Parce que je le veux bien - Clarence Edgard-Rosa
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Parce que je le veux bien - Clarence Edgard-Rosa
Enquête Une femme-objet, un peu salope, franchement bonne et définitivement con-conne… Pourquoi certains publicitaires, et derrière eux les annonceurs, s’acharnent-ils à se vautrer dans les vieilles ficelles sexistes ? Comment en est-on arrivé là ? Ou, plutôt, comment en est-on resté là ? PUBS SEXISTES PAR CLARENCE EDGARD-ROSA ! n e i b x u e v e l je Parce que © CRÉDIT PHOTO © MYR MURATET/DIVERGENCE Publicité pour le Printemps, à la station Gare du Nord, à Paris, en 2003. Enquête Placardée dans les couloirs du métro, une immense femme allongée, corps huilé, proportions extraterrestres, petite culotte au bout de l’orteil. C’est la campagne des Galeries Lafayette, conspuée le 9 juillet par la secrétaire d’État chargée des Droits des femmes, Pascale Boistard!: « On ne peut pas à la fois lutter contre le harcèlement sexiste et continuer à produire des images qui dégradent l’image de la femme, et en plus font considérer que la femme serait un objet à disposition de tous. » Anna et Souad, 16 et 17 ans, attendent le métro face à l’affiche. L’une ne voit pas le problème, « des corps nus, on en voit tout le temps, alors une de plus ou de moins… Je ne l’avais même pas remarquée ». L’autre s’emporte!: « Justement, y en a partout. Tu peux me citer un seul produit qu’on n’a pas déjà essayé de te fourguer avec une femme à poil"? » Toutes deux ont, par contre, de concert été agacées par la campagne Renault pour sa nouvelle Twingo, en février, et sa pénible « vérité sur les filles ». Une série de spots vidéo mettait en scène des contradictions toutes féminines, assortis d’un hashtag invitant les femmes à lister elles-mêmes les raisons pour lesquelles leurs congénères sont tartes/futiles/chieuses. « Là, typiquement, on nous prend pour des débiles, et en plus, c’est censé nous faire croire qu’on nous comprend vachement bien et donc nous faire acheter une petite voiture “de meuf” », ironise Souad. © CASUAL DATING NE SURTOUT PAS BOUSCULER Qui sont donc ces pubards qui, pour nous fourguer une voiture, un fromage ou une montre, tombent mécaniquement dans le sexisme lourdingue!? Pourquoi ne parviennent-ils pas à renouveler le genre!? Et pourquoi rien ni personne ne semble pouvoir les arrêter!? Pour Marc!1, fondateur d’une petite agence de publicité à Marseille, les publicitaires ne peuvent être tenus pour seuls responsables. La chaîne de fabrication des pubs est tellement vaste qu’une boulette peut intervenir à tout moment et ajouter une dose de sexisme à un propos initialement neutre!: « On a travaillé avec une enseigne de montres pour femmes. Dans le brief, nous avions pris soin de ne pas intégrer de stéréotypes sexistes. Mais la marque a estimé que le métier de notre personnage 'h%#,ěą Penser la jouer original en comparant une voiture à une femme. Casual Dating, 2015 (France) principal n’était pas adéquat, parce que “pas assez féminin”. » L’avocate s’est donc transformée en rédactrice de mode. « La responsabilité est totalement diluée, poursuit Marc. Pour chaque campagne, le photographe apporte lui aussi son regard": s’il cherche à faire une photo sexy – œil mutin, pose glamour –, le résultat global le sera, au risque de brouiller le propos de départ. Même chose pour le stylisme. Et si c’est un mannequin de 18 ans qui est casté alors qu’on avait écrit le concept en imaginant une trentenaire, ça change encore le message final. Ça, ça arrive plus souvent qu’on ne le pense. » Solène!1, qui en est à son troisième stage en agence, a été plusieurs fois confrontée aux stéréotypes réclamés par les annonceurs!: « Ils veulent des femmes qui travaillent, parce que leur cible est active. Mais impossible de donner à un personnage féminin un métier autre que stéréotypé. Si une femme a un job à responsabilités, il convient en général de la montrer crevée et, si elle gagne du pognon, il ne faut pas qu’elle en gagne trop non plus. Et lorsqu’un personnage féminin sort du 45 Causette # 59 cadre, déplore-t-elle, on est rattrapé par l’un des maillons de la chaîne": le créatif, qui va avoir tendance à ramener ça à quelque chose qu’il estime être réaliste, ou le planneur stratégique, qui montre chiffres à l’appui que la cible ne colle pas. » Delphine Quelin est responsable du planning stratégique chez Publicis Lyon, justement. Son job consiste à définir la cible de son client. Par exemple, s’il s’agit des étudiants, elle recense les études et travaux à leur sujet, puis va leur rencontre à la sortie des facs pour observer leurs goûts, leur style de vie, leur vocabulaire. « Quoi qu’il en soit, on ne peut Pourquoi ne voit-on que des femmes manger des yaourts ? « Plus les produits sont dérisoires, plus ce sont les femmes qu’il faut convaincre, parce que 80 % des tâches ménagères leur incombent, et ça inclut les courses. » Deborah Marino, directrice du planning stratégique chez Publicis Enquête pas approfondir pendant des mois, reconnaît-elle, il est donc question dès le départ de travailler sur des généralités. Nos clients ont besoin de s’appuyer sur des choses très segmentées. Du coup, malheureusement, on étiquette les gens, on crée des typologies!: on génère des clichés. » LES FEMMES, CES CHIEUSES SUPERFICIELLES Le hic, c’est que l’utilisation de clichés est souvent le plus sûr moyen d’attirer l’attention du consommateur!: « La publicité est accusée d’utiliser des représentations fossilisées, note Karine Berthelot-Guiet, directrice du Celsa. Mais c’est l’accuser de faire ce qu’elle ne peut que faire!! Une publicité doit, pour fonctionner, être comprise très rapidement, en un seul bloc et de surcroît par une cible qui ne souhaite pas la voir ou l’entendre, puisqu’elle s’impose dans son espace. D’où le besoin d’utiliser des stéréotypes déjà bien connus, éprouvés, très présents dans l’imaginaire collectif. » Pour décrire ce phénomène, elle utilise d’ailleurs un slogan de pub pour la lessive!: « L’effet Mini Mir », c’est « dire le maximum dans le minimum de temps et d’espace »!2. À l’origine, « stéréotype » désigne, en imprimerie, la reproduction de masse d’un modèle figé. Et c’est exactement de cette manière que les stéréotypes sont utilisés par la publicité. La campagne Renault qui a tant agacé Anna et Souad l’a joué “!!Non seulement l’ARPP ne sait pas ce qu’est le sexisme, mais elle n’a aucune conscience de l’impact de ces images sur l’imaginaire collectif” Marie-Noëlle Bas, présidente de l’association Les Chiennes de garde comme ça!: partant de l’idée socialement bien ancrée que les femmes sont des chieuses superficielles, elle envoie ce cliché pour attirer l’attention de la cible et « s’imposer dans son espace ». Bilan, si la campagne a été vivement critiquée pour son caractère sexiste, aussi bien dans la presse que sur les réseaux sociaux, les tweets enthousiastes de femmes conspuant leurs congénères se comptaient, eux, en milliers!! Morceaux choisis!: « Le rêve de toute fille n’est pas de trouver l’amour, mais de manger sans grossir!! » ou, plus subtil encore, « On est toutes des salopes dans le fond ». C’est là que le bât blesse!: « Les tests consommateurs montrent que le public lui-même n’a pas envie d’être bousculé. Dans sa majorité, il aime qu’on lui montre ce qu’il connaît déjà », décrypte la directrice du Celsa. « Pour les agences et les annonceurs, c’est compliqué de sortir des codes, justement parce que les clichés rassurent », relève Sylvie Chenivesse, directrice déléguée de l’école Sup de pub Lyon. « En temps de crise, en sortir, c’est prendre un risque », conclutelle. D’autant que « ça marche », se défend Isabelle Goetz, porte-parole de l’association de défense des animaux Peta en France. Sa dernière campagne!: Zahia nue découpée à la manière d’un « tout est bon dans le cochon », jouant sur l’idée que « tous les animaux sont faits des mêmes morceaux », comme dit le slogan. « Depuis que je suis chez Peta, je n’ai jamais vu aucune de nos campagnes faire autant de bruit, nous faire connaître et nous apporter autant d’adhérents. » Si, pour la première fois, l’association mettait une célébrité française nue, l’affiche reprenait à l’identique la campagne américaine avec Pamela Anderson, datant elle de 2010. LE COUP DE LA « FAUSSE PUB SEXISTE » Frank Tapiro, ponte de l’industrie de la pub et patron de l’agence Hémisphère droit, a allègrement abusé des clichés et s’en félicite. En 2003, il sort une campagne 'h%#,ěĂă © PETA FRANCE - MYR MURATET/DIVERGENCE Découper une femme en morceaux « parce que ça marche ». Peta, 2015 (France) 46 Causette # 59 Enquête Pourquoi les pubs pour les slips montrent-elles des hommes aux traits délicats ? 'h%#,ěćĊ Parce que « 42 % des hommes sont “slipo-dépendants” – ils n’achètent pas leurs sous-vêtements sans une femme – et que, donc, on caste des hommes qui présentent des traits fins et doux parce que la psychologie cognitive montre que cela plaît davantage aux femmes ». Carl’s Jr, 2012 (États-Unis) Deborah Marino, directrice du planning stratégique chez Publicis Demander à un mannequin de simuler un orgasme en mangeant un hamburger. Web pour le voyagiste Lastminute.com. Le concept!: un homme bedonnant, chemise ouverte, chaîne en or qui brille, accompagné de deux pépettes de vingt ans ses cadettes et de l’élégant slogan « Je n’en paie qu’une des deux »… histoire de dire « une semaine de vacances achetée, l’autre offerte ». Tapiro en rigole, dit que c’était « une fausse pub sexiste ». Ah bon!? « Mais oui, c’était de la provoc. À l’époque, tout le monde parlait de sexisme, alors on a voulu prendre le contrepied de ça », argumente-t-il, ravi de s’être alors attiré les foudres de l’association féministe Les Chiennes de garde. « Il est très dur de lutter contre des siècles d’histoire sexiste, et si personne ne fait volontairement de sexisme, les ressorts de l’égalité sont mal compris par l’ensemble de la population française, publicitaires et autorité de régulation compris », note Frédérique Agnès, fondatrice de l’agence Citizen Republic et auteure d’une bible des combats féministes en France!3. En 2013, elle mène avec MediaPrism une étude sur les stéréotypes de la pub et le ressenti des Français!4. Résultat, 74 % d’entre eux jugent la réclame sexiste « énervante » ou « intolérable ». Mais quand on leur en met une sous le nez, ils sont seulement 12 % à reconnaître les stéréotypes qu’elle véhicule. Lorsqu’on leur demande d’observer la pub avec attention, la proportion monte à 20 %. Et quand on leur pose carrément la question, ils sont 37 % à acquiescer. « Les Français semblent avoir une vision un peu caricaturale du stéréotype sexiste. Pour eux, c’est une tout en cherchant des hommes protecteurs. » Convaincu, le Jury juge les plaintes infondées, arguant avec une ironie pour le moins déconcertante que le slogan « For you, guys » (Pour vous, les mecs) ne vise pas la femme, mais le vêtement, et que « cette publicité ne [la] montre donc pas comme un objet. » Bah voilà. CQFD. Le fait que Christophe Lafarge fasse partie du conseil d’administration de l’ARPP n’a évidemment rien à voir avec cette décision. 2 © CAPTURE D’ÉCRAN DEPUIS YOUTUBE - LES GAULOIS DISSECTION : EDEN PARK PAR LES GAULOIS Jusque-là, Eden Park, c’était des rugbymen sapés chic avec un œil au beurre noir. Quand la marque frappe à la porte de l’agence Les Gaulois, elle veut « mêler sophistication et force, jouer avec cette image évidemment caricaturale du rugbyman macho », raconte Christophe Lafarge, patron de l’agence. Il flaire que la campagne pourra être perçue comme sexiste, « sinon, on ne l’aurait pas faite », balance-t-il, tel quel. Comme prévu, donc, l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) reçoit son lot de plaintes dès la diffusion en juin 2014. Pour répondre à ces injustes critiques, l’agence adresse une lettre offusquée à la présidente du Jury de déontologie publicitaire de l’Autorité. « À l’heure où la société et les rapports homme-femme sont en pleine mutation avec des études et des vraies questions “L’homme est-il le nouveau sexe faible ?”, […] nous nous sommes à notre tour posés [sic] une question fondamentale : comment Eden Park et son ADN d’inspiration rugby peut continuer à exister et donc à vendre alors qu’on ne sait plus où sont les hommes ? […] Contrairement à ce qu’affirme [sic] les plaignants, les visuels […] présentent des femmes indépendantes et qui le revendiquent, 47 Causette # 59 Enquête “!On étiquette les gens, on crée des typologies!: on génère des clichés!” Delphine Quelin, responsable du planning stratégique chez Publicis Lyon Candia, 2000 (France) secrétaire qui séduit son patron!! » relève Frédérique Agnès. Rappelons-nous la publicité « Babette, je la lie, je la fouette et parfois elle passe à la casserole » de Candia [cidessus]!: « Elle est extrêmement problématique et pourtant la majorité des gens ne voit pas en quoi elle encourage les inégalités. » Idem chez l’annonceur. Babette assurait à l’époque au journal Les Échos que sa campagne ne pouvait pas être sexiste, forcément!: « Nous étions une équipe de femmes, chez l’annonceur comme à l’agence. » Jacques Caillaud, alors directeur de la communication du groupe Candia, précisait, quant Pourquoi les pubs pour les voitures s’adressentelles aux hommes ? * Parce que « la première voiture neuve des Français est en moyenne achetée à 50 ans, majoritairement par des hommes. On estime que c’est une forme d’aboutissement et que l’objet doit être symbole de puissance. » Rappelons quand même que 93 % des femmes sont impliquées dans la décision d’achat automobile du foyer et que 33 % décident sans un monsieur (étude GMC Factory publiée en 2015). Deborah Marino, directrice du planning stratégique chez Publicis * Exception faite des petites citadines trop mignonnes. à lui, que le slogan devait au départ être « Je la lie, je la fouette, je la bats et ensuite je la passe à la casserole », avant d’être modifié, non pas par déontologie… mais par souci de place!! « Comme c’était trop long, on a enlevé “je la bats”. » JUGES ET PARTIES Il existe pourtant une noble et vertueuse autorité censée parer les dérives des publicitaires et des annonceurs!: l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), et son organe de sanction, le Jury de déontologie publicitaire (JDP), qui traite les plaintes du public. Selon la charte de l’Autorité sont exclues « toute forme de discrimination », de nudité lorsqu’elle « peut être considérée comme avilissante et aliénante », de « réduction d’une personne à la fonction d’objet ». Dans son dernier rapport d’activité, l’instance se félicite d’ailleurs que ces « règles […] permettent de lutter contre [les] stéréotypes y compris dégradants ». L’ARPP agit avant la diffusion. Agir est un grand mot, sachant qu’elle ne conseille les agences que si elles la sollicitent et se contente de juger de la conformité de la réclame avec ses principes. Autre frein, et non des moindres, son conseil d’administration est constitué de professionnels de l’industrie de la pub (agences, annonceurs, régies publicitaires, médias…), qui sont donc 48 Causette # 59 LE MARKETING DÉMIURGE Parfois, le jargon marketing devient réalité. On parle de prophéties autoréalisatrices, comme pour les « fashionistas » : « C’est un terme issu du marketing pour décrire une catégorie de population qui n’existe pas », explique Karine Berthelot-Guiet, directrice du Celsa. « Il ne serait jamais entré dans le langage courant s’il n’avait pas été abondamment repris par la presse féminine. Il est même devenu une catégorie de population : certaines femmes se qualifient elles-mêmes de fashionistas, d’autres souhaitent en être. » © JACK GUEZ/AFP 'h%#,ěĄĉ Ne pas voir plus loin que le bout de son jeu de mots. juges et parties, décidant des règles qu’ils estiment devoir eux-mêmes respecter. Le Jury de déontologie traite quant à lui des plaintes du public, après la diffusion d’une publicité. Comme en avril 2014. À cette date, des particuliers se plaignent de l’affiche de la marque de location de voitures Budget. Elle montre un petit cul sans aucun lien avec le produit, accompagné du slogan « Nous louons des voitures ». Le Jury juge les plaintes infondées arguant que le visuel ne montre « ni le véhicule dont on aperçoit qu’une très petite partie, ni la femme dont on ne voit que les fesses de profil et les jambes, celles-ci étant masquées en grande partie par l’encadré dans lequel est inscrit le slogan ». Notez l’ironie de l’argumentaire. Il estime, en outre, que puisqu’il y a « une cohérence entre la tenue de plage et l’idée de vacances et de liberté », tout roule. Bon, considérer qu’un bout de fesse pour vendre une voiture n’est pas avilissant est un point de vue déjà discutable, mais comment le Jury a-t-il réagi lorsque la campagne de la marque Eden Park a, on ne peut plus clairement, utilisé un cliché sexiste comme argumentaire de vente (voir encadré page 47)!? On vous le donne en mille!: puisque les femmes sourient, c’est qu’elles ne sont pas soumises, et Enquête Pourquoi les cosmétiques pour hommes ne protègentils pas la peau ? « J’ai travaillé sur un gel à raser aux propriétés protectrices. Ça ne marchait pas du tout, parce que les hommes disaient avoir besoin du feu du rasoir le matin pour ressentir cette dimension de combat, et ensuite soulager la peau avec un autre produit, genre repos du guerrier. » 'h%#,ěćă Appâter la cible en s’adressant à son pénis. Organ Donor Foundation, 2008 (Belgique) Deborah Marino, directrice du planning stratégique chez Publicis « l’image de la personne humaine » est intacte. Si Valérie Michel-Amsellem, présidente du Jury, reconnaît avoir été « gênée » que les plaintes contre la campagne Eden Park aient été jugées non fondées, elle n’a rien pu faire, la campagne ayant recueilli l’avis favorable des jurés d’une « courte majorité ». En s’intéressant à la composition de ce Jury de déontologie, on comprend mieux pourquoi il lui est parfois difficile de rappeler à l’ordre les publicitaires!: les jurés sont nommés par les présidents du conseil d’administration de l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), du Conseil paritaire de la publicité et du Conseil de l’éthique publicitaire. Le premier est composé de professionnels de l’industrie de la pub et des médias (Nestlé, EDF, TF1, M6, BETC), le deuxième l’est pour moitié et a pour vice-président le patron de L’Oréal France, et le vice-président du troisième n’est autre que… le président de l’ARPP. Bilan, tous les membres du Jury sont indirectement nommés par des représentants du monde de la publicité, selon une « Devenir donneur est probablement votre seule chance d’entrer en elle » gymnastique administrative à la frontière de la consanguinité. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. RETOUR DE BÂTON MERDEUX Mais il y a des exceptions qui confirment la règle, et il arrive que le Jury de déontologie fasse preuve d’une indépendance exemplaire. En 2013, la mutuelle étudiante Smerep diffuse une série de spots mettant en scène des étudiantes présentées comme des clichés ambulants. Le Jury arbitre cette fois en faveur des plaignants (Les Chiennes de garde et le ministère des Droits des femmes), jugeant effectivement que ces spots présentent les femmes comme « futiles, irréfléchies, sottes, voire agressives ». Au final, « non seulement la © REBORN TO BE ALIVE LA FABRIQUE DES PUBARDS Mais au fait, qu’est-ce qu’on apprend, sur les bancs de l’école, à ceux qui feront les pubs de demain ? Sur la vingtaine d’étudiants en pub à laquelle on a posé la question, seize ont fait les yeux ronds : « Je n’ai pas souvenir d’un seul cours durant lequel on a traité la question des stéréotypes de genre », note Loïck, qui a étudié trois ans au Cesacom, à Paris. « Il y a bien eu des analyses de visuels où les métaphores sexuelles flirtaient avec le soft porn. Mais il n’était que question d’analyser les techniques pour toucher la cible. » Marie, en plein BTS design graphique à Sup de pub Lyon, est dans sa classe la seule à s’interroger sur le sexisme : « J’avais essayé, en cours, d’ouvrir le débat sur la campagne Renault “La vérité sur les filles”, mais j’étais la seule à y voir un souci. » Il existe toutefois de bonnes pratiques, heureusement pour l’avenir de nos rétines assaillies. Sup de pub Lyon, justement, a une directrice féministe pour laquelle il est évident que le sexisme n’est pas une option. « C’est une interdiction formelle : le credo de l’école est la créativité et on n’y accède pas en cédant à la facilité. Donc pas de femme nue, pour vendre quoi que ce soit. » Au Celsa, Stéphanie Kunert, 49 Causette # 59 spécialiste des études de genre, donnait jusqu’à peu un cours sur les stéréotypes. Pour elle, les enseignants ont un rôle à jouer : « Sensibiliser les étudiants aux dimensions d’éthique liées à leurs futurs métiers de communicants. » Elle enseigne maintenant à l’université Lumière-Lyon II, et le Celsa attend de trouver une spécialiste de la même veine pour relancer ce cours. 2 Enquête 'h%#,ěćă Croire qu’il est moderne de faire d’un homme un objet, pour changer. “!Les tests consommateurs montrent que le public lui-même n’a pas envie d’être bousculé!” Karine Berthelot-Guiet, directrice du Celsa mutuelle étudiante n’a pas retiré sa campagne, mais elle a porté plainte contre l’ARPP pour diffamation. Et a gagné », déplore la présidente du Jury de déontologie. En clair, quand bien même le Jury prendrait parti contre une pub sexiste, il n’a de toute façon strictement aucun pouvoir décisionnel sur le retrait d’une publicité, aussi choquante soit-elle. L’ENJEU DU « BAD BUZZ » POUR ALLER PLUS LOIN Contre les publicités sexistes, de Sophie Pietrucci, Chris Vientiane et Aude Vincent. Éd. L’Échappée, 2012. Un excellent petit ouvrage qui décortique l’impact de la publicité sexiste. Macholand.fr. Le site participatif d’action citoyenne contre le sexisme, initié par Caroline de Haas, propose des réponses piquantes aux annonceurs. Genrimages.org. Conçu par le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, ce site est un outil d’éducation à l’image, avec des exercices et des décryptages pour y déceler les stéréotypes. Dans ces conditions, pourquoi les associations comme Les Chiennes de garde continuent-elles à s’en remettre à l’ARPP"? C’est que le manque de recours face aux publicités sexistes est criant. Certes, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a la possibilité de suspendre un spot, mais uniquement s’il est diffusé en télé ou radio. La presse, le Web et l’affichage échappent à son contrôle. Reste comme seul recours la justice, mais, faute de loi contre le sexisme (qui pourrait pourtant se calquer sur le modèle de celle existante contre le racisme, de 1972), une plainte ne peut s’appuyer que sur la diffamation, l’injure ou l’incitation à la haine en raison du sexe. Ce qui écarte d’emblée une foule de publicités problématiques. « Je vais échanger avec les professionnels à la rentrée sur ce sujet pour voir comment faire en sorte que certaines publicités ne passent pas au travers des mailles du filet », nous promet Pascale Boistard, secrétaire d’État chargée des Droits des femmes. « Je pense que nous avons besoin d’une large mobilisation des consommateurs, des consommatrices et des citoyennes et citoyens pour se saisir des outils de signalement ou de plainte existants": pour des marques, l’enjeu du “bad buzz” devient de plus en plus important. » Chacun jugera de l’efficacité des « outils » disponibles, en tout cas, une chose est sûre": ce sont les consommateurs qui distribuent les bons et les mauvais points. Si la société civile pointait davantage du doigt les pubs sexistes, l’industrie serait alors forcée de reconsidérer la question, ne seraitce que pour s’assurer les faveurs de leurs « très chers » consommateurs. 2 1. Les prénoms ont été changés. 2. Paroles de pub, la vie triviale de la publicité, de Karine Berthelot-Guiet. Éd. Non Standard, 2013. 3. 100 ans de combats pour la liberté des femmes, de Frédérique Agnès. Éd. Flammarion, 2014. 4. Sondage réalisé par le Laboratoire de l’égalité et MediaPrism. LEXIQUE DU PUBARD Florilège du jargon utilisé pour vous vendre un tas de trucs que vous avez probablement déjà achetés. Ethno : sorte de J’irai dormir chez vous consistant à attraper au réveil un panel correspondant à la cible, et à filmer ses usages et ses déclarations. Taux de confusion : c’est l’indicateur qui mesure toutes les fois où on s’est bien rappelé de cette pub super drôle pour Coca-Cola, sauf que c’était une pub Pepsi. Femme générique : c’est la « femme normale » que l’on voit dans les pubs. Elle n’est ni mannequin, ni belle, ni moche… Enfin, souvent, elle est quand même jeune, mince et blanche. par Patrick Dempsey selon L’Oréal, qui a sorti le concept. Fée du logis moderne : c’est la femme d’intérieur, celle pour laquelle le cocon, la famille et les bougies parfumées sont des valeurs refuges. Digital natives : on pourrait dire les « jeunes », mais non. Ce sont, en gros, ceux qui n’ont jamais connu un monde sans haut débit. Princesse fashionista : elle flambe son pognon et est terriblement attirée par ce qui brille (les marques de luxe, le bling). Slashie : femme superactive, à la fois blogueuse à tiers-temps, juriste à mi-temps, DJ le samedi, prof de cuisine moléculaire le dimanche et éditrice dans son temps libre. Novocasual : au « métrosexuel » (rasage de près, crème de jour, de nuit) a succédé le « ubersexuel » (barbe rugueuse, odeur virile), puis lui. Un doux mélange des deux incarné 50 Causette # 59 Bourgeoise alternative : elle a un gros capital économique et culturel, est hyperconsommatrice – tout en rejetant les diktats. 2 © CAPTURE D’ÉCRAN DEPUIS LE WEB Reversa, 2006 (Canada)