Les animaux font toujours l`amour de la même manière
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Les animaux font toujours l`amour de la même manière
Liliane Giraudon Les animaux font toujours l’amour de la même manière Nouvelles P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e LE MÉDAILLON DU VAMPIRE Parfois, le poids d’un être, son existence tout entière se trouvent joués dans les lettres de son nom. Initial ou de guerre. On aurait pu le dire pour celle qui se nommait Jack. Jack l’éventrée. Car Jack était une femme, bien que l’éventration ne soit pas réservée à cette catégorie. Mais il fallait ajouter à cette histoire celle d’un lieu, au bord de la mer, dans une partie de la ville, et qui frappait par sa blancheur. L’histoire était si simple qu’on devait prendre garde, en la rapportant, de rien ajouter. Elle baignait dans une couleur que beaucoup apprécient puisque dans la langue russe elle est synonyme de beauté et que certaines femmes s’en enduisent la bouche. L’histoire de Jack baignait dans l’une des sept couleurs fondamentales du spectre de la lumière. Tour à tour corail, carmin, cinabre, vermeil ou amarante, le rouge qui l’enveloppait faisait de son image une véritable enluminure. Le décor était simple. Semblable à ces espaces que louent les artistes, aux marges des villes, dans des quartiers périphériques ou jugés trop colorés par certains. Il y avait la mer. La mer était visible. Cet endroit avait pour caractéristique essentielle l’absolue clarté d’une lumière naturelle et parfaite qui immédiatement faisait oublier l’état d’abandon ou de négligence dans lesquels se trouvaient plongés les lieux. C’est là que Jef travaillait, à la lumière du jour, superbe et abondante car à cette époque la beauté des jours rivalisait avec la transparence des nuits. Jef, qui pourtant n’appartenait pas à la catégorie des écrivains, écrivait. Il écrivait (si on peut appeler ça écrire) dans une sorte de fatalité aussi légère que mécanique. Tous les jours. Chaque jour. À l’aide de plumes multiples, de mines de plomb et sur d’étroits carnets toilés. Il utilisait une loupe ainsi qu’une gomme de couleur. On pouvait même dire que c’était surtout ces deux objets qui donnaient au grimoire résultant cet aspect si particulier qu’on pouvait, d’un seul coup d’œil, reconnaître, parmi une multitude d’autres dessins exposés, une page de Jef. Car Jef, qui passait ses journées à écrire sans pourtant être écrivain, ne nommait pas ce qu’il faisait des « dessins » mais des « pages ». Dans le studio, il y avait deux verres. Un avait été cassé mais les débris étaient toujours là, soigneusement alignés sur un journal. L’autre se trouvait sur le lavabo, près d’un morceau de savon noir. Jef y faisait alterner l’eau ferrugineuse du robinet et la vodka qu’on aurait pu tout aussi bien prendre pour de l’eau. Il buvait l’une et l’autre, dans une distribution égale et selon une fréquence variable. La bouteille de vodka, renouvelée tous les trois jours, se tenait à la même place, à droite du lavabo et sur une étagère en bois, entre un flacon de white-spirit et un ventilateur. Aux premières vagues de chaleur, il branchait le ventilateur tout près de son visage et poursuivait sa méticuleuse besogne, le buste en avant, couvert de sueur. À la surface du papier apparaissaient alors des listes de mots, de brèves notes, ce qu’il appelait des conjugaisons mortes, fragments de langues apprises, calligraphiées puis oubliées. Venaient se mêler des paragraphes entiers réunissant une série de chiffres imprécis et de minuscules dessins aux allures de plumes ou de plantes, le tout formant d’étroits buissons au centre desquels disparaissait progressivement le nom des choses. La question qui se posait alors était : que faire lorsque les noms de choses disparaissent ? C’est à cette étape précise du travail qu’intervenaient la loupe, un miroir convexe ainsi que la gomme. Il parlait d’une lumière venue du fond, de ce qui se trouve dessous et qui n’avait rien à voir avec la prétendue clarté carnivore de la page. Une lumière produite par la seule absence des choses. Il disait qu’à cette étape du travail il se sentait comme dévêtu, précipité au centre d’un brasier où se consumaient vêtements, paroles, ongles et cheveux. Dans cette pratique d’écriture où en somme rien ne s’écrivait, parmi ces tournoiements d’ailes et de boucles sans fin, l’exercice auquel il se livrait, loin de le confronter à un réel qu’il se gardait de reproduire, l’écartait et le séparait des autres. Hommes et femmes ordinaires, traversant les villes et les campagnes, craignant les guerres et les épidémies ou encore se réjouissant près d’un plat de viandes au cours d’une noce. Il se trouvait alors réuni à une mystérieuse communauté invisible et sans doute rêvée, proche de ceux qui, enfermés et coupés du monde, livrent leur temps et leur corps à l’exercice vain de la Prière. Parfois, la violence lumineuse était telle qu’il n’avait d’autre solution que celle de gommer entièrement tout ce qui couvrait la page. Se trouvait alors anéantie une considérable somme d’heures de travail. Étrangement, gommer pour ensuite tout reprendre, selon le vieux principe du palimpseste, réclamait la plus grande des concentrations. Parfois, il devait s’interrompre afin de calmer cet état où le cœur proprement voltige à se briser au centre de la cage thoracique, produisant une douleur insupportable. La bouche elle-même devient sèche et les doigts se trouvent pris d’une sorte de crampe proche du tremblement. Jef alors s’écartait de sa table et gagnait la terrasse où un jardin-volière avait été jadis installé. Cet espace désormais réduit à l’abandon, il évitait pourtant d’y pénétrer car il avait été le lieu de prédilection de Jack. Mais le propre corps de Jef n’avait-il pas été tout entier le lieu de prédilection de Jack ? Ne l’avait-elle pas, en lui apprenant par exemple à se servir invariablement des deux mains, la gauche et la droite, investi tout entier, opérant une sorte de déplacement amoureusement irréversible ? Jef l’avait rencontrée dans un bar. C’est elle qui lui avait appris l’origine de ce lieu où il venait juste d’emménager : Malmousque. Mauvaise Mouche. Elle riait beaucoup de son ignorance. De ces récits, il n’avait gardé que le souvenir confus d’une his- toire de prisonniers enfermés toute une nuit sur le rivage puis embarqués jusqu’à l’île la plus proche pour y être pendus. Il avait appris d’elle beaucoup d’autres choses simples et délicates comme le fait que le cresson s’appelait aussi le passe-rage et que broyer entre ses dents du trèfle frais était, les soirs d’orage, une manière sûre d’éloigner la foudre.