Les ornements de la durée

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Les ornements de la durée
Les ornements de la durée
Charles Floren
Camus sentait arriver l’été sur les plages désertées pendant les limpides journées de l’hiver
méditerranéen, pourtant déjà gros de l’embrasement estival à venir.
Le bonheur de Sisyphe -stoïcien burlesque- est dans la boucle et l’attente, le nécessaire retour de l’été. Il y
a des artistes qui ne créent qu’en attendant l’été, qui créent même sans doute pour l’attendre. L’oeuvre de
Dominique Castell respire cette attente : son patient travail sur l’embrasement, l’échauffement, l’aridité
du maquis suppose le moment hivernal et solitaire de la création. L’ascèse puis la fête, le travail minutieux
et la dépense de l’été, l’exercice et le bal. Du coup, ce n’est pas le solaire qui domine dans cette installation, c’est un lien plus sourd avec l’été, celui des premiers matins, celui de cette attente, de la durée. Une
durée pure, c’est-à-dire sans mélange -à rien d’autre que du temps, à rien, sinon de l’attente-.
Il s’agit de rentrer dans le temps.
Comme le désir suspendu des amants ne cherche pas à sortir du temps, mais cherche le temps lui-même :
Le temps, l’or du temps, son orient, non pas hors du temps, dedans. La narration est inutile dans l’installation de Dominique Castell : le rouleau de papier, dans ses plis et son tombé, écran orné, laisse paraître
des dessins au soufre qui portent les ritournelles animées : les pieds des danseuses s’échauffant répètent
éternellement ce rêve d’une durée pure close dans la boucle du dessin animé.(...)
La danse, c’est « l’acte pur des métamorphoses » dit Paul Valéry, et elle a chez lui la même définition que
le rêve, puissance vitale et instable, croissance continue et permanente. C’est vers des images océaniques
qu’il s’adresse pour les décrire : la danse est une méduse qui ignore le repos, le rêve une algue toujours
croissante : ornements en acte, pour rien ni pour personne. Par l’image de la méduse, Valéry comprend
la formule énigmatique de Mallarmé : «la danseuse n’est pas une femme et ne danse pas. Comme l’algue qui
croît, le rêve, lui, n’a ni centre ni sujet.»
Anima dit d’abord le principe d’animation, de mouvement, de volte où la forme se défait en s’inventant.
Dominique Castell fait confiance à sa rêverie : les « lignes d’erre » soufrées crépitent sur leur rouleau de
papier, dessinant in fine le cheminement touffu et vital de l’éros. Elle sait que la fausse reconnaissance qui
guide sa main lorsqu’elle dessine, conduira à cette évidence de midi : danser sa vie, orner la durée. Les
adornos du tango, quand marcher devient danser.
Echauffement
De la danseuse s’échauffant, se préparant, travaillant la plasticité de ses muscles, on ne voit que le bas des
jambes. Fil blanc dansant sur un fond noir. Comme un schéma vivant sur un tableau noir. Un échange
tendu des pieds et du sol. Une matière d’abord sonore : glissé, frotté, piqué. La danseuse s’échauffe,
prépare ses muscles, précise ses figures. Danser, dessiner, s’échauffer. Se préparer à danser pour les autres, à
danser avec les autres ? Mais d’abord, bouger autrement, voir autrement. Devenir autre, s’altérer.
Danser c’est s’empêcher de tomber à chaque instant, comme dessiner, c’est s’empêcher de voir ce qu’on
voit habituellement et générer d’autres habitudes. La danse, marche altérée, mouvements détachés de leur
utilité, donc sans fin ; dessiner, voir ce que les regards usuels simplifient et donc laissent non vus.
Valéry, dans Degas Danse Dessin, suit cette logique qui conduit depuis ces mouvements d’énergie gratuite
du corps excité jusqu’à l’état de danse, de la langueur au délire. C’est une affaire de propagation et de
dissipation d’énergie, mais une énergie maîtrisée, configurée dans un exercice. Dessinée.
« Or, la Danse engendre toute une plastique : le plaisir de danser dégage autour de soi le plaisir de voir danser.
Des mêmes membres composant, décomposant et recomposant leurs figures, ou de mouvements se répondant à
intervalles égaux ou harmoniques, se forme un ornement de la durée, comme la répétition de motifs dans l’espace, ou bien de leurs symétries, se forme l’ornement de l’étendue. »
La danse dessine, mais elle n’est pas tableau, elle se soutient de l’instable. Elle dure sans repos. Bergson,
dans L’Évolution créatrice parle de l’enfant qui « arrondit en volte gracieuse la fin de sa glissade ». Il veut
nous faire saisir la continuité insécable du mouvement évolutif, comme si les formes de la vie n’étaient
que les motifs arrêtés, les ornements de la durée sourde par quoi se définit la
création continue des formes. Et pourtant, c’est paradoxalement dans l’exercice, l’habitude, la répétition
que la fluidité du geste, la virtuosité de la main ou du pied pourront s’acquérir.
On s’échauffe pour se perdre soi-même, pour se déprendre de soi, pour ne pas mettre en péril l’automatisme aveugle et juste du geste sûr. On s’échauffe pour rejoindre l’image qu’on s’est d’abord faite, pour
l’incorporer. Pour ne plus la voir, mais pour l’être. Apprendre à danser, c’est devenir le schéma moteur de
la danse.
On apprend à devenir spontané, (...)
Pas d’image arrêtée, un schéma qui n’est qu’une image motrice mouvante et flottante infiniment précisée, infiniment ornée. Méduse mentale. C’est aussi comme cela, toujours selon Bergson, qu’on devrait
apprendre à dessiner : non pas en décomposant les formes, en les simplifiant par abstraction pour les
recomposer, mais au contraire en partant du schéma global des relations complexes des choses et des êtres.
Chercher d’emblée la ligne « flexueuse » dont les formes ne sont que les vestiges arrêtés. La synthèse est
première parce que la durée est intuitive. Le tout est donné avant les parties. Pas plus que l’effort pour
danser, l’effort pour dessiner n’est analytique. Quelque chose est indécomposable dans le dessin, comme
dans les pas de la danse, comme dans les figures du tango. Dessiner jusqu’à incorporer l’image. Non plus
voir, mais agir. Être en mouvement. Être en état de danse.
Danser : métaboliser un schéma.
Le fil blanc des pieds de la danseuse sur son fond noir.
L’art, chez Bergson, n’est qu’une manière de suivre ce fil. Il s’agit de retrouver le flux, le continu, de
plonger sous les images fixes et arrêtées, sous le discontinu.
Artiste, celui qui sait donner aux mots, aux images, au corps la fluidité océanique de ce qui devient sans
céder au mutisme et au repos. L’art est une immersion dans le continu. Le vrai visage du vitalisme : sacrifier le discontinu.
La danseuse fait ses pas, elle répète, s’échauffe, absente et anonyme, gorgée de sa seule énergie. Solitude
de l’acrobate, solitude du danseur. Georges Didi-Huberman décrit ainsi sa rencontre avec le danseur
flamenco Israel Galvan : « Il dansait, seul. (...) Il semblait, plutôt, danser avec sa solitude, comme si elle lui
était, fondamentalement, une « solitude partenaire », c’est-à-dire une solitude complexe toute peuplée d’images,
de rêves, de fantômes, de mémoire. Et, donc, il dansait ses solitudes, créant par là une multiplicité d’un genre
nouveau. »
Piste et Ocho
Les dessins au soufre d’allumettes, les empreintes de têtes d’allumettes fondues et dissoutes mais aussi
les dessins extraits du film d’animation constituent l’autre pan de cette installation. Ils forment, pour
moi, quelque chose comme les « lignes d’erre » de Fernand Deligny qui fait et refait sur des cartes, les
tracés d’errances, les boucles des autistes avec lesquels il vit (...) Dominique Castell déroule son chemin
et plisse sa piste de dessins-écran.
Les dessins au soufre, les traces de fusion d’allumettes constituent bien ici cette
expérimentation continue, cette «éclipse de la volonté» dont parle l’artiste lorsqu’elle évoque sa pratique
du dessin. Des pistes de liberté. Motifs et support de l’animation, Ocho adelante où ce sont deux femmes, contre toute attente, qui dansent un tango sur le soufre, le symbole mâle des alchimistes...
Comme dans les petits bals d’été qui ne veulent pas finir et où les filles tournent ensemble, ne célébrant
rien d’autre que la danse et la douceur de juillet. Comme elles, dansons tout l’été, couchons des huit à
l’infini sous nos pieds, juste pour retrouver les grâces et la légèreté profonde de la désinvolture, la puissance désarmante du desenvuleto, disinvuelto... Se développer, se dérouler, virevolter pour le plaisir.
Dessiner, sortir de soi, laisser sortir les voltes des mains et des pieds, les volutes du trait et des figures,
laisser être le monde.
Opposant désinvolture et recherche de la vérité, un philosophe a pu dire qu’« être désinvolte, c’est poser
que le monde est monde. »
Soyons donc désinvoltes.
Le compas des jambes qui dansent ne mesure rien, il laisse être le monde dans son infinie tautologie.
Ocho adelante.
Dessinons... l’infini en avant.
Et ayant dansé tout l’été, recommençons...
Juillet 2012

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