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L I V R E S
Soljenitsyne,
sept vies en un siècle
de Bertrand Le Meignen
Actes Sud, coll. «Solin», 2011, 886 p., 32,50 €
par Nicolas Miletitch
C
ETTE BIOGRAPHIE d’Alexandre Soljenitsyne
est le fruit de nombreuses années de travail et de
réflexion de Bertrand Le Meignen sur l’écrivain
russe qui a marqué le XXe siècle avec Une journée d’Ivan Denissovitch et L’Archipel du
Goulag.
Ce gros livre de près de 900 pages est d’une lecture facile, même s’il a tout de l’ouvrage
de référence, avec d’utiles repères chronologiques, un index ainsi que de nombreuses notes
et explications qui mettent en valeur la volumineuse documentation utilisée par l’auteur.
Bertrand Le Meignen s’est appliqué à raconter les «sept vies» de Soljenitsyne dans un
récit croisé où s’entremêlent la vie du dissident, les bouleversements politiques de l’époque
(de Staline à Brejnev en passant par Khrouchtchev) et le reflet de ces événements dans
l’œuvre littéraire de l’écrivain.
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Cela mérite d’être mentionné, ce portrait d’Alexandre Soljenitsyne évite aussi bien la
tentation hagiographique que le procès en sorcellerie, deux tendances fâcheuses qu’on a pu
observer dans d’autres études consacrées à l’écrivain dissident.
La timide déstalinisation lancée par Nikita Khrouchtchev après son rapport secret au
XXe congrès du PC soviétique en 1956 avait rapidement montré ses limites, notamment
avec l’affaire Pasternak (1958). Au XXIIe congrès du Parti, en 1961, Khrouchtchev décide de
relancer la campagne contre Staline. Il prend deux mesures spectaculaires pour indiquer au
pays que la ligne du Parti a changé: la première consiste à sortir la dépouille de Staline du
mausolée où repose Lénine, la deuxième mesure sera la publication, en 1962, d’Une journée
d’Ivan Denissovitch, une œuvre qui parle du thème jusqu’alors tabou des camps staliniens,
et va être publiée à des millions d’exemplaires.
Soljenitsyne devient immédiatement célèbre en Union soviétique et dans le monde
entier. Malgré cette célébrité et l’admiration dont il est l’objet, Soljenitsyne n’a aucunement
l’intention de jouer un rôle de leader dans le mouvement des droits de l’homme qui
commence alors à se développer en URSS.
Il va rester un élément à part dans la dissidence, comme le souligne Le Meignen: «Il a
décidé de ne se consacrer qu’à l’édition de L’Archipel et à l’histoire de la révolution russe, de
ne pas mettre en danger leur aboutissement par des protestations – et il n’en rougit pas. Il
ne s’associe donc pas à un appel collectif initié par Sakharov au Présidium du Soviet
suprême pour réclamer, à l’occasion des cinquante ans de l’URSS, l’amnistie des prisonniers
politiques et l’abolition de la peine de mort, en affirmant de nouveau, selon le savant, que
cela «pouvait être une gêne dans l’accomplissement des objectifs qu’il s’était fixés».
Soljenitsyne ne signe pas souvent les lettres adressées aux autorités demandant la libération des opposants arrêtés, il ne va pas devant les tribunaux où sont jugés les dissidents, il ne
participe pas aux activités des comités pour les droits de l’homme… Il lui arrive d’intervenir, par exemple pour prendre la défense de dissidents comme Garik Superfin, Evgueni
Barabanov et Dima Borissov, mais il ne veut pas s’engager dans la lutte quotidienne des
opposants.
Il considère qu’il doit mesurer les risques et préserver ses forces pour un autre aspect de
ce combat contre les autorités. Ce combat, qu’il estime prioritaire, c’est la publication en
Occident d’œuvres comme L’Archipel du Goulag dont il considère – à juste titre – qu’elles
auront un impact majeur dans la lutte contre le régime soviétique.
Son attitude est, en la matière, très différente de celle de l’autre figure majeure de la
dissidence, l’académicien Andreï Sakharov, capable de consacrer des heures à une conférence de presse avec des journalistes occidentaux réunis dans son appartement pour
évoquer le sort d’un dissident ukrainien ou lituanien peu connu ou pour attirer l’attention
sur le sort des Juifs désirant émigrer en Israël.
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Pour rendre justice à Soljenitsyne et ne pas en faire le faux portrait d’un homme obsédé
seulement par sa «mission» et son destin, il convient de rappeler qu’il a créé en 1974, avec
le dissident Alexandre Guinzbourg, le Fonds d’aide aux prisonniers politiques et à leurs
familles, alimenté par les importants droits d’auteur mondiaux de L’Archipel du Goulag.
Grâce à Soljenitsyne et à cet argent qui arrivait en URSS par des voies détournées, les
collaborateurs du Fonds ont été en mesure d’aider des centaines de familles à survivre, à
financer un voyage de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres pour aller voir un mari
ou un frère dans un camp, à se procurer les médicaments, les vêtements et produits alimentaires nécessaires…
Cet aspect peu connu de l’engagement de Soljenitsyne dans le mouvement des droits de
l’homme en URSS a été un soutien considérable pour les prisonniers et leurs familles.
Bertrand Le Meignen apporte un éclairage intéressant concernant l’impact du combat
de Soljenitsyne sur le Printemps de Prague.
En 1967, le 4e congrès des écrivains tchécoslovaques va donner une publicité éclatante à
la Lettre au congrès des écrivains soviétiques que vient de publier Soljenitsyne. Il s’agit d’un
texte d’une liberté de ton et d’une violence incroyables pour l’époque, qui dénonce la
censure à laquelle sont soumis les écrivains soviétiques, et qui circule largement grâce aux
réseaux du samizdat en URSS. «Les écrivains tchécoslovaques reprirent à leur compte la
“Lettre” de Soljenitsyne (que Pavel Kohout[1] eut l’audace de lire en séance plénière après un
vote quasi unanime et qui fut longuement applaudie) et appelèrent, entre autres revendications hardies, à libérer la littérature de la tutelle du Parti et à interdire à ce dernier de
contrôler la littérature […] Ce fut “un exemple décisif” pour le processus de démocratisation du Printemps de Prague, comme l’a noté Pierre Daix», souligne Bertrand Le Meignen.
Avec beaucoup de détails, Le Meignen rappelle les conditions difficiles dans lesquelles a
travaillé l’écrivain et souligne les talents de conspirateur dont Soljenitsyne a fait preuve
pendant les longues années où il a été contraint d’écrire en cachette. La peur d’une perquisition et la crainte de voir un manuscrit tomber aux mains des « organes » ont contraint
l’écrivain à jouer les apprentis espions, y compris à développer des talents de photographe
pour microfilmer ses œuvres:
«Il apprit à cacher tous les soirs ce qu’il avait écrit, à organiser des planques, à microfilmer lui-même ses manuscrits (“sans la moindre ampoule électrique, à la lumière d’un
soleil qui ne disparaissait presque jamais derrière les nuages”) avec l’appareil photo qu’il
s’était acheté. Son ami Nicolaï Zoubov cachait soigneusement ensuite les clichés dans la
couverture de livres sans valeur. La littérature souterraine devint la face cachée de son existence de relégué et de professeur d’école».
1. Écrivain et poète dissident tchèque, il a été l’un des premiers signataires de la Charte 77, avec Vaclav Havel.
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Soljenitsyne a commencé cette double vie dans les camps et il a maintenu ce système de
vigilance et de dissimulation pendant ses années de relégation au Kazakhstan. Quelques
années plus tard, installé à Riazan dans une vie un peu plus «normale», il ne change pas ses
habitudes pour autant: «Aucune relation, aucun ami: ne recevoir personne à la maison et
n’aller voir personne […] il ne fallait pas laisser un atome de secret s’échapper de l’appartement; il ne fallait pas un seul instant laisser quiconque glisser un coup d’œil attentif […]
Jamais je ne me mettais au lit le soir avant d’avoir vérifié si tout était bien caché et arrêté la
conduite à tenir si l’on venait frapper cette nuit-là […] Parmi les collègues, ne jamais laisser
transparaître l’éventail de ses curiosités, mais manifester constamment son indifférence à
l’égard de la littérature»…
Alors qu’il était à l’époque avec Sakharov la cible numéro un du 5e département du
KGB, chargé de la lutte contre les dissidents, Soljenitsyne a réussi à déjouer la surveillance
des autorités, à écrire et à faire passer en Occident ses manuscrits, grâce à ce luxe de précautions et ce culte du secret érigé en seconde nature.
Soljenitsyne est connu pour avoir porté sur le monde et sur nombre de ses contemporains un jugement parfois sévère. Bertrand Le Meignen rappelle à juste titre que l’écrivain a
porté sur lui-même un regard tout aussi critique. Cela ne justifie pas les propos parfois
injustes de Soljenitsyne envers certains de ses proches, mais cela montre au moins que
l’écrivain ne réservait pas qu’aux autres ses condamnations ex cathedra.
«Quand j’ai eu acquis une longue expérience des camps… j’ai compris combien j’avais
été petit, combien j’avais été méprisable au début de ma détention », se souvient ainsi
Soljenitsyne en évoquant les premiers jours après son arrestation, quand il se considère
encore comme un officier soviétique et que, plein de morgue, il est convaincu que ce n’est
pas à lui de porter sa valise et exige qu’un autre prisonnier la porte…
Pas la moindre tentative d’auto-justification non plus de la part de Soljenitsyne pour
expliquer comment il a cédé au camp face à une tentative de recrutement, les autorités cherchant à en faire un indicateur contre les truands. «Je soupire, je me tranquillise en faisant de
petites restrictions mentales et je signe l’acte de vente de mon âme. Je vends mon âme pour
sauver mon corps».
Soljenitsyne se reprendra et ne travaillera pas pour les « organes », même contre les
truands, mais l’expérience lui aura permis de comprendre qu’il s’en faut de peu pour
basculer d’un côté ou de l’autre: «Oh, qu’il est difficile de devenir un homme. Même quand
on a été au front, qu’on a subi des bombardements, qu’on a sauté sur des mines: ce n’est
encore que le début du courage… ».
Bertrand Le Meignen fait aussi le point sur les rapports devenus rapidement conflictuels entre Soljenitsyne et une partie du monde occidental après son exil.
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Soljenitsyne a été un pourfendeur du communisme et du régime soviétique, mais cela
n’en fait pas pour autant un admirateur du mode de vie occidental. On trouve chez lui
moins d’éloge de la démocratie parlementaire européenne ou américaine que de critiques
sur l’assoupissement moral de l’Occident.
Le discours moralisateur et chrétien de Soljenitsyne est considéré par ses adversaires
comme les vociférations d’un obscurantiste slavophile et réactionnaire. Il est vrai qu’insister
comme il le fait sur l’importance de la morale, du repentir, de la modération, de l’autolimitation n’est pas vraiment dans l’air du temps.
Son message est inaudible pour le plus grand nombre en Occident comme il le sera
aussi des années plus tard quand il reviendra dans la Russie chaotique du postcommunisme.
« Je ne suis fait ni pour l’un ni pour l’autre système », constatera lucidement
Soljenitsyne.
Après plus de vingt ans d’exil américain, l’écrivain pensait-il vraiment pouvoir jouer un
rôle à son retour en Russie? Soljenitsyne sait qu’il n’est guère attendu dans son pays, en tout
cas par l’intelligentsia et les médias. Il va partir là-bas «sans illusions sur la possibilité de
surmonter cette hostilité», relève Le Meignen. En effet, la Russie qui essaye de sortir du
communisme et plonge sans transition dans le capitalisme le plus sauvage ne va pas longtemps écouter la voix de l’écrivain.
Pourtant, certaines de ses remarques sont prophétiques, comme quand il souligne que
du fait de l’absence de repentir sur la période communiste «notre chemin va être tortueux
pendant des dizaines et des dizaines d’années».
Soljenitsyne est-il antisémite, comme l’en accusent certains après la publication du livre
Deux siècles ensemble où l’écrivain retraçait les rapports entre Russes et Juifs? Le Meignen
rejoint le point de vue du spécialiste de Soljenitsyne qu’est Georges Nivat pour dire que
cette accusation est infondée.
Certes, Soljenitsyne « reproche aux Juifs leur attitude majoritairement pro bolchevique en 1917 et leur surreprésentation parmi les dirigeants pendant les vingt premières
années du régime bolchevique jusqu’à leur extermination pendant les purges, leur
absence de repentir… », relève Le Meignen. Mais l’écrivain fait aussi part de son admiration pour le peuple juif. Soljenitsyne observe « la finesse, la délicatesse, la bonté du caractère juif […] une indubitable agilité de l’intelligence… une sensibilité affinée aux différents flux du temps », souligne Le Meignen. On est loin d’Édouard Drumont et du
Protocole des Sages de Sion.
Dans le droit fil de sa vision de l’Histoire imprégnée de morale, Soljenitsyne espère la
réconciliation des deux peuples sur la base d’une reconnaissance des torts réciproques:
«J’en appelle aux deux parties – russe et juive – pour qu’elles cherchent patiemment à se
comprendre, à reconnaître chacune sa part de péché».
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Sur la fin de sa vie, Soljenitsyne a reçu Poutine chez lui et accepté d’être décoré par l’ancien officier du KGB. Il a cru pouvoir être entendu par Poutine avant de se rendre compte
plus tard qu’il avait commis une erreur: «Je lui ai bien donné quelques conseils, mais je
constate qu’il n’en a suivi aucun. Nous n’avons plus eu de contact par la suite», reconnaîtra
Soljenitsyne.
Cette relation, même brève, entre Poutine et l’écrivain dissident reste incompréhensible
pour beaucoup d’amis et d’admirateurs de Soljenitsyne. Comment comprendre que
Soljenitsyne, qui dénonce l’absence de repentir pour les crimes du communisme, puisse
rencontrer celui qui depuis son arrivée au pouvoir en 2000 s’est employé à restaurer l’image
de l’URSS, ne rate pas une occasion de célébrer le glorieux passé des tchékistes et s’est
entouré d’anciens du KGB, dont certains ex-responsables de la lutte contre les dissidents! 2
Mais le plus important n’est pas là et la très complète biographie de Bertrand Le Meignen
le rappelle avec talent.
Ce qui restera de Soljenitsyne, c’est l’image d’un grand écrivain, d’un dissident qui s’est
opposé au Kremlin à une époque où rares étaient ceux qui prenaient ce risque. Restera
avant tout L’Archipel du Goulag, le livre qui a fait basculer l’opinion publique en Occident
en révélant les horreurs du communisme soviétique à ceux qui l’ignoraient encore.
2. Le cas le plus connu est celui du général Viktor Tcherkessov, aujourd’hui député à la Douma, après avoir été
nommé successivement par Poutine à la tête du Comité national antidrogue puis du Comité pour les ventes
d’armes. Tcherkessov s’occupait à la fin des années 1970 et au début des années 1980 de la lutte contre les dissidents à Leningrad. Alors tout jeune officier du KGB, c’est lui qui a instruit les dossiers de nombreux dissidents
dont le poète Rostislav Evdokimov, le chrétien orthodoxe Vladimir Porech, un groupe de féministes et le
critique littéraire Mikhaïlo Meïlakh, tous condamnés à plusieurs années de camp et de relégation.
L'INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE
organise chaque mois une conférence-débat,
suivie, pour ceux qui le souhaitent, d’un dîner
avec le (ou les) intervenant(s) (historien, écrivain, journaliste, chercheur, etc.).
Vous pouvez écouter l’enregistrement de toutes ces conférences
en podcast sur notre site Internet
www.souvarine.fr – menu < Dîner-débat>
Pour tous renseignements, vous pouvez vous adresser
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ou mieux encore, visiter notre site Internet: http://www.souvarine.fr
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