Marianne-amiante - Fédération Nationale des Salariés de la

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Marianne-amiante - Fédération Nationale des Salariés de la
N° 875
samedi 25 au vendredi 31 janvier 2014
Pages 12-18
2491 mots
SOCIÉTÉ GROS PLAN
AMIANTE, UN SCANDALE FRANÇAIS
UNE AFFAIRE QUI NE DATE PAS D'HIER
Dans un entretien exclusif, la juge Bertella-Geffroy revient sur les nombreux obstacles qu'elle
a rencontrés dans l'instruction de la plus grande catastrophe sanitaire de notre pays. Depuis
1974 et la découverte d'amiante sur le campus de Jussieu, élus, syndicats et industriels regardent
ailleurs. Les victimes, elles, se multiplient.
été dépassé. Le temps de mettre en
route des postes de commandement
de secours et la RATP n'avait eu
d'autre choix que d'interrompre le
trafc.
MONUMENT DÉDIÉ AUX VICTIMES DE
L'AMIANTE à condé-sur-Noireau (calvados).
La plus grosse pagaille que le métro
parisien ait connue depuis longtemps
est survenue au pire moment. Le 20
décembre dernier, à quelques jours
de Noël, quatre lignes ont été brutalement fermées vers midi, et ce, jusqu'à 20 heures. Dans un premier
temps, la direction de la RATP a laissé croire à un incident technique. Le
spectre de l'alerte à la bombe a resurgi.
Puis les syndicats ont parlé. Le responsable ? L'amiante. Des erreurs
dans le chantier de désamiantage engagé dans le centre de contrôle du
trafc, sous la place de la Bastille,
avaient conduit le personnel à exercer son droit de retrait. Les salariés
avaient légalement cessé le travail en
raison d'une exposition à un risque
mettant leur santé en danger. Les
mesures qui venaient d'être réalisées
montraient que le seuil réglementaire de fbres d'amiante présentes
dans l'air (5 fbres par litre d'air) avait
↑
L'amiante empoisonne la vie des
Français. A commencer par la vie des
victimes, touchées par des maladies
pulmonaires mortelles. Mais il empoisonne toute la société, tant le
scandale qui lui est associé, où se
mêlent les intérêts fnanciers et les
intérêts politiques, occupe la première place des catastrophes sanitaires françaises.
Premier scandale par le nombre de
victimes puisque l'Institut national
de la santé et de la recherche médicale (Inserm) estime à 100 000 les cas
déclarés d'ici à 2025, quand le Mediator pourrait en provoquer 2 000.
Sans compter les victimes inconnues
atteintes d'affections cardiaques,
conséquence indirecte et pourtant
réelle du contact avec les fbres
d'amiante.
Premier scandale par le temps perdu
à tergiverser sur la dangerosité des
fbres, tant les industriels, les scientifques et les responsables administratifs ont tardé à regarder la vérité
en face. Les prémices datent pourtant de 1974, lorsque la présence
massive d'amiante foquée fut découverte sur le campus de la faculté de
Jussieu, à Paris.
SEIZE ANS POUR UN PROCÈS
Premier scandale, enfin, sur le terrain judiciaire où les juges, les avocats et la chancellerie ne cessent de
s'écharper sous l'oeil des médias (lire
l'interview, p. 19). Depuis seize ans,
les victimes attendent que le procès
ait lieu, alors qu'en Italie quatre ans
ont suf à la justice pour condamner
après deux procès les dirigeants
d'Eternit, le principal fabricant de
l'amiante, à des peines de prison
ferme d'une lourdeur extrême, de
quatorze à seize ans.
Et comme si le tableau n'était pas
complet, voilà que l'immeuble le plus
en vue de la capitale, aussi célèbre
que la tour Eifel, le seul gratte-ciel
parisien haut de 59 étages culminant
à 210 m et couronné d'un restaurant
panoramique, la tour Montparnasse,
est au coeur d'un nouvel imbroglio.
Comme s'il fallait montrer au monde
entier que, décidément, dès qu'il
s'agit d'amiante, la France s'empêtre
dans un chaos sans fn.
« En 1995 déjà, la tour fgurait sur la
liste que nous avions établie des immeubles susceptibles de contenir de
l'amiante, se désole le mathématicien Michel Parigot, pilier du Comité
anti-amiante de Jussieu durant les
années 70 et aujourd'hui vice-président de l'Association nationale de
défense des victimes de l'amiante
(Andeva).
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CIRCULEZ, Y A RIEN À VOIR ! Les copropriétaires ont nié que les poussières
d'amiante issues des étages en travaux
pouvaient contaminer le reste de la tour.
toujours la peur de faire fuir les locataires, de perdre de l'argent.
DES DÉCENNIES À TERGIVERSER En
1974, on découvre la présence massive
d'amiante sur le campus de la faculté de
Jussieu, à Paris. Un scandale qui n'a en
rien accéléré le lent train de la justice
française.
Et ce n' était pas qu'un soupçon
puisque nous avions accompagné la
publication de documents provenant
des entreprises de focage qui avaient
travaillé sur le chantier ! » Il a fallu
attendre 2005 pour que les copropriétaires de la tour, hébergeant des
entreprises comme Axa, le Crédit
agricole, la MGEN et même le conseil
national de l'ordre des architectes, se
décident à entreprendre les travaux
de désamiantage. Pendant ce tempslà, l'amiante de la tour Montparnasse
a fait des victimes. Trois, selon des
informations en provenance de la
caisse régionale d'assurance maladie,
dont un directeur technique chargé
de l'entretien de la tour.
↑
Pourquoi avoir attendu dix ans, alors
qu'entre-temps l'amiante avait été
définitivement interdit en 1997 ? « Le
déni est généralisé », répond Henri
Curot, pompier depuis trente ans
dans la tour. Celui des copropriétaires et de leur syndic, Icade, efrayés
par le coût des travaux. Et celui de
l'administration préfectorale qui
couvre les atermoiements. Mais les
syndicats et les représentants du personnel travaillant sur place ont, eux
aussi, louvoyé, acceptant le désamiantage étage par étage sans évacuation générale. « Désamianter sans
évacuer était faisable, explique Michel Parigot, mais ce n'était pas raisonnable ! » De fait, comme redouté,
les poussières d'amiante se sont répandues dans les étages qui n'étaient
pas en travaux, entraînées par les
systèmes de climatisation.
Suzel Pouch, salariée d'Amundi, une
fliale du Crédit agricole, arrive dans
la tour en septembre 2011. Elle est
déléguée CGT depuis longtemps et se
fait nommer au comité d'hygiène, de
sécurité et des conditions de travail
(CHSCT). Naturellement, elle pose
des questions sur les risques liés à
l'amiante. « Même les délégués syndicaux m'ont répondu qu'il n'y avait
pas de problème, alors que, quelques
mois plus tard, des prélèvements ont
révélé que les seuils réglementaires
de présence de fbres dans l'air ambiant étaient dépassés. Il ne fallait
pas faire fuir les clients, pas efrayer
le personnel, pas prendre le risque de
leur faire perdre leur emploi. Les
gens préfèrent l'amiante invisible,
dont les efets se font sentir quinze
ans plus tard, au chômage. » Depuis,
elle a fait valoir son droit de retrait
et s'est démenée pour obtenir le déménagement de son entreprise à
l'automne 2013.
« LE PRÉFET AURAIT DÛ ORDONNER L'ÉVACUATION DE LA TOUR
MONTPARNASSE. EH BIEN, NON ! IL
SE CONTENTE DE MESURES DE
PRÉCAUTION. » HENRI CUROT,
POMPIER RATTACHÉ À LA TOUR
Longtemps, les copropriétaires ont
nié que les poussières d'amiante en
provenance des étages en travaux
pouvaient contaminer le reste de la
tour. Toujours la peur de faire fuir les
locataires, et de perdre de l'argent.
Jusqu'à ce que l'inspection du travail
s'alarme l'été dernier, aiguillée par
un informateur anonyme. Juste avant
de saisir le procureur de la République de Paris, elle a ordonné une
expertise. Marianne a pu consulter
les conclusions de cette enquête, pas
encore publique : sur les 59 étages du
bâtiment, 11 ont été sondés. Dans
chacun d'entre eux, le seuil réglementaire de présence de fbres est largement dépassé. Désamianter sans
évacuer n'était décidément pas raisonnable.
« Face à un tel risque, le préfet aurait
dû ordonner l'évacuation de la tour,
s'indigne le pompier Henri Curot. Eh
bien, non ! Il se contente de demander poliment à Icade de renforcer les
mesures de précaution. » Il poursuit,
très en colère : « Comment des précautions seront-elles prises demain,
alors qu'aujourd' hui les négligences
s'accumulent ? On a remonté des armoires de vestiaire sur lesquelles des
poussières étaient tombées pendant
le désamiantage !
Et personne ne dit rien ! » Il raconte
aussi comment, pour les besoins de
son travail, il est amené à intervenir
dans les gaines d'aération. « On devrait porter des combinaisons
blanches et des masques. Mais on ne
le fait pas, ça foutrait la trouille à
tout le monde si on nous voyait accoutrés de la sorte ! »
« Au lieu de désamianter, les copropriétaires ont fait semblant », explique Michel Parigot. Voilà la conséquence du refus d'évacuer totalement
la tour. « En Allemagne, ajoute ce
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porte-parole des victimes, les normes
sont moins contraignantes, mais,
quand on décide de désamianter, on
le fait en un temps record. Ici, on dirait que les normes sont faites pour
être contournées ! Ce qui se passe à la
tour Montparnasse est typiquement
français. »
UNE PSYCHOSE, L'AMIANTE ?
Typiquement français et surtout à
l'image de ce qui constitue le scandale de l'amiante depuis près de quarante ans : circulez, y a rien à voir !
En octobre 1996, alors qu'il était le
patron de l'Institut de physique du
globe installé à Jussieu, Claude Allègre publie dans le Point une tribune
incendiaire qui fait scandale.
France quand elle s'est enfn décidée
à interdire défnitivement l'amiante.
Le Canada, principal producteur
d'amiante dans le monde, a porté
plainte devant l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour pratique déloyale, en se prévalant des
arguments de Claude Allègre. Il a fallu deux ans à l'OMC pour se rendre
compte de son erreur et donner acte
aux contre-arguments de l'Inserm
qui ont motivé la décision de la
France.
« EN FRANCE, CONTRAIREMENT À
CE QUI SE PASSE EN ALLEMAGNE,
ON DIRAIT QUE LES NORMES SONT
FAITES POUR ÊTRE CONTOURNÉES ! » MICHEL PARIGOT, DU COMITÉ ANTI-AMIANTE DE JUSSIEU
« Par un phénomène de psychose collective, écrit-il, on a transformé un
problème de risque mineur en un
problème de risque majeur. Et ce,
pour la modique somme de 1,2 milliard de francs. » Selon lui, seuls les
travailleurs exposés à des fortes
doses d'amiante courent un risque.
Les publications scientifiques qui se
sont accumulées les années suivantes lui ont donné tort. Pourtant,
rapporte François Malye dans
Amiante, 100 000 morts à venir (Le
Cherche-Midi, 2012), il ne changera
jamais une virgule, pas un mot à ce
qu'il a écrit. « Je le dis et je le répète,
martèlera
l'ex-ministre
de
l'Education nationale et de la Recherche, à faible dose, la poussière
d'amiante n'est sans doute pas plus
dangereuse que la poussière de silice
que l'on respire sur la plage. Ou alors,
il faut interdire les plages. » Claude
Allègre était à l'époque un scientifique de premier plan, mondialement
reconnu. Ses prises de position, violentes, eurent des conséquences notables. D'abord sur l'opinion, troublée par les références d'un tel opposant. Ensuite, sur la position de la
↑
MARTINE AUBRY a été mise en examen
en 2012 pour avoir tardé à transposer une
directive européenne de 1983 sur
l'exposition des travailleurs à
l'amiante. Photo : ALEXIS CHRISTIAEN /
MAXPPP
« UN PROBLÈME DE RISQUE MINEUR »
En 1996, claude Allègre minimise la crise
et affrme que seuls les travailleurs exposés à des fortes doses d'amiante courent
un risque. La suite des événements lui a
donné tort.
L'HEURE
DE
RENDRE
DES
COMPTES EST VENUE
Aujourd'hui encore, le Comité antiamiante de Jussieu soupçonne
Claude Allègre d'avoir retardé le démarrage du désamiantage du campus
du temps où il était ministre, alors
que son prédécesseur, François Bayrou, avait lancé la procédure.
L'intéressé s'en est toujours défendu.
Il a, en tout cas, échappé à une mise
en examen dans l'enquête de la juge
Marie-Odile Bertella-Geffroy. A la
différence de Martine Aubry qui occupa le poste de directrice des relations du travail de 1984 à 1987, puis
celui de ministre du Travail de 1991 à
1993 et enfin celui de l'Emploi et de
la Solidarité de 1997 à 2000. Or, ces
trois époques sont des moments clés
dans les hésitations de la France à interdire l'amiante.
Fin 2012, Martine Aubry a été mise
en examen pour avoir tardé à transposer dans le droit français une directive européenne exigeant de réduire de moitié les doses maximales
auxquelles pouvaient être exposés
les travailleurs. Publiée par Bruxelles
en 1983, la directive accordait trois
ans de délai. Martine Aubry a signé
la version française au début 1987, à
peine en retard, en tout cas pas dans
la précipitation. Lors de l'audition à
l'issue de laquelle elle a été mise en
examen, elle s'est justifiée en mettant en avant les impératifs de
l'administration pour organiser la
transcription. Et, surtout, elle s'est
prévalue de l'absence d'alerte ou de
publications alarmantes justifant
qu'elle accélère le processus. Dans
son livre, François Malye rappelle
que, de 1970 à 1987, 4 222 études
scientifques ont été publiées sur le
sujet dont 225 en français…
Au fond, ce qui est reproché à
l'ancienne ministre dépasse la seule
question des retards de transposition. En réalité, Martine Aubry aurait
participé à l'installation de la notion
d'« usage contrôlé », principe défendu ardemment par le lobby de
l'amiante. Un concept permettant
aux industriels de diférer le plus possible l'interdiction. Pour imposer leur
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point de vue, les professionnels ont
créé et fnancé le Comité permanent
de l'amiante (CPA), installé au siège
d'une entreprise de communication.
Autour de la table, des scientifques
de haut vol, des syndicalistes venus
de toutes les centrales (sauf de FO
qui a refusé d'y siéger) et des représentants de l'administration. JeanLuc Pasquier, envoyé par la direction
des relations du travail qu'a dirigée
Martine Aubry, y a siégé pendant
douze ans. Il a, lui aussi, été mis en
examen. La juge Bertella-Gefroy le
soupçonne d'avoir été les yeux et les
oreilles de Martine Aubry. Il l'a
d'ailleurs admis lors d'un entretien
avec François Malye. « J'y suis allé sur
ordre, peuton lire dans le livre, p. 79.
De mes diférents supérieurs hiérarchiques. Y compris Martine Aubry ?
Bien sûr. Elle était tenue au courant
de tous les dossiers chauds et
l'amiante en faisait partie. »
Parution : Hebdomadaire
↑
ce jour, aucune confrontation n'a été
organisée.
CONTRE L'ABANDON DES POURSUITES,
des manifestants de l'Association de défense des victimes de l'amiante (Andeva)
se réunissaient devant le pôle santé du
tribunal de grande instance, à Paris, le 6
novembre dernier.L
LA JUSTICE FRANÇAISE JOUE LA
MONTRE
Devant la juge, lors de son audition,
Pasquier s'est rétracté. Le livre de
François Malye n'a pourtant jamais
été attaqué en diffamation. Lors de
son audition, Martine Aubry a expliqué qu'elle ignorait la présence
même de son collaborateur au CPA. A
Les arguments de l'ancienne ministre
ont été entendus par la chambre
d'accusation de la cour d'appel qui,
quelques mois après sa mise en examen, a annulé la procédure. Saisie,
la Cour de cassation a invalidé
l'annulation en décembre dernier, redonnant le statut de mise en examen
à Martine Aubry.
De procédure en procédure, le procès
de l'amiante est sans cesse reporté.
Retarder l'échéance, toujours : voilà
la stratégie française pour efacer les
scandales. L'afaire de la tour Montparnasse démontre, une fois de plus,
que ce vieux réfexe est toujours vivace ■
par Jean-Claude Jaillette et J.-C.j.
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