mise en scène de l`écriture et réception de l`autofiction - Univ

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mise en scène de l`écriture et réception de l`autofiction - Univ
ANNE STRASSER
MISE EN SCÈNE DE L’ÉCRITURE
ET RÉCEPTION DE L’AUTOFICTION
Dans la polémique qui a opposé Marie Darrieussecq et
Camille Laurens, les principaux arguments évoqués ont été
le choix du sujet, la perte d’un enfant et la légitimité de parler de ce qu’on n’a pas vécu à la première personne 1. La querelle a opposé des écrivains confrontés à leur pratique de
l’écriture. Cependant, si on se plaçait du côté des lecteurs,
on pouvait se demander ce qui, dans les textes, pouvait influencer leur réception, au-delà de ce qu’ils connaissaient
grâce au paratexte au sens large. Or un élément interne à
l’œuvre pose une distinction assez forte : là où le roman Tom
est mort 2 efface, en bonne fiction, tous les indices de sa fabrication, l’autobiographie Philippe 3 fait référence à plusieurs
reprises à l’acte d’écrire.
Dans quelle mesure cette référence à la démarche d’écriture joue-t-elle comme un critère d’authenticité pour le lecteur et conditionne la réception ? Cette question présente
un intérêt particulier pour les écrits de soi et notamment
pour les textes qu’on peut classer comme autofictions. Nous
retiendrons quelques caractéristiques assez couramment admises de ce genre. Ainsi, il ne s’agira pas de se pencher sur
1. Anne Strasser, « Camille Laurens, Marie Darrieussecq : du “plagiat
psychique” à la mise en questions de la démarche autobiographique »,
COnTEXTES, 2012, en ligne : https://contextes.revues.org/5016?lang=en
(oct. 2015).
2. Marie Darrieussecq, Tom est mort [2007], Paris, Gallimard, « Folio »,
2009.
3. Camille Laurens, Philippe [1995], Paris, Stock, 2011.
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MISE EN SCÈNE ET RÉCEPTION
des romans ni sur des autobiographies au sens strict, mais
justement sur des récits hybrides, pour reprendre un terme
d’Yves Baudelle 4, dont la double dimension fictionnelle
et référentielle est revendiquée et où le narrateur est également l’auteur, tout cela dans un récit à la première personne. Plus simplement, nous retenons le critère d’identité
entre l’auteur, le narrateur et le personnage ainsi que le mélange de fiction et de réel, l’ensemble « programmant » une
réception elle-même hybride. Cette hybridité est à présent
assez communément acceptée : « Loin d’être une spécificité
de l’autofiction ou du roman autobiographique, le mélange
d’imagination et de réalité se retrouve dans la plupart des
genres, suivant des modalités diverses qu’il appartient à la
poétique de décrire 5. » C’est ce que nous nous proposons
de faire ici, explorer une des modalités de ce « mélange », à
savoir la mise en scène de l’auteur en tant qu’écrivain dans
son texte.
Le corpus choisi comporte des œuvres où l’identité
onomastique entre l’auteur et le narrateur est posée et qui
mêlent réalité et fiction ; ce sont également des œuvres qui
ont trouvé leurs lecteurs et qui donc ne s’adressent pas à un
public confidentiel et prouvent par là une forme d’efficacité
dans la large réception constatée. Certes ce « succès » peut
être dû à bien des éléments extérieurs, notamment la notoriété médiatique, mais notre postulat est que l’œuvre y est
aussi pour quelque chose. Il s’agit de deux œuvres d’Emmanuel Carrère, Un roman russe et D’autres vies que la mienne 6,
4. Yves Baudelle, « Autofiction et roman autobiographique : incidents de
frontière », dans Robert Dion et al. (dir.), Vies en récit : formes littéraires
et médiatiques de la biographie et de l’autobiographie, Québec, Nota Bene,
« Convergences », 2007, p. 43-70.
5. Ibid., p. 66.
6. Emmanuel Carrère, Un roman russe, Paris, P.O.L, 2007 ; et D’autres vies
que la mienne, Paris, P.O.L, 2009.
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Lacrimosa 7 de Régis Jauffret, La Nouvelle Pornographie et Les
Inséparables 8 de Marie Nimier.
Nous étudierons dans un premier temps comment la mise
en scène de l’écriture fonctionne comme indice de référentialité. Ses modalités effectives dans le corpus choisi seront
ensuite explorées afin de montrer dans quelle mesure elles
influencent la réception du texte.
L’ACTIVITÉ D’ÉCRITURE COMME INDICE RÉFÉRENTIEL
La référence à l’activité d’écriture fait entrer le lecteur dans
l’œuvre et reflète l’engagement de l’auteur dans sa propre
œuvre. Elle fait ainsi jouer de façon intéressante les concepts
de vérité, de sincérité et d’authenticité.
Dans Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Philippe Gasparini étudie les procédés par lesquels un auteur
suggère que son roman a une valeur autobiographique.
Parmi les procédés internes au texte, il relève « l’identification professionnelle » : le roman autobiographique peut
mettre en scène un personnage écrivain, voire un narrateur
écrivain. Ce qu’explique Gasparini est efficient pour les récits hybrides : « Le héros-écrivain comporte un potentiel
réflexif auquel l’auteur ne peut guère se soustraire 9. » De
même quand ce héros-écrivain est aussi le narrateur : « Il
détient tous les leviers de commande du texte, et montre,
à l’occasion, sa capacité à communiquer directement avec
le lecteur par-dessus la tête des autres personnages 10. » Ce
procédé voit donc son efficacité référentielle décuplée s’il
est utilisé dans un récit qui affiche sa référentialité.
7. Régis Jauffret, Lacrimosa, Paris, Gallimard, 2008.
8. Marie Nimier, La Nouvelle Pornographie, Paris, Gallimard, 2002 ; et Les
Inséparables, Paris, Gallimard, 2008.
9. Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris,
Éditions du Seuil, « Poétique », 2004, p. 54.
10. Ibid., p. 57.
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MISE EN SCÈNE ET RÉCEPTION
Par ailleurs, dans les récits qui nous occupent, l’identification auteur / narrateur / personnage est assurée, mais on peut
l’affiner : ce n’est pas seulement l’identité entre un auteur,
un homme comme les autres, et les instances narratives du
texte ; cet individu de chair et d’os qui entend parler de
lui, parle de lui en tant qu’écrivain. L’auteur assumera son
identité pour parler d’amour, d’enfance, de filiation, d’intimité, mais aussi d’œuvres écrites ou à écrire. L’intrigue peut
même être essentiellement centrée sur l’activité d’écriture.
Dans D’autres vies que la mienne et dans Lacrimosa, le cœur
du récit est l’enjeu qui consiste pour ces écrivains à « écrire »
d’autres vies que la leur. Dans D’autres vies que la mienne, ce
ne sera pas tant l’histoire de Delphine et Jérôme qui ont
perdu leur petite fille dans le tsunami, de Juliette, sœur de
la compagne du narrateur, qui va mourir d’un cancer ou
d’Étienne, son collègue magistrat, que celle d’Emmanuel
Carrère écrivant leurs histoires. De même, dans Lacrimosa,
Régis Jauffret raconte, sous forme épistolaire, la vie d’une
jeune femme qu’il a aimée et qui s’est suicidée, en lui prêtant une voix, puisqu’elle lui écrit également, commentant
ce qu’il écrit sur elle. Ainsi le lecteur se trouve incité à entrer
dans l’œuvre en cours, souvent le « chantier » qui aboutit au
livre qu’il tient dans ses mains.
Si le propre de la fiction traditionnelle est de masquer les
preuves de sa fabrication, on en est ici à l’antithèse puisque
le narrateur écrivain invite constamment le lecteur à voir
les « coulisses » de son travail. Comme l’explique Gasparini
dans Autofiction : une aventure du langage : « Qu’on le nomme
autobiographie, autofiction, autonarration ou auto-essai,
qu’on le sous-titre roman ou récit, le discours du moi sera
toujours lu en fonction de l’engagement de l’auteur dans
son énoncé 11. » La mise en scène de l’écriture permet que cet
11. Philippe Gasparini, Autofiction : une aventure du langage, Paris, Éditions
du Seuil, « Poétique », 2008, p. 318.
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engagement soit visible. Il l’est d’autant mieux quand l’auteur fait jouer l’intertextualité avec ses autres œuvres et / ou
quand il commente largement ce qu’il écrit dans le texte,
développant ainsi un métadiscours important, un « commentaire réflexif susceptible d’éclairer son dessein 12 ». Ce
procédé atteste l’engagement effectif de l’auteur et de l’écrivain dans son texte : il est le signe tangible de sa présence
et donc d’une forme d’engagement moral, puisqu’il parle
en revendiquant non seulement son identité mais également
son statut.
Dans tous les cas, il va, au même titre qu’un pacte autobiographique souvent scellé dans les premières pages d’une
autobiographie classique, instaurer une forme de contrat
entre l’auteur et le lecteur, dont découlera le crédit et le degré de vraisemblance que le lecteur va accorder à ce qu’il lit.
Cette « validité » gagnera ainsi plus largement le texte et son
contenu. Elle sera moins le fait de la présence d’informations vérifiables que de la mise en place d’une relation que
l’auteur instaure avec son lecteur, le mettant d’une certaine
manière dans la confidence à un double niveau : expérience
vécue et écriture. En effet comme l’a expliqué Vincent Jouve
dans L’Effet-personnage dans le roman : « Quel que soit le
texte lu, la structure est la même : la croyance s’appuie sur la
confiance. Le latin credere couvre d’ailleurs les deux champs
de signification (faire confiance à quelqu’un, c’est croire à
son discours et, finalement, au référent de celui-ci) 13. » Ainsi,
« si le lecteur accepte de s’en remettre à un nouvel univers
de référence (celui du texte), c’est parce qu’il a confiance
en une figure, celle du narrateur. Autrement dit, s’il croit
à ce qui se passe dans le roman, c’est parce qu’il croit en
12. Philippe Gasparini, Est-il je ?, op. cit., p. 103.
13. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman [1992], Paris, Presses
universitaires de France, « Écriture », 1998, p. 209.
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MISE EN SCÈNE ET RÉCEPTION
une instance d’autorité 14 ». L’écrivain évoquant son activité d’écriture gagne donc la confiance du lecteur. Cette
présence de l’écrivain en tant que tel dans son texte nous
semble également accréditer et renforcer, si ce n’est la vérité du contenu, du moins l’authenticité de l’acte d’écrire
et la sincérité de son auteur, distinction mise en place par
Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique : « Appelons authenticité ce rapport intérieur propre à l’emploi de
la 1re personne dans le récit personnel ; on ne le confondra ni avec l’identité, qui renvoie au nom propre, ni avec la
ressemblance, qui suppose un jugement de similitude entre
deux images différentes porté par une tierce personne 15. »
Cette analyse confère toute son importance à l’énonciation,
et donc à l’acte d’écriture. La mise en scène de l’écriture
permet au lecteur d’en prendre la mesure.
S’engageant comme écrivain dans son texte, l’auteur tisse
un contrat avec son lecteur, autobiographique avant tout,
mais qui ne l’empêchera pas de revendiquer une part de fiction et de « programmer » ainsi la double réception de son
récit.
Quelles sont les modalités de mise en texte de l’écrivain
et de son écriture ?
LES MODALITÉS DE LA MISE EN TEXTE DE L’ÉCRITURE
La référence à l’écriture va d’éléments assez factuels à un
questionnement plus approfondi où l’auteur explique sa méthode, éclairant notamment le mélange de réel et de fiction.
Le narrateur ou la narratrice peut d’abord simplement
mentionner qu’il écrit. Dans Un roman russe, Carrère indique
dès les premières pages : « Pour me représenter ma condition,
14. Ibid., p. 202.
15. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique [1975], Paris, Éditions du
Seuil, « Essais », 1996, p. 39-40.
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j’ai toujours recouru à ce genre d’histoires. Je me les suis
racontées, enfant, puis je les ai racontées. Je les ai lues dans
des livres, puis j’ai écrit des livres 16. » Dans La Nouvelle Pornographie, on voit l’éditeur de la narratrice l’interroger sur les
pages qu’elle a écrites. Écrire est une chose, être écrivain en
est une autre. Le statut d’écrivain reconnu peut aussi être
signalé, comme dans Lacrimosa : « Vous savez comme moi
que vous n’êtes pas morte le 7 juin, mais le mercredi 21 mars
2007 à sept heures trente du matin, tandis qu’à la suite d’un
prix littéraire, je pérorais sur une radio nationale 17. » Ce peut
être également un personnage qui désigne le statut du narrateur : « Toi qui es écrivain, tu vas écrire un livre sur tout
ça 18 ? », lit-on dans D’autres vies que la mienne.
Le statut d’écrivain posé et reconnu, d’autres preuves vont
venir s’ajouter comme la référence précise à des livres écrits
antérieurement. Ainsi Emmanuel Carrère cite à plusieurs
reprises, dans D’autres vies que la mienne, le titre L’Adversaire.
La référence peut être plus allusive : « J’avais commencé un
récit sur un enfant dont le père est un criminel 19 », allusion
à La Classe de neige. Dans Les Inséparables où elle raconte son
amitié avec Léa, une amie d’enfance, Marie Nimier évoque ses
romans précédents : « Oui, elle avait bien reçu mon premier
roman, et me félicitait bien sûr, elle était très impressionnée
mais, pour être tout à fait franche, elle n’avait pas l’intention de le lire. L’histoire de cette jeune fille qui saute dans
la Seine en plein hiver, gorgée de barbituriques, ça ne lui
disait rien 20 », référence à son premier roman, Sirène. Régis
Jauffret évoque la lecture par sa compagne de son dernier
16. Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 18.
17. Régis Jauffret, Lacrimosa, op. cit., p. 61.
18. Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, op. cit., p. 62.
19. Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 72.
20. Marie Nimier, Les Inséparables, op. cit., p. 219.
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MISE EN SCÈNE ET RÉCEPTION
roman, Microfictions, sans le nommer : « Vous avez posé sur
vos genoux mon dernier livre que vous trimbaliez dans votre
sac depuis plusieurs semaines. Même si vous lui reprochiez
d’être aussi lourd qu’un sac de patates 21. »
Plus intéressants encore sont les questionnements livrés
à travers cette mise en scène de l’écriture : ils concernent
parfois directement la question du mélange de réel et de fiction qui est au cœur de ces textes hybrides. C’est Régis Jauffret qui met le plus en relief la part de fiction par la voix de
Charlotte qui accuse le narrateur d’inventer et de mentir :
« Tu mens trop. Oublie la violence et l’imaginaire. Et tâche
à l’avenir d’avoir le mensonge en horreur 22. » Elle tente de
le rappeler au « réel » : « Essaie de te borner à recopier la
vie. La simplicité est jolie 23. » Le procédé qui consiste à faire
parler la morte, procédé fictif s’il en est, est pointé dans le
texte :
Puisque je n’étais plus là, tu as décidé que ton cerveau allait
se scinder en deux comme une paramécie, et tu as sorti la
trousse de secours de la littérature. Pourquoi ne pas écrire à
une morte ? Une morte est un personnage comme un autre.
En plus, elle ne risque pas d’ouvrir son museau. Non seulement je me tais, mais en plus tu parles à ma place en imitant
ma voix. Tu as fait de moi une poupée dont tu t’es institué
ventriloque 24.
Le réel mêlé au fictif et l’ambiguïté de la voix qui s’exprime trouvent un écho dans le titre Lacrimosa où on peut
lire la référence à un mouvement du Requiem en ré mineur
de Mozart (1791), requiem qu’il n’a pu achever et que son
21. Régis Jauffret, Lacrimosa, op. cit., p. 176.
22. Ibid., p. 86.
23. Ibid., p. 86.
24. Ibid., p. 72.
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épouse a demandé à d’autres de terminer, afin d’honorer
la commande faite. Or, on ne sait pas exactement dans ce
requiem ce qui a été exactement composé par Mozart : plusieurs voix difficiles à séparer, comme ici le je de la femme
aimée morte, masque du je narrateur écrivain.
Marie Nimier, dans La Nouvelle Pornographie, joue également sur l’ambiguïté de son roman, associant étroitement
usage de la première personne et droit d’inventer : « Voilà ce
que je gagnais en payant de ma personne, de ma première
personne : la liberté de me travestir, de m’inventer, de me remodeler à loisir sans culpabilité majeure et même avec une
certaine jubilation, et sans autre prétention que de servir
le texte qui m’était commandé 25. » Dans D’autres vies que
la mienne, a priori nulle fiction, comme le montre cette réflexion du narrateur sur son projet : « Il faudrait, techniquement, l’écrire comme L’Adversaire, à la première personne,
sans fiction, sans effets 26. » Un roman russe est plus ambigu.
Le titre même invite à considérer le récit sous l’angle de la
fiction. Et pourtant, c’est le premier récit franchement autobiographique d’Emmanuel Carrère. S’y entrelacent trois
histoires : le narrateur raconte le tournage en Russie, à Kotelnitch, d’un documentaire sur un Hongrois capturé par
l’Armée rouge en 1944, transféré en 1947 dans un hôpital
psychiatrique à Kotelnitch, où il a passé cinquante-trois ans,
oublié de tous ; parallèlement, le narrateur est sur les traces
de son grand-père maternel, disparu pendant la guerre et
très certainement collaborateur ; enfin il raconte sa relation
amoureuse avec une femme appelée Sophie. Une partie du
récit montre les limites de la fiction : le narrateur a écrit
pour Le Monde une nouvelle érotique où il imagine sa compagne lisant dans le train cette nouvelle où il s’adresse à elle.
25. Marie Nimier, Les Inséparables, op. cit., p. 110.
26. Ibid., p. 108.
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MISE EN SCÈNE ET RÉCEPTION
Invention de la fiction qu’il va tenter de rendre réelle en faisant en sorte que sa compagne prenne effectivement le train
et lise Le Monde le jour de la publication de sa nouvelle. La
machinerie échoue, sa compagne ne prend pas le train, ne lit
pas la nouvelle et leur relation explose, entre autres, suite à
cette machination ourdie dans la tête de l’écrivain-narrateur.
Ou les noces ratées du réel et de la fiction. La fin du récit
récuse l’idée de fiction. Il évoque la femme nouvellement
rencontrée et écrit : « Si j’écrivais un roman, je me serais
arrangé, afin de boucler la boucle, pour que cette nouvelle
femme soit un avatar possible de Mme Fujimori, l’intrigante
pièce rapportée du rêve par lequel tout a commencé, trois
ans plus tôt. Mais je n’écris pas un roman et, dans la réalité,
cette femme s’appelle Hélène 27. » Ainsi ce Roman russe revendique la non-fiction, tout au plus peut-on dire que l’écriture
est fictionnelle en ce qu’elle mêle trois histoires différentes.
Ainsi Carrère, dans le récit, même met en question l’écriture
du réel.
Enfin Marie Nimier dans Les Inséparables donne dans un
premier temps l’impression qu’on lit un simple roman autobiographique à la première personne. Le commentaire de
l’écriture commence à la page 79 et ne cessera plus ensuite.
À la fin du récit, elle soumet le manuscrit à Léa : « Elle avait
lu, elle avait aimé parce que c’était nous et pas nous à la fois,
comme si j’avais gardé l’intérieur, et changé la peau 28. » De
même, le manuscrit ne dit pas la fin de l’histoire. Léa suggère à la narratrice de la faire mourir : « La faire mourir ?
Je repoussai l’idée en bloc, sans réfléchir, même si elle était
bonne – surtout si elle était bonne 29. » Léa rétorque : « C’est
un roman, non, tu as bien le droit de faire ce que tu veux
27. Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 391.
28. Marie Nimier, Les Inséparables, op. cit., p. 257.
29. Ibid., p. 261.
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avec tes personnages ? Si ce n’est pas un roman, pourquoi
dis-tu que Steven travaillait près du McDo ? Et cette histoire
de kiosque à Grenoble, tu l’as sortie d’où 30 ? » Le mélange
est ici présent, mais la fin opte pour le réel.
On voit que les modalités de la référence à l’écriture sont
riches et, passé la mention du statut d’écrivain et des livres
déjà écrits, l’écrivain livre des clés pour comprendre comment il écrit, donnant ainsi une authenticité à sa démarche
d’écriture, authenticité qui gagne le contenu lui-même, même
si sa part de fiction est souvent reconnue et assumée. Quelle
influence exerce sur le lecteur cette présence de l’écriture ?
L’INFLUENCE DE LA MISE EN SCÈNE DE L’ÉCRITURE
SUR LA RÉCEPTION
Cette référence à l’écriture assure avant tout une réception
hybride. Elle décuple aussi le plaisir de la lecture qui ne
tient plus seulement à l’histoire racontée mais également à
la connaissance de la manière dont elle est « fabriquée ». Enfin, le lecteur assiste non seulement à la quête d’identité
d’un individu, qui est souvent le cœur des textes autofictifs,
mais aussi à celle d’un écrivain.
Ces récits montrent qu’une double réception par le lecteur est possible, même si la réception autobiographique
domine. En effet, le fait que les choix narratifs soient montrés
les justifie aux yeux du lecteur. Ainsi dans La Nouvelle Pornographie, l’argument même justifie le mélange de réel et de fiction : Marie Nimier s’est vu commander par son éditeur des
nouvelles érotiques. On lira donc la vraie histoire de l’écrivain contrainte d’inventer des nouvelles fictives. De même,
Régis Jauffret, dans Lacrimosa, fait parler une morte : de fait il
« invente », mais cette part fictive est justifiée par le contexte
et se révèle être le seul moyen d’essayer de « ressusciter »
30. Ibid., p. 262-263.
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MISE EN SCÈNE ET RÉCEPTION
la jeune femme entre les pages. La fiction joue ici son rôle
d’élucidation 31 : récit fictionnel plutôt que fictif. L’auteur fait
accepter le procédé sans que le lecteur sous-estime la machinerie : « Pourvu que tu puisses m’imaginer, je te fais le même
profit que si j’étais vivante. [...] Et tu as fait de moi un procédé romanesque ! Même pas une œuvre d’art, une statue,
une mélodie ! Non, un personnage 32 ! »
Le lecteur tire par ailleurs de sa lecture un double profit : non seulement on lui raconte une histoire, mais la rentabilisation intellectuelle est aussi assurée par cet accès
aux coulisses de l’écriture. La théorie de Vincent Jouve sur
l’effet-personnage permet ici d’éclairer ce mécanisme. Jouve
distingue trois régimes de lecture : le lectant, le lisant et le lu
correspondant au degré d’investissement croissant du lecteur dans la fiction. En tant que lectant, le lecteur garde une
certaine distance et ne perd pas de vue « que tout texte, romanesque ou non, est d’abord une construction 33 » ; le lectant appréhende les personnages comme du « personnel »
au service du projet sémantique ou esthétique de l’auteur.
Le lisant est la part du lecteur victime de l’illusion romanesque ; il est dans un état de clivage : « Il croit et ne croit
pas tout à la fois, privilégiant une position plutôt que l’autre
en fonction des romans, voire des différents passages d’un
roman 34. » Il appréhende alors le personnage comme une
personne. Enfin dans le régime lu, le lecteur croit l’histoire
à un degré dont il n’a même pas conscience et perçoit le
31. « Il faudrait établir ici une différence entre le “fictif”, qui relève du
domaine de l’imaginaire, et le “fictionnel”, qui désignerait l’utilisation de la
fiction comme fonction élucidante. » (Dominique Viart, « L’archéologie de
soi dans la littérature française contemporaine : récits de filiations et fictions
biographiques », dans Robert Dion et al. (dir.), Vies en récit, op. cit., p. 130.)
32. Régis Jauffret, Lacrimosa, op. cit., p. 129-130.
33. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 83.
34. Ibid., p. 85.
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personnage comme un prétexte lui permettant de vivre par
procuration des situations qu’il s’interdirait dans la vie
réelle. Le lecteur des textes hybrides qui nous occupent est
à la fois lectant, lisant et lu car leur narrateur le fait passer par ces trois « états » : il le place en position de lisant,
puisque le lecteur lit un récit à la première personne où le
narrateur évoque des thèmes qui ouvrent sur l’intimité, il le
sollicite également comme lu en évoquant souvent des situations peu communes. Mais surtout, quand il parle de son
écriture, il fait le lecteur « lectant » et l’invite à considérer
avant tout ce qu’il lit comme un objet littéraire. La posture
de lectant, tout particulièrement, offre au lecteur un bénéfice intellectuel. Ce régime est sollicité quand l’auteur commente son propre style, invitant le lecteur à se soucier de la
forme de ce qu’il lit. Ainsi de la voix de Charlotte dans Lacrimosa : « Tu traînes la métaphore comme on traîne la patte 35. »
La posture de lectant est également favorisée quand l’auteur
incite le lecteur à faire des liens entre ses œuvres. Emmanuel Carrère situe l’œuvre qu’on lit par rapport à ses œuvres
précédentes invitant son lecteur à les comparer et à mieux
comprendre la démarche en cours. Ainsi lit-on en filigrane
sa fascination pour les histoires noires et cruelles, et surtout
l’importance de l’écriture de l’Adversaire dans son parcours.
On comprend dans D’autres vies que la mienne l’étape cruciale qu’a constituée l’écriture d’un Roman russe. Les nombreux biographèmes présents dans La Nouvelle Pornographie
annoncent le passage à l’autobiographie dans La Reine du
silence. En jouant sur l’intertextualité entre ses œuvres,
l’écrivain institue donc le lecteur en destinataire privilégié
capable de repérer ces liens et de les comprendre.
Cette mise en scène de l’écriture contribue donc à créer
une connivence, voire une complicité entre le narrateur et
35. Régis Jauffret, Lacrimosa, op. cit., p. 84.
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le lecteur. D’abord parce que l’auteur ayant fait accepter au
lecteur la part de fiction nécessaire, il le rend d’une certaine
manière complice du mensonge : le narrateur de Lacrimosa
ment trop, mais on l’accepte puisque c’est son mode d’être
écrivain. La complicité peut être plus empathique quand
l’auteur livre ses difficultés à écrire. Ainsi Marie Nimier,
dans Les Inséparables, écrit : « C’est difficile en ce moment,
je pleure tout le temps en écrivant 36. » Difficulté d’écriture
mais aussi questionnement sur la légitimité de l’entreprise.
Lacrimosa, par le truchement de Charlotte, peint un écrivain cruel, qui se sert de la souffrance d’autrui pour faire
œuvre : « On dirait vraiment que je me suis suicidée pour
ton plaisir d’en faire toute une histoire, une histoire sordide
comme tu les aimes tant 37. » Y est questionné et dénoncé
aussi l’intérêt vénal du récit : « Tu me donneras en pâture,
tu me vendras. Je deviendrai une marchandise, on me mettra un code-barres sur le dos. Je finirai à l’état de billet, de
pièce de monnaie. Pour tout dire, j’aurai un prix. – Je te rapporterai, petit mac 38 ! » Dans Un roman russe, Emmanuel Carrère évoque à plusieurs reprises le fait que sa mère ne veut
pas qu’il écrive sur son père : « Emmanuel, je sais que tu as
l’intention d’écrire sur la Russie, sur ta famille russe, mais
je te demande une chose, c’est de ne pas toucher à mon
père. Pas avant ma mort 39. » Dans D’autres vies que la mienne,
il s’interroge sur la légitimité de dire ce qu’on n’a pas vécu :
« Un jour, j’ai dit à Étienne : Juliette, je ne la connaissais
pas, ce deuil n’est pas mon deuil, rien ne m’autorise à écrire
dessus 40. »
36. Marie Nimier, Les Inséparables, op. cit., p. 215.
37. Régis Jauffret, Lacrimosa, op. cit., p. 199.
38. Ibid., p. 213.
39. Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 315.
40. Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, op. cit., p. 279.
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ANNE STRASSER
Enfin, l’écrivain montre aussi comment il s’invente par
l’écriture. Il livre au lecteur ses motivations : pourquoi et
pour quoi il écrit. Emmanuel Carrère explique très franchement vouloir se libérer du lourd secret de l’histoire du
grand-père maternel en écrivant Un roman russe : « Quelque
chose était dit, qui ne l’avait jamais été publiquement. Cet
homme était nommé, pleuré et, sinon enterré, enfin déclaré
mort. J’avais accompli l’exorcisme, je pouvais commencer à
vivre 41. » Dans D’autres vies que la mienne, il explique :
Chaque jour depuis six mois, volontairement, j’ai passé
quelques heures devant l’ordinateur à écrire sur ce qui me
fait le plus peur au monde : la mort d’un enfant pour ses
parents, celle d’une jeune femme pour ses enfants et son
mari. La vie m’a fait témoin de ces deux malheurs, coup sur
coup, et chargé, c’est du moins ainsi que je l’ai compris, d’en
rendre compte 42.
Dans Lacrimosa, on comprend par la voix de Charlotte
que le narrateur tente de la ressusciter par l’écriture : « Tu
pensais sans doute que j’allais ressusciter après un rude hiver d’écriture, et qu’à force de palabres la mort accepterait
de me libérer comme une taularde en fin de peine 43 ? » Le
livre ne ressuscitera personne : « On peut mentir, on peut
imaginer, mais la chair ne s’invente pas 44. » Le narrateur
l’avoue lui-même : « J’ai essayé en vous écrivant une histoire
de dompter la mort. Vous savez bien que je n’y suis pas parvenu 45. » Quant à Marie Nimier, elle a « sauvé » cette histoire
41. Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 386.
42. Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, op. cit., p. 308.
43. Régis Jauffret, Lacrimosa, op. cit., p. 168.
44. Ibid., p. 217.
45. Ibid., p. 215.
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MISE EN SCÈNE ET RÉCEPTION
d’amitié en donnant une véritable existence à Léa hors de
sa vie sordide.
Le lecteur peut alors faire retour sur sa lecture. Lisant
D’autres vies que la mienne, découvrant comment à plusieurs
reprises d’autres vies ont transformé celle du narrateur, il
peut se demander si la lecture d’autres vies que la sienne
transforme sa propre vie. Parler des autres, c’est aussi parler
de soi : « Il savait que parlant de lui, je parlerais forcément
de moi 46. » Et lire les autres ? Qu’est-ce que le lecteur « travaille » par la lecture ? Qu’ai-je appris en lisant la vie d’autres
que moi ? Ces textes autofictifs non seulement ouvrent sur
une forme d’intimité, mais également sur une réflexion sur
la lecture qui en est faite. Le fait que l’écrivain commente
son écriture, s’interroge sur sa démarche, amplifie le potentiel réflexif de la lecture. Comme l’explique Vincent Jouve :
« Ce que nous empruntons à l’instance que nous intériorisons, c’est moins le contenu réflexif que le processus même
de réflexion 47. »
La référence à l’écriture en cours, la mise en scène de
l’écrivain en pleine action, sont des indices qui viennent alimenter la dimension autobiographique de l’autofiction. Ces
indices cohabitent avec des indices de fiction, qui sont d’une
certaine manière désignés comme tels grâce à cette part de
métadiscours et ils justifient le recours à un genre hybride,
tout à fait accepté comme tel par le lecteur. La présence dans
le récit de l’activité d’écriture dans toutes ses dimensions est
non seulement une des modalités de la distribution fiction / réel dans l’autofiction, mais nous semble une des clés de la
réception de ce genre hybride. Elle semble par ailleurs un
critère pertinent pour interroger la perméabilité entre les
genres, pour faire jouer les frontières entre les textes, et pour
46. Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, op. cit., p. 112.
47. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 232.
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ANNE STRASSER
faire jouer les textes d’un même auteur entre eux, alimentant l’espace autobiographique d’une œuvre. Elle confère
aussi une grande authenticité à l’acte d’écriture, authenticité qui gagne le contenu de l’œuvre elle-même. Par ailleurs,
ces récits présentent par ce procédé une véritable réflexion
sur l’activité d’écriture, sur sa légitimité et sur sa signification aux yeux de l’auteur. Cette réflexion permet au lecteur
d’aller plus loin que la simple lecture d’un fragment de vie,
de confession, elle lui permet de suivre l’invention de ce
fragment de vie, de réfléchir avec l’auteur à la forme qu’il lui
donne. Il y a donc un bénéfice intellectuel certain, qui même
s’il est moins évident que le bénéfice affectif au regard des
thèmes traités, explique aussi le goût des lecteurs pour l’autofiction. Elle crée les conditions d’une véritable connivence
entre le lecteur et l’écrivain.
L’auteur d’autofiction parle d’individu à individu, quand
il livre sa propre vie, mais il parle aussi d’écrivain à lecteur,
lui parlant des œuvres qu’il a écrites et que le lecteur a lues.
Partage d’une expérience commune et intime, l’écriture et la
lecture, qui vient s’ajouter au partage de l’humaine condition.
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