Un ange en trop

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Un ange en trop
Un ange en trop
23 Février 1991
Je pensais que je n’existais pas à ses yeux mais j’ai enfin reçu l’attention que
j’espérais depuis tant d’années. Demain pour mes seize ans, je ne voulais qu’une
seule chose : une journée avec maman. Elle me l’a promis, demain ce sera elle et
moi seulement! Avec la naissance de ma sœur qui approche, j’avais peur de ne
plus avoir ma place ici. Je regrette qu’elle ne connaisse pas son père non plus. J’ai
vécu avec cette absence pendant seize ans. Je me demande si c’est pour ça que
maman me donne si peu d’importance. Est-ce qu’elle me croit responsable du
départ de papa?
Paula leva les yeux du texte qu’elle parcourait et se frotta le visage. Elle se
sentait coupable de plonger ainsi dans le passé de cette personne, mais qu’importe
elle ne l’avait pas volé. Et puis, cette fille devait avoir trente-cinq ans aujourd’hui,
une famille, et probablement oublié qu’elle avait tenu un journal intime. De plus,
après en avoir lu quelques pages, Paula était persuadée qu’elle ne le regrettait pas,
toute sa vie n’avait été que tristesse, délaissée par une mère froide qui ne lui
accordait que peu d’attention, cette enfant n’avait pas été choyée.
S’immiscer dans sa vie lui procurait une sensation étrange, elle se sentait à
la fois proche d’elle tant sa souffrance débordait des pages, et si loin. Au moment
où cette fille écrivait son journal, elle n’était même pas née, une génération les
séparait et pourtant… Paula jeta un œil à sa montre, sa mère avait deux heures de
retard! Elle referma délicatement le carnet rose, mémorisant la page à laquelle elle
avait interrompu sa lecture, le posa sur ses genoux et soupira. Décidément, elle
n’avait pas prévu de passer le jour de ses dix-neuf ans cloitrée dans une cabane au
fond des bois.
Sa mère avait proposé un week-end dans un chalet, et lui avait indiqué
l’itinéraire pour s’y rendre, elle la rejoindrait après son rendez-vous chez le
médecin. L’inquiétude la gagna, et si le rendez-vous s’était mal passé ? S’il était
arrivé quelque chose au bébé ? Paula chassa de son esprit ces mauvaises
pensées, sa mère, enceinte de six mois, se portait comme un charme. Donc
aucune raison de s’inquiéter. Cependant un détail la chagrinait, elle aurait tant aimé
1 que sa future sœur connaisse les joies d’une véritable vie de famille avec un père
et une mère. Malheureusement, sa mère avait choisi de concevoir seule un enfant
et n’avait jamais avoué l’identité du père de sa petite sœur. Serait-ce à cause de
son père à elle que sa mère se méfiait des hommes ?
Paula repoussa cette éventualité. Sa mère lui avait apprit il y a quelques
années, qu’elle avait décidé en accord avec son père qu’elle seule élèverait
l’enfant. L’idée que son père n’avait voulu ni la connaître ni la reconnaître l’avait
blessée, mais elle s’était relevée grâce à l’amour de sa mère. Elle espérait
seulement que sa sœur n’en souffrirait pas autant. D’abord étonnée des choix de
sa mère, Paula avait finalement pris le parti de la soutenir pendant sa grossesse.
C’était donc seule, que Paula avait franchi le pas de la cabane louée par sa
mère. Le camping, très peu pour elle, mais sa mère avait tellement insisté qu’elle
avait fini par céder. Et puis, comment lui opposer un refus alors qu’elle s’était
occupée des réservations, et qu’elle était si émotive ces derniers jours?
Sitôt entrée, Paula hésita à faire demi-tour tant l’endroit la rebutait, rien de
charmant contrairement à ce qu’elle avait imaginé, une simple cabane dans les
bois… Néanmoins elle y pénétra, et malgré le froid qui régnait, fit le tour du
propriétaire. L’endroit était si étroit qu’elle peinait à croire que sa mère l’avait loué
en connaissance de cause. Rustique, la pièce n’était que bois, du sol au plafond,
un lit trônait en son centre, bordé par deux tables de nuit. Ni télévision, ni radio, ni
téléphone. Sur une table, une bouteille d’eau avec un message « pour toi, au cas
où ». Paula déposa son sac et s’assit au fond du rocking-chair face au lit, dépitée.
Son téléphone dans la main, elle guettait un appel de sa mère. Rien. Lorsqu’elle
composait son numéro, les sonneries s’égrenaient dans le vide.
La nuit commençait à tomber, n’en pouvant plus, la jeune femme, gelée, se
leva pour se dégourdir les jambes. La perspective de passer la nuit ici ne
l’enchantait guère. Un faible tintement retentit. Intriguée, Paula réalisa un instant
plus tard que sa bague avait glissé de son doigt, affiné par le froid. Elle s’accroupit
pour récupérer le bijou qui avait roulé sous le lit. Offerte par sa mère pour ses treize
ans, la bague représentait un ange dont les ailes s’enroulaient autour de son doigt,
l’enlaçant. Et c’est là qu’elle le vit, malgré la poussière qui s’y était accumulée, le
rose de la couverture était encore visible. Curieuse, Paula s’était saisie du carnet et
l’avait parcouru, nichée au fond du rocking-chair. Seuls les événements importants
de la vie de cette fille, la plupart douloureux, étaient relatés avec une innocence et
2 une fraîcheur qui transparaissaient à travers son écriture fine et appliquée. Rongée
par la curiosité de connaître les événements qui suivirent, Paula reprit sa lecture.
24 Février 1991
Je devais écrire! Tout à l’heure, je dois rejoindre maman pour notre weekend entre filles, et elle vient de m’offrir mon cadeau : c’est une bague! J’adore sa
forme d’ange qui s’enroule autour de mon doigt!
Une décharge électrique la parcourut lorsqu’elle déchiffra la dernière phrase.
La coïncidence lui coupa le souffle. Une telle similitude entre la bague de la jeune
fille de seize ans en 1991 et la sienne la fit frissonner. Prenant conscience de sa
sottise, Paula secoua la tête. Décidément, son imagination était débordante! Tous
les bijoutiers avaient un jour édité un modèle de ce genre. Avide d’en savoir plus,
elle tourna la page.
24 Février 1991
Une heure que je l’attends, je commence à mourir de froid! J’ai peur qu’elle
m’ait oubliée, peut-être est-elle redevenue « normale », qu’elle recommence à
m’ignorer, qu’elle ne pense plus qu’à ma future sœur... Je ne sais plus à quoi
m’attendre avec maman. Elle est parfois gentille avec moi mais la plupart du temps,
il n’y a que de la haine dans ses yeux… Elle me fait peur. Heureusement, avant de
proposer ce week-end, elle a changé, un peu comme la mère que je n’ai jamais
eue. C’est le plus beau cadeau d’anniversaire. J’ai eu la bonne idée d’emporter
mon journal : je m’ennuie.
Emue, Paula leva le nez de sa lecture, tant les tourments subis par cette
enfant la touchaient. Qu’une mère se comporte aussi cruellement avec sa fille lui
semblait inconcevable. D’un geste rageur elle essuya les larmes qui avaient creusé
leur sillon le long de ses joues, but une longue gorgée d’eau avant de se replonger
dans le récit.
En entrant ici j’ai senti une odeur difficile à décrire, c’est un mélange poivré,
du musc aussi, et de l’ambre. C’est particulier mais agréable.
3 La description bien qu’imprécise lui semblait familière, tel un parfum qu’elle
aurait déjà senti. En revanche, impossible de se souvenir où et quand. Paula perçut
au loin un crissement de pneus sur les gravas jalonnant le sentier menant à la
cabane. Sa mère n’allait pas tarder, il lui restait un paragraphe à lire. Il fallait qu’elle
le lise. Elle tourna la page et ses yeux roulèrent sur le papier.
Je n’y crois pas que maman ait loué cet endroit, il fait froid et c’est moche.
Elle avait mentionné un chalet, c’est en fait une cabane au milieu de la forêt! Il n’y a
qu’un lit… Deux tables de chevet et un rocking-chair. Heureusement elle a prévu de
l’eau! J’espère ne plus revenir ici! Et que Paula n’aura pas à subir ça. Maman
pense à appeler ainsi ma petite sœur, c’est joli. Je sais qu’elle l’aimera plus que
moi. J’entends une voiture. Elle arrive.
Les mots déchiffrés lui firent l’effet d’un coup de fouet, les lettres se
mouvaient dans un ballet macabre devant ses yeux embués. Son cœur s’était logé
à ses oreilles, son sang battait à ses tempes, ses membres étaient engourdis. Trop
de concordances pour n’être qu’une simple coïncidence. La description de la
cabane, le prénom… Son prénom. C’était trop pour n’être qu’un simple hasard. Il
devait y avoir une explication, elle n’avait pas de sœur, n’en avait aucun souvenir,
et sa mère n’avait jamais évoqué un tel passé! Qui était cette fille venue ici pour y
laisser son journal intime ? Le carnet ne contenait plus aucun récit, c’était la
dernière page noircie d’encre.
Le souffle court, Paula referma brutalement le journal, elle regrettait de l’avoir
lu, trouvé ! Elle devait s’en débarrasser, le brûler, l’oublier! Pourquoi lui semblait-il si
important, lui accordait-elle un tel crédit alors qu’il remettait en cause tout ce en
quoi elle croyait ? Le claquement d’une portière l’avertit que sa mère allait franchir
le pas de cette porte. Cacher le journal !
Paula se précipita vers le premier endroit qu’elle vit, ouvrit le tiroir de la table
de chevet avec une telle violence qu’un objet tapi au fond roula jusqu’à sa portée.
Une fiole en verre. Paula s’empara du flacon de parfum. Les lettres d’or imprimées
sur la fiole s’emmêlaient, elle dut faire un effort pour les aligner dans le bon ordre.
« La Belle Henriette ».
A cet instant, la porte s’ouvrit brusquement, le flacon lui échappa des mains
et vint se briser au sol, embaumant la pièce de l’effluve que Paula reconnut, l’ayant
4 senti toute son enfance au creux du cou de sa mère. Cet effluve mêlant habilement
essences poivrée, musquée et ambrée. Tout ce qui était écrit dans ce journal était
donc vrai ! L’épais brouillard flottant devant ses yeux s’évanouit fugacement.
«Tu m’as fait peur…
- Désolée, ce n’était pas mon intention.
- Je vais chercher de quoi nettoyer », murmura Paula la lèvre tremblante.
Sa blondeur angélique, ses yeux bleu glacier, ses traits fins, son ventre
rebondi, tout chez sa mère inspirait la douceur, rien ne laissait penser qu’elle avait
été cette femme âpre. Or il n’y avait pas d’erreur possible ! Paula sortit fébrilement
par la porte de derrière, comptant se mettre discrètement au volant de sa voiture et
partir pour y voir clair. Pourtant ses jambes refusaient de lui obéir, seul son cerveau
fonctionnait à vitesse normale. Elle avait à peine fait quelques pas qu’elle buta sur
une matière dure. Ne pouvant rien retenir, elle s’étala sur le sol boueux.
Etourdie, Paula releva péniblement la tête, cherchant du regard ce qui l’avait
fait chuter. Un hurlement de terreur lui échappa, une violente nausée la saisit, la
vision qui s’offrait à elle n’était que pure horreur, l’amas d’os sur lequel elle avait
trébuché prenait funestement la forme d’un squelette dont seul le crâne dépassait
du sol boueux ainsi qu’un os au bout duquel cinq doigts osseux faisaient face au
ciel, dans un geste désespéré de défense. L’annulaire était cerclé d’un anneau
rouillé dont la forme d’ange aux ailes enroulées autour de la phalange était intacte.
Le bruit sinistre d’un objet métallique traîné la fit reprendre ses esprits, la
réalité sinistre d’une mère infanticide s’imposa à elle. Les faits du journal faisaient
bien partie du passé de sa mère, assassin de son propre enfant, laissant pourrir
son cadavre à la merci des insectes et des intempéries. Tous les éléments
s’emboîtant dans son esprit, l’horreur de la situation ne se fit que plus réelle. Ce
que cette fille avait vécu, elle était en train de le vivre!
« C’est toi qui as fait ça?
- Il le faut, ma chérie… Tu dois lui laisser la place pour que je l’aime à sa
juste valeur, tu l’aimes n’est-ce pas ? Tu peux faire ce petit sacrifice pour elle ?
- Maman, tu es malade, tu dois arrêter ! », hurla-t-elle avant de montrer le
squelette gisant au sol, « c’est toi qui as tué ma sœur ?
- Il le fallait pour que je puisse t’élever dans de bonnes conditions! Mes
sœurs m’ont gâché la vie! Elles avaient tout, je n’étais rien ! Je ne laisserais pas
mon enfant subir ça !
5 - Je m’en irai, tu ne me reverras plus, mais ne fais pas ça…, supplia-t-elle.
- Tu n’auras pas mal, tu ne sentiras rien… »
Paula cherchait un sens à ces dernières paroles. Soudain, elle sentit ses
muscles s’engourdir, un à un, la plongeant dans une profonde léthargie. Dans un
sursaut de lucidité, elle se souvint du message accompagnant la bouteille qu’elle
pensait pleine d’eau uniquement, « Pour toi, au cas où » et comprit la raison du
retard. La dernière image qu’elle vit avant que sa vision ne se brouille fut celle de
sa mère, le regard fou, s’approchant, une pelle à la main qu’elle faisait traîner
lourdement derrière elle. L’obscurité l’engloutit tandis qu’elle s’effondrait près du
cadavre de sa sœur.
Sarah LAHLALI
2ème Prix Collège Etudiants
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