LE COUP DE LA MAITRESSE La nuit sombre pesait sur la banlieue
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LE COUP DE LA MAITRESSE La nuit sombre pesait sur la banlieue
LE COUP DE LA MAITRESSE La nuit sombre pesait sur la banlieue de Chicago. Les rues étaient désertes, silencieuses, muettes. Seul un bar, le Phillies, montrait encore quelques signes de vie. Un policier, James, décida d’aller s’y détendre. L’établissement était situé à proximité de son commissariat. En entrant dans le bar, fatigué et préoccupé, il ne remarqua pas les deux derniers clients assis. Il commanda un café serré et s’accouda au comptoir. Devant sa tasse, bercé par le tintement de sa cuillère contre la porcelaine, il pensait à ses problèmes financiers. Entretenir sa famille avec son seul salaire devenait de plus en plus compliqué. Sa femme Jessica avait arrêté son activité de secrétaire dactylographe pour élever leurs deux enfants, Alysson et Jason. La situation avait rapidement dégénéré après la naissance de leur fils. Jessica, fatiguée par les cris de sa progéniture, était tombée en dépression. Les enfants avaient grandi et étaient devenus incontrôlables. La conduite de Jason empirait chaque jour : le jeune garçon faisait l’école buissonnière, répondait à ses parents et sortait sans permission la nuit. Personne ne comprenait pourquoi Alysson et Jason étaient si difficiles. James les avait fait défiler devant des spécialistes, des professeurs, des médecins, divers thérapeutes, même des guérisseurs, sans aucune amélioration. Personne n’avait réussi à calmer ses enfants. Et puis, lassé de cet acharnement infructueux et onéreux, James avait baissé les bras. Comme ça. Du jour au lendemain. Il leva les yeux et regarda le couple attablé près de lui qui échangeait des confidences. Ces deux personnes lui semblaient presque familières. La femme était blonde et fine comme Jessica, avant les enfants. L'homme était très grand, brun, un peu intimidant. Ce couple lui rappelait le sien, au début de leur mariage, quand Jessica et lui se sentaient complices. Perdu dans ses pensées, le policier passait d'une idée à l'autre. Il repensait au crime qu'il avait constaté cinq jours auparavant. Cette affaire l'obnubilait. On avait retrouvé un vieil homme mutilé et pendu au-dessus de son coffre-fort vide. Sa chemise était lacérée. Sur sa poitrine, une marque au fer rouge sur laquelle on distinguait le contour de pétales de fleur. Le reste du dessin n’était pas identifiable. La victime avait fait fortune grâce à des spéculations boursières et vivait seule dans un grand manoir. Quelques mois auparavant, l'homme s'était entiché d'une jeune maîtresse. Au dire du personnel, elle avait réussi à gagner sa confiance et à accéder à ses secrets les mieux gardés, comme la combinaison de son coffre-fort. Depuis la découverte du corps, la jeune femme avait disparu mais le majordome avait décrit la mystérieuse amante : une brune élancée, plutôt belle. On rapprochait cette affaire de trois autres crimes survenus un an auparavant, qui suivaient le même mode opératoire : les victimes étaient de vieux hommes riches, tombés sous le charme d'une mystérieuse femme, qui parvenait à s'enfuir avec leur argent après les avoir assassinés. Le scénario manquait d'originalité mais après chaque crime, la population était effrayée et la police dépassée. Pour James, c’était une enquête importante, peut-être la plus importante de sa carrière. Il avait donc décidé d’y employer toutes ses forces. Il était déjà retourné plusieurs fois sur le lieu du crime. Il avait tout examiné en détails et avait même trouvé un indice : une boucle d'oreille en or. Mais hélas, aucun bijoutier de la ville n'avait pu lui dire qui l'avait achetée. Il commençait à perdre confiance. Pourtant il lui fallait à tout prix arrêter le coupable pour monter en grade. S'il réussissait, il gagnerait plus d’argent et ses problèmes quotidiens trouveraient une solution. Avec Jessica, ils décideraient d’envoyer Jason en pension sans se soucier du coût calamiteux de l'inscription. Quant à Alysson, elle pourrait développer ses talents artistiques dans une prestigieuse école privée. Leur logement serait équipé d'une ligne téléphonique et d'une machine à laver. Enfin, sa femme et lui auraient la chance de s’offrir des vacances dignes de ce nom en France, comme ils l’avaient toujours rêvé. James s’imaginait souvent, Jessica à ses côtés, dégustant des croissants frais sur une terrasse, face à la tour Eiffel. Il souriait à cette pensée. Il fut ramené à la réalité par le klaxon d'une voiture, au loin. Il échangea un regard fugace avec le couple. Un frisson lui parcourut l’échine d'une façon particulièrement désagréable. Il avala son breuvage en quelques gorgées, puis il attrapa le journal du jour sur le comptoir. Il le feuilleta distraitement. En seconde page, l'affaire sur laquelle il travaillait était exposée. James décida de lire l'article, même s'il connaissait déjà tous les détails. La femme suspectée était à la fois impressionnante et terrifiante. Les crimes qu'on lui attribuait témoignaient d'une assurance grandissante. La presse s'était vite emparée de l'affaire et se délectait des détails des crimes. James, agacé par l'article, tourna les pages, regarda vaguement quelques annonces de vente et finit par arriver aux mots croisés. Le calme du bar était plus propice à se concentrer que son commissariat bruyant. Son collègue de bureau, Patrick, était aussi sur l’affaire et semblait bien avancer. Il lui avait révélé que la principale suspecte devait appartenir à un gang dont le signe de reconnaissance était un serpent enroulé autour d'une rose, tatoué à la base du cou. James était jaloux de Patrick. Il réussissait tout. Il avait trois enfants, de véritables anges blonds. Quand ils l’accompagnaient au bureau, ils restaient sages, tout le contraire de Jason ou Alysson. Sa femme était avocate et compensait le salaire médiocre de Patrick, tout en encourageant sa carrière. Les pensées de James furent troublées par le jeune couple qui s'apprêtait à partir. Le policier suivait leurs mouvements des yeux. La femme enfila une veste en fourrure, dégagea ses cheveux aux racines mal teintées, laissant apparaître sa nuque fine et blanche durant un court instant. Elle s'accrocha au bras de l'homme qui rajusta son chapeau. Ils sortirent sans un mot. La clochette de la porte du bar retentit à leur passage. Le barman pesta contre leur manque de politesse et s'affaissa sur le comptoir, fatigué de sa journée. Sans doute voulait-il rentrer chez lui, bien au chaud, mais James n'était pas décidé à partir. Il recommanda un café. Il était de garde ce soir, il devait rester éveillé. Le journal dans les mains, il repensait à l'enquête qu'il devait absolument résoudre. Il craignait que Patrick ne découvrît le coupable avant lui. Il regarda par la fenêtre et vit au loin le couple qui partait en voiture. Souvent, son supérieur venait complimenter Patrick. Il prenait ensuite James à part et lui rappelait de faire plus d’efforts. Cette pression s’ajoutait à celle créée par l’enquête. Bien que James méprisât Patrick, cette situation l'agaçait. De son talon contre le tabouret, le policier battait machinalement la mesure de Blue Moon qui passait à la radio. Il finit son café. Tout se bousculait dans sa tête. Un serpent enroulé autour d’une rose. Il avait déjà vu ça. Il avait la sensation de passer à côté de quelque chose. Soudain, le policier se figea. Sa gorge était sèche et il crut sentir son cœur s’arrêter de battre. Son souffle se bloqua dans ses poumons. Un bruit de porcelaine brisée se fit entendre. Une douleur atroce saisit la main de James. Le barman poussa un petit cri. Le policier avait serré si fort sa tasse qu'elle s'était brisée. Des copeaux de porcelaine entaillaient sa peau. Du sang coulait le long de son poignet. James s’en moquait éperdument. Il sentait à peine le barman saisir sa main pour en retirer les débris. La bouche entrouverte, les yeux exorbités, il semblait mort debout. Son regard restait fixé sur la porte du bar. La porte que venait de franchir une femme dont la nuque, aperçue un bref instant, portait un serpent enroulé autour d'une rose. Charles Rilliard, février 2016