Texte de Nietzsche. Thème : Le mythe, la science et la philosophie

Transcription

Texte de Nietzsche. Thème : Le mythe, la science et la philosophie
SHC20036.QXD
12/04/02
10:07
Page 1
Texte de Nietzsche. Thème : Le mythe, la science et la philosophie
PLAN
Introduction
Étude ordonnée
1 La méthode vient à manquer, l’esprit scientifique laisse place à la superstition et à l’absurdité
2 La méthode réside dans le scepticisme
3 Le défaut de méthode consiste dans l’adhésion irréfléchie à des hypothèses dangereuses
Intérêt philosophique du texte
4 Bien qu’il y ait des méthodes et des vérités, il existe une unité de
l’esprit scientifique
Conclusion
Introduction
La recherche scientifique énonce des résultats que l’on a coutume de tenir
pour certains, que l’on serait même tenté de prendre pour des vérités
absolues.
Pourtant, les différentes méthodes scientifiques, ou manières de penser
conduisant aux dits résultats, sont indissociables d’eux. C’est ce qu’atteste a contrario la superstition, soit l’attitude mentale consistant précisément dans le défaut de méthode, et partant, dans la crédulité : si, par
hypothèse, les méthodes scientifiques venaient à disparaître, encore que
les vérités obtenues par elles soient conservées, l’esprit de recherche laisserait la place à des « aberrations de la pensée ».
En quoi consiste alors exactement l’esprit scientifique, et inversement,
qu’est-ce que le fanatisme dont il est ici question ? Et surtout, en quoi le
défaut d’esprit scientifique peut-il avoir les « pires conséquences », dans
le domaine de la politique, comme l’affirme la fin du texte – influer, par
conséquent, sur la pratique ?
SHC20036.QXD
12/04/02
10:07
Page 2
1. Si la méthode vient à manquer, l’esprit scientifique
laisse place à la superstition et à l’absurdité
La première partie (du début jusqu’à « le dessus ») est une présentation
de la thèse à développer : si la méthode vient à manquer, l’esprit de
recherche disparaît.
Pour défendre cette idée, Nietzsche commence par affirmer, contre toute
évidence, que « les méthodes scientifiques sont un aboutissement de la
recherche au moins aussi important que n’importe quel autre de ses
résultats ». Il semble aller de soi que les « autres » résultats de la recherche
concernent les théories obtenues par elle – c’est-à-dire les explications de
la réalité auxquelles elle aboutit ou encore l’ensemble des lois relatives
à un champ de connaissance donné : ainsi la théorie de Darwin
portera-t-elle sur l’évolution des espèces, celle de la gravitation, énoncée
par Newton, sur le mouvement des corps.
En revanche, il ne va pas de soi que les « méthodes » soient « un aboutissement de la recherche » – de surcroît « au moins aussi important que
n’importe quel autre de ses résultats » : la méthode n’est-elle donc pas,
comme telle, un simple outil extérieur à la recherche, un instrument prêt
à l’usage ? Le pluriel qu’emploie d’ailleurs Nietzsche pour la désigner
(« les méthodes scientifiques ») en est la preuve : si chaque science (biologique, physique, sociologique et sans doute aussi philosophique) a sa
méthode, c’est précisément parce qu’elle l’adapte à son contenu, et, pour
ce faire, la produit elle-même (elle figure comme l’un de ses « résultats »).
Ainsi le physicien appliquera-t-il la méthode expérimentale (méthode
consistant à tirer, à partir des phénomènes observés, des hypothèses
explicatives que l’on cherche à vérifier ensuite au moyen de l’expérience),
tandis que l’historien, à défaut de pouvoir expérimenter sur le passé, procédera à une analyse critique des documents.
Or, c’est précisément « sur l’intelligence de la méthode que repose l’esprit
scientifique, et tous les résultats de la science ne pourraient empêcher,
si lesdites méthodes venaient à se perdre, une recrudescence de la superstition… ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Premièrement, l’intelligence d’une chose désigne sa compréhension, l’intuition de ce qu’elle est, dans sa nature intime. Avoir l’intelligence de la
méthode, c’est avoir immédiatement le sens des règles à appliquer – les
ajuster exactement à son objet –, éliminer spontanément, par exemple,
toute prévention ou idée toute faite sur l’objet, ne pas prendre n’importe
quel hasard pour un signe céleste, traiter le vivant avec une attention particulière, sachant qu’il a des qualités propres dont est privée la matière
inerte, etc.
SHC20036.QXD
12/04/02
10:07
Page 3
Deuxièmement, si l’esprit scientifique, c’est-à-dire moins, ici, la science
elle-même qu’une certaine attitude – rigoureuse – de l’esprit, repose sur
le sens de la méthode, et s’il laisse place à la « superstition » et à « l’absurdité », lorsque les méthodes viennent à manquer (à « se perdre »), c’est
donc que ces dernières sont largement aussi importantes – voire beaucoup
plus importantes – que n’importe quel autre résultat de la recherche scientifique.
Troisièmement, la superstition désigne la croyance selon laquelle un phénomène serait produit par des causes surnaturelles – telles qu’un malheur
par le fait de passer sous une échelle. L’« absurdité » renvoie, quant à
elle, à l’absence de sens – ce qu’il nous faudra expliquer à la lumière de
ce qui suit : en quoi en effet la perte des méthodes scientifiques
implique-t-elle une recrudescence de l’absurdité ?
2. La méthode réside dans le scepticisme
Dans la deuxième partie du texte (depuis « Des gens » jusqu’à « un long
exercice »), Nietzsche précise alors l’idée selon laquelle l’esprit scientifique est caractérisé par le sens de la méthode : « Des gens intelligents
peuvent bien apprendre tout ce qu’ils veulent des résultats de la science,
(…) l’esprit scientifique leur fait toujours défaut » : l’intelligence n’est donc
pas le propre de l’esprit rigoureux, et il semblerait ici que Nietzsche soit
ironique. Ne désigne-t-il pas en réalité les gens que l’on tient pour intelligents précisément parce qu’ils sont cultivés ? Sans doute Nietzsche
pense-t-il aux philosophes.
Quoi qu’il en soit, si ces « gens » peuvent bien apprendre sans fruit les
résultats de la science, c’est qu’ici apprendre, sous la forme transitive,
désigne l’acte de prendre une chose, de se l’assimiler ou se l’approprier par emprunt. Comme tel, l’acte d’apprendre concerne une chose qui
demeure extérieure à soi – ici des vérités établies par d’autres, prêtes à
être régurgitées. Au contraire, c’est en pratiquant la science – c’est par
« un long exercice » –, en adoptant peu à peu une certaine attitude d’esprit
inhérente au sens de la méthode, que l’on apprend « à » penser – à se
détourner des « aberrations de la pensée », illusions de l’esprit et hypothèses fausses, nous y reviendrons.
Voilà pourquoi, les gens « intelligents » peuvent bien, de manière érudite,
posséder tous les résultats de la science, on voit « aux hypothèses » qu’ils
font, aux principes sur lesquels sont étayés leurs raisonnements, que
l’esprit scientifique leur fait toujours défaut : je sais grâce à la science
que la Terre tourne alors que je vois le Soleil tourner. Je sais par ailleurs
que l’homme a des sens et une raison. Pour autant, je ne vais pas en
SHC20036.QXD
12/04/02
10:07
Page 4
déduire, par hypothèse, comme le font les métaphysiciens à la suite de
Platon, qu’il existe deux mondes : l’un, susceptible d’être seul vrai, où la
Terre tourne effectivement et où la raison domine, l’autre, le monde
apparent, où je vois le Soleil tourner et où mes sens m’induisent nécessairement en erreur.
Ce qui manque donc aux gens intelligents, c’est l’exercice, qui seul
enracine dans l’esprit une « méfiance instinctive pour les aberrations de
la pensée », c’est-à-dire un scepticisme devenu réflexe, sous l’effet de
l’habitude. Se méfier instinctivement d’une chose, en effet, consiste à se
retenir d’y croire, d’y adhérer, cela revient à reconnaître immédiatement
qu’elle est dangereuse pour soi.
Il est dangereux de croire que nos propres sens sont méprisables, sous
prétexte qu’ils ne nous disent pas la même chose que ce que nous dit
notre raison, il convient de suspecter une telle idée qui porte un individu
à nier une part essentielle de lui-même – ce qui le relie au monde. Il est
donc des pensées dangereuses contre lesquelles le sens de la méthode
(la défiance) nous garantit – ce que confirme la dernière phrase du texte.
De ce passage, il convient par conséquent de retenir deux choses : si le
sens de la méthode réside essentiellement dans une « méfiance instinctive
pour les aberrations de la pensée », c’est que, premièrement, le sens de
la méthode s’acquiert et devient instinctif par l’exercice de la rigueur et
que, deuxièmement, il relève non de l’adhésion, de la croyance à des
idées ou hypothèses, mais au contraire d’une attitude négative – la suspension du jugement, le doute –, qui est en même temps une attitude
morale et prudente : la méfiance.
En quoi consiste donc les aberrations de la pensée ? Pourquoi exactement
convient-il de s’en méfier ?
3. Le défaut de méthode consiste dans l’adhésion
irréfléchie à des hypothèses dangereuses
Le défaut de méthode se traduit donc positivement par l’adhésion irréfléchie à des hypothèses dangereuses, ce que développe la fin du texte
(depuis « Il leur suffit » jusqu’à la fin). « Avoir une opinion », en effet,
« c’est bel et bien pour eux s’en faire les fanatiques et la prendre dorénavant à cœur en guise de conviction », c’est y être par conséquent attaché
affectivement (« la prendre à cœur »), et fanatiquement : on est, en effet,
d’autant plus attaché à une idée ou à une opinion qu’elle nous est plus
chère et plus utile. L’adhésion à une idée traduit toujours, en ce sens,
l’intérêt qu’on a à la défendre, l’adhésion fanatique, celui qu’on a à la
partager avec d’autres.
SHC20036.QXD
12/04/02
10:07
Page 5
Ainsi, celui que les contradictions de ses propres désirs épouvantent ne
pourra-t-il en venir à bout qu’en les niant, c’est-à-dire par l’ascèse (la pratique du jeûne et de la chasteté) : aussi aura-t-il intérêt à imposer aux
autres l’idée que le monde des sens doit être dévalué au profit d’un monde
« idéal » (abstrait et désincarné).
« Y a-t-il une chose inexpliquée, ils s’échauffent pour la première fantaisie qui leur passe par la tête et ressemble à une explication » : faute
de méthode, l’homme perd le sens de la réalité – tombe dans « l’absurdité ». Plus exactement, il se hâte de combler son ignorance par un
savoir imaginaire, la « première fantaisie venue », bref, il préfère l’illusion
à l’inexpliqué. Ainsi les philosophes et les prêtres ont-ils imaginé un Dieu
vengeur, faute de pouvoir rendre compte, sans cela, de l’existence du mal
et des inégalités fondamentales existant entre les hommes.
L’absurde réside donc moins, comme tel, dans l’absence de sens, dans
l’inexpliqué, que dans le sens illusoire, le sens fabriqué destiné à maquiller
l’impossibilité de trouver un sens, précisément.
« Il en résulte continuellement, surtout dans le domaine de la politique,
les pires conséquences. » Lorsque fait défaut l’esprit de rigueur, l’opinion
publique peut être à tout moment retournée en faveur d’un pouvoir ou
d’un autre. C’est, en un mot, le règne de la démagogie.
4. Bien qu’il y ait des méthodes et des vérités,
il existe une unité de l’esprit scientifique
S’il y a des méthodes scientifiques, de même qu’il y a « des résultats »,
cela n’exclut pas qu’il y ait une unité de l’esprit scientifique. Expliquons
cette idée par laquelle ce texte est à la fois classique et proprement nietzschéen.
Tout d’abord, il existe pour Nietzsche de multiples « vérités » ou évaluations de la réalité – autant de points de vue que d’individus : il n’y a
pas, en ce sens, d’opposition radicale entre la vérité et l’erreur. En cela
consiste le perspectivisme de Nietzsche.
Ce qui compte, c’est donc moins la vérité à laquelle on parvient sur le
réel, que la démarche et l’attitude d’esprit qu’elle révèle et trahit : démarche
positive de qui sélectionne avec méthode les vérités les plus propres à
développer sa vitalité et son pouvoir de création, démarche négative de
qui suit au hasard la première aberration de la pensée qui se présente à
lui. S’il existe des vérités, par conséquent, certaines d’entre elles ont plus
de valeur que d’autres. En revanche, toutes les méthodes, l’enquête,
l’analyse, l’expérimentation se valent, pourvu qu’elles témoignent d’un
même esprit scientifique ou d’une même attitude de suspicion, d’une
SHC20036.QXD
12/04/02
10:07
Page 6
même « méfiance » à l’égard de certaines hypothèses. Le point commun
entre toutes ces méthodes est donc finalement la mise en examen et la
distance que l’on obtient par une pratique intellectuelle, comme on l’a
vu.
Or, cette attitude de probité intellectuelle, par laquelle nous prenons l’habitude de nous défier de la première « fantaisie » venue, est, comme
telle, une attitude morale – ce pour quoi elle a des conséquences pratiques et en particulier politiques. En cela, Nietzsche reste fidèle à une
certaine conception, traditionnelle, du préjugé : qui pense mal, pense à
mal. En effet, le préjugé témoigne non du souci d’atteindre une réalité,
mais d’un intérêt particulier, lequel n’est jamais inoffensif : ainsi l’idée de
l’enfer assure-t-elle au prêtre sa domination sur tous ceux qu’a touchés
le poison de la culpabilité.
Toutefois, l’auteur remanie cette conception à laquelle il ajoute l’idée suivante : qui n’a pas appris à se méfier instinctivement de certaines vérités
ne saura pas distinguer, parmi celles entre lesquelles il lui faut choisir,
celles qui sont propres à assurer sa conservation et développer sa puissance d’exister, de celles qu’il serait tenté de retourner au contraire contre
lui-même, soit contre sa propre impulsion vitale.
Le repérage méthodique des vérités relève donc doublement de l’instinct :
il doit devenir une seconde nature, être spontané, sous l’effet de l’exercice ;
il a pour but de préserver la vie contre les aberrations de la pensée par
lesquelles l’homme se nuit à lui-même.
Conclusion
La superstition est le propre de l’esprit qui, n’étant pas dirigé par des
règles, s’empare de la première opinion venue. Elle témoigne d’un défaut
de rigueur intellectuelle, d’un manque d’esprit scientifique, lequel réside
essentiellement dans le scepticisme.
Comme tel, ce que Nietzsche nomme ici l’esprit scientifique renvoie essentiellement, semble-t-il, à l’esprit philosophique ; il s’agit en réalité d’une
attitude de probité intellectuelle dont les conséquences sont pratiques et
politiques : si chacun en était doté, toute tentative de démagogie serait
mise en échec.
SHC20036.QXD
12/04/02
10:07
Page 7
■ Ouvertures
LECTURE
– Nietzsche, Le Gai Savoir, 10/18.