Loi et Justice - Ressources Philosophiques
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Loi et Justice Introduction Chacun connaı̂t le symbole de la justice : une femme, les yeux bandés, tient une balance dans la main, et dans l’autre un glaive. Celui-ci a longtemps servi d’instrument pour appliquer les peines corporelles : mutilations et décapitations 1 . Le glaive tranche : il exprime la force du droit. La balance, quant à elle, trouve son emploi dans le commerce. La balance est le symbole de la justice, car elle correspond à la pesée des actes. 2 Cette personnification signifie que la justice accomplit son œuvre, lorsqu’elle rend à chacun selon son dû. Cette analyse devrait nous conduire à associer immédiatement ce qui relève du juste et ce qui relève de la loi : seule la loi garantirait l’exercice de la justice. Il est donc nécessaire d’examiner cette opinion : Suffit-il d’obéir aux lois pour être juste ? L’enjeu de ce problème est de s’assurer que le droit n’est pas un leurre qui cacherait un rapport de domination : par exemple, que la loi favorise les plus puissants. 3 Pour éclairer notre propos, nous devons sérier quelques questions. Quelle est la fonction des lois ? La justice se réduit-elle à l’observation des lois ? Quel est le fondement du droit ? 1 Quelle est la fonction des lois ? 1.1 Le droit et la loi Le droit est un ensemble de règles qui régissent l’organisation sociale et politique d’une société ou d’un État. Ces règles s’expriment principalement par la loi. La loi 4 apparaı̂t comme l’expression de la 1. Supplice réservé aux nobles sous l’ancien régime. 2. Cf. Sourioux, Introduction au droit, P.U.F., 1987, p. 2123. 3. Il ne s’agit pas tant de savoir si quelques individus malhonnêtes profitent de leur influence politique ou économique pour échapper au droit commun. La question est plus radicale : la loi n’est-elle pas au service d’une classe sociale pour dominer l’ensemble de la société. Croire que les hommes politiques sont malhonnêtes revient à reprendre un slogan populiste : tous pourris . C’est, en fait, oublier ce qui est fondamental : s’intéresser à la domination d’une classe sociale par rapport aux autres revient à s’interroger sur la légitimité de nos démocraties. 4. Il faut distinguer : — Les lois naturelles (ou physiques). Elles expriment l’existence de processus réguliers dans la nature. Ces lois s’appliquent sans exception. — La loi morale. Nous reviendrons sur ce que signifie la loi morale dans la suite du cours. Page 1/4 domination d’un homme, d’un groupe, voire dans une démocratie, de la domination de la majorité. La loi est donc la règle posée (positive) du pouvoir souverain 5 . Dans une démocratie, la loi est l’expression de la volonté générale. 6 Les lois fixent les interdictions et les obligations ; elles règlent les rapports entre les personnes. Ces lois établissent donc les droits formels, c’est-à-dire précisent ce qu’une personne a la capacité juridique d’accomplir ou ce qu’elle peut prétendre obtenir, dans les limites de la législation. Les lois sont donc un mode d’expression du droit. D’autres modes sont possibles : la jurisprudence, les décisions de justice qui disent le droit d’une personne physique ou morale. . . 1.2 La force et la loi Pour que ces droits puissent s’exercer efficacement, il faut les assortir d’une contrainte. Celle-ci se manifeste par la sanction légale qui punira l’individu ne remplissant pas ses obligations ou lésant les droits d’autrui ou commettant des actes défendus par la loi. Pour établir cette sanction, il faut avoir recours à une autorité compétente, disposant du pouvoir nécessaire pour la créer, l’organiser et l’appliquer. Cela signifie que la loi est une règle impérative liée à un pouvoir de sanction. Encore faut-il savoir si ce pouvoir est légitime. La punition pourrait être dans la réalité un acte de violence négatrice du droit qui dissimulerait les intérêts de celui qui exerce cette punition. Que signifie punir ? C’est infliger une souffrance physique ou morale en raison d’une mauvaise action, c’est la conséquence de la violation d’une règle. Il ne faut pas confondre punition et vengeance, la punition suppose l’existence d’un tiers neutre, indépendant entre les deux parties. Certes une victime peut se venger (ou vouloir le faire) mais cela n’est pas légal, et, sans doute, cela n’est pas légitime (processus indéfini de vengeance et de riposte). Ce n’est pas légal car on ne peut pas être juge et partie, nous manquerions d’objectivité. De plus, se venger exclut une dimension du délit ou du crime, il faut reconnaı̂tre que les comportements délictueux ou criminels ne nuisent pas seulement aux victimes, mais, de manière médiate, — Les lois d’essence juridique seront étudiées principalement au début de ce cours. Ce sont des prescriptions normatives dans les sociétés humaines. 5. On distingue en philosophie le droit naturel, par exemple, tel qu’il est énoncé dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) et le droit positif qui varie en fonction des États. 6. Article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789. Imprimé le 9 avril 2016 Ph. Rouquette Loi et Justice Page 2/4 à l’ensemble de la société. Ce n’est pas légitime car d’une part, se venger, c’est méconnaı̂tre trop souvent les circonstances particulières qui atténuent la responsabilité de celui qui a provoqué le dommage, et, d’autre part, c’est de s’abaisser en agissant comme celui qui a provoqué le dommage. Il faut distinguer : le fait de contraindre et le droit de punir. La contrainte peut s’exercer sur des animaux nuisibles ou bien que domestiqués devenus dangereux : la contrainte ne suppose pas nécessairement la liberté de celui qui est soumis à cette contrainte. Plus complexe est le droit de punir : le mal moral 7 subi par la victime reste, malgré tout le mal physique qu’on peut infliger à l’auteur qui a commis le délit ou le crime. Même la peine de mort (cela laisse entier le problème des erreurs judiciaires) n’est pas n’est pas à la mesure du meurtre : cela ne rend pas vivant l’être disparu. Cela a peut-être un rôle de prévention (mais c’est un échec aux U.S.A.) ou éviter la récidive. On peut être tenté de conclure que le droit de punir n’est pas fondé sur la liberté ou sur la justice comme vertu morale, mais sur l’utilité sociale. Il s’agit de dissuader des futurs criminels ou de protéger la société de la récidive. On donne à la société ce dont elle a besoin : une garantie d’être en paix. En fait, pour que le droit de punir soit légitime, il faudrait qu’il soit fondé en raison, qu’il dépasse la simple utilité ou la simple contrainte que l’on peut exercer sur un animal dépourvu de raison. Il faudrait donc admettre que le criminel est doué de raison (même si son acte est déraisonnable). Le droit se fonde sur la raison universelle présente en tout homme. formellement justes. Pour autant pouvons-nous ignorer que dans de nombreux cas, les lois, seraient-elles justes, ne peuvent garantir la justice. La notion de vide juridique n’est pas le seul indice qui permet de supposer que tout projet législatif est imparfait. 1.3 2.2 Droit et justice Nous pouvons comprendre maintenant l’ambiguı̈té du concept de justice. Ce concept peut désigner l’institution – autorité judiciaire –, mais aussi l’idée morale de justice. Il faut que la justice soit égale pour tous. En effet, comment pourrait-on accepter que pour des situations similaires, les décisions pour régler ces conflits ne soient pas identiques. Nous pourrions affirmer que le droit exprime la justice, parce que le droit est le fondement de l’institution judiciaire. En ce sens, toutes les lois qui seraient cohérentes 8 avec l’ensemble des autres lois seraient 7. Peut-on alors parler de réparation qui viserait à rendre justice. Le cas le plus simple est la réparation pour un vol. On peut évaluer le préjudice subi, mais pour un crime. Comment obtenir réparation ? 8. Cette absence de cohérence peut revêtir maints aspects. Deux lois contraires rendent un jugement difficile dans certains cas. Plus grave, certaines lois votées par le législateur ne sont pas conformes à la constitution. Cf. les décisions du Conseil 2 La justice se réduit-elle à l’observation des lois ? Le constat est ancien : dès l’Antiquité, le législateur a eu conscience que l’institution judiciaire était inévitablement la cause d’injustices plus ou moins nombreuses. 9 2.1 Obéir à l’État peut-il être injuste ? Lorsque les intérêts supérieurs d’un pays sont en jeu, les gouvernants invoquent parfois la raison d’État qui les autoriserait, pour la bonne cause, à prendre des libertés avec la loi. Les Constitutions prévoient même que, dans certaines conditions (insurrection, invasion, etc.), les garanties légales peuvent être exceptionnellement suspendues. Mais, dans ce cas, le pouvoir politique est juge et partie, puisqu’il appartient à lui seul de décider quand ces exceptions se justifient. 10 La raison d’État est un mode très particulier d’exercice du pouvoir politique. Pour discerner ce qui est juste d’un point de vue politique. Il faut distinguer ce qui est légal et ce qui est légitime 11 . Deux types de loi : le juridique et la morale Fréquemment, les valeurs morales influencent les contenus du droit. Toutefois, il y a de nombreuses différences entre ces deux domaines. Le droit positif est, par définition, institué, il fait l’objet d’un débat avant qu’il ne soit édicté. La transgression des lois est sanctionnée par une instance judiciaire. La morale est un ensemble de valeurs reçues de la société, reprises par l’individu. Il n’existe pas d’institution qui détermine le bien, pas d’instance pour châtier ceux qui commettent des actes immoraux. Chacun est son propre juge. De plus, ce qui relève de l’intériorité (par exemple, critiquer le comportement d’autrui) ou des pratiques privées (usage de la constitutionnel en France. 9. En latin, summum jus, summa injuria . 10. Cf. Philo Terminales L., Hachette, 2001, p. 280. 11. Conforme aux valeurs fondamentales (dont la morale). Imprimé le 9 avril 2016 Ph. Rouquette Loi et Justice sexualité entre adultes consentants) ne sont actuellement régulées dans les démocraties que par les valeurs morales. Il peut cependant y avoir un conflit entre le droit positif et les valeurs morales d’un individu ou d’un groupe social. Le droit n’apparaı̂t plus alors comme légitime mais simplement légal pour ces personnes 12 . Essayons de dépasser ce constat pour nous interroger sur ce qui fonde la morale. Nous verrons dans la 3e partie sur quoi est fondé le droit. Nous verrons que la loi pourrait être injuste non pas seulement parce qu’elle s’oppose aux règles morales d’un groupe, mais par rapport aux principes mêmes de la moralité. Le droit devient alors source d’injustice 13 , à condition de préciser que cette notion d’injustice ne réfère pas à la stricte légalité, mais se réfère à l’idée morale de justice. Il faut reprendre cette question de la distinction entre légalité et légitimité. Nous allons essentiellement nous appuyer sur Kant. 2.3 Les fondements de la loi morale Kant distingue impératif hypothétique et catégorique. Le premier varie en fonction des fins, c’en est la mise en œuvre. Il s’agit donc de prudence ou d’habileté. L’impératif catégorique énonce un ordre sans poser une condition antécédente. 1. Si tu veux être heureux, il faut . . . 2. Page 3/4 ses passions et ses intérêts, disons plutôt que la raison doit nous éclairer dans la conduite morale, même si nous sommes influencés par des mobiles passionnels. C’est donc une morale fondée sur l’intention. Il faut alors préciser ce qui peut permettre de distinguer un acte moral de l’acte conforme à la morale. Dans le premier cas, le motif de l’action est le respect. Le second est acte bon, mais le motif de l’action est intéressé, par exemple, la satisfaction du devoir accompli. Il faut donc envisager qu’aucun acte ne corresponde à la morale définie par Kant, parce que l’homme est un être imparfait et qu’il éprouve de l’intérêt pour chacune de ses actions. 3 Sur quoi fonder le droit ? Nous pourrions dresser un inventaire des différentes doctrines qui ont prétendu fonder le droit. En simplifiant, on pourrait distinguer le courant qui fonde le droit sur la nature de l’homme (droit naturel), le courant supposant que le droit n’est que l’expression d’une classe dominante (Marx). À cette école, s’oppose Rousseau, la force n’est pas le droit 14 . Enfin, deux autres écoles s’affrontent. Le formalisme juridique affirme que le droit n’a pas d’autre fondement que lui-même ; en revanche, Kant pose que le droit se fonde sur les impératifs de la raison. 3.1 Le droit naturel Agis seulement d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle . Des philosophes des xviie - xviiie siècles, tels Hobbes, Locke, Rousseau 15 , s’interrogent sur un état de nature avant la vie en société. Quels sont les points Seul l’impératif catégorique peut fonder la morale. communs entre ces théories ? La société est l’objet Quel sera alors ce qui motive l’action humaine ? Ce d’une convention et non naturelle. Dans l’état de nasera le respect qui porte en premier sur la loi morale en ture, état hypothétique, c’est-à-dire avant l’institution elle-même. C’est cette loi morale qui détermine notre des sociétés, la situation des hommes n’était pas ou rapport à autrui en tant qu’il est un être raisonnable. n’était plus favorable. La société est apparue comme L’homme doit être capable de s’élever au-dessus de un remède aux conflits entre les hommes naturels. Il y a selon Hobbes un droit naturel. Ce droit est 12. Exemple : la doctrine de l’Église catholique en matière l’expression de la force naturelle qu’à chaque homme, d’avortement. 13. Doit-on alors désobéir aux lois injustes ? puissance qui lui permet de satisfaire ses désirs. Ce — Article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du droit naturel n’est rien d’autre qu’un pouvoir propre citoyen du 26 août 1789 : Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation à chaque être humain. Le droit est d’abord une inclination de l’homme. Il exprime la liberté humaine, de des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. — Article 2 : Le but de toute association politique est chaque être humain. la conservation des droits naturels et imprescriptibles Selon Rousseau, il existe une loi naturelle qui nous de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la guide : chaque individu assure sa subsistance, mais sûreté, et la résistance à l’oppression. À bien lire ces articles, notre constitution reconnaı̂t un dans l’état de nature, cela n’engendre pas initialement droit de résistance à l’oppression lorsque la garantie des droits fondamentaux n’est pas assurée, en effet, l’État n’a plus alors de constitution, c’est-à-dire qu’il cesse d’être non seulement légitime, mais légal. 14. Cf. Rousseau, Du contrat social (1762), Livre I, chapitre iii, Paris, 2001, G.-F., p. 49. 15. Il s’agit ici d’un ordre chronologique. Imprimé le 9 avril 2016 Ph. Rouquette Loi et Justice de conflit, en raison de l’harmonie de l’homme et de la nature. Ultérieurement, cette harmonie sera rompue d’où la nécessité de constituer un État. En revanche, pour Locke, le pouvoir de l’État est limité par les droits naturels institués par Dieu. L’analyse de Locke aura une influence déterminante sur l’État libéral moderne par la promulgation des droits de l’homme et du citoyen. 3.2 Le formalisme juridique À l’opposé des théories du droit naturel, se place le formalisme juridique. Il ne s’agit de reconnaı̂tre que le droit comme seule source légale du droit. C’est l’affirmation que le droit est l’expression de la volonté du souverain. Le droit n’est que convention, il n’y a pas de raison universelle qui pourrait dégager les principes de la justice. La loi dans une démocratie est donc l’intérêt de la majorité : un rapport de force. Cette doctrine s’est renforcée par le développement de l’histoire, de la sociologie, et de l’ethnologie : les droits sont très divers dans le temps et l’espace. Comment évoquer des principes universels ? 16 La justice serait alors la représentation d’un idéal. Naı̈vement, nous penserions que cette norme est universelle, alors qu’elle varie suivant les civilisations ; cet idéal ne peut fonder le droit. En revanche, la validité est le principe méthodologique de la science juridique. Il s’agit d’un formalisme qui traite des conditions légales du droit et qui évacue la question de la justice. Peut-on échapper aux présupposés philosophiques du droit naturel sans s’enfermer dans le formalisme juridique ? Kant ouvre peut-être une piste. 3.3 Page 4/4 pas le respect mais plutôt la crainte éprouvée envers l’autorité. Conclusion Cette réflexion nous a conduit à nous interroger sur le rapport entre loi et droit, le rapport entre droit et justice. Il est apparu que la notion de justice était ambiguë : elle peut être entendue comme institution légale, comme idée régulatrice du droit ou vertu morale de l’individu. Nous avons dû reconnaı̂tre l’imperfection de tout code juridique positif. Ainsi, si l’on peut penser que la justice se définit par l’application des lois, cette réponse est partielle et ne rend pas compte de la complexité du concept de justice. Pour autant, faut-il en conclure que le droit masque un rapport de domination, que le droit est nécessairement injuste ? Notons qu’il n’est pas évident que la domination soit par essence une forme d’injustice. Dans une démocratie où l’exercice de la souveraineté de la nation est relatif à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la réponse est négative. Une telle démocratie n’est pas la tyrannie de la majorité ou du plus grand nombre. Ceci ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’inégalités sociales, économiques. Disons qu’on ne peut pas confondre un régime politique imparfait et une dictature ou même un État totalitaire. L’analyse kantienne Plutôt que de fonder l’idée de justice sur une nature humaine hypothétique, Kant procède d’une autre manière : le sujet du droit, comme celui de la morale, est une liberté rationnelle qu’accompagne la conscience de la loi. Kant établit que le droit est fondé par les exigences de la raison universelle. Quelle différence alors entre la loi morale et la loi instituée dans une société politique : la loi morale repose sur l’autonomie du sujet et le véritable motif qui nous fait agir, c’est le respect de cette loi. En revanche, une loi instituée est, par essence, hétéronome. Le motif qui nous pousse à agir conformément à cette loi n’est 16. Cet argument est-il valable ? Les partisans de l’existence du droit naturel ne prétendent pas que toutes les sociétés ont une conscience claire de l’universalité. Imprimé le 9 avril 2016 Ph. Rouquette