Analyse du BAROMETRE PHOTOBOX par JEAN CLAUDE
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Analyse du BAROMETRE PHOTOBOX par JEAN CLAUDE
Les français et le développement photo Juin 2011 Raconter son histoire ou Le paradoxe actuel de la photo Par Jean-Claude Kaufmann Sociologue Nous vivons aujourd’hui une mutation profonde et très rapide de la photographie. Qui n’est pas seulement technique, mais bouleverse le rapport à nos images personnelles, et plus largement notre façon de construire notre identité. Un peu d’histoire La généralisation du numérique a accéléré le processus. Il y a un siècle, la photo était réservée aux privilégiés, et un seul portrait résumait souvent toute une vie. Au milieu du siècle les appareils de prise de vue se démocratisèrent, mais on hésitait encore avant d’appuyer sur le bouton ; il fallait que l’événement, par son exceptionnalité (mariage, Noël, vacances) le mérite vraiment. Il y a quelques années enfin, le problème de l’accumulation des clichés commençait déjà se poser quand soudain le numérique lui donna une dimension potentiellement abyssale. Prendre une photo est devenu extraordinairement facile et ne coute plus rien. Des photos innombrables… Quoi de plus tentant, alors, que d’appuyer sur le bouton pour tenter d’immortaliser la beauté de ce que l’on voit, le bonheur que l’on ressent, la joie d’une rencontre. 80% déclarent « c'est important de le faire car le temps passe si vite »i. Le geste a une portée philosophique considérable, car nous cherchons ainsi rien moins qu’à élargir notre surface d’existence, à faire pièce au temps, à donner plus d’intensité à la vie. 23% déclarent même faire des photos tous les jours ou presque (proportion encore plus importante chez les jeunes). Et ceux qui réservent cette activité à des moments plus inhabituels, comme les vacances, peuvent très vite saturer une carte mémoire. La quantité des photos accumulées par chacun ne cesse d’augmenter. …mais peu regardées D’où les (nouveaux) problèmes qui s’ensuivent : il faut stocker, ranger, sécuriser les fichiers numériques. Ces nouvelles habitudes sont difficiles à prendre : 60% Les français et le développement photo Juin 2011 reconnaissent ne pas passer assez de temps pour le rangement. Conséquence : le stock est assez mal sécurisé, et surtout, sous-utilisé. On stocke pour stocker, en se disant que plus tard on trouvera le moyen de les regarder. Mais ce n’est pas ou peu le cas. Le paradoxe actuel est frappant : alors que prendre une photo devient de plus en plus facile, la probabilité pour qu’un cliché mis en mémoire soit visionné (par soi ou par les autres) ne cesse de diminuer. Les photos jamais regardées sont de plus en plus nombreuses. Les photos sur la Toile Seule exception : les clichés postés sur Internet (blogs, réseaux sociaux), qui trouveront même parfois de larges publics. L’impression d’élargir sa surface d’existence par la photo est ici bien réelle. La pratique a par ailleurs un autre avantage ; elle permet d’opérer une sélection, de façon rapide et intuitive. Car il faut dire ici que le choix des photos destinées à être vues (et pas seulement stockées) devient de plus en plus décisif à mesure que les quantités mises en mémoire augmentent. C’est même la mutation des comportements la plus importante qui s’annonce, autour de la sélection des photos destinées à une autre vie (Internet ou supports matériels). Mais n’allons pas trop vite. Car à propos d’Internet, il faut souligner quelques restrictions, qui apparaissent très bien dans le baromètre PhotoBox par TNS Sofres. Cette manière de faire ne convient pas à tout le monde, elle est surtout plébiscitée par les jeunes (et il s’agit sans doute plus d’un effet d’âge que de génération). Elle génère beaucoup de craintes à propos des utilisations futures des clichés déposés sur la Toile. Et surtout elle ne répond pas ou répond mal à l’attente qui est massivement la plus forte : pouvoir montrer ses photos personnelles à ses proches (3 à 6 personnes en moyenne). Pourquoi imprimer ? Sur ce point, rien ne remplace l’impression sur un support matériel, notamment papier. Pour des raisons sensorielles et de manipulation. Mais aussi parce que le choix des photos destinées à une autre vie se fait d’une façon nette. D’un côté l’immensité grandissante des photos mises en mémoire ; de l’autre quelques unes sorties du lot parce qu’elles sont imprimées, destinées ainsi à être regardées et commentées. J’ai parlé d’identité au début de ce texte, et il faut y revenir. Paul Ricœur défend la notion d’ « identité narrative » pour caractériser notre époque : nous sommes de plus en plus amenés à nous raconter notre histoire (à partir de ce que nous avons vécu), et à la raconter aux autres, pour dire et savoir nous-mêmes qui nous sommes. Or la photo est un instrument majeur pour développer ces récits. Pas le stock archivé bien sûr. Mais au contraire les photos qui sont séparées du reste. Notamment quand elles sont rangées pour construire un récit. C’était déjà le cas (depuis un siècle) de l’album-photo. Aujourd’hui marginalisé par son successeur incontestable, le Livre photo. Les français et le développement photo Juin 2011 La modernité du Livre photo Le Livre photo n’en est encore qu’au tout début de son essor. 3 personnes sur 4 n’ont pas encore essayé d’en faire. Car il existe des barrières techniques et culturelles limitant son accès, ou expliquant quelques abandons. Mais pour une majorité, la première réalisation fait véritablement basculer dans un univers nouveau de la photo (parfois au détriment du tirage papier classique), comme si le Livre photo devenait évident et irremplaçable dès la première expérience. En particulier pour les femmes, notamment les mamans : 35% des 35-49 ans ayant déjà essayé envisagent déjà d’en faire davantage dans l’avenir. Passée la barrière de l’accès, le Livre photo s’installe comme une évidence incontournable parce qu’il répond idéalement à la nécessité nouvelle de trier les quelques photos qui élaboreront le récit de soi, de la famille, du groupe d’amis. Ou une suite de petits récits (la naissance, les vacances, un événement). Le fait que les photos ne soient plus amovibles comme dans l’album est une différence importante : le récit est inscrit à jamais dans la matière. Et puis n’oublions pas qu’il s’agit d’un livre, d’un vrai livre. Qui n’a jamais rêvé de lire son histoire dans un livre ? Et qui n’a jamais rêvé de la raconter ? Sur ce dernier point aussi nous n’en sommes qu’au début de bien des bouleversements. Car il est à parier que de nombreuses vocations d’écrivains de la famille vont éclore. Autrefois c’était au moment de la prise de vue que l’on pouvait se sentir artiste. Demain ce sera en recadrant, mettant en page et rédigeant les textes de ce livre fait par plaisir personnel et par amour des proches. Jean-Claude Kaufmann Sociologue Directeur de recherche au CNRS i Baromètre PhotoBox par TNS Sofres