Communiquer, échanger, s`informer Les faux-semblants de la

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Communiquer, échanger, s`informer Les faux-semblants de la
Communiquer, échanger, s’informer
Les faux-semblants de la communication
Jannis Kallinikos est professeur au département des Information systems à la London School of
Economics, spécialiste de la communication et des nouvelles technologies. L’homme
contemporain, explique-t-il, évolue dans un ensemble d’artifices de communication : ordinateurs,
télévisions, téléphones portables... Peut-on pour autant en conclure que nous faisons l’expérience
d’un échange plus intense ?
Nous disposons sans conteste aujourd’hui d’une quantité extraordinaire d’informations. Mais peut-on considérer l’homme
contemporain comme un être plus « communicatif » qu’auparavant ?
Jannis Kallinikos. – Oui et non. Commençons pas le « oui ». Sans aucun doute, l’homme contemporain
a accès à un plus grand nombre d’informations. Il utilise des machines qui lui donnent la possibilité d’aller
au-delà des limitations inhérentes à la communication interpersonnelle directe, laquelle exige
inévitablement la présence simultanée des deux interlocuteurs dans un « ici et maintenant ». Aujourd’hui,
on peut traverser le temps et l’espace, se mettre en contact avec des gens qui se trouvent à des endroits
très éloignés, avoir accès à des bases de données et d’informations de toute sorte, que ce soit des
programmes, des films, ou de la musique. Tout cela est incontestable, ou plutôt tellement évident qu’il n’y
aurait pas de sens à vouloir le contester. Effectivement, de ce point de vue, l’homme contemporain est
beaucoup plus « communicatif ». Mais il faut comprendre que la vie contemporaine est organisée de telle
sorte que ladite « communication » est imposée aux individus. L’on peut certes avoir le choix de
l’interlocuteur ou du type d’informations que l’on souhaite recueillir, mais l’ensemble des actes de
communication est intimement connecté à un mode de vie contemporain qui est, lui, presque dépourvu
d’alternative ; il constitue un système qui ne se présente pas en tant que tel comme un possible objet de
choix. L’évolution des media de communication est un fait, et nous sommes obligés d’y participer. Celui
qui ferait le choix individuel de ne pas s’y mettre resterait définitivement et irrévocablement en dehors de
ce système dont la dynamique se détermine par des procédures (économiques, technologiques, sociales)
bien au-delà du niveau individuel. Et par cette dernière observation je voudrais entrer dans la deuxième
partie de ma réponse, qui serait le « non », ou plutôt un grand point d’interrogation.
Les évolutions contemporaines du domaine de la communication ne se développent pas en sens unique.
Et elles n’ont pas un sens unique non plus. Rien ne peut être gagné sans perdre quelque chose d’autre. Et
ce qu’on perd, dans ce cas-là, est la richesse d’une communication interpersonnelle contextuelle, la
participation de tous les sens du corps humain et l’abondance sémiologique qu’offre le contexte.
L’Internet, par exemple, malgré les tentative actuelles pour intégrer un sens supplémentaire (l’ouie) dans
l’utilisation de ses services et ainsi transformer cet outil en un outil audiovisuel, reste malgré tout
principalement visuel. D’autres données sémiologiques comme la richesse d’un regard, les nuances dans le
ton de la voix, l’exaltation dans l’expression, le silence, la posture corporelle se réduisent significativement
et même se perdent. En ce qui concerne des formes de communication plus « primitives » mais aussi plus
riches, comme le toucher, l’olfactif, le goût… que se passe-t-il ? Dans le meilleur des cas, le monde des
multimédia sera un monde audiovisuel (principalement visuel et un peu audio) alors que le reste des sens
connaîtront un déclin.
Allez-vous jusqu’à dire que les prophéties faites par Mc Luhan étaient fausses ? Que la télévision et l’Internet ne sont pas
arrivés à nous offrir un monde plus riche, un panorama communicatif pluridimensionnel, sans comparaison avec celui qui
dominait l’époque pré-informatique ?
Jannis Kallinikos. – Bien sûr, Mc Luhan était un observateur très perspicace ; et il est vrai que dans le
monde anglo-saxon (je ne sais pas en France) il y a, à présent, une redécouverte de sa réflexion, surtout
après l’arrivée d’Internet, à propos de la consolidation de la « communication iconique » – c’est-à-dire à
propos de la contribution de l’image à la transformation tant de la communication que de la pensée
humaine de systèmes holistiques. Pourtant, je pense que les prévisions de Mc Luhan étaient au moins
incomplètes : sans aucun doute, l’écriture et ce qu’il avait appelé « la galaxie de Gutenberg » ont joué un
rôle dans la formation d’une pensée linéaire qui a été associée, d’une façon plus générale, à la « rationalité
occidentale ». Cependant, l’influence de l’écriture sur les humains a été beaucoup plus ambiguë et
compliquée que ce que Mc Luhan a essayé de décrire. J’évoquerai ici le nom du critique littéraire nordaméricain Sven Birkerts, qui a démontré à travers son œuvre les multiples manières par lesquelles le texte
écrit se connecte à l’acte de l’imagination. Il suffit de se référer à la poésie et la littérature, formes d’écriture
par excellence associées à la création imaginative du monde. Si Mc Luhan vivait aujourd’hui et qu’il voyait
les résultats de la télévision et des multimédias, il serait probable qu’il réviserait ses théories, au moins en
partie.
Bref, pour résumer, d’un côté nous avons l’évolution des médias et des formes de communication par
rapport à la quantité et à l’exactitude des informations fournies, et de l’autre côté deux caractéristiques
déterminant cette évolution : une surabondance d’informations qui ne sont pas forcément pertinentes, et
une communication techniquement médiatisée qui ne peut qu’être plus pauvre en termes de stimuli
esthétiques et sémiologiques. Voilà ma réponse à votre question.
Pour le meilleur ou pour le pire, il est alors évident que nous sommes entrés dans un monde autonome, régi par ses propres
règles. On pourrait penser ici à l’œuvre de Jean Baudrillard et notamment à la fameuse « transformation virtuelle » de la vie
contemporaine.
Jannis Kallinikos. – Vous avez raison. À sa manière – un peu proliférante sans doute – Baudrillard a
décrit certaines des conséquences des technologies de communication et d’interaction, mais en les plaçant
dans un cadre plus ample de changements socioculturels. C’est-à-dire que l’augmentation des données
informatiques fait partie, pour Baudrillard, d’un processus culturel plus ample qui se sert du véhicule de la
technologie. Cette augmentation du nombre de données, associée à la diffusion des technologies
modernes, crée un monde autonome – un monde de simulations – qui transforme la vie en effaçant la
ligne qui sépare les données communiquées (représentations) de la réalité. Cela contribue ainsi à la création
d’un monde de simulacres et à la fameuse « hyper-réalité ».
Cette brève et incomplète référence à Baudrillard (qui mériterait bien sûr d’être approfondie) suggère que
le type de communication et le type de données communiquées sont aujourd’hui radicalement différents
de ce qu’ils étaient auparavant ; cela suggère aussi qu’on ne peut répondre à votre première question par
une simple affirmation ou négation. Reprenons : la réponse à la question si aujourd’hui nous sommes
mieux ou plus mal informés qu’à d’autres époques est indissociable de la relation subtile entre le monde de
la production et de la circulation de l’information, d’un côté, et le monde de l’action et des événements, de
l’autre – ce que l’on appelle simplement la « réalité ».
Vous entendez par cela que nous pouvons parler de deux mondes différents, un monde réel et un autre monde virtuel ?
Jannis Kallinikos. – C’est là que se trouve le problème. Si l’on pouvait parler, avec une telle facilité, de
deux mondes et d’une relation évidente et facilement définie entre les deux, on pourrait alors parler d’un
échange d’informations relativement transparent. Mais à partir du moment où les frontières de ces deux
mondes se brouillent, on ne peut parler que d’un autre univers de communication, très particulier.
Et quelle est alors la place de la virtualité ?
Jannis Kallinikos. – La possibilité de confirmer la véracité des données communiquées par référence à
une réalité extérieure tangible n’existe plus aujourd’hui : et la virtualité consiste justement dans l’abolition
de cette relation de référentialité. L’interruption de cette relation entraîne l’éloignement progressif et la
disparition du monde tangible de la référence, au profit du monde des représentations qui s’étend de plus
en plus et qui occupe chaque jour plus d’espace. C’est là qu’intervient le virtuel et qu’on peut établir une
relation avec Baudrillard.
À ce niveau, il faudrait signaler que le monde virtuel, tel que nous l’entendons, ne coïncide pas avec la
conception traditionnelle du nominalisme philosophique – qui pense que le monde des objets, si on peut
parler d’un tel monde, n’est qu’un reflet de catégories intellectuelles (langues, concepts culturels, etc.)
fabriquées par les humains. Pour nous, c’est plutôt la multiplication des données communiquées qui
pousse ce que nous appelons « le réel » de plus en plus à la marge. Le terme de « virtualité » a été aussi
utilisé dans un sens strictement technique, pour décrire la simulation technique de situations réelles (flight
simulation) ; mais nous utilisons ce terme dans un sens beaucoup plus large.
Pour revenir à la question de la communication, comment pourrait-on associer tout ce que vous venez de dire au fait de
communiquer ?
Jannis Kallinikos. – Qu’est-ce la communication, sinon un échange d’opinions et d’informations entre
deux ou plusieurs personnes ? Le mot communiquer sous-entend, par son étymologie, le fait d’être en
communion avec les autres. Or, pour ce faire, le sujet humain a besoin de produire et d’établir une série de
distinctions sur le réel. Tout échange d’opinions ou d’informations implique un échange de distinctions.
En ce sens, une distinction est une information, et l’échange d’informations est toujours un jeu qui
implique l’acceptation, l’amplification ou la révision des distinctions existantes. Tout ce transfert de
nouvelles et de données n’est que la manière contemporaine de communiquer, qui n’implique pas
nécessairement l’existence d’un émetteur et d’un récepteur, selon le modèle classique. L’émetteur et le
récepteur se sont éloignés, ils sont spatialement et temporellement dispersés et désynchronisés. Les
informations circulent à l’aide de leur propre dynamique et sans l’intervention des sujets. S’il arrive que
quelqu’un, à un moment donné, à un espace donné, s’approprie ces données pour des raisons personnelles
ou professionnelles, c’est une autre question, sans doute d’une certaine importance mais néanmoins
réduite pour notre univers de communications qui produit des distinctions et des informations pour un
Autre général et non pas pour des sujets personnalisés.
Des informations qui se produisent et qui circulent en dehors et indépendamment des sujets, cela évoquerait plutôt une « anticommunication »…
Jannis Kallinikos. – Tel est notre monde et notre condition contemporaine. N’est-ce pas un monde
ennuyeux ? Quand la motivation et la possibilité d’avoir une relation personnelle avec l’insaisissable tas
d’informations, produites chaque minute au sein de ce système, sont définitivement perdues, alors la
communication se transforme en son contraire. Tout, sauf entrer en communion : c’est ce qui nous attend,
chacun de nous. L’homme d’aujourd’hui pénètre dans un énorme désert d’informations en s’éloignant
davantage à chaque pas de la possibilité de leur donner un sens et un but. En travaillant inlassablement à
produire toujours plus de distinctions/informations, le système finit par abolir toute distinction.
Propos recueillis par Christina Komi