04/18/actu-sexe-Des-hommes-a-laconquete-de-la-jupe http://hommes.jupe-skirt.info/ 260 Le Rêveur nu… op. cit., p. 194. 52 la plupart des internautes défendant la jupe pour hommes soulignent leur hétérosexualité. Bruno Loodts insiste sur le fait que les hommes en jupe ne sont pas spécialement homosexuels. Et même très rarement, ajoute-t-il. D’ailleurs, les homos ont le crâne rasé, portent des tatouages, ont des barbiches et sont hyper virils. Il estime qu’il y a de la séduction hétérosexuelle chez l’homme en jupe et que la jupe rend plus facile le contact avec les femmes. On peut même parler d’une tentative de virilisation de la jupe. Selon un membre de l’association des Hommes en jupe, « la jupe exacerbe la virilité des hommes et met en valeur la féminité des femmes ! »261 Sur internet, des hommes s’expriment pour dire leur peur de passer à la jupe. Ils ne savent pas où en acheter, s’interrogent sur les réactions des autres, recherchent des « pantalons-jupes » ou « jupes-pantalons », avouent leur manque de courage. Une ligne de partage se dessine entre les « courageux », qui portent la jupe à l’extérieur, et les « honteux », qui ne la mettent qu’à la maison, et souvent hors de la vue des enfants. Sortir ainsi vêtu en public devient comme un terrain d’aventure, une expérience initiatique. Norma29, le 19 février 2007, envoie un message sur internet titré : « J’AI OSÉ SORTIR ». Il s’exprime en ces termes : « En jupe depuis que j’ai découvert ces sites de la jupe pour hommes, avant je la portais chez moi et ça m’arrivait de sortir mais la nuit loin du monde maintenant je me fiche du regard des autres qui, peut-être, m’envient. Messieurs, OSEZ, c’est formidable de se surpasser ! »262 Sur ce qui déclenche le passage à l’acte, les histoires sont variées. Dominique Moreau prenait à dix ans les jupes de sa mère et s’y sentait très bien ; Bruno était, lui, minoritaire dans une école primaire où les filles, peu après le passage à la mixité, restaient les plus nombreuses. Son désir de porter des jupes, comme elles, est donc ancien. D’autres ont une révélation tardive, à la vue d’un homme en jupe, en vrai – en France ou ailleurs – ou sur le net. Certains découvrent le plaisir de la jupe à travers un jeu de travestissement, avec ou sans leur femme. La jupe pour hommes a malgré tout du mal à s’imposer. D’où la tonalité militante du discours associatif. Le mot genre n’appartient pas à son vocabulaire, en tout cas pour le moment. C’est « notre droit », « notre liberté », certes. Mais malgré les efforts faits pour re-signifier la jupe, le système de hiérarchisation des genres, le fait que la masculinisation soit valorisante, que la féminisation soit dévalorisante et que l’homophobie s’en mêle n’est pas pris en compte. L’érotisation de la jupe masculine est un tabou militant : la jupe ferait-elle de l’homme qui la porte un corps pour-autrui, à l’instar du corps féminin ? Une telle « passivité » dans une relation hétérosexuelle est-elle envisageable ? La jupe masculine, à force de se vouloir masculine, longue, coupée dans des tissus raides, comme le denim, masque le corps et aboutit à une certaine désexualisation. Sans doute faut-il distinguer les militants, conscients des tabous et soucieux de les contourner sans trop choquer la morale dominante, et les anonymes, qui avouent leur goût de jupes courtes et sexy. Aux États-Unis, l’argumentaire prend aussi en compte l’interdit religieux, qui est formulé dans la Bible (Deutéronome, XXII, 5) de la manière suivante : « Une femme ne portera pas un costume masculin et un homme ne mettra pas un vêtement de femme, quiconque agit ainsi est une abomination à Yahvé, ton Dieu ». Doit-on prendre au pied de la lettre le Deutéronome ou l’interpréter ? Peut-on être juif ou chrétien et porter une jupe ? Des réponses très argumentées soulagent les consciences torturées. 3 - La jupe pro-féministe C’est à Montréal que l’on trouve sans doute le plus facilement la jupe pro-féministe, ne seraitce qu’en raison de la rareté de cette étiquette ailleurs. Le Québec a une longueur d’avance sur la France pour le féminisme. Le multiculturalisme y crée un climat très différent, tolérant à l’égard de comportements qui peuvent être traditionalistes ou au contraire progressistes. Les hommes féministes y sont organisés, et se heurtent à d’autres hommes qui cachent leur antiféminisme derrière le mot « masculinistes »263. La jupe pour hommes n’est pas fréquente dans les rues de Montréal mais elle existe, notamment dans les milieux anarcho-punk et plus marginalement dans les milieux « branchés ». Le vécu de la jupe pro-féministe, l’universitaire Francis Dupuis-Déri, né en 1966, en parle en ces termes : 261 « Les hommes en jupe ! », http://www.newzy.fr/trends/on-a-repere/les-hommes-en-jupe.html (8 mai 2009) 262 http://www.blogg.org/blog-26535-billet-274405.html 263 Mélissa Blais, Francis Dupuis-Déri, Le Mouvement masculiniste au Québec : l’antiféminisme démasqué, Montréal, Les éditions du remue-ménage, 2008. 53 « J’ai commencé à porter des jupes lors du développement de mon féminisme, vers 1718 ans, le plus souvent à l’Université (département de science politique) ou lors de fêtes, dans les bars, etc. Je me souviens que j’ai voulu acheter ma première jupe avec une exconjointe, mais n’en trouvant pas qui me plaisait, une amie-amante m’en a faite une quelques mois plus tard, de type jupe longue et noire tombant aux chevilles, qui allait plutôt bien avec le look punk que je travaillais à l’époque. Par la suite, j’ai acheté d’autres jupes : des jupes qui pouvaient apparaître comme des kilts, mais plus courtes, que je portais avec bas de nylon opaques gris ou noirs, et des bottes de combat ou des Doc Marten’s (bottes punk), ou d’autres jupes longues de type indienne (de l’Inde). Je ne me sentais pas ‘travesti’ ni ne pensais ‘m’habiller en femme’ ou me ‘déguiser en femme’ puisque le reste de ma tenue, coiffure, etc. ne dissimulait pas que j’étais un mâle (même avec des anneaux dans les oreilles...). Cela dit, ma motivation était consciemment politique, soit brouiller les différences de genre, en réaction à un constat tout bête : les hommes plus que les femmes semblent aujourd’hui contraints par la mode (c’est un peu court, mais cela résume ma pensée de l’époque – quoi que je ne considérais pas les hommes comme ‘opprimés’ ni ‘dominés’ par la mode et qu’il ne s’agissait pas de me ‘libérer’, mais de contester des normes et de provoquer). J’étais sidéré par ce marqueur de socialisation genrée, par le fait que des millions d’hommes au Québec ne penseraient jamais aller au rayon ‘femmes’ pour s’acheter des vêtements ‘de femmes’ (sauf les curés, bien sûr, qui portent des robes). Je portais des jupes peut-être une ou deux fois par mois et circulais librement dans la ville, les métros, etc. Je précise que Montréal est une ville très sécuritaire pour les hommes hétérosexuels. Cela dit, un ‘vrai’ homme aurait pu douter de mon identité sexuelle. Et j’ai été surpris par la réaction de beaucoup d’amis masculins, proches ou moins proches, qui s’en donnaient à cœur joie pour me pincer les fesses en rigolant, me demandant si je portais quelque chose sous la jupe, et d’autres allusions grivoises de ce type (rien de tel chez mes amies femmes, qui de toute évidence trouvaient mon choix ‘charmant’, voire pour certaines ‘séduisant’). Par rapport aux ‘vrais’ hommes, j’en suis aussi venu à réfléchir, avant de sortir en jupe, si je devais traverser des quartiers à risque (…). Je ne dis pas que je me suis trouvé aussi vulnérable qu’une femme, mais j’ai eu peur, très certainement, en de rares occasions, d’être intimidé, menacé ou attaqué parce que j’étais un homme portant une jupe. Ce qui, au final, n’est jamais arrivé... Depuis plusieurs années, je ne porte le paréo qu’à l’occasion, surtout à la maison, parfois quand il y a de la visite, et parfois dans le quartier, pour des courses rapides. Là encore, je me méfie a priori des hommes et groupes d’hommes que je croise. Je n’ai parlé qu’une ou deux fois publiquement du port de la jupe, dans une émission de télévision (dans les années 1990) et pour une interview dans un journal à la même époque. Je n’en fais pas une religion, ni une ligne d’action politique collective. Depuis que je suis un peu connu dans les milieux antiféministes comme un pro-féministe, les antiféministes et autres ‘masculinistes’ se délectent sur des forums Internet de cette information, jouant à mettre en doute mon identité sexuelle. Ils diffusent également des propos dégradant à l’égard de mes pratiques sexuelles prétendues avec ma conjointe, des hypothèses quant à mes traumatismes sexuels dans l’enfance, etc. »264. Grâce à Francis Dupuis-Déri, j’ai pu recueillir un autre témoignage, celui de Sébastien, né en 1975. Chauffeur de bus à Montréal, ancien organisateur communautaire dans des groupes de chômeurs-euses et d’accidenté-e-s du travail, guide interprète dans des sites historiques, il a aussi travaillé dans un café étudiant et dans un hôpital. Un parcours un peu éclectique, à l’image de sa formation initiale en histoire et comme luthier. Sébastien a dans sa garde-robe deux jupes, un kilt et trois paréos. Il porte une de ses deux jupes « dans les trucs officiels comme les mariages, salons mortuaires et soirées chics » et l’autre de façon plus « relax ». À la maison l’été et le soir, il porte le paréo, et le kilt pour jouer au golf. « J’ai commencé à porter la jupe à l’université alors que je fréquentais le milieu étudiant militant et pro-féministe. Cela allait de soi et c’était une façon pour moi d’affronter la socialisation genrée, pierre angulaire de la différenciation des sexes. Les réactions étaient positives dans le milieu militant. […] Au départ, je faisais cela pour casser un tabou de socialisation, aucun rapport avec une subculture musicale ou avec le fait de se référer à un 264 Courriel à l’auteure de Francis Dupuis-Déri, professeur de Science politique à Montréal, 18 août 2009. 54 modèle précis. Je ne savais même pas que des designers avaient intégré la jupe à leur collection masculine. Comme je travaille maintenant dans un milieu où je dois porter l’uniforme, je porte moins souvent de jupe et je n’ai pas demandé à mon employeur à en avoir une, car je porte la jupe longue et la jupe qui vient avec l’uniforme est trop courte pour moi. »265 Quelles sont les raisons de l’engagement « pro-féministe » de Sébastien ? Il évoque d’abord un « bon réflexe de gauche et d’extrême gauche. […] Par la suite, théoriser l’oppression capitaliste m’a permis de mieux comprendre les rapports sociaux. Dans le milieu militant étudiant montréalais, plusieurs femmes se réclamaient du féminisme. J’ai suivi un cours sur l’histoire des femmes avec une prof féministe lesbienne séparatiste hyper cohérente qui m’a fait lire du Delphy, Mathieu et Cie. L’oppression c’est révoltant alors... Par la suite, j’ai milité avec les femmes surtout contre les masculinistes. Depuis quelques années, avec du recul et après avoir constaté que les féministes ne s’entendent pas sur plusieurs questions fondamentales telles que la prostitution et l’abolitionnisme, et, étant avec une féministe depuis sept ans, après avoir milité dans un groupe d’hommes contre le patriarcat et compte tenu de la place que j’occupe dans ce système d’oppression, je me définis maintenant plus comme un anti-sexiste. »266 La jupe masculine est pour le moment porteuse d’une dimension politique, même si elle n’est pas partagée par tous ses défenseurs et simples porteurs. Une jupe féministe, multiculturelle, un peu anar. Au Québec, la jupe est même devenue un moyen de résistance syndicale. Par exemple, le syndicat CSN est à l’origine d’une protestation originale contre la politique vestimentaire du CHUM (Centre Hospitalier de l’Université de Montréal) qui interdit les jeans, les casquettes, les leggins et les chandails transparents. Un employé chargé de la réception des marchandises, qui portait un bermuda pendant l’été 2009, a été suspendu. Par solidarité et pour gagner leur liberté vestimentaire, les employés syndiqués portent désormais un kilt267. 4 - La jupe mystique En 2008 paraît chez l’éditeur parisien Elzévir Et si les hommes portaient des jupes ? Une voie vers l’anthropos, un essai de Raymond Schreiber. Les photos de son site montrent un grand gaillard bien charpenté, la soixantaine, blond, souriant, avec blouson, bottes de cuir, jupe féminine qui flotte doucement au niveau du genou. L’image contraste avec un profil social moins fantaisiste et bien dans la conformité de genre puisque Raymond Schreiber est un ancien ingénieur, responsable de l’informatique dans une société multinationale, devenu chef de sa propre entreprise. Réservé sur sa vie privée (une « compagne chercheuse dans un domaine de pointe » et « deux filles universitaires brillantes »), il évoque les difficultés passées d’un divorce et de l’annonce d’une maladie grave268. La jupe pour hommes est ici clairement dissociée de toute tentation transgenre et transsexuelle, même si l’auteur mesure à quel point un homme en jupe doit toujours se justifier. Comme le remarque le journaliste économique suisse, Philippe le Bé, qu’il cite : « Il est de bon aloi de préciser que vous n’êtes ni prêtre, ni homosexuel, ni travesti, ni les trois à la fois mais que vous aimez tout simplement porter des jupes, parce que c’est aussi agréable qu’élégant. » Philippe le Bé raconte par ailleurs : « Un groupe de punks croisés l’été dernier n’en est pas revenu de me voir habillé en jupe. Étonnants, ces jeunes filles et garçons à la chevelure bleue, verte et rose qui me toisent du regard comme si j’étais un extraterrestre ! […] Finalement, porter une jupe quand on est un homme est un excellent test pour jauger le degré d’ouverture et de tolérance de son entourage. Une heureuse certitude : les femmes qui me semblent les plus intelligentes et les plus charmantes (en particulier mon épouse) aiment me voir porter des jupes. Quel réconfort ! »269 Dans les années 1950-1960, se souvient Raymond Schreiber, l’envie de jupe pour un garçon relevait de la perversion. Aujourd’hui, en trois clics de souris, le diagnostic sera celui d’une « erreur de la nature » que pourront réparer une psychothérapie voire un processus de changement de sexe. Raymond Schreiber ne pense pas qu’il s’agit d’un progrès, même si la culpabilité a diminué. 265 Courriel à l’auteure, 3 septembre 2009. Idem. 267 Éric Yvan Lemay, « En kilt au travail », Journal de Montréal, 25 août 2009. Je remercie Francis Depuis-Déri qui m’a communiqué cette information. 268 Ces renseignements biographiques sont donnés sur son site : http://www.homme-en-jupe.ch 269 Cité par Raymond Schreiber, Et si les hommes portaient des jupes ? Une voie vers l’anthropos, Paris, Elzévir, 2008, p. 162. 266 55 En exergue de son ouvrage, Raymond Schreiber cite le poète persan du XIIIe siècle Rûmî : « Plusieurs chemins mènent à dieu, j’ai choisi celui de la danse et de la musique » et, à la page suivante, il ajoute : « Moi, j’ai choisi celui de la robe et de la jupe ». La voie mystique tente le petit Raymond dès l’âge tendre (il est né en 1948). L’auteur associe deux réactions fortes : le dépit de ne pas pouvoir porter une jupe alors qu’il trouve ce vêtement plus joli que le pantalon, et la peine que lui fait son curé lorsqu’il affirme que seuls les catholiques seront sauvés, vont générer une interrogation à la fois sociale et spirituelle. Ce qui anime la quête de Raymond Schreiber est d’abord le mal-vivre qu’il constate chez les hommes. Il cherche la réponse dans diverses spiritualités (citons Marie-Madeleine Davy, Annick de Souzenelle, Jean-Yves Leloup, la psychologie jungienne). Guy Corneau, grande référence des masculinistes au Québec, est très présent dans la bibliographie, mais ne semble pas avoir influencé l’auteur qui cite aussi Bourdieu et La Domination masculine. Au contraire, le féminisme est, pour Raymond Schreiber, « une évolution allant dans le sens d’un meilleur équilibre des individus et donc de la société », qui permet développer en chacun des caractéristiques féminines et masculines. « Et si ce sont les femmes qui ont initié ce mouvement, parce qu’elles étaient particulièrement limitées en droits et en possibilités, c’est maintenant aux hommes d’entreprendre cette évolution car ce n’est pas parce qu’ils avaient ou ont encore plus de pouvoirs qu’ils sont pour autant plus équilibrés »270. Une évolution qui devrait se faire par un travail intérieur plus que par le militantisme, selon l’auteur. Il n’est pas fréquent que des hommes louent les femmes d’aujourd’hui ou d’hier pour le travail qu’elles mènent afin de se changer elles-mêmes et de transformer le monde. L’admiration est palpable ; citons, entre autres, l’hommage rendu à l’exploratrice et photographe Ella Maillart qu’il évoque à travers une vieille photo la montrant prête à affronter les pentes enneigées avec un pantalon sous sa jupe. Raymond Schreiber est également touché par le message lancé par Yasmina Khadra, cas rare d’écrivain ayant adopté un pseudonyme féminin (les deux prénoms de sa femme) dans un geste mêlant l’amour pour sa compagne et la solidarité avec les femmes algériennes. Reprenant l’image proposée par John Gray affirmant que les hommes viennent de Mars, et les femmes de Vénus271, Raymond Schreiber, lui, pense que « nous venons du même endroit. Mais c’est après que ça se gâte, les femmes sont envoyées en stage (centre de conditionnement) sur Vénus et les hommes sur Mars. Depuis quelques dizaines d’années, après leur stage sur Vénus, les femmes font également un stage sur Mars alors que les hommes, imbus de leur supériorité martienne, n’imaginent pas qu’un stage sur Vénus pourrait leur être d’une quelconque utilité ». C’est pourquoi les symboles vestimentaires ont leur importance. Le soutien-gorge symbolisera ainsi l’équilibre entre la partie gauche féminine et la partie droite masculine, entre l’anima et l’animus : il soutient un équilibre et le valorise. Tout le contraire de la cravate, qui remplace l’épée qui pendait à la ceinture, devenue « épée nue nouée au cou ». « À chaque mouvement, elle coupe, elle tranche, elle sépare, elle divise » 272 . Cette réflexion sur le genre emmène, par la pensée, l’auteur jusqu’à la prison d’Abou Graib où des femmes habillées avec les mêmes pantalons que les hommes ont, parmi d’autres sévices, imposé des sous-vêtements féminins à des prisonniers dénudés : la féminisation comme summum de l’humiliation. Pour Raymond Schreiber, il est temps de revaloriser le féminin, synonyme de « qualités réceptives », sources de bonheur, de joie. Loin d’être un appel à la consommation des jupes, l’essai plaide ainsi pour le travail d’humanisation que les hommes devraient entreprendre. Avec les jeunes gens branchés qui arborent la jupe sans trop se poser de questions, le décalage culturel et générationnel est manifeste. 5 - La jupe des métrosexuels Le néologisme, d’origine anglaise, mixe le métropolitain, l’identité urbaine et la démarche de la séduction, plus qu’une quelconque orientation sexuelle273. Car les métrosexuels sont gais, bi, 270 Ibid., p. 39. Le best-seller de John Gray (auteur américain, né en 1951), Les Hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, qui date de 1992, a fait la fortune de son auteur qui décline sur le mode des conseils en développement personnel Vénus et Mars dans diverses situations de la vie quotidienne : sous la couette, dans une nouvelle vie, avec leurs enfants, dans leurs efforts pour « faire durer l’amour »… L’idéologie sous-jacente est conservatrice, moralisatrice et comme on s’en doute différentialiste à l’extrême. 272 Et si les hommes… op. cit., p. 123. 273 Le néologisme est attribué au journaliste Mark Simpson, dans un article de The Independant paru en 1994. Le terme ne se répand que dans les années 2000. 271 56 hétéro, mais surtout, hyperconsommateurs, très attentifs à leur corps et, dit-on, narcissiques : tel est le portrait que les années 2000 font de ces hommes d’un nouveau genre. Grands amateurs de nouveautés, ils sont les clients tout désignés des créateurs de jupe masculine. Bien des changements du côté des hommes rendent probable le développement de la jupe. Leur rôle s’est transformé dans la production, la reproduction, la famille274… Les hommes sont un peu moins identifiés à leur seule activité professionnelle. Les mobilités plus ou moins forcées et le risque du chômage ont d’ailleurs joué dans ce sens. Les hommes ont bénéficié plus que les femmes de l’avènement de la société des loisirs. Ils sont plus nombreux que les femmes à avoir des activités physiques et sportives. Ce faisant, ils se sont rapprochés de leur corps et l’habillent différemment. C’est ainsi que l’on peut expliquer le succès extraordinaire du look sportif en ville, notamment chez les jeunes qui ne supportent plus les contraintes vestimentaires. Leurs pieds habitués aux chaussures de sport souffrent dans les chaussures de ville. Si le confort devient la valeur suprême, on peut imaginer qu’il conduise au vêtement ouvert, surtout dans la mode estivale. Avec les femmes qui ont gagné en autonomie, des ajustements sont nécessaires. Par exemple, les hommes achètent de plus en plus leurs vêtements seuls et y accordent plus d’importance qu’avant. La presse masculine se charge de les acculturer, leur délivre des conseils sur leur look et estime qu’il y a des alternatives acceptables au genre viril. À chacun de trouver son genre, son style, « l’accord entre le genre qu’on incarne par le biais de ses particularités physiques et ce qu’on est plus profondément, qui prend le dessus275 ». Avant tout, qu’il s’agisse de produits culturels ou de beauté, les hommes représentent un nouveau marché. Leur révolution esthétique a commencé. Ce fut une longue marche que celle de la conquête des cosmétiques 276 . La Révolution avait voulu des citoyens à l’apparence neutre, sérieuse, « naturelle », comme à Sparte où les cosmétiques étaient interdits. L’hygiénisme a permis quelques progrès pour l’entretien des ongles, des cheveux, de la barbe ou de la moustache. En 1931 paraît la première publicité pour une crème pour hommes (Nivea). En 2002, les produits pour hommes représentent 10 % du total des ventes en cosmétiques. Il ne s’agit plus seulement de classiques parfums ou baumes après-rasage, mais aussi de poudre, de crème dépilatoire, etc. Dans les années 1980, le culte des apparences, du corps prend de l’ampleur. Des hommes de plus en plus nombreux recherchent « la forme », puis le « bien être », mais aussi, la « beauté ». Du côté lingerie, de grands changements apparaissent également. Hom vend maintenant le shorty, le slip et le string pour hommes en dentelle grise ou violette. Et d’autres marques s’orientent vers des dessous sexy. Pour en faciliter la vente, les femmes sont mobilisées. Les arguments sont encore un peu volontaristes si l’on en juge par les réactions des internautes. Ainsi, Linda ne manque pas d’enthousiasme : « Marre des caleçons Arthur ou des slips à motifs provençaux que ton chéri s’obstine à porter depuis 10 ans ? Envie de lui trouver des dessous sexy et délicats pour qu’il arrête de piquer dans tes tangas ? Hourra ! Nous avons trouvé la solution : la lingerie féminine, pour les hommes ! […] Les hommes sous prétexte qu’ils ont des poils et qu’ils font chier le monde depuis environ 100 000 ans doivent-il être condamnés aux couleurs tristes et matières sport pour le restant de leur vie ? Il est peut-être temps de les laisser savourer, eux aussi, le plaisir de la belle lingerie. Non ? »277 C’est sans doute l’attitude face au poil qui est la plus révélatrice des transformations en cours278. L’épilation masculine est en effet en pleine croissance, même l’intégrale de plus en plus fréquente. Il semble qu’en Amérique du Nord, 75 % des filles et 57 % des garçons s’épilent les parties génitales279. Comme un « ultime voile pudique » qui est levé ? Ce qu’il faut souligner est la mixité de la pratique qui avait connu ses premiers développements pendant les Années folles. La « pilophobie » actuelle fait converger plusieurs phénomènes : la diffusion massive du porno, où dominent les corps épilés, l’hygiénisme, le fantasme des corps prépubères, et l’horreur maladive des poils qui porte le doux nom d’acomoclytisme… 274 Nous évoquons ici les transformations récentes. Sur la période précédente, voir André Rauch, Le Premier Sexe. Mutations et crise de l’identité masculine, Paris, Hachette, 2000. 275 Christine Castelain Meunier, Les Métamorphoses du masculin, Paris, PUF, 2005, p. 63. 276 Audrey Robin, Une sociologie du « beau sexe fort ». L’homme et les soins de beauté d’hier à aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2005. 277 http://www.madmoizelle.com/page_lingerie-dhomme-au-feminin_2008-07-02.html 278 Jean Da Silva, Du velu au lisse. Histoire et esthétique de l’épilation intime, Paris, Complexe, 2009. 279 Enquête québécoise citée par Richard Pulin et Amélie Laprade, « Hypersexualisation, érotisation et pornographie chez les jeunes », www.sisyphe.org, mars 2006. 57 Si l’attention au corps est en progrès, il reste des marchés à conquérir. Par exemple, la recherche pharmaceutique en phlébologie masculine a constaté que le port du pantalon, qui permet de cacher les défauts des jambes, pousse les hommes à négliger leurs problèmes de circulation sanguine280. L’énorme succès de la musculation montre bien que les changements esthétiques du côté des hommes ne peuvent être perçus comme une féminisation. Le muscle est de rigueur sous les tee-shirts moulants, un signe distinctif gai qui s’est vite hétérosexualisé. Le métrosexuel est le client idéal de la jupe pour hommes. Le footballeur anglais David Beckham, qui incarne ce nouveau genre de masculinité, s’est par exemple montré en jupe, avec un sarong de Jean-Paul Gaultier, en 1998. Mais le métrosexuel n’est qu’une figure parmi d’autres de la masculinité contemporaine, marquée par une polyculture foisonnante. Certes, face à ces changements, une masculinité défensive se dessine, sans vraiment annoncer la couleur, au nom des pères divorcés, par exemple. Elle conduit des hommes à faire de la surenchère dans la virilité, à refuser tout questionnement sur les identités et les rôles sexuels. Parmi eux, se trouvent des militants qui se réfèrent à l’idéologie d’extrême droite et/ou à la religion. Ils trouvent légitime le recours à la violence. L’homme en jupe représente pour eux l’inversion des rôles, perçue comme une menace pour l’ordre social. C’est la figure du traître, portée par un discours lustré par les ans, si vieux qu’il en paraît presque sage, à la manière des dictons. La composante homophobe de cette attitude est essentielle, à part égale sans doute avec le sexisme. Quelques plumes se joignent au concert pour déplorer le « déni de la différence sexuelle » dont tout changement favorable aux femmes ou aux homosexuels semble être le symptôme281. Peut-on dé-genrer un vêtement ? L’exemple du pantalon, issu de l’univers de la masculinité, montre que oui. Alors, pourquoi pas pour la jupe ? Bien des verrous ont sauté. Selon Frédéric Monneyron, spécialiste littéraire de la mode, « la jupe masculine est un combat perdu d’avance. Si les penderies des hommes contiennent de plus en plus de matières autrefois réservées aux femmes, les formes de vêtement typiquement féminines n’y sont que très minoritaires. C’est bien la femme qui a annexé le costume masculin et non l’inverse »282. Mais l’avenir nous surprendra peut-être. En 2009, la tendance unisexe revient, évocatrice des années 1960, comme si elle s’inscrivait dans une continuité. Significativement, Jean-Paul Gaultier devient le « réinventeur de la jupe pour hommes » 283 , l’histoire des parures masculines anciennes est mieux connue. Tout conspire à l’arrêt de la Grande Renonciation. 6 – La traversée des genres La jupe masculine contemporaine est fermement dissociée du travestissement, lequel suppose le choix d’une jupe de genre féminin, pour un temps ou pour toujours. Les hommes en jupe évoqués jusqu’à présent tiennent visiblement à leur identité masculine. Leur manière d’accessoiriser leur jupe ne laisse pas de doute sur leur genre. Ils contribuent toutefois à une évolution des codes qui caractérisent la masculinité et font ainsi bouger l’ensemble du système de genre. Il faut pourtant s’arrêter sur le fait que, parfois, l’argumentaire en faveur de la jupe masculine dérape vers le rejet de la jupe féminine des hommes efféminés, travestis, drag queens, homosexuels… Pour ranger un peu ce méli-mélo et rompre avec ces amalgames cimentés par la méconnaissance et les préjugés, essayons de mieux cerner ces jupes alternatives... Laissons de côté le kilt, compatible avec une image masculine. La virilité du leader charismatique de l’extrême droite autrichienne, Jörg Haider, n’est pas questionnée lorsqu’il laisse paraître une photographie qui le montre, tout sourire, soulever sa jupe des deux mains pour découvrir ses genoux. L’image n’a pas échappé à la sagacité de Gérard Lefort dans Libération284. Certes, c’est un kilt, manière de célébrer le rapprochement de la Carinthie et de l’Écosse, nous diton. Les initiés, informés de son homosexualité, peuvent y voir un deuxième degré. Le kilt est bien présent dans les milieux homosexuels mais dans une nouvelle culture des apparences centrée sur le stéréotype viril, le body building, le tee-shirt moulant les pectoraux... Le kilt, dans ce contexte, surtout s’il est ultracourt, met en valeur un corps qui sera jugé viril. Le milieu gai n’est pas particulièrement favorable à l’abandon des fétiches de la masculinité. Dans les années 1980 et 1990, les styles qu’il a couvés et même exportés, ont plutôt tendance à les exalter. 280 Ibid., p. 79. Entre autres, Michel Schneider, La Confusion des sexes, Paris, Flammarion, 2007 ; Alain Soral, Vers la féminisation ? Démontage d’un complot antidémocratique, Paris, Éditions Blanches, 2009. 282 http://www.francesoir.fr/enquete/2009/07/23/mini-jupe-societe.html 283 Joël Morio, « Quand hommes et femmes se chipent leurs tenues », Le Monde, 31 mai 2009. 284 « Au bonheur de Damme ? », Libération, 22-23 novembre 2008. 281 58 C’est à la faveur de l’émergence de la sensibilité et de la culture queer, à la fin du XXe siècle, que l’on se rappelle que la révolte de Stonewall à New York (rafle de la police dans un bar gay le 27 juin 1969), considérée comme la date de naissance des luttes de libération homosexuelle, concerne pour l’essentiel des « girls » en robe et talons hauts, comparables aux drag queens d’aujourd’hui. Le drag – le travesti en étant une mauvaise traduction en français – est une composante essentielle de la scène homosexuelle, depuis fort longtemps 285 . Mais le statut des « folles » change au fur et à mesure que le mouvement de libération homosexuelle s’affirme. Refus du cliché homophobe, recherche de l’indifférence plus que de la différence, besoin de respectabilité et d’intégration, il y a un peu de tout ça dans ce changement d’attitude, qui n’est toutefois pas général286. Mais il a sa logique, si l’on suit le raisonnement d’André du Dognon, qui témoigne de la vie homosexuelle dans l’entre-deux-guerres : « c’est le modèle qui se rapprochait le plus de la femme qui plaisait », remarque-t-il. Ce modèle devient, selon lui, caduc après mai 68, quand les hommes conquièrent la liberté sexuelle et vestimentaire : « Aujourd’hui, c’est différent, dit-il en 1981, « il y a une espèce de tiers sexe ! Vous n’avez plus besoin d’imiter les femmes puisque vous pouvez porter des boucles et vous habiller comme vous voulez ! Quand on a le droit de porter des manches à gigot ou des pendentifs, on n’a plus besoin de faire sa folle »287. Les folles, arborant une féminité provocante, ne disparaissent pas – les années 1970 ont leurs Gazolines (hyperactives au Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) et leurs « folles lesbiennes » (autour de Patrick Cardon) –, mais sont marginalisées et parfois stigmatisées dans les années 1980. Leur retour dans les années 1990 est très remarqué. Les drag queens s’imposent en effet visuellement dans les marches de la fierté LGBT (lesbienne, gaie, bi et trans). Priscilla, folle du désert, film australien de Stephan Elliott (1994), contribue à leur succès médiatique. Les Sœurs de la Perpétuelle indulgence s’autorisent aussi un travestissement spectaculaire en empruntant aux religieuses leurs robes et leurs cornettes. L’idée d’abandonner le pantalon, d’enfiler l’uniforme religieux, associé à un maquillage carnavalesque est venue des États-Unis. Les sœurs, en lutte contre le sida, essaiment en France à partir de 1991. Leur follitude joyeuse est efficace pour créer le contact dans les lieux où la prévention et la lutte contre le sida s’imposent 288. Citons aussi Cleews Vellay, « présidente » d’Act Up-Paris, Miss en robe rose à la Lesbian and Gay Pride de 1993. Aux Universités d’Été Euroméditerranéennes Homosexuelles de Marseille, des ateliers informels proposent aux garçons d’expérimenter la jupe, pour quelques heures ou pour la semaine. Ils la quittent avec le sentiment d’avoir été « initiés aux jupes » 289 , mais cela n’implique pas ensuite une pratique régulière. Des jupes, le milieu gai en connaît depuis longtemps, en tous genres290, pas assez toutefois pour justifier l’image homosexuelle de la jupe pour hommes. L’amalgame entre jupe portée par un homme et homosexualité vient surtout de la confusion entretenue entre homosexualité, travestissement et transsexualité. Dans son ouvrage sur la psychologie des vêtements, ancien bien sûr, puisqu’il date de 1930, John Karl Flügel estime que le désir de s’habiller comme le sexe opposé « entretient avec l’homosexualité un rapport étroit, parfois complexe »291, mais non systématique. Les raisons du « transvestisme » – l’identification au sexe opposé – sont, insiste-t-il, diverses et dépendent de variables sociétales. Il prédit que « toute cette problématique des motivations et des effets de l’échange vestimentaire est une des celles qui […] risquent d’être des plus fécondes dans le domaine de la recherche anthropologique et psychologique »292. Cela ne sera le cas pour les sciences humaines qu’à la toute fin du XXe 285 Jean-Yves Le Talec, Folles de France. Repenser l’homosexualité masculine, Paris, La Découverte, 2008. 286 Cf. Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999. 287 André du Dognon (né en 1912) interviewé dans Gilles Barbedette, Michel Carassou, Paris Gay 1925, Paris, Presses de la Renaissance, 1981, p. 58-59. 288 Cf. Laurent Catherine, Olivier Touron, Les Sœurs de la perpétuelle indulgence, Paris, Alternatives, 2006 et Daniel Welzer-Lang, Jean-Yves Le Talec, Sylvie Tomolillo, Un mouvement gay dans la lutte contre le sida : les sœurs de la perpétuelle indulgence, Paris, L’Harmattan, 2000. 289 Entretien avec un participant de ces UEEH, Louis-Georges Tin, 19 février 2009. 290 Cf. Florence Tamagne, Mauvais genre ? Une histoire des représentations de l’homosexualité, Paris, EDLM, 2001. 291 Le Rêveur… op. cit., p. 109. 292 Ibid., p. 111. 59 siècle, quand la pensée queer mettra en cause les conceptions dominantes du sexe et du genre. Au même moment sera élaboré le concept de transphobie293. C’est le plus souvent à travers la moquerie, la violence et l’insulte que se forge l’image publique de l’homme habillé en femme. Des ordonnances de police prohibent le travestissement. Elles sont renouvelées après la Libération : l’« ordre moral post-vichyste » 294 conduit à l’ordonnance de police de 1949 qui prohibe les attractions ou spectacles dits de travesti comportant le port de vêtement féminins par des hommes. La même ordonnance interdit aux hommes de danser entre eux. Le préfet de police explique que ces spectacles « attirent une clientèle spéciale et facilitent ainsi la perversion et les actes de débauche »295. Le ministre de l’Intérieur socialiste Jules Moch trouve une telle prohibition si justifiée qu’il conseille aux préfets de prendre des arrêtés concernant les communes « où de telles pratiques seraient à redouter »296. La chasse aux travestis qui se prostituent alimente régulièrement la presse parisienne. En 1959 par exemple, un conseiller municipal de la capitale demande au préfet de police de débarrasser le quartier de Clichy-Pigalle des travestis qui s’y prostituent. Jusqu’à une date très récente, dans les médias, le mot travesti est associé à celui de prostitution. Travestis, transsexuels : les deux termes sont employés l’un pour l’autre sans distinction. Pourtant, à partir des années 1950-1960, l’opération de changement de sexe impose le vocable de transsexuel. En France, le changement de sexe de Coccinelle, artiste de music-hall, a lieu en 1962. En 1965, Marie-Andrée Schwindenhammer fonde l’Association des malades hormonaux. Mais pour les médecins, les travestis sont toujours des malades mentaux : « Aucune tentative ne devrait être faite pour maintenir ces malades dans leur illusion, au moyen, par exemple, d’opérations permettant un changement de sexe » déclare le psychiatre danois Baastrup au congrès mondial de la psychiatrie qui se tient à Madrid en 1966297. La jurisprudence évolue dans les années 1970, reconnaissant que l’état des personnes n’est pas immuable et que la loi ne définit pas le sexe. La transsexuelle ne devient une porteuse légitime de jupe qu’après le parcours du combattant. Mais elle n’est pas à l’abri des regards malveillants sur le style de féminité qu’elle adopte298. À la fin des années 1980, Ovida Delect, enseignante à la retraite et poétesse, vient lire ses poèmes à la Maison des femmes de Paris. Cette transsexuelle qui vit avec une femme, heureuse d’être parmi d’autres femmes, pour la plupart lesbiennes, est écoutée dans un silence respectueux et étonné. Elle arbore une robe ultraféminine, ses ongles sont laqués de rouge, son allure contraste avec le pantalon des habituées du lieu. Ce souvenir a certainement joué un rôle dans l’éveil de mon intérêt pour les codes vestimentaires. Si Ovida Delect relate cette bonne soirée dans ses mémoires, elle note qu’au festival international de films de femmes de Créteil, où est projeté en 1987 un film de Françoise Romand sur sa vie, Appelez-moi Madame, elle est confrontée à celles qu’elle appelle les « extrémistes féministes » qui l’accusent « paradoxalement d’apporter de l’eau au moulin des mâles dominateurs par [son] choix de la féminité et [son] affirmation de [s’]y sentir plus libre et plus heureuse » et leur répond, entre autres, qu’il serait « ridicule de vouloir imposer dans un moule robotique la négation des personnalités, des impulsions profondes, pour aboutir à un anonymat insipide, dur, ennuyeux où toutes les Psychés et Vénus deviendraient des Hercules et des Plutons »299. Si les féministes et les lesbiennes sont partagées, elle trouve les homosexuels « sardoniques » (dans Gai-Pied) et souligne surtout l’agressivité des traditionalistes qui l’obligent à quitter son village. Avec Ovida Delect, un nom de plume, la jupe fait de la résistance dans tous les sens du terme, car résistante, elle le fut tout le temps : comme « fille manquée » face aux injonctions de ses parents, conservateurs catholiques, puis comme lycéen face à l’Occupant. Arrêtée, elle (il à l’époque) est longuement torturée puis déportée au camp de Neuengamme où elle survit pendant un an, grâce à l’univers féminin qu’elle entretient en imagination. « Je revêtais des jupes, dans de 293 Cf. Gaëlle Krikorian, « Transphobie », Louis-Georges Tin dir., Dictionnaire de l’homophobie, Paris, PUF, 2003, p.406-409. 294 Janine Mossuz-Lavau, Les Lois de l’amour, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2002. 295 Ordonnance du 1er février 1949 publiée dans le Bulletin municipal officiel de la police le 2 février 1949. 296 Lettre du ministère de l’Intérieur, vice-président du Conseil à messieurs les préfets (Métropole, Algérie, Outre-Mer), 4 novembre 1949. 297 « Les travestis : des malades mentaux », L’Aurore, 6 septembre 1966. 298 Cf. Alexandra Augst-Merelle, Stéphanie Nicot, Changer de sexe. Identités transsexuelles, Paris, Le Cavalier bleu, 2006, p. 111 et suiv. 299 Ovida Delect, La Vocation d’être femme. Itinéraire d’une transsexualité vécue, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 330-331. Le film de Françoise Romand date de 1986 (52 min.). 60 vastes territoires de liberté et d’évanescence, dans des prairies émaillées de pâquerettes et de primevères, des maisons infiniment chaleureuses. J’étais hôtesse, l’assistante, la fiancée, la petite mariée, la ballerine, la présentatrice de magnifiques longues robes de mode, la soignante, la mère, l’institutrice, la poétesse, la musicienne, la guérisseuse. Je dansais dans des mousselines onctueuses, dans des taffetas furtifs, dans des épaisseurs de gaze frissonnante. J’évoluais à contrecourant dans des épaisseurs de longs remous de satin et des caresses de tulle. J’étais une cariatide mouvante de soie »300. La future Ovida est alors « Daisy, l’enjuponnée secrète » Résistante à l’ordre moral et politique de l’après-guerre, Ovida Delect rejoint le Parti communiste. Elle conquiert progressivement son droit à la jupe, inséparable de son aspiration à changer de sexe. Au terme de son itinéraire plein de souffrance mais aussi d’optimisme, elle peut enfin écrire : « Je suis telle que je me suis voulue » et goûter le bonheur d’être « une robe parmi d’autres »301. C’est en poétesse qu’elle évoque la jupe, avec une intensité exceptionnelle, d’un bout à l’autre de ses mémoires. Sa penderie est « volière de flottances », « boudoir un peu oratoire païen, délicatement encensé de lavande ». « Elles ont l’air, mes robes, mes jupes, dans leurs effusions flexueuses, de remercier on ne sait quelle divinité du bonheur de m’avoir procuré la joie d’être enfermée par leurs souffles et leurs grésillances fines. Elles ont l’air de solliciter avec ferveur que cela se renouvelle ». Son autobiographie relève de la biovestimentaire, un sous-genre assez rare. À chaque âge de la vie correspondent pratiques et fantasmes textiles, vus, imaginés et surtout sentis : la présence de l’air, le rôle du vent, la diversité des matières, les effets sur l’épiderme comptent plus que le reflet dans la glace. Robes de grand-mère, robe maternelle, robes de déguisement enfantin, manteaux et tabliers d’écolier sur culotte courte et formant comme une robe, robes des contes de fées, robes talaires des anges, robes antiques du « dico » (toges, pallas, stolas, chlamydes…), soutanes qui donnent envie d’entrer en religion, robes de papier-glacé et des vitrines, robes de chambre et chemises de nuit, « robes d’espace frôlé », « jupes en peau caressée de prune », « mille étoffes fleuries » qui ressourcent la déportée au bord de la mort, aube bleue portée pour les récitals de poésie, avant la transition vers le sexe féminin, longue robe blanche et voile de la mariée, robes sublimes qui continuent de ravir Ovida Delect, à 68 ans. Pour cette militante de la « libération humaine », la jupe est la poésie-même, la « poévie », une vision qui transfigure la vie. 300 301 Ibid., p. 178. « Je suis heureuse d’être une robe parmi d’autres », Ibid., p. 320. 61 Conclusion Cléo et Mia, deux petites filles de huit et cinq ans, jouent sous mes yeux. Elles ne sont pas habillées en pompiers ou en cow boys mais en fées, et font voleter gaiement le tissu léger autour d’elles. Dans leur élan matinal pour se déguiser, elles ont oublié leur culotte. Cela ne dérange personne à la maison. Sylvie, la mère de Cléo, me dit que sa fille est tellement bien ainsi qu’elle est allée une fois à l’école sans culotte. Le problème, c’est qu’elle était en jupe. « Une fois qu’elle s’en est aperçu, elle a dû passer la plus mauvaise journée de sa vie ». Nous compatissons, et Sylvie me rapporte ce rêve récurrent et angoissant qu’elle avait étant petite, être sans culotte. La peur d’être vue n’est que le prélude de la peur du viol. Cette image forte de la vulnérabilité, profondément ancrée en elle, je la partage aussi et me demande si la conscience de la vulnérabilité féminine, et, partant, humaine, n’est pas une des conditions d’une vie attentive aux autres, d’une organisation sociale meilleure. La jupe peut nous mener sur une nouvelle frontière du féminisme : la reconsidération des qualités et fonctions dites féminines, comme la philosophe Fabienne Brugère a commencé à le faire avec la sollicitude302, leur valorisation et surtout leur généralisation aux deux sexes. La marche vers l’égalité des sexes s’est faite selon les critères fixés par le sexe dominant : droits, prérogatives et monopoles masculins ont été partagés, ce processus est d’ailleurs loin d’être achevé. Le symbole vestimentaire de ce changement est le pantalon adopté massivement par les femmes dans les années 1960. Mais je ne ferai pas sans précaution l’éloge de la jupe. Des années de travail sur la virilisation des femmes me préservent de ses pièges… Contre la jupe imposée, la résistance est toujours de rigueur. Et je n’oublie pas ceux qui soulèvent la jupe. Pourquoi le font-ils ? Selon John Carl Flügel, lumineux théoricien de la Grande Renonciation, les hommes ont dû laisser l’exhibitionnisme aux femmes lorsqu’ils ont adopté l’uniforme bourgeois et ils ont converti l’exhibitionnisme en voyeurisme. Les hommes n’aiment guère leur vêtement et jalousent celui des femmes, explique-t-il, mais ils parviennent à refouler leurs désirs vestimentaires et à détourner leur énergie vers d’autres buts, tels que le travail303. Ils auront tendance également à projeter leur désir exhibitionniste sur leur femme, parée, en quelque sorte, par procuration. John Carl Flügel ne mentionne pas la violence, mais elle aurait sa place comme symptôme d’une renonciation mal vécue. La légitimation de la fantaisie vestimentaire pour les hommes, automatiquement qualifiée de féminisation, agirait très certainement dans un sens non-violent. Des hommes en jupe le disent clairement, estimant qu’ils peuvent ainsi laisser coexister leur part féminine et leur part masculine. La jupe pour les hommes va dans le sens de la parure, dont certains aspects sont considérés comme des « appâts sexuels ». C’est aussi cette évolution qu’il s’agit d’assumer. John Carl Flügel souligne que le costume de l’homme moderne « abonde en éléments symbolisant sa foi dans les principes de devoir, de sacrifice et de maîtrise de soi. Son habillement relativement « fixe » est, en fait, le signe extérieur visible de son adhésion étroite au code social (tout en symbolisant en même temps, par le biais de ses attitudes phalliques, les éléments les plus fondamentaux de sa nature sexuelle) »304. Voilà ce contre quoi l’homme post-moderne peut se construire, après avoir décodé la signification plus ou moins cachée des vêtements imposés. La contestation de ces principes a déjà connu quelques épisodes importants, notamment dans les années 1960, mais pas au point de s’attaquer vraiment à ce qui fabrique le cœur de la masculinité vestimentaire : le port du pantalon. Mais les femmes ont-elles envie de partager la jupe ? Rien n’est moins sûr. Toutes ne la perçoivent pas comme une contrainte ou une obligation. Autour de moi, j’interroge des femmes qui ont un vécu de la jupe bien différent du mien. Elles n’ont pas connu les mains qui soulèvent. Il y a des mixités paisibles. Pour les plus âgées, élevées dans la séparation des sexes à l’école et dans la tradition du jupon, la robe ou la jupe sont des évidences, d’ailleurs compatibles avec le pantalon, réduit à sa fonction pratique. La jupe reste pour elles le plus beau symbole de la féminité, elle participe à leurs jeux de séduction, leur procure un sentiment rassurant d’appartenance au genre féminin. Comme tout le vestiaire féminin, elle est une « source de gratification incomparable »305. Ce privilège, cadeau empoisonné, a été un dispositif important de la domination masculine, faisant des femmes un beau sexe sans pouvoir. « Il me semble que porter la jupe pour un homme le dévalorise. La femme serait donc inférieure à l’homme ? Je croyais que l’on se battait pour le contraire… Eh bien, Mesdames, 302 Le Sexe de la sollicitude, Paris, Seuil, 2008. Le pantalon est d’ailleurs, avant sa généralisation à l’ensemble des hommes, un vêtement de travail, qui signale la pauvreté. 304 Le Rêveur nu… op. cit., p. 105. 305 Ibid., p. 192-193. 303 62 réagissez ! Et encouragez les hommes à porter la jupe si vous voulez vraiment l’égalité des sexes »306. J’aime bien la remarque de cet internaute, Yaelo. Oui, la jupe est sexuée, sexuelle et sexiste. Mais cela n’est pas le cas en tous lieux et en tous temps. Le changement est possible. Il a même commencé. C’est pour le démontrer et soutenir l’universalisation de la jupe que j’ai tenté ce livre. S’habiller n’est pas anodin. Le vêtement nous marque, nous étiquette. Les femmes et les hommes le savent, chacun à sa manière. La contrainte n’a toutefois pas le même poids et les mêmes conséquences. Il n’y a pas d’équivalence entre la femme en pantalon et l’homme en jupe. La jupe pour hommes soulève des enjeux à la fois individuels et collectifs. Individuels parce que le vêtement nous transforme, et modifie notre subjectivité. On a vu qu’il peut même devenir un terrain d’aventure. Un homme en jupe aujourd’hui vit une expérience considérable, qui modifie sa conscience du monde et de lui-même. Il y a là un droit individuel à défendre, car la liberté vestimentaire n’est pas complètement assurée. Mais la jupe pour hommes va plus loin que cela. En resignifiant un vêtement féminin, elle devient symbole de l’égalité des sexes. La réduction de la différence des sexes devrait-elle se faire uniquement à partir du code masculin ? En admettant que cette logique aboutisse à son terme, ce serait appauvrir le répertoire de nos vêtements et de nos plaisirs. Le genre est relationnel. On oublie trop souvent qu’il ne concerne pas seulement les femmes. Troubler le genre est une tâche qui incombe à tous les sexes. Ce trouble, mot-culte de la pensée de la philosophe Judith Butler, cache en réalité plusieurs troubles307. Le trouble ou le flou de normes et de codes moins bien définis, plus malléables et mouvants. Le trouble émotionnel, érotique qui surgit de la transgression des normes de genre. Après le trouble vient l’éclaircie : si les symboles peuvent passer d’un sexe à l’autre, que nous disent-ils de l’évolution des rapports de pouvoir ? Sont-ils des indicateurs fiables de l’état d’une société ? Ou des leurres, manipulables et manipulés ? Selon l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu, la dérive du genre n’empêche pas la « stabilité du sexe » : la domination masculine s’accommode très bien des troubles dans le genre308. Ce que montrent beaucoup de femmes et d’hommes auquel ce livre donne la parole, c’est le besoin de donner, malgré tout, du sens aux vêtements. Il y a jupe et jupe… C’est vrai. Leur style, les circonstances, les époques en font varier les significations. Le vêtement n’ayant aucune signification intrinsèque, il est sans cesse interprété, classé interdit ou licite, étiqueté féminin ou masculin, jugé provocateur ou modeste. Le marché a remplacé les normes qui régissaient autrefois le vêtement identifié à la classe, au sexe, à la religion, à la localité, à la nationalité… Il y a eu dérégulation vestimentaire. Le « tout est permis », héritier de mai 68 et de l’extension du domaine de la consommation, a de quoi désorienter. Dans ce vide, des régulations sauvages se mettent en place. La diabolisation de la fille en jupe et la pression sociale pour la voiler d’un foulard ou d’un pantalon montrent la régression dont nos sociétés sont capables. La stigmatisation de l’homme en jupe, cible pour les homophobes et les gardiens du prestige viril, est également inquiétante. Il est logique que l’éclatement des normes et la mise en cause de ce qui les justifiait (Dieu, la Tradition, la Nature, la Loi…) suscite parfois un certain désarroi et des besoins de réassurance 309 . L’indifférenciation des genres – avec la liberté sexuelle dont elle est porteuse – fait peur, à tort car elle est la seule voie de résolution de ce que l’on appelle la guerre des sexes et qui n’est rien d’autre que le système de la domination masculine310. Voilà tout ce que soulève la jupe ? Je voudrais aussi que le sens figuré n’écrase pas le sens propre. Le vent qui rafraîchit les cuisses un soir d’été. L’appel du désir. La peau, au contact du monde. 306 Message du 19 février 2006 : http://www.blogg.org/blog-26535-billet-274405.html L’ouvrage de Judith Butler qui parut chez Routledge en 1990 a été traduit par Cynthia Kraus : Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, préface d’Éric Fassin, Paris, La Découverte, 2005. 308 « Dérive du genre / stabilité des sexes », Michel Dion dir., Madonna. Érotisme et pouvoir, Paris, Kimé, 1994. Danielle Charest va dans le même sens : « Madonna ou les boucles », Ibid., p. 41-53. 309 Éric Fassin l’explique bien à propos des controverses sur le pacs, l’homoparentalité, etc. dans L’Inversion de la question homosexuelle, Paris, Amsterdam, 2005, p. 15. 310 Janine Mossuz-Lavau, Guerre des sexes : stop !, Paris, Flammarion, 2009. 307 63 Remerciements La longue maturation de ma réflexion sur les marques vestimentaires du genre a profité de nombreux échanges lors de conférences, de colloques et de cours en France et à l’étranger, du Canada à l’Australie, en passant par la Belgique, les États-Unis, l’Angleterre... Les réactions du public, des collègues et des étudiant.e.s m’ont montré à quel point l’objet excitait curiosité et passions et provoquait des témoignages. Je remercie particulièrement Francis Dupuis-Déri, Sébastien et Gabrielle Loodts qui m’ont parlé de la jupe masculine. Grâce à la documentariste Brigitte Baron-Chevet, réalisatrice du film sur la journée de la jupe au lycée professionnel agricole d’Étrelles, j’ai pu rencontrer des lycéennes impliquées dans l’initiative. J’ai bénéficié de l’aide très amicale d’Annie Metz, conservatrice de la bibliothèque Marguerite Durand. J’ai apprécié la générosité de Sophie Grossiord et l’aide de Dominique Revellino au palais Galliera. Mes lectrices et lecteurs - Jack et Jacqueline Bard, Corinne Bouchoux, Sylvie Chaperon, Frédérique El Amrani, Nicole Pellegrin et Stéphanie Sauget - savent ce que je leur dois. Je tiens enfin à exprimer toute ma gratitude à Louis-Georges Tin pour nos discussions, pour ses suggestions, pour l’accueil de cet ouvrage dans sa belle collection, « Sexe en tous genres ». Je n’oublie pas Marie-Pierre Lajot, qui a pris soin de ce livre aux éditions Autrement. 64 Biographie de l’auteur Historienne, Christine Bard est professeure des universités (Université d’Angers) et membre de l’Institut universitaire de France (2000-2005). Elle a écrit Les Filles de Marianne. Histoire des féminismes 1914-1940 (Fayard) ; Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles (Flammarion) ; Les Femmes dans la société française au 20e siècle (Armand Colin – traduit en allemand) et dirigé ou co-dirigé Madeleine Pelletier (Côté-femmes) ; Un siècle d’antiféminisme (Fayard – traduit en espagnol) ; Femmes et justice pénale (PUR) ; Quand les femmes s’en mêlent. Genre et pouvoir (La Martinière) ; Guide des sources de l’histoire du féminisme (PUR) ; Le Planning familial. Histoire et mémoire 1956-2006 (PUR) ainsi que les numéros de la revue Clio. Histoire, femmes et sociétés sur Femmes travesties et ProstituéEs et les numéros « Femmes et pouvoir » et « Femmes en résistance à Ravensbrück » de la revue en ligne Histoire@Politique. Elle préside l’association Archives du féminisme coordonne le musée virtuel Musea (http://archivesdufeminisme.fr), (http://musea.univ-angers.fr) et dirige la collection « Archives du féminisme » aux Presses universitaires de Rennes. 65 Table des matières Introduction 1 - La jupe, entre obligation et libération 1) Controverses sur la mode féminine 2) La minijupe, révolution des sixties 3) Le corps libéré ? 4) La jupe socialement imposée 5) La stratégie féminine en politique 6) Le Girl Power 2 – La jupe fait de la résistance 1) Jupe = pute 2) Les alternatives à la jupe : voile et pantalon 3) « Le printemps de la jupe » 4) La Journée de la jupe, le film 5) La taille 38 dans le harem européen 6) Décoder le « droit à la féminité » 3 – La jupe au masculin 1) Un nouvel objet de consommation 2) Kit argumentaire 3) La jupe pro-féministe 4) La jupe mystique 5) La jupe des métrosexuels 6) La traversée des genres Conclusion