Maud Comtois
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Corps dressé : La représentation corporelle de l'honnête homme dans les traités de civilité au XVIf siècle Par Maud Comtois Département de langue et littérature françaises Université McGill, Montréal Mémoire soumis à l'Université McGill en vue de l'obtention du grade de M.A. en langue et littérature françaises Août 2006 © Maud Comtois, 2006 1+1 Library and Archives Canada Bibliothèque et Archives Canada Published Heritage Branch Direction du Patrimoine de l'édition 395 Wellington Street Ottawa ON K1A ON4 Canada 395, rue Wellington Ottawa ON K1A ON4 Canada Your file Votre référence ISBN: 978-0-494-32511-7 Our file Notre référence ISBN: 978-0-494-32511-7 NOTICE: The author has granted a nonexclusive license allowing Library and Archives Canada to reproduce, publish, archive, preserve, conserve, communicate to the public by telecommunication or on the Internet, loan, distribute and sell th es es worldwide, for commercial or noncommercial purposes, in microform, paper, electronic and/or any other formats. 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Éloquence corporelle ..................................................... . 13 22 2e Chapitre : Politique du corps .......................................... .. 41 Éloquence corporelle ..................................................... . Le corps efféminé ......................................................... . Domestication du corps .................................................. . 42 52 60 . 3e ch·t apI re: Corps strat'egIque .............................................. . 68 Redressement moral ....................................................... . Le corps forteresse ......................................................... . L'honnêteté : une comédie sociale ....................................... . L 'honnête homme: un menteur accompli ................................ . 69 Conclusion ......................................................................... . 91 Bibliographie ....................................................................... . 96 27 73 77 82 111 Résumé L'idéal d'honnêteté que proposent les traités de civilité résulte de la réorganisation sociale et politique orchestrée par Louis XIV dans sa volonté d'affennir son autorité et d'imposer un rituel curial. Les traités de cour, comme Le Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens d'Antoine de Courtin (1671), transmettent un idéal de comportement social où les contenances extérieures sont minutieusement réglées. Partant du principe selon quoi l'extérieur reflète l'intérieur, l 'honnêteté accorde une grande importance au corps. Les ouvrages de bienséance codifient les moindres gestes et précisent l'attitude, la tenue, le maintien, la démarche qui pennettent de distinguer l'honnête homme de la masse. Pour répondre aux exigences sociales, il se façonne une image extérieure et, ce faisant, il institue une distance entre le personnage public et l 'homme privé. La représentation corporelle affecte nécessairement l'élaboration de la personnalité de l'honnête homme, chez qui on retrouve plusieurs traits de l'identité « moderne ». Abstract The ideal of honesty proposed by civility treaties results from the social and political reorganization orchestrated by Louis XIV's desire to assert bis authority and impose a court rituaI. Court treaties, like Antoine de Courtin's Le Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens (1671), pass on an ideal of social behaviour in which the appearances are meticulously planned. Based on the principle that the physical appearance is a reflection of the inner self, the body is of great importance in honesty. Propriety books codify gestures and indicate the best attitude, outfit, posture and gait to single out an « honnête homme» from the mass. In order to respect the social standards, he moulds himself an exterior image and, in doing so, he establishes a difference between the public character and the private man. The representation of the body necessarily affects the creation of the « honnête homme »' s personality, which presents many traits of a modem identity. IV REMERCIEMENTS Je tiens à remercier mon directeur, le professeur Normand Doiron, pour ses précieux conseils, sa disponibilité et son soutien tout au long de ce projet. Les livres rares que j'ai pu consulter à même votre bibliothèque personnelle m'ont été très utiles. Mes remerciements vont également à mon amie et collègue, Virginie Dufresne, pour son appui moral et ses commentaires toujours fort pertinents qui m'ont été d'un grand secours. Enfin, je réserve une pensée toute spéciale à mes parents qui m'ont toujours encouragée dans mes études et qui n'ont jamais cessé d'être présents. Merci. INTRODUCTION Réformer la nature humaine: voilà le vaste projet formé au XVIe siècle. L'époque classique voit l'épanouissement d'idées formulées dès la Renaissance. L'Humanisme conçoit un monde qui évolue et se transforme. Cette pensée s'oppose à la représentation d'un univers immuable, créé et ordonné par Dieu, sur lequel les individus avaient finalement très peu d'emprise. L'honnêteté classique s'avère en quelque sorte une conséquence de ce mouvement du monde: puisque l'homme est maître de son sort, il convient de lui fournir une éducation appropriée et la littérature contribue largement à la diffusion des modèles de comportement. Les traités de civilité, dont le but est d'abord de former la noblesse, témoignent d'une volonté de perfectionnement individuel. Ils enseignent également aux gens de la cour à maîtriser leurs pulsions afin de ne laisser paraître que la « bonne image », celle exigée par la vie sociale. De fait, ils constituent des outils privilégiés pour l'étude du façonnement de l'homme et révèlent une obsession pour le corps et le contrôle de ses signes. 2 La publication des traités de bienséance culmine sous le règne de Louis XIV : plus de 150 traités de savoir-vivre paraissent entre 1651 et 1700 1• C'est tout dire de l'importance des « bonnes manières» à cette époque. Néanmoins, rappelons qu'au siècle classique le genre du traité de civilité connaît déjà une longue tradition. Dès le Moyen Âge, la courtoisie marque la littérature et les normes de bonnes conduites sont alors grandement animées de l'idéal chrétien, car l'Église, confrontée à la rudesse et à la brutalité, a voulu imposer un ordre moins violent: l'homme courtois s'oppose alors au païen. À la Renaissance se produit un déplacement de l'antithèse « christianisme » - « paganisme» vers l'opposition « civilisé »- «non-civilisé »2. Une telle sécularisation s'explique par le fait que le nouvel ordre social qui émerge vers la fin du Moyen Âge écarte la religion au profit du pouvoir du souverain. Le terme «civilité» apparaît pour la première fois dans le traité d'Érasme, De civilitate morum puerilum, en 1530. L'importance de ce texte tient au fait qu'il marque un changement majeur : la courtoisie présentait un modèle de perfection somme toute abstrait, tandis que la civilité érasmienne s'avère une concrétisation des règles de savoirvivre. L'écho de ce texte résonnera pendant de nombreuses années, voire plus de deux siècles: en effet, la bienséance définit désormais la bonne société européenne. La civilité calque à plusieurs égards la tradition antique. Érasme, s'adressant à un jeune prince, tente d'orienter le comportement de l'homme en société. Le traité insiste particulièrement sur les convenances extérieures du corps, de même que sur les règles d'hygiène élémentaires. Ainsi, la civilité se distingue du code courtois médiéval par l'émergence d'une distance sociale entre les individus, «produisant à la fois une 1 2 Jean Rohou, Le XVlf siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002, p. 383. Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Levy, 2002, p. 113. 3 perception croissante de la différence entre l'élite et le vulgaire et un mécanisme puissant de lutte de l'être humain contre lui-même, afin de refouler l'animalité\>. La cour devient le lieu privilégié de ce mouvement. Le modèle du courtisan italien, qui domine au XVIe siècle, sera bientôt relayé par l'honnête homme français. La France, avec la montée de Louis XIV au pouvoir, impose un idéal de comportement qui marquera l'homme moderne et la culture classique accorde une place prépondérante à la civilité. Acquérir cette vertu devient synonyme de se posséder : un sentiment de gêne, de pudeur se met en place et se renforce tout au long du XVIIe siècle, ce qui dénote une sensibilité nouvelle, cruciale dans l'évolution des mœurs. Nous restreindrons notre étude à la seconde moitié du xvue siècle, période décisive dans la formation d'un code de comportement, où le grand nombre de traités de civilité et leur popularité retentissante démontrent la volonté de fixer des normes pour uniformiser la conduite et même l'apparence des courtisans. Nous analyserons principalement un texte qui nous paraît fort significatif et qui témoigne de la mentalité classique : Le Nouveau Traité de la civilité d'Antoine de Courtin, dont la première édition date de 1671. Incontournable en raison, d'une part de la réception de l'œuvre au xvue siècle, d'autre part de la synthèse qu'il propose, ce texte a fait l'objet d'une édition critique faite par Marie-Claire Grassi en 1998. S'il demeure méconnu aujourd'hui, la réception de l'ouvrage atteste de son importance à l'époque qui nous préoccupe. Le traité de Courtin répond aux besoins du temps, d'ailleurs le nombre de rééditions et de traductions qu'il connaît tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles impressionne: près de 35 éditions en langue française auxquelles s'ajoutent les traductions latine, allemande, 3 Robert Muchembled, L'Invention de l 'homme moderne. Culture et sensibilité en France du xV" au XVllf siècle, Paris, Fayard, 1994, p. Il. 4 anglaise et italienne4 • Faisant le tour de la question de façon méthodique, ce traité, intéressant tant pour la forme que pour le contenu, a servi de modèle au genre et plusieurs auteurs ont repris à leur compte les propos de Courtin. Ce dernier, né à Riom en 1622, provient d'une famille de bourgeoisie d'office. Il fait de solides études et sert ensuite comme volontaire dans les armées du roi en Flandres en 1643, avant de quitter deux ans plus tard, pour la Suède où il est remarqué par la Reine Christine qui le prend à son service. Anobli en 1651, il occupe la fonction de secrétaire chargé de la correspondance française et travaille au service de Gustave de Suède et de Louis XIV, qui le nomme « résident vers les rois, princes, villes hanséatiques du Nord et ports de la Baltique» et Courtin est amené à fréquenter Versailles pour y traiter différentes affaires. En raison de sa carrière diplomatique et de ses fonctions dans les milieux princiers, l'auteur, qui se retire du monde en 1668 pour des raisons de santé, connaît très bien les rouages de la vie de cour et, après avoir observé et côtoyé les courtisans durant plusieurs années, il se trouve en bonne position pour en parler. Aussi a-t-il circonscrit dans leur totalité les différents champs de la pratique sociale pour l'époque qui nous intéresse. Nous compléterons notre étude avec différents textes qui viendront ajouter à ce premier ouvrage de différentes façons. Mentionnons notamment, L'Esprit de cour ou les conversations galantes divisées en cent dialogues 5 publié à Paris en 1662 par René Bary, philosophe mondain et conseiller du roi, qui, à travers une série d'entretiens, fournit de nombreux conseils sur la façon de se comporter et présente les vues opposées de différents personnages sur la vie à la cour. De plus, Le Traité de la civilité nouvellement 4 5 Voir le tableau des éditions et traductions dans Marie-Claire Grassi, « Introduction », dans Antoine de Courtin, Le Nouveau traité de la civilité, Saint-Étienne, Publications de l'Université de SaintÉtienne, 1998, p. 38-39. René Bary, L'Esprit de cour, ou Les conversations galantes, divisées en cent dialogues, Paris, Charles de Sercy, 1666, 467 p. 5 dressé d'une manière exacte & methodique & suivant les regles de l'usage vivant 6 publié anonymement en 1681 attire notre attention, parce qu'il s'adresse aux enfants qu'on désire éduquer selon les préceptes de la bienséance et démontre ainsi une évolution des règles de bienséance qui doivent être intériorisées dès l'enfance. Ce texte apparaît comme un guide pratique dans la formation des honnêtes gens. De plus, une large section du volume est consacrée à l'image corporelle, d'où l'intérêt qu'il présente pour notre recherche. Enfin, l'abbé de Bellegarde a publié plusieurs textes sur le sujet, dont ses Réflexions sur la politesse des mœurs avec des maximes pour la societe civile (1698) qui font suite à ses Reflexions sur le ridicule, et sur les moyens de l'eviter, où sont representez les mœurs & les differens caracteres des Personnes de ce Siècle (1696). Ces traités sont contemporains du règne de Louis XIV. Dans l'entourage du Roi Soleil, il importe davantage « de conformer son apparence à l'attente des hommes que son cœur aux commandements de Dieu» 7• La micro-société qui se constitue à Versailles atteste d'une profonde réorganisation de l'expérience sociale et la cour apparaît ici comme un lieu où s'élabore une nouvelle sociabilité. Le rituel mondain se consolide à travers un code de bienséance qui investit le corps d'une fonction représentative cruciale. La civilité se définit comme un « art toujours contrôlé de la représentation de soi pour les autres, une manière strictement réglée de montrer l'identité que l'on désire se voir reconnue 8 ». Le titre, Corps dressé: la représentation corporelle de l 'honnête homme dans les traités de cour du XVIf siècle en France, prend tout son sens en regard de l'idée de 6 7 8 Le Traité de la civilité nouvellement dressé d'une manière exacte & methodique & suivant les regles de l'usage vivant, Lyon, Jean certes, 1681, 220 p. J. Rohou, op. cit" p. 384. Roger Chartier, « Formes de la privatisation », dans Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, tome III, « De la Renaissance aux Lumières », Paris, Seuil, 1986, p. 166. 6 dressage. D'un côté, le terme suppose l'action de se tenir droit et sous-entend la notion d'ordre. De l'autre, il suggère l'idée d'une éducation sévère et souligne les concepts de domestication et d'élevage qui consistent à soumettre un animal en vue de l'habituer à faire ce que le maître attend de lui, rapport qui n'est pas sans rappeler le lien entre le courtisan et le monarque. Les traités de cour contribuent à ce dressage de l'homme en lui prescrivant des préceptes qui marqueront son identité. Le contrôle s'exerce sur le corps par des règles précises qui dictent l'apparence et la gestuelle; de fait, les ouvrages de civilité de cette période insistent fortement sur le code corporel. En quoi l'honnête homme est-il un être domestiqué? Les traités serviront ici à observer la façon dont le corps est utilisé par cette nouvelle sociabilité qui se met en place à la cour. Quel est le rôle de l'apparence dans la formation de l'identité? La représentation du corps dans ces textes témoigne d'un changement dans le façonnement de l'individu moderne. Il s'agit de voir comment elle répond aux besoins de l'idéologie absolutiste-curiale. À partir des règles régissant le comportement, le maintien, la parure, la voix, la gestuelle, l'habillement, nous envisageons l'image corporelle de l'honnête homme dans son rapport au pouvoir dominant. L'étude des conduites, des contenances, des gestes vise à dégager la métapsychologie de l'honnête homme, c'est-à-dire l'ensemble des règles au fondement de son identité. Notre recherche se situe au carrefour de deux grandes approches théoriques, soit la psychologie historique et la rhétorique corporelle, et reprend un questionnement qui semble avoir occupé activement la communauté intellectuelle dans les dernières décennies: le « self-fashioning ». Le terme a été introduit par Stephen Greenbatt en 1980 7 dans son ouvrage Renaissance Self-Fashioninl et indique la façon dont l'individu se compose en fonction de standards sociaux prédéterminés. La littérature contribue à ce façonnement, puisqu'à cette époque elle conserve une de ses vertus les plus remarquables qui tend à disparaître par la suite, soit « sa capacité à former l'homme pour vivre dans [le] monde 10 ». La création d'une image de soi s'avère de la plus haute importance pour le noble vivant à la cour. Pourtant, la question du corps, comme outil dans l'élaboration de la personnalité, n'a guère été approfondie. Afin de comprendre les enjeux de l'élaboration de cette image de soi dans les traités de civilité au xvUC siècle, une approche hybride nous permet d'aborder le corps selon différentes perspectives. D'une part, la sociopsychologie historique insiste sur le modelage du corps par le monde environnant: les idéologies dominantes le façonnent pour répondre aux besoins du monarque. D'autre part, la rhétorique corporelle permet de voir comment le corps exprime ce nouveau rapport au pouvoir, de quelles façons la construction de l'ethos de l'honnête homme est liée à son image physique. Ainsi, l'une et l'autre approches se combinent en vue de définir la représentation corporelle de l'honnête homme. De prime abord, le projet se situe dans le sillon des recherches du sociologue allemand, Norbert Elias, et de sa théorie sur le processus de la civilisation qui demeure encore aujourd'hui une référence majeure. Ses ouvrages, La Civilisation des mœurs, La Dynamique de l'Occident et La Société de cour expliquent les modifications physiques, sociales, idéologiques qui marquent la transformation du chevalier en courtisan et Stephen Greenbatt, Renaissance Self-Fashioning: From More to Shakespeare, Chicago, University Press, 1980,321 p. 10 Emmanuel Bury, Littérature et politesse: L'invention de l 'honnête homme, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 5. 9 8 démontrent l'apparition d'autocontraintes. L'homme exerce lui-même un contrôle toujours plus étroit sur ses passions et ses pulsions. Parallèlement à Elias, l'étude de Marcel Mauss, «Les techniques du corps », fournit également des bases importantes puisque la notion de technique fait référence aux « façons dont les hommes, société par société, d'une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps Il ». En tant que technique, ces attitudes corporelles sont acquises et non naturelles. Mauss analyse la manière dont l' « habitus », désignant ici les habitudes d'une collectivité variant selon les convenances, les modes, les prestiges, les sociétés, est dominé par l'éducation. Ces deux pionniers ont eu de nombreux adeptes parmi les historiens des mœurs. En 1985 est paru une Histoire de la vie privée sous la direction de Philippe Ariès et de George Duby, puis deux ans plus tard, l 'Histoire de la pudeur par Jean-Claude Bologne. Enfin, des titres tels L'Invention de l 'homme moderne: sensibilité, mœurs et comportements sous l'Ancien Régime l2, Le XVIf siècle, une révolution de la condition humaine l3 ou encore La Cour et la ville de la littérature classique aux Lumières: l'invention de soi/4 témoignent de l'intérêt actuel pour la question du façonnement de l'individu sous l'Ancien Régime. Concernant le corps et son rapport au pOUVOIr, Surveiller et punir de Michel Foucault s'avère un ouvrage fondamental qui a grandement nourri notre réflexion. Il développe l'idée d'un corps-outil faisant de l'enveloppe chamelle un point d'ancrage pour une manifestation du pouvoir : Marcel Mauss, « Les techniques du corps », dans Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1950, p. 365. 12 Robert Muchembled, L'Invention de l'homme moderne. Culture et sensibilités en France du xV' au XVII!' siècle, Paris, Fayard, 1994. 13 Jean Rohou, Le XVU< siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002. 14 Elena Russo, La Cour et la ville de la littérature classique aux Lumières: l'invention de soi, Paris, Presses Universitaires Françaises, 2002. Il 9 Le corps est aussi directement plongé dans un champ politique; les rapports de pouvoir opèrent sur lui une prise de pouvoir immédiate; ils l'investissent. le marquent, le dressent, le supplicient, l'astreignent à des travaux, l'obligent à des cérémonies, exigent de lui des • 15 sIgnes . Retraçant l'histoire des prisons et du châtiment, Foucault définit le concept de discipline comme un art du corps humain émergeant à l'époque classique et visant à optimiser et à capitaliser le corps tout en le rendant docile. La docilité s'apparente à l'idée de civilité qui se veut l'expression du « passage de l'état de nature (plus ou moins sauvage) à la pratique volontaire de la culture 16». Docilité et discipline sont des piliers majeurs dans l'élaboration de l'image corporelle de l'honnête homme. Au cours des dernières années, le corps, comme objet historique de recherche, a reçu une grande attention. L'engouement de nos sociétés pour tout ce qui se rapporte à l'apparence physique a touché les études littéraires. Une Histoire du corps en trois volumes est fraîchement sortie des presses sous la direction d'Alain Corbin, de JeanJacques Courtine et de Georges Vigarello. Retraçant l'évolution historique du corps de la Renaissance au XXe siècle, l'ouvrage insiste sur le fait que le sujet occidental est l'aboutissement d'un intense travail corporel : C'est ce monde immédiat, celui des sens et des milieux, celui des « états» physiques, que restitue d'abord une histoire du corps; un monde variant avec les conditions matérielles, les manières d'habiter, celles d'assurer les échanges, de fabriquer les objets, imposant des modes différents d'éprouver le sensible et de l'utiliser; un monde variant avec la culture aussi [car] nos gestes les plus "naturels" sont fabriqués par les normes collectives: manière de marcher, de jouer, d'enfanter, de dormir ou de manger 17 • Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la fonction représentative du corps: l'ouvrage de Jean-Claude Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage: exprimer et taire ses 15 16 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2003, p. 34. Jean-Claude Margolin, « La civilité nouvelle », dans A. Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermont-Ferrand: Association des publications de la Faculté de Lettre et Sciences humaines, Université Blaise-Pascal, 1994, p. 171. 17 Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et George Vigarello, Histoire du corps, volume 1 : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 2005, p. 7. 10 émotions XVI e- début xJX? siècle (1994), et plus récemment celui de Lucie Desjardins, Le Corps parlant.' savoir et représentation des passions au XVIf siècle (2003) apportent un éclairage fondamental sur la question. Tous deux se basent sur un postulat d'analogie entre le corps et l'âme. Pour le xvue siècle, période où« les passions accèdent au champ du visible en se dévoilant à la surface du COrpSl8 », leur représentation comporte un enjeu majeur: parce qu'elles laissent automatiquement des traces au niveau corporel, il importe d'apprendre à les déchiffrer et surtout, à les maîtriser. L'étude des passions, étroitement liée à la civilité classique, a également influencé plusieurs travaux dont La Rhétorique des passions (1999) par Gisèle Mathieu-Castellani, et Le Culte des passions: essai sur le XVIf siècle français (1998) de Erich Auerbach. La notion d'honnêteté a fait couler beaucoup d'encre. Depuis l'ouvrage pionnier de Maurice Magendie en 1925, La Politesse mondaine et les théories de l 'honnêteté, en France, au XVIf siècle, de 1600 à 1660, la politesse a été considérée sous différents angles, comme un thème marquant de la littérature du XVIIe siècle. De plus, sous la direction d'Alain Montandon, le Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines de l'Université Blaise-Pascal à Clermont-Ferrand se penche depuis une dizaine d'années sur l'histoire des représentations de la communication dans les traités de savoir-vivre en Europe l9 . Le genre ayant été peu étudié jusque là, le groupe comble une lacune dans le milieu de la critique. La question des traités de civilité avait été abordée 18 19 Lucie Desjardins, Le Corps parlant: savoirs et représentations des passions au XVII" siècle, Sainte-Foy (Québec), Presse de l'Université Laval, 2001, p. 27. Ce groupe de recherche travaille sous les auspices intellectuelles de Norbert Elias. Le groupe a notamment fait paraître: Alain Montandon (dir.), Bibliographie des traités de savoir-vivre en Europe du Moyen-Âge à nos jours, 2 volumes, Clermont-Ferrand, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1995; A. Montandon, Dictionnaire raisonné de la politesse et du savoir-vivre, du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1995; A. Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoirvivre en Europe, Clermont-Ferrand: Association des publications de la Faculté de Lettre et Sciences humaines, Université Blaise-Pascal, 1994; A. Montandon (dir), Étiquette et politesse, ClermontFerrand, Association des Publications de l'Université de Clermont Ferrand, 1992. Il principalement par le truchement des grands thèmes de la mondanité. Alain Montandon affirme que l'extraordinaire fécondité de ce genre littéraire a été sous-estimé: Tous ces écrits qui définissent des idéaux de comportement, des règle d'interaction sociale, constituent une part non négligeable de la conscience européenne et il n'est guère possible d'en faire abstraction sans méconnaître fondamentalement les racines historiques et sociologiques, mais également les présupposés anthropologiques, philosophiques, moraux et idéologiques de la production culturelle de la civilisation européenne 20. Il convient de revenir aux textes: de partir des traités, dont plusieurs demeurent méconnus, pour en extraire les éléments susceptibles d'éclairer notre compréhension du genre et notre définition de la civilité. L'originalité de notre démarche consiste dans le fait d'étudier la représentation corporelle de l'honnête homme, telle qu'elle se développe dans ses textes peu explorés, et surtout, de lier la construction de ce corps « honnête» à la formation de l'individu moderne. L'étude que nous proposons nous amènera d'abord sur le terrain de la rhétorique dont l'influence est cruciale pour l'écriture des traités et pour la construction du corps à l'honnête homme, qui s'inspire fortement de l'orateur antique. Puis nous nous déplacerons sur le plan politique pour voir comment, et à quelles fins, le pouvoir dominant se sert de l'apparence de ses sujets. Finalement, en tentant de tracer la sociogenèse propre à l 'homme de cour, nous dégagerons les principes essentiels qui soustendent le façonnement de l'individu et qui marqueront son identité à l'aube de la modernité. 20 A. Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe. Clermont-Ferrand: Association des publications de la Faculté de Lettre et Sciences humaines, Université Blaise-Pascal, 1994, p. VII. Chapitre premier CONSTRUCTION RHÉTORIQUE DU CORPS Dans la Grèce antique, la rhétorique s'est consolidée lors de bouleversements idéologiques majeurs dont est issue la démocratie athénienne. Il est notable que l'art de l'argumentation acquiert un rôle crucial en période de changement, au moment où les certitudes deviennent problématiques. Aussi n'est-il pas étonnant de réaliser l'importance accordée à la rhétorique à la Renaissance. Suite à l'effondrement du modèle scolastique et théologique médiéval, émerge peu à peu une conception « moderne» du monde. Le XVIe siècle voit basculer les anciens schèmes; la période classique en implante de nouveaux. La littérature, à cette époque, acquiert une valeur fondamentale et contribue à la formation des idéaux sociaux. La rhétorique définit un protocole d'écriture et propose également un modèle d'analyse du discours verbal de même que non verbal, lesquels, ayant délaissé les lieux traditionnels du forum et du tribunal, s'inscrivent dans une nouvelle organisation sociale : la cour française du XVIIe siècle, où s'affermit un idéal d'urbanité médité par les philosophes mondains. Les traités de civilité se situent au carrefour de la pédagogie, de la morale et de la politique, leur écriture rhétorique participe à l'élaboration du code corporel de l'honnête homme. 13 L'esprit des traités de civilité La civilité, en tant qu'art de la communication, est grandement redevable aux principes rhétoriques des Anciens et plusieurs parallèles s'établissent entre ces deux domaines. Dans son sens le plus ancien et le plus large, Alain Pons présente la rhétorique comme « l'étude des modes de communication, verbaux et non-verbaux, caractérisant l'homme, dans la mesure où on définit ce dernier comme un animal fait pour vivre dans une société politiquement organisée, et possédant la capacité de parler et de raisonner 21». Les mêmes termes définissent la civilité, d'autant plus qu'étymologiquement, le mot réfère au latin civi/itas qui désigne la qualité de civis, le citoyen d'une cité, « c'est-à-dire d'une communauté humaine destinée à vivre sous les mêmes lois, à jouir des mêmes droits, à accepter les mêmes obligations, donc à entretenir des rapports pacifiques, libéraux, sinon égalitaires et fraternels, entre ses différents membres 22». L'espace gouverné par la civilité est ainsi celui de l'existence collective, d'un lieu où s'établissent des normes de conduites auxquelles tous doivent s'astreindre. La rhétorique se substitue aux combats sanglants auxquels se livrait la noblesse seigneuriale. La civilité devient une qualité nécessaire à la vie sociale dominée par l'art de la conversation, car la finesse et l'esprit, qui règlent le comportement à l'ère de la raison d'État, ont remplacé la violence ouverte des chevaliers du Moyen Âge. Briller dans la conversation et assimiler les usages de l'honnêteté monopolisent l'attention de cette société de cour. C'est le propre des traités de savoir-vivre de formuler des normes 2\ 22 Alain Pons, « La Rhétorique des manières au XVIe siècle en Italie », dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne, /450-/950, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p.412. Jean-Claude Margolin, « La Civilité nouvelle. De la notion de civilité à sa pratique et aux traités de civilité », dans Alain Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences-Humaines de Clermont-Ferrand, 1994, p. 152. 14 de bienséance. Or, se multiplient les ouvrages traitant de l'homme en société, des règles qu'il doit observer à la cour, des valeurs qu'il doit respecter et des modèles qu'il doit imiter. Cette floraison de textes s'inscrit dans la tradition rhétorique, puisque « [celle-ci], comme science et art du discours qui unit les hommes, est ainsi à la base de toutes les autres disciplines qui ont l'homme pour objet 23». Cette valeur unificatrice de la rhétorique, déjà chère à Cicéron qui voulait qu'elle fût fondatrice des cités, s'apparente à la volonté d'établir une sociabilité de cour qui lie ses membres et les distinguent de la masse. À cette première qualité sociale s'ajoute la composante persuasive. Concernant essentiellement l'art de convaincre, la rhétorique nous ramène directement à la civilité classique, qui exige de l 'honnête homme que son comportement reflète un code strict auquel il se soumet afin d'obtenir l'approbation sociale. L'honnête homme est un orateur en ce sens qu'il cherche à persuader l'entourage dans lequel il évolue de sa valeur personnelle. L'avis au lecteur prononcé par René Bary pour introduire L'Esprit de cour ou les conversations galantes est très significatif en ce sens : J'ay tashé de faire voir de quelle façon l'on doit ouvrir le discours, comment l'on doit envisager les matieres, de quel air l'on doit adoucir les contestations, par quelles voyes l'on peut s'insinuër dans les Esprits; Et pour achever le detail de toutes les particularitez qu'il contient, j'ay essayé de découvrir avec quelles gentillesses l'on peut defendre une opinion, avec quelle galanterie l'on peut combattre un sentiment 24. À l'instar de l'exercice oratoire, l'honnêteté sous-entend une entreprise de séduction. Le milieu curial est conçu comme un vaste théâtre où l'homme se trouve en constante représentation. Nul n'y entre naïvement puisque que, sans connaître les règles du jeu, on 23 24 A. Pons, op. cit., p. 413. René Bary, L'Esprit de cour ou les conversations galantes, Paris, Charles de Sercy, 1666, avis au lecteur. 15 tombe facilement dans le ridicule. C'est pourquoi les traités de civilité fournissent des conseils pour éviter la raillerie et gagner la faveur du roi ou des gens importants. La pédagogie se trouve au fondement même des traités de civilité qui projettent de former l 'honnête homme et de le parfaire en vue de créer le sujet idéal pour soutenir le pouvoir monarchique et assurer le rayonnement d'un souverain absolu. La visée didactique des traités de savoir-vivre se traduit tant par la forme que par le contenu. Descriptions et prescriptions s'entremêlent afin de définir la civilité et d'en présenter les règles. Au niveau de l'écriture, les livres de bienséance reconduisent une relation à caractère pédagogique: un maître, détenteur du savoir, prodigue des conseils à un lectorat plus ou moins précis. Le texte prend parfois la forme d'un dialogue, comme dans le traité d'Henri Lelevel, Entretiens sur ce qui forme l 'honneste homme et le vray sçavant, où un homme sage guide un père désireux d'élever son fils dans les préceptes de l'honnêteté: « Dieu m'a donné un fils, vous le sçavez, Theodore, je voudrois bien en faire un honnête homme. Comment croïez-vous que je dois m'y prendre? 25». René Bary recoure lui aussi aux dialogues: il met en scène des personnages et leur fait discuter différents thèmes liés à la société polie. Cette formule de l'entretien fictif rappelle celles du Livre du courtisan de Castiglion et du Galateo de Giovanni de la Casa. Avec ce type d'écriture, l'enseignement intervient à deux niveaux: d'une part, les personnages du cadre narratif fournissent des modèles; d'autre part, les règles et commandements de la civilité ressortent des propos échangés. De plus, le dialogue, tel qu'il est conçu dans ces traités, dialogue non pas savant, mais mondain, voire galant, avec une teinte de 25 Henri Lelevel, Entretiens sur ce qui forme l 'honneste homme et le vray sçavant, Paris, Couterot, 1690, p. 1-2. 16 philosophie dérivée des dialogues de Sénèque ou de Platon, est déjà un exercice de l'honnêteté: une conversation. De son côté, Courtin se démarque de ses prédécesseurs et fait preuve de nombreuses qualités pédagogiques. D'abord, son traité, s'adressant « non seulement aux personnes qui ont des enfants à élever et aux jeunes gens, mais à ceux-là même qui, bien qu'avancés en âge, ne sont pas pour autant assez instruits de la politesse et de l'honnêteté que l'on doit observer dans le commerce du monde 26», est volontairement écrit dans un style simple, voire même familier. L'auteur s'efforce de faciliter la lecture par divers moyens: la division du livre en plusieurs chapitres courts et les nombreuses manchettes permettent au lecteur d'apprendre les règles de l'honnêteté « sans peine et en peu de temps 27». Une table des matières bien détaillée répertorie les différents chapitres portant sur des aspects spécifiques et des situations précises de la vie en société. D'ailleurs, des titres, tels « Ce qu'il faut observer à table », « Ce qui s'observe au bal» ou « Ce qu'il faut observer en voyage, en carrosse, à cheval, et à la chasse », indiquent clairement le contenu de chacune des sections. Enfin, en bon pédagogue, Courtin établit son autorité en puisant chez des auteurs tels Cicéron, Horace, Plaute, Quintilien, Érasme, Nicole, Pascal, La Rochefoucauld, de même que dans les Écritures saintes28 . Ces références lui assurent une crédibilité auprès du lectorat. Ainsi, argumentations théoriques, injonctions, anecdotes, exemples, citations et mises en situation pratiques s'enchevêtrent pour produire une œuvre de synthèse innovatrice, notamment sur le plan de l'écriture. 26 27 28 Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité, Saint-Étienne, Publications de l'Université de SaintÉtienne, 1998, p. 45. Ibid., p. 46. L'édition présente du Traité de la civilité établit clairement en notes les références de l'auteur. 17 Le caractère pédagogique s'applique non seulement àla forme, mais bien sûr au contenu de ces traités, puisqu'il s'agit de former l'honnête homme à ses devoirs. La civilité requiert bel et bien un apprentissage, elle n'est pas innée, ainsi «les personnes naturellement douces & polies n'ont qu'à se laisser aller à leur penchant. Mais la politesse ne naît pas toûjours avec nous; il faut de l'usage, de l'expérience, de l'application et de l'étude 29». La civilité est une vertu qui s'acquiert par un travail constant sur sa personne, mais avant tout par une prise de conscience de ce qui est honnête et de ce qui ne l'est pas. Le conviction que tout s'apprend sert de postulat à tous les traités. Bien qu'une telle idée puisse nous paraître évidente, elle s'avère plutôt inédite à l'époque. En effet, au fur et à mesure que l'on avance vers le XVIIe siècle, un changement se fait sentir dans la conception de la nature humaine: la pensée se libère du carcan dogmatique dans laquelle elle était maintenue. Dorénavant, l'homme peut, s'il le souhaite, changer le cours des choses par une éducation appropriée: Libre, l'âme humaine, considérée dans cette perspective, reste malléable dans sa prime enfance, possédant de soi tous les ferments du bien et du mal, comme aussi tous les germes des bonnes qualités ou toutes les tendances aux mauvais penchants, mais à l'état virtuel: à l'éducation morale de travailler à développer les unes et réfréner les autres 30. Comme la noblesse s'affranchit des contraintes de l'hérédité, le seul critère du sang ne suffit plus à déterminer l'appartenance à l'élite sociale; c'est par son comportement que l 'honnête homme se distingue, aussi « il ne faut pas éplucher un homme en son origine, il Jean-Baptiste Bellegarde, Réflexions sur la politesse des mœurs, avec des maximes pour la societe civile. Suite des réflexions sur le ridicule, Paris, Jean Guignard, 1698, p. 12. 30 Jean-Pierre Collinet, « Préface» dans Louis Van Delft (dir.), Caractères et passions au XVIf siècle, préface, Dijon, Université de Bourgogne, Centre de Recherche sur l'anthropologie au xvW siècle, 1998, p. 9. 29 18 le faut éplucher en ses mœurs 31». Il importe donc de l'initier, dès son plus jeune âge, aux rudiments de la vie de cour. En ce sens, l'éducation des enfants prend une importance toute particulière, puisqu'il « est à propos d'y former l'esprit aussi-tôt qu'il commence à paroître esprit, & le corps aussi-tôt qu'il est capable de recevoir les impressions de l'ame qui l'anime & qui le gouverne 32». Le souci d'édification qui caractérise les traités de bienséance fait écho à la tradition grecque de la paideia, où les Anciens considéraient que la culture jouait un rôle fondamental dans la formation des mœurs. Platon, et Cicéron à sa suite, prétend que le l'apprentissage du langage va de pair avec le degré de civilisation d'un individu33 . À ce propos, l'historien Robert Muchembled souligne que la langue, à la fin du XVIe siècle, devient un important critère de différenciation sociale34 • Un code culturel s'établit et s'étend bien au-delà du langage à toutes les manifestations de la vie sociale, et tout particulièrement à l'image extérieure. Par l'apparence, les gens du monde désirent se démarquer de la masse populaire et démontrer leur supériorité d'esprit. Fait intéressant, la notion de « monde» au xvUC siècle revêt un caractère exclusif et ne concerne qu'une infime partie de la communauté humaine. Le « monde» réfère à cette portion de la bonne société évoluant dans l'univers clos et raffiné de la cour. La locution « savoir son monde» revient à diverses reprises sous la plume de Courtin, par exemple, « il est d'une personne qui sait le monde, de ne pas hésiter à chanter» si quelqu'un pour qui elle eût de 31 32 33 34 R. Bary, op. cit., p. 125. Traité de la civilité nouvellement dressé d'une maniere exacte & mcthodique & suivant les regles de l'usage vivant, Lyon, Jean Certes, 1681, p. 2. Emmanuel Bury, « À la recherche d'une synthèse française de la civilité: l'honnêteté et ses sources », dans A. Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, op. cit., p. 188. Robert Muchembled, L'Invention de l'homme moderne. Culture et sensibilités en France du xV au XVII! siècle, Paris, Fayard, 1994, p. 102. 19 la déférence l'en prie. Ainsi, une personne qui «sait le monde» se conduit de façon honnête et respecte les règles de la bienséance. Un texte tel celui d'Antoine de Courtin répond donc à un besoin réel des gens de l'époque. Se rendre à la cour sans en connaître les rudiments, c'est s'exposer au ridicule et au mépris mais, plus encore, la valeur sociale de l'individu, l'acquisition de titres ou l'obtention de privilèges dépendent en grande partie de l'attitude: «ainsi le seul moyen de marquer son rang consiste à l'affirmer par la manière de se montrer en société. Affirmer son rang devient une nécessité absolue 35». De cette façon s'explique le succès retentissant du Nouveau Traité de la Civilité de Courtin et le nombre de rééditions et de traductions qu'il connaît. Les traités de savoir-vivre proposent un idéal de comportement conçu pour un cercle fermé et fondé sur la reconnaissance de valeurs mutuellement partagées, de sorte que le protocole curial participe, dans une certaine mesure, d'une volonté de distinction des membres du groupe. Creuset initial de ce mouvement de civilisation des mœurs, la cour revêt un caractère représentatif et central. Cependant, la publication à grande échelle de ces textes conduit à la diffusion du modèle hors de l'espace curial, notamment dans la bourgeoisie parisienne, puis provinciale. Une évolution se fait sentir dans la seconde moitié du XVIIe siècle et les traités publiés à cette époque visent à élargir le public des règles de bienséance: C'est la classe montante de tous ceux qui, d'origine aristocratique ou non, étaient appelés à jouer un rôle social, politique, administratif, à la fois effectif et représentatif, qui cherchait des leçons dans ces traités qui présentaient d'eux des portraits dans lesquels ils aimaient à se reconnaître, ou en tout cas auxquels ils voulaient ressembler. Et que les traductions, adaptations, imitations se soient multipliées en France, en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, montre à l'envi que tous ces ouvrages n'étaient que l'expression réussie, grâce aux qualités particulières de la culture italienne, d'un besoin général dans l'Europe moderne en train de se former 36. 35 36 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 43. A. Pons, op. cit., p. 93. 20 Rapidement, la civilité déborde le milieu curial et envahit les pratiques éducatives et scolaires. Il est aisé de voir que les enfants jouent un rôle essentiel dans le processus de civilisation, puisque l'individu pris à un jeune âge s'avère plus facilement malléable: L'incorporation de la leçon de civilité est préparée par un lourd dispositif didactique fondé sur la répétition et sur la soumission; elle est en outre collective et saura rapidement exploiter les possibilités de contrôle mutuel qu'offre la microsociété scolaire. De l'invention active d'une sociabilité, on est passé à un conformisme contraint 37. Par conséquent, la fin du XVIIe siècle marque un tournant décisif dans la littérature des bonnes manières; les règles de civilité sont en voie d'être intériorisées. Évidemment, un tel changement ne survient pas du jour au lendemain et pour l'homme vivant à la cour, l'effort conscient persiste. Acquérir de la civilité implique la capacité de gouverner ses passions or, comme l'indique Gisèle Mathieu-Castellani, la rhétorique se définit alors comme un «art d'utiliser les émotions38 ». La maîtrise des passions constitue un thème majeur pour les grands rhétoriciens: s'imposer à la raison ne suffit pas, l'orateur doit encore émouvoir son auditoire. Aussi, pour Pascal, «l'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison 39». Dans La rhétorique ou l'Art de parler publié en 1671, Bernard Lamy affirme que la persuasion dépend de la prise en considération des intérêts et désirs de l'auditoire qui s'éloignent parfois de la raison: « l'éloquence ne serait donc pas la maîtresse des cœurs, et elle y trouverait une forte résistance, si elle ne les attaquait par d'autres armes que celles de la vérité. Les passions Jacques Revel, «Les Usages de la civilité» dans Ph. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, tome III, «De la Renaissance aux Lumières », Paris, Seuil, 1985, p. 182. 38 Gisèle Mathieu-Castellani, La Rhétorique des passions, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p.15. 39 Blaise Pascal, De l'art de persuader, dans Œuvres complètes IX, Paris, Gallimard, 1914, p. 356. 37 21 sont les ressorts de l'âme, ce sont elles qui font agir 40». La maîtrise des passions devient nécessaire à l'honnête homme, lequel, pour charmer, se pare des unes et camoufle les autres. Lucie Desjardins mentionne que le sens donné au terme « passions» au xvue siècle est «tout ce qui affecte l'âme et produit un changement dans l'apparence extérieure 41». Courtin explique que: Toutes nos actions venant de nos passions ont au dehors les mêmes qualités que nos passions ont au dedans. Si celles-ci sont tranquilles, nos actions sont tranquilles, et on ne dit d'un homme qu'il est posé et qu'il se possède, que parce qu'il possède son intérieur ou ses passions, et qu'ensuite celles-ci retenant l'extérieur, tout ce que nous voyons de cet homme paraît posé ou tranquille 42. Si les passions sont naturelles, l'honnête homme tend à dominer la nature. Dans un des entretiens de René Bary, Leonor nous fait voir que « la vertu [ ... ] previent les passions perilleuses, & elle combat les passions criminelles »43. Devant l'opposition de son compagnon, elle renchérit que « la nature est bien diferente de ce qu'elle a esté; & c'est estre foible que de preferer l'estat de sa corruption, à l'estat de son innoncence 44». En termes théologiques s'il le faut, la bonne société impose un contrôle. Essentiellement, ce sont les convenances extérieures de l'homme qui expriment cette maîtrise répondant à un idéal de mesure et le corps se fait le témoin de cet impératif d'autocontrôle. 43 Bernard Lamy, La Rhétorique ou l'Art de parler [1671 J, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p.229. Lucie Desjardins, Le Corps parlant: savoir et représentation des passions au XVI!' siècle, Sainte-Foy (Québec), Presse de l'Université Laval, 2001, p. 1. A. de Courtin, op. cit., p. 207. R. Bary, op. cif., p. 401. 44 Id 40 41 42 22 L'idéal de contenance La civilité passe par le dressage du corps, puisque les passions y impriment leurs mouvements. Par conséquent, une grande partie des traités de bienséance s'attarde sur les contenances extérieures. La composition du Nouveau Traité de la civilité d'Antoine de Courtin accorde une place importante au comportement : seize chapitres traitent plus spécifiquement des mœurs et de l'attitude corporelle, tandis que quatre seulement concernent directement les paroles. Dans le chapitre sur «L'audience d'un grand », l'auteur décortique chaque action: la façon d'entrer, de s'asseoir, de se tenir près du feu, de rire, de laisser tomber quelque chose, d'éternuer, de se couvrir ou se découvrir et de se retirer à la fin de l'audience. De plus, un chapitre entier est consacré à la notion ellemême, définie comme l'accord du dedans avec le dehors : Le mot même de contenance l'exprime tout seul, en ce que venant du mot contenir, une personne n'est censée avoir de la contenance, que parce qu'elle contient en premier lieu ses passions, et puis ses membres ou ses actions, sa langue ou ses paroles, dans les bornes où toutes ces choses-là doivent être, pour répondre à ces circonstances 45. Ainsi, la colère fait pâlir ceux qui se laissent emporter par cette mauvaise passion, tandis que la douceur permet de revenir à l'ordre. De même, les différents gestes de ces cajoleurs, qui comblent les dames de mille et une attentions ridicules et déplacées, démontrent un penchant pour la coquetterie. Pour se corriger, l'honnête homme s'efforce de substituer la modestie à toutes les passions viles. Le corps est directement touché par les règles de contenance prescrites dans le traité de Courtin : L'assiette d'une personne assise est d'être la moitié du corps qui est la plus haute, droite, quoique mobile, et l'autre qui est la plus basse, ferme, retirée et immobile, sans croiser les genoux, et le respect étant fondé là-dessus, en ce 45 A. de Courtin, op. cil., p. 207-208. 23 lieu et en ce temps, il ne faut point manquer à cette contenance, ou on manque à la civilité 46. Le redressement de la posture et l'immobilité constituent des aspects majeurs de cette contenance corporelle où le haut du corps, et tout spécialement la tête, jouit d'un statut particulier dans l'anatomie. La droiture corporelle reflète la droiture de l'esprit, si bien que la civilité d'un individu se remarque à sa contenance. Dans le champs de la rhétorique, cette attention aux attitudes extérieures fait l'objet d'une partie distincte: l'actio. Le corps est essentiel à l'éloquence, vu que «tout appel aux sentiments ne pourra pas ne pas être froid, si la voix, la physionomie, et pour ainsi dire les attitudes de tout le corps ne lui donnent de la flamme 47». L'idéal de contenance caractérisant l'honnêteté classique se rapproche énormément des enseignements rhétoriques. Pour l'honnête homme se rendant à la cour, afficher la « bonne image» fait toute la différence; sa réussite sociale en dépend. Le corps possède un pouvoir qu'il faut utiliser. Les traités de bienséance participent grandement de l'élaboration du code corporel à l'époque classique: ils énoncent les règles et permettent leur diffusion. Pour les tenants de l'honnêteté, de même que pour les grands rhéteurs, le corps est envisagé « comme une pure surface qu'il est possible de soumettre au regard de manière à établir et à fixer les conditions de lisibilité des différentes passions qui agitent l'âme 48». Le code corporel élaboré dans les traités de civilité témoigne des changements épistémologiques survenus au XVIIe siècle. D'abord, il existe une corrélation entre le visible et l'invisible, Courtin souligne même « que le corps est si étroitement lié à l'âme, A. de Courtin, op. cit., p. 210. Quintilien, L'Institution oratoire, tome IV, livre XI, Paris, Éditions Garnier Frères, 1954, p. 185. 48 L. Desjardins, op. cit., p. II. 46 47 24 [ ... ] qu'il est vrai de dire que l'âme elle-même ne se meut presque que par le mouvement de corps 49». La croyance populaire veut qu'une personne de laide mine présente une âme vile et René Bary prend soin de faire valoir « que l'on ne tient compte de regarder une personne qui ne paye pas d'apparence; l'on s'imagine que la Nature qui a manqué en un poinct, a manqué en tous les autres 50». Si la longue tradition du rapport analogique entre le corps et l'âme se poursuit, on assiste néanmoins à une transfonnation graduelle au siècle classique: le signe corporel est de plus en plus envisagé dans un rapport de causalité. À la Renaissance, le corps porte la signature de l'âme: Le renouveau de la physiognomonie au XVIe siècle, puissamment résumé dans l'ouvrage de Della Porta, est au cœur de ce mode de pensée essentiellement analogique: l'invisible n'est pas seulement doublé par une enveloppe visible, la surface dit l'intérieur, par un jeu d'affinités parfaitement repérées (similitudes, proximités, analogiques) et les signes extérieurs sont les marques de l'âme 5\. Marc Escola prétend que le XVIIe siècle rompt avec cette tradition. Or, bien que le tenne de rupture semble un peu fort pour les circonstances, il est intéressant de noter une évolution dans le rapport de l'âme au corps. Celui-ci produit des signes qui sont les effets d'une cause à retracer, comme « la relation même qui unit le signe à ce qu'il signifie doit être interrogée et construite 52», et donc l'homme interprète les signes corporels afin de déchiffrer les mouvements de l'âme. Les physiognomonistes se sont attardés à répertorier une série d'indices propres à chaque passion, prétendant qu'on ne peut cacher ni changer les signes dont la nature nous a marqués. En revanche, l'honnête homme habile peut simuler ou dissimuler les passions qui lui sont naturelles, de sorte que 49 50 5\ 52 A. de Courtin, op. cil., p. 97. R. Bary, op. cil., p. 201. Marc Escola, « Une archéologie du visible », dans Louis Van Delft (dir.), Caractères et passions au XVlf siècle, Dijon, Université de Bourgogne, Centre de Recherche sur l'anthropologie au xvW siècle, 1998, p. 113. Ibid, p. 114. 25 tout l'art du courtisan tient à ce principe que lui enseignent les traités de cour. La civilité incite les individus à déjouer la nature par des artifices et par la feinte, ce qui complique l'interprétation des signes comme le constate un personnage de René Bary : Si la beauté de l'ame avoit des signes certains, l'on pourroitjoüer à coup seur; mais il n'y a rien de si trompeur que le visage; & jusques à ce que Monsieur de la Chambre ait découvert le secret de connoistre les Hommes, l'on fera bien d'estre sur la deffiance 53. Par ailleurs, la révolution scientifique a amené de nombreuses découvertes biologiques et anatomiques qui ont forcé les penseurs à réévaluer le corps humain. Sa composante divine est remise en question: « soumis au droit commun des lois physiques des forces et des fluides, celui-ci devient corps parmi les corps. Il relève d'un fonctionnement rigoureusement autonome, il se despiritualise 54». Descartes fait du corps une machine: Je veux que vous considériez ces fonctions comme se produisant naturellement au sein de la machine en raison de la disposition même de ses parties, ni plus ni moins que le font les mouvements d'une horloge ou d'un autre automate à partir des poids et des rouages, en sorte qu'il n'est besoin à cet égard de supposer dedans aucune âme végétative ou sensible, ni aucun principe de vie autre que son sang 55. La théorie cartésienne abandonne le corps à la mécanique et maintient les droits de l'âme dans le domaine de la métaphysique. Les effets de l'âme sur le corps relèvent des passions, pourtant celui-ci n'en est plus le simple miroir, il les exprime physiquement. Les Conférences du physiognomoniste Charles LeBrun nous apprennent que l'âme est désormais localisée dans l'organisme: Quoique l'âme soit jointe à toutes les parties du corps, il y a néanmoins diverses opinions touchant le lieu où elle exerce plus particulièrement ses fonctions. Les uns tiennent que c'est une petite glande qui est au milieu du cerveau [ ... ] d'autres disent que c'est au cœur, parce que c'est en cette partie que l'on ressent les passions; et pour moi, c'est mon opinion que l'âme reçoit 53 54 55 R. Bary, op. cit., p. 400. Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVf début XIX siècle), Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 85. René Descartes, Traité de l 'homme, dans Œuvres, Paris, Vrin, 1970, p. 202. 26 les impressions des passions dans le cerveau et qu'elle en ressent les effets au cœur 56. En fait, le lieu importe peu; ce qui nous intéresse est la volonté de situer l'homme spirituel dans le corps humain: « l'homme psychologique est ramené à l'intérieur de l'homme même tandis que le corps se dépeuple des présences magiques et des vertus occultes qui l'habitaient 57». Le corps et l'âme sont désormais considérés comme deux substances distinctes, mais leur étroite connexion définit la singularité humaine s8 • Par conséquent, cette nouvelle conception entraîne une rationalisation du corps. Le xvue siècle se caractérise par le conflit entre l'empire de la raison et la tyrannie des paSSIOns. L'honnête homme, incité à maîtriser ses pulsions instinctives qui le rapprochent des bêtes, doit, comme l'indique Courtin, repousser l'animalité au profit de la raison: Pour les autres actions dont la nature ne se cache point, et qui nous sont cependant communes avec les animaux, comme cracher, tousser, éternuer, manger, boire, etc., parce que la raison nous dicte naturellement que plus nous nous éloignons de la manière des bêtes, plus nous nous approchons de la perfection où l'homme tend par un principe naturel pour répondre à la dignité de son être, le consentement de l'honnêteté veut aussi que, puisque l'on ne peut pas se distinguer de ces actions qui sont naturellement indispensables, on les fasse le plus honnêtement, c'est-à-dire le moins approchant des bêtes qu'il est possible 59. L'auteur touche ici à un principe fondamental de la civilité: dresser tout instinct bestial afin de former un être aux manières policées conforme aux nouveaux critères de respectabilité fort contraignants qui s'expriment à travers l'idéal de contenance. Ainsi, le corps nécessite une surveillance attentive et constante, car tout relâchement du contrôle Charles LeBrun, Les Conférences, cité par Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage. op. cit., p. 86-87. 57 J. Courtine et C. Haroche, op. cil., p. 87. 58 Rudy Steinmetz, « Surveillance et émancipation de l'âme: la vigilance alimentaire à l'âge classique », dans Ph. Dubois et Y. Winkin (dir.), Rhétorique des corps, Bruxelles, De Boeck, Éditions universitaires, 1988, p. 26. 59 A. de Courtin, op. cil., p. 64-65. 56 27 physique rencontre une censure. De même «il faut se donner garde de dormir, de s'allonger et de bâiller quand les autres parlent 60», de même « il faut s'abstenir de jouer des mains en donnant des coups, et folâtrant avec l'un et avec l'autre» et « c'est aussi contre le respect, de se prendre une dent avec l'ongle du pouce 61». En somme, le corps est caché derrière des parures, des vêtements et les fonctions physiques ne peuvent se faire en public. Les traités de bienséance témoignent d'une nouvelle conception favorisant l'escamotage du fait corporel, qui s'explique par un effort de contrôler le corps, de le dominer, afin de le soumettre à l'impératif de la raison. De façon pratique, l'insistance des traités de savoir-vivre sur les contenances extérieures montre un souci de concrétisation: les règles désignent les comportements à proscrire et ceux à favoriser et elles rendent ainsi pragmatiques les principes de la civilité qui, autrement, resteraient abstraits et difficiles à saisir. Que veut dire Courtin lorsqu'il affirme que « la civilité n'est que la modestie et l'honnêteté que chacun doit garder dans ses paroles et dans ses actions 62»? Il serait impossible de modeler sa conduite sans avoir des données précises quant à l'attitude et la bonne conduite, aussi Courtin s'efforce-t-il de définir la contenance à avoir dans toutes les circonstances de la vie quotidienne. Éloquence corporelle Au xvUC siècle, l'art de la conversation se trouve au centre de la sociabilité telle qu'elle se développe à la cour. Or, le corps, au même titre que la parole, participe à cette conception de l'éloquence: « à sa façon [il] parle, [ ... ] il produit du sens, institue des 60 6\ 62 A. de Courtin, op. cil., p. 75. Ibid., p. 76. Ibid, p. 49. 28 codes, fonctionne comme un langage, avec ses signes, son lexique, sa syntaxe, sa logique, ' . sa rhetonque propres 63 ». Parmi les diverses conditions requises pour briller dans la conversation, Ortigue de Vaumorière, qui nous amène sur le terrain de la rhétorique, révèle que: « l'on ne peut plaire dans la Conversation, qu'en accompagnant ce que l'on dit, d'une action libre & aisée, d'un air ouvert, & de je ne sai quel agrément que l'on n'acquiert qu'avec les personnes qui l'ont déjà 64». L'allure que projette l'honnête homme importe autant que ses propos et le façonnement de l'image de soi s'apparente à l'élaboration du discours, c'est-à-dire que la composition du corps éloquent intègre les quatre parties du système rhétorique aristotélicien, soit l'invention, la disposition, l'élocution et l'action. Dans un premier temps, le corps s'invente. Comme l'invention rhétorique, qui consiste à repérer des arguments ou des procédés afin de produire un discours efficace et convainquant, l'élaboration de l'image corporelle se soumet à un travail de recherche ou plutôt, l'honnête homme prend conscience des éléments disponibles pour rendre son apparence agréable. Quintilien affirme que les arguments doivent d'abord être tirés de la personne 65 , soit sa famille, sa nation, son sexe, son âge, son éducation, son état physique, sa fortune et sa condition, et ces mêmes critères servent à l'honnête homme dans la création de son image. Par exemple, l'attitude et le comportement changent selon l'âge, aussI «les femmes avancées en age qui veulent attirer les yeux par l'éclat de leurs parures, agissent contre la bienséance 66». De telles manières rendent ridicules les femmes matures qUI cherchent à imiter toutes les façons des Jeunes demoiselles. Philippe Dubois et Yves Winkin, « Introduction », dans Rhétoriques du corps, op. cit., p. 7. Ortigue de Vaumorière, L'Art de plaire dans la conversation [1688], Paris, Guignard, 1701, p. 4. 65 Quintilien, Institution oratoire, livre V, Paris, Éditions Garnier Frères, 1954, p. 133. 66 Bellegarde, Réflexions sur le ridicule, et les moyens de l'eviter, Paris, Jean Guignard, 1696, p. 367. 63 64 29 Abondant dans le même sens, Courtin prend soin de mentionner que « les jeunes gens, selon leur qualité, doivent avoir des manières un peu plus gaies, plus vives et plus résolues, et particulièrement ceux qui sont destinés aux armes 67», alors que les personnes âgées « doivent avoir un maintien sérieux qui marque la gravité 68» sans, par ailleurs, se montrer aigries ou ténébreuses. De même, le sexe d'une personne influence grandement la conduite de celle-ci; pour cette raison, Du Bosc et Grenailles ont écrit des traités distincts pour l'honnête femme et l'honnête fille, desquelles plus de modestie et de pudeur sont généralement exigées. Malgré une amélioration graduelle du statut de la femme qui se remarque notamment dans le traité de Courtin où de nombreuses prescriptions fournies sont valables pour les deux sexes, la société demeure beaucoup plus stricte envers la femme et ses écarts sont plus sévèrement jugés. La fonction occupée constitue un autre critère à considérer. De toute évidence, un ecclésiastique ne peut se comporter comme un homme du monde. Chacun doit observer la conduite appropriée à sa condition et à son rang et adapter ses habits en conséquence. La tenue qui sied à la reine devient incongrue lorsque portée par une demoiselle de moindre importance. Surtout, il importe de tenir compte de son état physique, car, bien que nul ne choisisse son apparence, il appartient à chacun de bien connaître son corps pour mettre en valeur ce qui l'avantage et camoufler les imperfections de la nature. Peu de gens prennent garde de proportionner les habits à leur taille, ce qui est pourtant, comme le souligne Antoine de Courtin, une chose essentielle: Il faut observer que si la mode fait toutes les choses grandes, elles ne doivent être que médiocres pour les petits hommes; autrement, s'ils portent un grand rabat parce que c'est la mode, on ne voit en eux qu'un rabat; si c'est un 67 A. de Courtin, op. cil., p. 212. 68/d 30 chapeau à grand bord, ce ne sera qu'un chapeau que l'on verra marcher, ainsi du reste 69. Dans l'élaboration de l'image de soi projetée, le bon sens, l'équilibre et la modération priment sur le reste quand vient le temps de se produire en public. Enfin, il ne suffit pas de se rapporter à sa personne pour déterminer la conduite appropriée, encore faut-il considérer le lieu et le temps. L'Honnête homme se rappelle donc le conseil de Quintilien : « au regard de toute action, la question se pose de savoir pourquoi, où, quand, comment et par quoi elle a été accomplie 7o ». D'ailleurs, Courtin ne cesse de le répéter: en toutes choses, il faut tenir compte des circonstances, car ce qui est bien à un moment peut être mal vu dans un autre contexte. Par exemple, bien qu'il soit contre la bienséance d'être assis en présence d'une personne éminente, il serait étrange de rester debout si cette dernière nous dictait une lettre. Aussi, selon l'endroit où il se trouve et l'activité qui l'occupe, l'honnête homme adapte sa tenue et sa conduite. De fait, les traités comportent souvent une section indiquant le comportement à observer dans les Églises où « il ne faut point grimacer en priant Dieu, [ ... ] moins encore ne faut -il saluer dans l'église quelqu'un que l'on n'aurait pas vu depuis longtemps, ni se faire des embrassades et des compliments, la sainteté du lieu ne le permet point, et ceux qui le voient s'en scandalisene l ». La conduite dépend du contexte: l'air gai qui sied à un bal devient impropre lors de funérailles. En toute situation, il importe avant tout de faire preuve de jugement et de discernement, deux qualités de l'esprit qui pourront éventuellement faire éviter à certains des maladresses gênantes ou encore masquer l'inexpérience de quelques autres. 69 70 71 A. de Courtin, op. cil., p. 108. Quintilien, Institution oratoire, livre V, Paris, Éditions Garnier Frères, 1954, p. 136. A. de Courtin, op. cit., p. 120. 31 L'invention rhétorique concerne tous les choix faits quant à la manière de se présenter. L 'honnête homme, en perpétuelle exhibition, accorde un soin particulier à son ethos, point essentiel dans la rhétorique antique qui se rapporte au caractère que prend l'orateur pour inspirer confiance aux auditeurs. Toute représentation publique implique la construction d'une image de soi; « que l'image induite des façons de dire [et de faire] facilite, parfois même conditionne la bonne réalisation d'un projet, c'est ce que nul ne peut ignorer qu'à ses dépens 72». Cette citation de Ruth Amossy est d'autant plus vrai à la cour, où prime une culture des apparences. En effet, pour remplir les conditions minimales de crédibilité, l'honnête homme est tenu de respecter le code corporel imposé socialement. Contrairement au proverbe, l'habit fait le moine, puisque « la propreté dans les habits fait une grande partie de la bienséance, & sert beaucoup à faire connoître la vertu & l'esprit d'une personne 73». À cette remarque, s'ajoute un commentaire d'Antoine de Courtin : Et non seulement c'est la propreté et la bienséance des habits qui donnent bonne impression de la personne, mais ses domestiques, son train, sa maison, ses meubles et sa table, si tout cela a pareillement de la proportion et du rapport à la qualité et à l'âge, parce que ce sont autant de si~nes qui nous marquent, sans que le maître parle, s'il a de l'esprit et de la vertu 4. En somme, il existe, en dehors de la parole, de nombreuses contraintes dans la manière de se présenter. L'honnête homme est d'abord jugé sur son apparence et cette première impression s'avère primordiale, étant donné que les gens croient ce qu'ils voient. Le code corporel élaboré fait en sorte que l'image projetée facilite son insertion dans le monde de la cour ou alors lui porte préjudice. 72 73 74 Ruth Amossy, Images de soi dans le discours: la construction de l'ethos, Lausanne, Oelachaux et NiestIé, 1999, p. 9. Traité de la civilité nouvellement dressé d'une maniere exacte & methodique & suivant les regles de l'usage vivant, Lyon, Jean Certes, 1681, p. 48. A. de Courtin, op. cit.• p. 108. 32 Dans un deuxième temps, le corps est agencé et organisé par un travail de disposition, comme dans la production d'un discours. Il existe un code au service de la création de l'image de soi. De fait, le premier chapitre du Traité de la civilité, intitulé « De toutes les parties du corps », respecte un ordre dans la présentation de ces parties. L'auteur procède de haut en bas et reprend alors la forme utilisée par Quintilien lorsqu'il traite de l' actio dans son cinquième livre: ce dernier décompose systématiquement le corps et donne des indications pour chacune des parties, commençant par la tête et terminant avec les pieds. Dans le Traité de la civilité, le corps est morcelé: la tête, le visage, les épaules, les bras, les coudes, les mains, les doigts, les ongles, les genoux et les pieds. Cependant, ces parcelles n'occupent pas une place d'égale importance au sein du traité, l'honnêteté met en valeur certaines parties, tandis que d'autres restent cachées. Le texte insiste sur la tête, décrivant avec précision les cheveux, les oreilles, le nez, les joues, les lèvres, les dents, la bouche et tout spécialement les yeux. Dans l'ensemble des traités de civilité, la tête occupe un espace considérable et, de toute évidence, l'idée qu'on se fait du corps humain la valorise particulièrement. Siège de la raison, elle s'avère également un lieu important pour les passions: « le visage exprime une grande gamme d'émotions et plus encore de signes de lien ou d'opposition avec les êtres présents. Salutations, défis, discours muets se font plus lisibles à cet endroit, ou avec le chapeau qu'en utilisant le reste du corps 75». L'individualité s'exprime clairement au niveau de la tête. Par conséquent, plusieurs prescriptions la concernent directement : notamment par rapport à l'expression faciale et à la nécessité de se couvrir ou de se découvrir selon le contexte. 75 R. Muchembled, op. cit., p.225. 33 Les mains, qui avec la tête sont les seules parties du corps à s'offrir directement au regard, arrivent en deuxième place en tenne d'importance et plusieurs commentaires les décrivent et indiquent comment les tenir ou à quel moment les ganter. Les observations par rapport aux bras et aux jambes demeurent brèves: il s'agit essentiellement de les faire oublier « en les [tenant] dans leur position naturelle sans contrainte 76». Ainsi, ni les bras ni les jambes ne doivent être croisés et l'on ne les remue point inutilement. De façon générale, les traités de civilité révèlent un souci de redressement du corps et la posture prend une importance considérable. Pour ce qui est des « membres honteux », suivant l'expression employée dans le texte, il est tout à fait contre l'honnêteté de les découvrir sous prétexte que, de même que la nature ayant voulu cacher certaines parties de notre corps et certaines actions, le consentement et l'usage s'accordent réellement à les tenir cachées pour garder l'honnêteté. Que celui-là passerait pour le plus déshonnête du monde, qui découvrirait publiquement ce qui ne se doit point découvrir, ou ferait quelques actions et professerait quelques paroles pour les exprimer contre l'honneur pour ainsi dire, et la pudeur de la nature 77. Courtin se montre on ne peut plus strict, car l'honnête homme, et tout particulièrement l'honnête femme, y joue son honneur. Le corps est régulé par un contrôle sévère qui l'organise dans les moindres détails pour en faire un tout cohérent, harmonieux et convenable. Par ailleurs, il ne s'agit pas uniquement d'ordonner les corps de façon individuelle, mais de les hiérarchiser les uns par rapport aux autres. Ainsi, les individus sont disposés dans l'espace selon un plan préétabli, à chacun sa place selon le contexte: lorsqu'une personne est forcée de marcher dans les rues auprès d'une autre de rang supérieur, il convient de lui laisser le haut pavé et de ne pas se tenir directement côte à 76 77 Traité de la civilité, op. cit., p. 40. A. de Courtin, op. cil., p. 64. 34 côte, mais de rester un peu derrière, à moins qu'elle ne lui parle et qu'il faille lui répondre 78. Certaines conventions existent: par exemple, lorsque trois personnes se promènent ensemble, le milieu devient le lieu d'honneur pour la personne la plus qualifiée, à la droite de celle-ci se place le second, à la gauche, le troisième. De sorte que la promenade au jardin relève pratiquement d'une chorégraphie dans laquelle les moindres mouvements des uns sont réglés en fonction de ceux des autres: En général, quand on se promène deux à deux, il faut observer qu'au bout de chaque longueur de promenade, on doit tourner en dedans du côté de la personne avec laquelle on se promène, et non en dehors, de peur de lui tourner le dos. Que si on se promène trois ensemble, et que l'on soit égaux, on peut se quitter le milieu alternativement à chaque retour d'allée, celui qui était au milieu, se reculant à côté, pour laisser au milieu un de ceux qui étaient à côté79 • Une telle rigidité nous semble loufoque et même absurde aujourd'hui, pourtant, elle apparaît totalement légitime aux gens de l'époque, pour lesquels les moindres détails s'inscrivent dans un lourd cérémonial. Les plus petits gestes revêtent une valeur de prestige et symbolisent la répartition des pouvoirs, ce phénomène est étudié par Norbert Elias dans La Société de cour où il fait voir le caractère fétiche de l'étiquette: « chaque geste de cérémonie avait une valeur de prestige hiérarchisée. [... ] Il servait d'indicateur de la place de chacun dans le jeu d'équilibre auquel tous les hommes de la cour étaient soumis 80». L'espace physique est utilisé de façon à disposer les individus selon un ordre hiérarchique. Tous doivent connaître les règles relatives à chaque lieu: la chambre, le jardin, la rue, la salle à manger. Ainsi, la disposition du corps est réfléchie de façon consciente et donne lieu à des habitudes précises. A. de Courtin, op. cil., p. 122. Ibid., p, 123. 80 N. Elias, La Société de cour, op. cil .• p. 72. 78 79 35 Ensuite, l'élaboration de l'image corporelle tire aussi profit de l'élocution qui, en rhétorique, concerne la rédaction du discours, le choix du style, l'usage des figures et dont la première qualité est la correction, c'est-à-dire la justesse, la pureté et surtout le fait de ne pas s'écarter de la bienséance. Le langage non-verbal se plie aussi au bon usage et Courtin insiste à maintes reprises sur l'importance de s'y conformer: « il faudrait observer exactement ce que l'usage a établi parmi nous pour honnête, et éviter de même aussi tout ce qu'il a condamné comme indécent 81». Le corps met en œuvre divers procédés pour plaire. Le fait de parier d'une élaboration consciente et réfléchie de l'image corporelle nous situe dans le domaine de l'élocution; le corps, à l'instar du discours oratoire, est soigné dans ses moindres détails en fonction des critères de beauté et d'élégance de l'époque. La mode fait office de figure ornementale et le choix des parures s'avère de la plus haute importance. Dans leur habillement, les honnêtes gens peuvent faire valoir leur bon goût par un judicieux équilibre entre la simplicité et l'ostentation. Courtin mentionne que « cette mode a les deux extrémités vicieuses 82» et il condamne tout autant l'excès de négligence que l'excès d'affection, prétextant que l'exagération fait souvent paraître les gens ridicules, comme en témoigne ces quelques exemples: Lorsqu'on portait des hauts-de-chausses larges par en bas, ils y mettaient deux aunes de largeur. Si le bas de la robe d'une dame devait traîner de demi-aune, on y mettait une et demie; si les manches étaient courtes, on ne faisait que des ailerons; si on portait du ruban à côté des hauts-de-chausses, on en mettait jusques dans la pochette; et tout le reste à proportion, jus~ues aux nœuds des souliers, qui étaient d'un pied de long quand on en portait 8 . Ainsi, la mode, qui permet d'enjoliver son apparence, est dictée par le bon goût et se soumet aux critères de la bienséance. 81 82 83 A. de Courtin, op.cit., p. 63. Ibid, p. 106. Ibid, p. 107. 36 Les « Classiques» refusent l'exubérance baroque et lui préfèrent la sobriété, ou plutôt l'apparence de sobriété. L'image du masque revient fréquemment dans le discours sur l'honnête homme. En effet, celui-ci se compose un visage qui « ne doit point être comme d'un fantasque, d'un severe, d'un êtonné, d'un melancolique, d'un chagrin, d'un inconstant, ni de telle sorte que l'on puisse remarquer quelque passion ou affection déréglée: mais il doit être gay & doux 84». Le masque lui permet de dissimuler ses passions et de conserver un air impassible, même si la réserve affichée n'est bien souvent qu'une illusion entretenue par le courtisan et, qu'à la cour, la figure de l'hypocrisie l'emporte. L'art suprême consiste à cacher l'artifice pour avoir l'air naturel, ce qUi correspond à la quête classique de la coïncidence de l'être et du paraître. Puisque l'élocution, sur le plan physique, manifeste l'emphase 85 et renforce l'expression corporelle, c'est à elle, encore, que revient la tâche de filtrer les passions que l'orateur désire laisser voir. Ici, il s'agit avant tout d'une question d'intérêt, à savoir quelles passions sont les plus susceptibles d'émouvoir l'auditeur dans le sens voulu. L'obligation, pour l 'honnête homme, de contraindre ses émotions affecte son comportement, jusque dans sa démarche, qui doit faire voir sa modestie : Il faut observer aussi d'avoir un marcher modeste, ne frappant point fortement le plancher ou la terre, ne traînant point les pieds, ne marquant point la cadence de la tête ou des mains, mais se retenant en soi-même et marchant doucement, sans tourner la vue ça et là 86. Les manifestations passionnelles trop intenses au niveau corporel sont supprimées et, conformément à l'exigence générale de modération, l'attitude extérieure correspond en Traité de la civilité, op. cit., p. 8-9. Georges Molinié, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, 1992, p. 129. 86 A. de Courtin, op. cit., p. 70. 84 85 37 rhétorique au style moyen 87 . En effet, pour l'honnête homme, « le grand art de plaire consiste à trouver le milieu entre trop et trop peu; ce tempérament fait la perfection des vertus humaines 88 ». Bellegarde ici semble s'être inspiré de Cicéron lui-même qui indique que « dans toutes les choses il faut voir le ''jusqu'où'' : en effet, quoique chaque chose ait sa mesure, le "trop" choque pourtant plus que le "trop peu" 89». L'équilibre constitue un trait essentiel de l'esthétique classique qui en tout recherche l'harmonie du sujet. Les concepts d'invention, de disposition et d'élocution ont permis de montrer que le code corporel fonctionne comme un discours. Toutefois, le système rhétorique prévoit une partie distincte consacrée au corps: la quatrième section, l' ac/io, se veut le parachèvement du travail rhétorique et porte sur la voix, la gestuelle et la mimique. Faret, dans L 'Honnête homme, affirme: Le premier soin que doit avoir celui qui veut hanter les cabinets, et les réduits, et se jeter dans l'entretien des femmes, c'est de rendre sa présence agréable. Car la première chose qu'elles considèrent dans un homme, c'est la mine, et l'action extérieure, que Cicéron nomme l'Éloquence du Corps. 11 ne la divise qu'en deux parties, le geste et la voix: mais au sujet que nous traitons, il faut encore ajouster l'habit et la composition du Corps même 90. Le corps joue donc un rôle capital dans une société dominée par l'art de la conversation. L 'honnête homme classique est touché des mêmes prescriptions que l'orateur antique quant à la gestuelle, à l'air et à la voix. Les gestes remplissent une fonction communicative complémentaire à la parole et favorisent l'échange. Le corps parle un langage universel où les mains s'avèrent Albert Mechtild, « L'Éloquence du Corps - Conversation et sémiotique corporelle au siècle classique », Germanische Monatsschrifi. n° 39,1989, p. 157. 88 Bellegarde, Réflexions sur le ridicule. et sur les moyens de l'eviter. Où sont représentez les différens caractéres & les mœurs des personnes de ce siécle, op. cit., p. 369. 89 Cicéron, L'Orateur, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 26. 90 Nicolas Faret, L 'Honnête homme ou l'Art de plaire à la cour, Genève, Slatkine Reprints, 1970, p. 91. 87 38 particulièrement éloquentes, car ce sont elles qui, aux dires de Faret, enflamment l'action. Quintilien mentionne qu'elles font presque autant de mouvements qu'il existe de mots. Les traités de civilité insistent sur la nécessité de les maîtriser convenablement et de ne pas, « quand on parle, faire de grands gestes des mains; cela sent d'ordinaire les diseurs de riens, qui ne sont pathétiques qu'en mouvements et en contorsions de corps 91». Courtin se démarque ici du traité de Nicolas Faret qui démontrait un grand enthousiasme face à la gestuelle. Au fur et à mesure que l'on avance dans le XVIIe siècle, l'expressivité des mains devient indécente parce qu'elle renvoie au code populaire et grossier duquel l'honnête homme tend à se distinguer. L'art de la gestuelle exige grâce et retenue; toute contorsion disgracieuse sera bannie des manières de la cour. L'action rencontre alors les mêmes paramètres que l'élocution: le style moyen l'emporte. En tout, il faut éviter le laisser aller et l'emportement, la modération reste la règle d'or. L'idéal d'honnêteté en est un de contrôle et la voix n'échappe certes pas à la règle. Courtin souligne « qu'il faut prendre garde au ton de la voix que l'on a naturellement 92». Cet avertissement à se méfier de la nature est révélateur: l'image corporelle associée à l'honnêteté résulte d'une attention constante pour réprimer tout instinct, sans que cet effort ne paraisse. Les prescriptions de Faret demeurent valables à la période classique et l'honnête homme prendra garde à ce que « le ton de la voix n'ayt rien ny de rude, ny d'aigre, ny de trop éclatant, ny de trop foible : au contraire, qu'il soit doux, clair, distinct, plein et net, en sorte qu'il penetre facilement jusques dans l'ame, sans trouver aucune 91 92 A. de Courtin, op. cÎt., p. 83. Ibid, p. 87. 39 résistance à rentrée 93». Le mot d'ordre: rendre sa voix agréable de sorte qu'elle plaise à la compagnie. La mimique répond aux mêmes exigences. Lieu par excellence où se manifestent les émotions, le visage requiert évidemment un contrôle sévère, d'autant plus que les pensées s'y lisent avant même que la langue n'ait le temps de les formuler. Les yeux, considérés comme la partie la plus expressive, dévoilent les secrets de l'âme et constituent un danger à qui ne s'en méfie, aussi vaut-il mieux faire voir un regard paisible, aimable, modeste, marque d'un esprit posé et humble. L'expression faciale constitue un enjeu majeur pour l'honnête homme forcé de contraindre ses émotions. Cet impératif affecte nécessairement le comportement non-verbal de l'individu qui cherche à supprimer et à rationaliser les signes naturels des passions qui l'agitent. Courtin prend soin de peindre avec précision l'air qu'il convient d'afficher: Il est malséant aussi de faire en parlant certaines grimaces d'habitude, comme de rouler la langue dans la bouche, de se mordre les lèvres, de se relever la moustache, de s'arranger le poil, de cligner des yeux, de se frotter les mains de joie, de faire craquer les doigts en se les tirant l'un après l'autre, de se gratter, de hausser les épaules, ect. Il ne faut pas avoir non plus une contenance toute d'une pièce, fière, arrogante et dédaigneuse 94. L'expression ne trahit aucun signe de trouble ni d'émotion, l'impassibilité domine, sans toutefois que le visage ne paraisse froid, distant ou insolent. Être social avant tout, l'honnête homme garde un air ouvert, engageant, empreint de bienveillance et d'humilité. Enfin, la physionomie en entier est mise à profit dans cette entreprise de séduction propre à la sociabilité sous le règne de Louis XIV. Le code corporel élaboré dans les traités de civilité s'inspire grandement des enseignements de la rhétorique antique, vu 93 94 N. Faret, op. cil., p. 94. A. de Courtin. op. cil., p. 83. 40 que, pour se tailler une place à la cour, la nouvelle classe sociale visée par les traités de civilité doit exceller dans l'art de convaincre: L'action, loin d"être un pur ornement, joue un rôle important au service de la persuasion. Car toute polie qu'elle soit, la conversation familière ne cherche pas moins à convaincre, faisant appel à tous les moyens de l'éloquence du corps, puisqu'il s'agit de vaincre deux sens à la fois, et d'assiéger également les esprit par les yeux et par les oreilles95 • Comme le dit si bien La Rochefoucauld, « ce qui fait qu'on déplaît souvent, c'est que personne ne sait accorder son air et ses manières avec sa figure, ni ses tons et ses paroles avec ses pensées et ses sentiments 96». Ainsi, l'idéal anthropologique classique valorise un parfait accord entre la parole et le geste. Finalement, des traités de civilité émerge la constitution d'un idéal classique du corps, où prime la notion d'ordre, c'est-à-dire que l'aspect physique relève d'une organisation esthétique méticuleuse. Le beau se pense en termes de proportion, d'harmonie et d'équilibre et se définit comme un art possédant une unité de réalisation. Centrale à l'idéologie classique, la quête de cette unité amène la société à s'assurer d'une emprise ferme sur tout ce qui se rapporte à l'apparence extérieure, de façon à optimiser le discours, à l'appuyer, à le renforcer par des airs, des manières, des gestes appropriés et réfléchis. 95 % A. Mechthild, loe. cit., p. 159. François de La Rochefoucauld, De l'air et des manières, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard,1957, p.512-513. Chapitre Il POLITIQUE DU CORPS Impossible de dénier le caractère politique des traités de civilité: ces textes reproduisent des données idéologiques, des pratiques culturelles et des conventions sociales propres à la société dans laquelle ils circulent. Les manuels de bienséance contribuent à construire des identités répondant à l'idéologie dominante: «the pedagogical aim of conduct books is to mold men and women from the roles they are supposed to assume, roles that are gendered specifie and suitably respectful of power relation 97». La finalité délibérative de la littérature didactique vise à proposer un modèle de comportement et place l'éthique au centre de l'élaboration d'un idéal de l'honnêteté. En tant que système normatif, le code de l'étiquette « se veut un guide pour une conduite sociale 'adaptée' et 'policée' et est ainsi le garant d'un certain ordre où chacun sait la place qui lui est assignée et ce qu'il doit y faire 97 98 98». Les traités de cour, donc, concourent Valeria Finucci, The Lady Vanishes: Subjectivity and Representation in Castiglione and Ariosto, Standford, Standford University Press, 1992, p. 6. Dominique Picard, « Caractéristiques et évolution de la ritualité sociale dans les traités de savoir-vivre contemporains », dans A. Montandon (dir.), Pour une histoire des traités de savoir-vivre en Europe, Clermont-Ferrand: Association des publications de la Faculté de Lettre et Sciences humaines, Université Blaise-Pascal, 1994, p. 373. 42 à façonner une image à laquelle l'individu s'identifie et se soumet afin d'être accepté de la bonne société. Pour atteindre leur objectif, ces textes formulent une série de prescriptions quant au comportement à adopter à la cour, préceptes qui, bien souvent, passent par le dressage du corps. Le corps politique Parce qu'il est façonné par l'idéologie, le corps humain est investi d'une dimension politique et devient un instrument dans les mains du pouvoir dominant qui le modèle à son gré. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault formule l'hypothèse que « les rapports de pouvoir opèrent sur [le corps] une prise de pouvoir immédiate; ils l'investissent, le marquent, le dressent, le supplicient, l'astreignent à des travaux, l'obligent à des cérémonies, exigent de lui des signes99 ». Le corps est donc envisagé comme un objet manipulable qu'utilise le souverain pour parvenir à ses fins par le biais de l'étiquette qui, d'une part, lui sert d'appareil de domination de la noblesse et d'autre part, lui permet de manifester sa puissance aux yeux de tous. Le contexte politique du règne de Louis XIV permet de comprendre comment se constitue l'élite sociale formant la cour française durant la seconde moitié du XVIIe siècle. Le roi est âgé de cinq ans lorsqu'il hérite de la couronne à la mort de Louis XIII; s'ensuit alors une période de régence: n'ayant aucune expérience politique, Anne d'Autriche, la mère du jeune souverain, s'en remet entièrement à son premier ministre, le Cardinal Mazarin, pour diriger la France. Enfant, Louis subit les conséquences de la Fronde, née d'un mécontentement général dû, entre autres, à l'augmentation de la 99 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2003, p. 34. 43 pression fiscale entraînant la haute noblesse à contester l'autorité du souverain; menacée, la famille royale est forcée de quitter Paris. En réaction à ces événements, Louis XIV développe une obsession de l'ordre et il s'applique, par la suite, à affaiblir les membres de la noblesse d'épée en l'écartant des charges administratives, qu'il octroie de préférence à des gens qui lui doivent tout. Dès 1661, le roi assure lui-même le contrôle du gouvernement en s'entourant d'un petit nombre de conseillers choisis non dans la famille royale, dans le haut clergé ou dans la haute noblesse, mais parmi des robins fraîchement anoblis qui lui sont totalement attachés et dévoués vu leur dépendance à son égard. Quant aux nobles, ne leur restent guère plus que les emplois militaires (et encore) et les charges curiales; leur statut se limite désormais à un rôle purement figuratif. À partir de 1682, Versailles devient définitivement le centre de la vie publique pour l'aristocratie et le roi y organise de nombreuses fêtes, des bals, des banquets, des pièces de théâtre, des parties de chasse et des activités de toutes sortes pour distraire la noblesse et la tenir occupée. Sur le plan politique, le règne de Louis XIV, poursuivant la centralisation des pouvoirs entamée depuis la fin de l'époque féodale, contribue fortement au renforcement de l'autorité monarchique et marque ainsi l'apogée de l'absolutisme. Finalement, l'échec de la Fronde a consacré la victoire de la monarchie absolue et provoque par conséquent l'assujettissement politique général 100. Dans cet esprit, l'étiquette instituée par Louis XIV constitue de prime abord un moyen efficace de domination des courtisans. L'apparence physique est grandement touchée par les nouvelles règles de savoir-vivre qui sont imposées à la cour, car plusieurs contraintes codifient le comportement et réglementent 1'habillement, le maintien, 100 Jean Rohou, Le XVII' siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002, p.286. 44 l'expression. La civilité, à travers les restrictions corporelles, cherche à atteindre l'âme de l'honnête homme puisque, comme l'indique Antoine de Courtin, « le corps est si étroitement lié à l'âme, [ ... ] qu'il est vrai de dire que l'âme elle-même ne se meut presque que par le mouvement du corps lOI». Aucun souverain n'a été aussi strict en matière de bienséance et de politesse que Louis XIV. L'obsession dont il fait preuve pour toutes les questions d'étiquette trahit son souci d'ordre et sa volonté d'assujettir la noblesse. Dans ce but, il conçoit Versailles où les nobles se rassemblent autour de lui, ce qui lui permet de mieux les contrôler comme l'explique Norbert Elias : La conception de Versailles répond parfaitement à ce double souci de la royauté de subvenir aux besoins d'une partie de la noblesse, de lui donner un statut à part, de la dompter et tenir sous son contrôle. Le roi se montre généreux avec ses favoris, mais il exige qu'on lui obéisse; il n'oublie jamais de faire sentir aux nobles qu'ils dépendent entièrement de lui, de l'argent et des chances qu'il veut bien leur distribuer 102 • À la fois instrument de domination et d'entretien de la noblesse, la cour offre à Louis XIV la possibilité de s'assurer la parfaite soumission de ses sujets rendus dépendants grâce à un système de privilèges pour lesquels ils rivalisent entre eux. Courtin fait mention de la compétition qui s'établit entre les individus souhaitant se démarquer auprès des personnes importantes et particulièrement en présence du souverain. Les courtisans sont prêts à tout pour l'emporter: la médisance est une arme particulièrement prisée, comme en témoigne ce passage du Nouveau Traité de la civilité: Mais d'où vient donc, me dites-vous, que deux personnes de même profession ne peuvent se souffrir, ne peuvent jamais dire de bien l'une de l'autre? C'est pour une autre raison qui est, ou l'intérêt, ou le désir de l'honneur. I\s s'aiment par la conformité de leur inclination, mais ils se craignent l'un Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1998, p. 97, 102 Norbert Elias, Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Levy, 2003, p. 143. 101 45 l'autre, parce qu'ils tendent à une même chose, qui n'est pas de l'essence ou qui est tout à fait différente de cette inclination 103. Parce qu'ils luttent pour les mêmes avantages et qu'ils ont à cœur les mêmes intérêts, tous se méfient les uns des autres. Le souverain exploite les antagonismes entre les honnêtes hommes et suscite leur jalousie, se servant de l'étiquette pour déterminer la part de prestige dévolue à chacun, de sorte que cette concurrence empêchent les nobles de se liguer en un groupe homogène et d'ainsi constituer une menace pour le roi qui craint une révolte semblable à la Fronde. Plusieurs auteurs de l'époque, généralement patronnés par le souverain, valorisent l'esprit de sujétion en exaltant l'honneur de servir le roi, puisque « se conformer à son prince, c'est une marque que l'on a de l'esprit 104». Au xvue siècle, une entreprise de pacification transforme la notion d' « honneur» qui cesse de se rapporter aux exploits guerriers pour se déplacer vers un nouvel idéal d'urbanité, lequel prend, en France, la forme de l'honnêteté. Les révoltes antérieures ayant provoqué le chaos dans le royaume durant plusieurs années, les sujets eux-mêmes sont redevables au prince de la paix restaurée et Saint-Évremond note à ce propos qu' « il faut respecter la subordination qui est entre les hommes, sans cela on ne verroit que confusion & que desordre 105». La théorie de Norbert Elias sur le processus de civilisation explique pourquoi les débordements de violence sont bannis de l'état absolutiste: L'agressivité [ ... ] a été conditionnée comme les autres manifestations pulsionnelles par l'état avancé du partage des fonctions, par la dépendance plus marquée de l'individu envers ses semblables et envers l'appareil technique; elle a été émoussée et limité par une infinité de règles et d'interdictions qui se sont transformées en autant d'autocontraintes. Ainsi, elle a été « affinée» et « civilisée» comme toutes les autres pulsions sources A. de Courtin, op. cit., p. 101. Ibid., p. 102. 105 Saint-Évremond, « Pensées sur l'honnesteté)), dans Œuvres mélées. Paris, C. Bardin, 1670, p. 20. 103 104 46 de plaisir: elle ne se manifeste plus dans sa forme brutale et déchaînée qu'en rêve et dans quelques éclats que nous qualifions de pathologiques 106. Le corps est directement visé et l'homme s'efforce de réprimer ses instincts et de policer ses manières selon les nouveaux critères sociaux. Dans les manuels de savoir-vivre, humilité et respect définissent la civilité, car « il n'y a rien [ ... ] qui soit plus agréable, plus touchant et qui gagne plus le cœur, que l'affabilité et la soumission, ou ces sentiments et ces démonstrations humbles et charitables de bonne volonté 107». Par leur attitude et leurs gestes, les honnêtes gens témoignent leur déférence envers le roi ou toute personne considérée supérieure à laquelle ils doivent respect. Parfait exemple de la matérialisation de la civilité, la révérence prend une valeur symbolique importante: lorsqu'il s'incline devant une personne éminente, l'honnête homme se positionne de manière à se trouver plus bas que son supérieur et ainsi, par son corps et sa posture, il manifeste son respect et démontre son admiration. Pratique courante, la révérence s'exécute suivant des règles précises explicitées dans les traités de civilité que consultent aussi bien les hommes que les femmes: « [elle] ne doit jamais être, ni courte ni trop précipitée, mais basse et grave, et pourtant succincte, où il y a lieu de la faire, ou au moins en s'inclinant un peu du corps, quand on ne fait que passer 108». Tous s'exercent à se courber avec élégance et grâce pour éviter de paraître empoté et maladroit. La révérence varie selon l'importance des individus et, en présence de plusieurs personnes de qualité, il faut s'incliner devant la plus illustre de toutes. Deux gentilshommes d'égale condition baissent légèrement la tête pour manifester leur respect mutuel, alors que « passant devant les personnes royales, il faut faire de très profondes Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Levy, 1973, p. 421. A. de Courtin, op. cil., p. 53. 108 Ibid, p. 69. 106 107 47 révérences, si ce n'est quand on danse 109». Ne pas s'abaisser devant le roi constitue une offense de lèse-majesté. En résumé, toute l'honnêteté tient donc à la nécessité de connaître ses devoirs à l'égard des personnes éminentes, de leur manifester déférence et de les servir avec un empressement proportionnel à leur rang. Par ailleurs, l'étiquette agit également comme facteur de différenciation, c'est-àdire que les règles de la civilité permettent de maintenir le caractère distinctif de la noblesse et, surtout, de démontrer la puissance du monarque. En effet, la vie de cour s'avère, à l'époque de Louis XIV, le seul moyen d'afficher sa supériorité sociale. Fondée sur la hiérarchie sociale, l'étiquette revêt une grande importance pour Louis XIV, parce qu'elle détermine sa propre position et la manifeste aux yeux de tous. Les ouvrages de civilité insistent sur le fait que le roi incarne la civilité suprême et qu'il faut suivre son exemple et se plier à ses exigences: La personne du souverain doit être le centre de toutes les amitiés et de tous les désirs de ses sujets, car si tout bon sujet doit préférer à toutes choses l'amour de la patrie, il doit par conséquent aimer son prince plus que toutes choses, puisqu'en lui se renferment l'état et la patrie, et qu'il est le pilote de ce grand vaisseau. Et si ceux qui sont dans un navire reçoivent uniquement la loi du pilote, il est sans contredit, selon les règles du bons sens, que la volonté du prince doit pareillement être la règle de toutes les autres volontés 110. Ainsi, le Roi Soleil porte bien son nom: occupant le centre, tous gravitent autour de lui et lui confèrent prestige et autorité. À cette époque de consolidation du pouvoir où « la condition des Rois a quelque chose de divin III», il était primordial que la puissance monarchique fût montrée publiquement. Dans ses mémoires, Louis XIV révèle comment il entend se servir de l'étiquette pour gouverner: Ceux-là s'abusent lourdement qui s'imaginent que ce ne sont là qu'affaires de cérémonie. Les peuples sur qui nous régnons, ne pouvant p~nétrer le fond des 109 110 III A. de Court in, op. cil.. p. 144. Ibid, p. 102. Saint-Évremond, op. cil., p. 14. 48 choses, règlent d'ordinaire leurs jugements sur ce qu'ils voient au-dehors, et c'est le plus souvent sur les préséances et les rangs qu'ils mesurent leur respect et leur obéissance. Comme il est important au public de n'être gouverné que par un seul, il lui est important aussi que celui qui fait cette fonction soit élevé de telle sorte au-dessus des autres qu'il n'y ait personne qu'il puisse ni confondre ni comparer avec lui, et l'on ne peut, sans faire tort à tout le corps de l'État, ôter à son chef les moindres marques de la supériorité qUi'1 e d"Istmgue des mem bres 112. Le protocole curial marque la distance qui sépare le souverain de ses sujets. Louis XIV en tire profit pour se mettre en valeur, étant donné que « dans une société qui se réorganise, qui recompose et renforce ses hiérarchies et ses statuts, tout doit pouvoir être exposé et, partant, évalué à sa place 1\3 ». Ce besoin de représentation de soi affecte en premier lieu le physique: l'apparence est sévèrement jugée et les comportements relèvent d'une mise en scène de soi qui permet de se faire voir socialement à la cour. Le corps est l'outil de la représentation, il démontre la distance, il incarne la soumission, il devient, par les bienséances, la scène vivante où se joue le spectacle du pouvoir monarchique. Les traités de civilité indiquent une multitude de façons de témoigner son respect à l'égard des personnes de qualité: des règles touchent le comportement, la façon de se tenir, l'habillement et même le lieu où l'on se place par rapport à une personne supérieure. En effet, la disposition dans l'espace est fort révélatrice, tous ceux qui sont bien avisés de l'étiquette curial devraient pouvoir en déterminer le rang des individus les uns par rapport aux autres: dans une pièce, les gens de moindre qualité se tiennent au bas bout, « qui est toujours du côté de la porte par laquelle nous somme entrés », tandis que le « haut bout 114» est réservé aux personnes plus émérites. De même, le maintien et la façon de se tenir lors d'un entretien révèlent le rang des deux individus, puisque celui Louis XIV, Mémoires, Il, 15, cité par Norbert Elias, La Société de cour, op. cit., p. 116. Jacques Revel, « Les Usages de la civilité », dans Roger Chartier (dir.), L 'Histoire de la vie privée, tome 3, Paris, Seuil, 1986, p. 186. 114 A. de Courtin, op. cit., p. 81 112 1\3 49 qui a l'honneur d'être reçu par un supérieur ne doit pas « se mettre côte à côte de la personne qualifiée mais vis-à-vis, afin qu'elle voie que l'on est tout prêt à l'écouter; il faut avec cela tourner le corps un peu de côté et de profil, parce que cette posture est plus respectueuse que de se tenir de front 115». La puissance et la supériorité du souverain se manifestent à travers le rituel politique et social qui s'établit à la cour. Les nobles étaient très pointilleux sur les questions de l'étiquette, la moindre modification entraînait un bouleversement hiérarchique duquel résultait une perte de prestige pour l'individu concerné. Pour cette raison. les nobles acceptent leur dépendance envers le roi parce que seule la vie de cour leur permet de maintenir leur supériorité sociale 116. Afin d'amener les aristocrates à se comporter en honnêtes hommes polis et distingués, les traités de bienséance misent sur le fait que la civilité permet d'afficher sa noblesse en se distinguant des gens grossiers. Le XVIe siècle, en dépit des ordres sociaux, présentait une grande fluidité socioculturelle qui tend à s'effacer au siècle suivant alors que la différenciation entre les classes se fait de plus en plus poussée 117. Pour conserver le prestige de leur rang, les nobles veulent se démarquer du peuple et rejettent tout comportement jugé rustique. La cour devient un modèle de raffinement, d'élégance et de politesse. Dans Les Conversations galantes, René Bary met en scène un courtisan qui tente de convaincre une jeune veuve de revenir à la cour, dépeinte comme un lieu où se rassemblent les gens distingués pour fuir la grossièreté des campagnes: Quittez donc le village pour la Ville, le ramage pour les concerts, le desert pour le monde, la rusticité pour la politesse; & ressouvenez vous que les Païsans n'ont qu'un jargon, que les Oyseaux n'ont qu'une notte; & que A. de Courtin, op. cit., p. 82. Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 92. 117 Robert Muchembled, L'Invention de l'homme moderne, Paris, Hachette/pluriel, 1994, p. 139. 115 116 50 comme les bois, les eaux, & les rochers, ne parlent point, ils ont plus de convenance avecque les bestes qu'avecque les creatures parlantes ll8 . Pour reprendre les mots de Saint-Évremond, tout ce qu'il y a de fin, et de plus pur se rencontre à la cour, «les façons de parler, les modes, l'air & les manières y sont excellentes 119», et il ajoute que «ce qui sent les provinces, les petites villes & les quartiers particuliers est de méchant goût» 120. Dans ce lieu clos s'implante une étiquette stricte, tous les gens qui gravitent autour du roi sont tenus de s'y conformer, sous prétexte que ce code de conduite différencie les courtisans et forme une élite sociale. À l'époque de Louis XIV, le clivage social se manifeste principalement par des critères physiques visibles: les vêtements, les accessoires, la coiffure, les manières. En matière d'habillement, les plus riches se démarquent en choisissant des étoffes de meilleure qualité comme le velours, le satin, les serges de soie, les droguets d'or et d'argent l21 . Quant aux accessoires, les traités de civilité mentionnent, par exemple, qu'« il faut avoir alors, ou son épée au côté, ou son manteau sur ses épaules ou si on est d'épée et que l'on soit en manteau ce jour-là, il faut avoir le manteau et l'épée, étant indécent de paraître autrement 122». Porter l'épée demeure un privilège réservé à l'aristocratie; privilège essentiellement emblématique puisque, le duel ayant été formellement interdit par Richelieu en 1626, l'art de manier l'épée n'est plus enseigné dans le but de combattre, mais plutôt dans celui de développer des habiletés physiques. L'extrait du Bourgeois gentilhomme de Molière présente un maître d'armes éduquant son élève, un bourgeois ambitieux: René Bary, L'Esprit de cour, ou Les conversations galantes, Paris, C. de Sercy, 1666, p. 6-7. Saint-Évremond, op. cÎt., p. 31. 120 Ibid., p. 41. 121 François Trassard, Dimitri Casali et Antoine Auger, La Vie des Français au temps du Roi-Soleil, Montréal, Larousse, p. 46. 122 A. de Courti n, op. cil., p. 137. 118 119 51 Allons, Monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l'opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si étendu. La main gauche à la hauteur de l'œil. L'épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. [ ... ] Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettezvous. Redoublez. Un saut en arrière. En garde, Monsieur, en garde 123 • Ce qui frappe, d'abord, c'est la continuité, et la presque confusion de la révérence et de la mise en garde, des règles de bienséance et des règles du combat. Par ailleurs, bien qu'il s'agisse d'une comédie, mettant en scène des personnages fictifs, le portrait dressé fait écho à la réalité étant donné que, dans les traités techniques d'escrime, l'attitude et le maintien apparaissent comme des éléments majeurs: « pour que le corps soit bien situé il faut le tenir droit et sans contrainte avec l'action hardie, tourner le visage vers l'adversaire et ensuite avancer le pied droit d'un pas naturel 124». Le maniement des armes devient une véritable école de civilité et de maîtrise de soi. Peu à peu, l'épée de cour se transforme en fleuret à pointe mouchetée pour diminuer les risques d'accidents; décorée et enrubannée, elle n'est guère plus qu'un symbole social qui, à l'aube du XVIIIe siècle, sera remplacé par la canne, agrémentée d'un pommeau d'ivoire, d'agate ou de cristal 125 • D'autres accessoires, tels les rubans, les dentelles et les bijoux, ornent la parure des hommes et des femmes à la cour en gage de richesse et de distinction. Bien que les traités condamnent les excès de vanité déclarant qu' « il ne faut avoir rien de remarquable ny de trop brillant, dans ses habits, dans ses discours & dans ses manières », nul ne peut se soustraire aux dépenses de prestige et de représentation, critère indispensable à l'affirmation de l'identité sociale, spécialement à la cour où une perpétuelle compétition tient en haleine tous les intéressés. Parce que le rang 123 124 125 Molière, Le Bourgeois gentilhomme, Acte Il, scène 2, Paris, Classiques Français, 1993, p. 179. Philibert de Latouche, Les Vrais principes de l'épée seule, Paris, 1670, p. 6-7. F. Trassard, D. Casali et A. Auger, op. cil., p. 50. 52 social s'affiche visuellement, le cercle fermé de la noblesse s'élargit aux bourgeois enrichis, capables d'encourir les dépenses en frais de représentation. Ces nouveaux riches peuvent se permettre le train de vie autrefois réservé à l'aristocratie et ils consultent en grand nombre les traités de civilité afin d'assimiler les principes de la bienséance. À partir de ce moment, l'épithète « honnête» s'ouvre graduellement et tend à se répandre à travers les couches sociales inférieures. Pour les gens fréquentant la cour de Louis XIV, maîtriser les bonnes manières dépasse la simple mode: c'est une absolue nécessité, ce qui explique la popularité des traités de civilité à cette époque. Les règles qu'on y retrouve expriment « le désir du roi de ne pas seulement exercer son pouvoir, mais de le manifester par des actes symboliques, d'en voir le reflet dans son triomphe sur les autres, dans leurs actes de soumission 126». Le corps est enfermé dans un rapport de pouvoir très serré qui codifie chaque geste, le contraignant à une étiquette sévère et rigide à laquelle nul ne peut se soustraire sans encourir de lourdes conséquences. Ceux qui ne suivent pas les règles du jeu se voient alors renvoyés à la campagne, comble de la disgrâce. Le mode de vie curial exige une adaptation de la part des nobles, lesquels doivent se soumettre aux règles de la bienséance, modifier leur conduite, ajuster leur tenue selon la mode du moment, se conformer au protocole curial pour s'assurer la bienveillance du roi. 126 N. Elias, La Société de cour, op. cil., p. 141. 53 Le corps efféminé Sur le plan social, un autre changement a considérablement affecté la définition de l'honnêteté : la présence plus marquée des femmes, de même que leur plus grande visibilité sur la scène publique au xvue siècle, modifie le paysage de la cour. Du coup, l'apparence est soumise à de nouveaux paramètres. L'honnêteté française se conçoit dans un monde où le concours des deux sexes est nécessaire à l'épanouissement social 127 • La plus grande place accordée aux dames dans le milieu curial transforme les rapports sociaux; avec elles émerge un idéal d'urbanité basé sur un raffinement des mœurs. Une nouvelle « science du monde» reposant sur une vaste culture générale détrône l'érudition savante des humanistes principalement réservée aux hommes, alors que l'éducation des femmes se limitait souvent aux travaux d'aiguilles et leurs lectures, à certains textes religieux. Peu de demoiselles avaient la chance d'être initiées au latin ou au grec, ce qui les empêchait d'accéder aux textes des Anciens. l'avant au Toutefois, pour la culture mise de xvue siècle, les femmes possèdent un avantage certain sur les hommes, car elles ne sont pas encombrées d'une érudition trop savante qui fait paraître guindé et affecté. Plus spontanées, les dames ont ce petit quelque chose de naturel qui charme leur entourage et qui rend leur compagnie agréable, de sorte que leur présence est devenue indispensable à la cour, où la vie se fonde sur les conversations galantes et les jeux de séduction. Par conséquent, les attributs féminins sont idéalisés et la dame de cour est présentée comme une source d'inspiration pour accéder aux mœurs galantes imposées par les règles de bienséance. En effet, puisque leur naturel permet aux dames de réaliser plus 127 Jean Mesnard, « "Honnête homme" et "honnête femme" dans la culture du xvII" siècle », dans La Culture du XVI!' siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 142. 54 parfaitement les exigences de l'honnêteté, leur commerce s'avère une excellente école en matière de courtoisie, «soit que les femmes soient naturellement plus polies & plus galantes, ou que pour leur plaire, l'esprit s'éleve & s'embelisse; c'est principalement auprès d'elles, qu'on aprend à estre agréable» 128. Comme le déclare l'abbé de Bellegarde, le désir de leur plaire force les hommes à abandonner leurs manières frustres, car « les femmes qui sont naturellement plus douces, plus complaisantes, plus gracieuses que les hommes ont aussi plus de politesse; et c'est principalement dans le commerce qu'on a avec elles, que l'on apprend à être civils, & poli, par l'envi qu'on a de leur 129 paIre» l · . À ce sujet, les auteurs sont unanimes: plaire au beau sexe s'avère un excellent moyen de s'assurer de ses honnêtes qualités. Méré lui-même soulève le point: Les entretiens des dames, dont les grâces font penser aux bienséances, sont encore plus nécessaires pour s'achever dans l'honnêteté. Ceux qui ne sont pas faits à leur manière délicate et mystérieuse ne savent bien souvent que leur dire, [ ... ] mais un galant homme, qui s'accoutume à leurs façons, le désir d'acquérir leurs bonnes grâces lui fait prendre un tour insinuant et le rend tout autre \30. Ainsi, pour les questions de politesse, les demoiselles s'érigent en juges, considérant en premier lieu la mine et l'apparence comme en témoignent certaines lettres de femmes qui fréquentaient la cour à l'époque de Louis XIV. Dans sa correspondance avec sa fille, Madame de Grignan, Madame de Sévigné prend soin de la tenir au fait des nouvelles tendances à Versailles : Elle [Mme de Montespan] était toute habillée de point de France; coiffée de mille boucles; les deux tempes lui tombaient fort bas sur les deux joues; des rubans noirs sur la tête, des perles de la maréchale de l'hospital, embellies de boucles et de pendeloques de diamant de la dernière beauté, trois ou quatre poinçons, une boîte, point de coiffe, en un mot une triomphante beauté 131 • (Lettre à Mme de Grignan, 29 juillet 1676) Saint-Évremond, op. cit., p. 44. Morvan de Bellegarde, Reflexion sur la politesse des moeurs avec des maximes pour la societe civile suite des reflexions sur le ridicule, Paris, Jean Guinard, 1698, p. 5. 130 Méré, Œuvres posthumes, Paris, Roches, 1930, p.74. 131 Madame de Sévigné, Lettres, Paris, Garnier Flammarion, 1976, p. 207. 128 129 55 La mode alimente bien des conversations et nul n'a envie d'être victime de railleries en raison d'une tenue douteuse. Comme le dit si bien Baltasar Gracüin, mieux vaut être « fou avec tous, que sage tout seul 132». Personne ne peut se soustraire aux caprices de la mode sans risquer de se voir exclu du commerce mondain. Les traités de civilité de l'époque fournissent des conseils précis sur tout ce qui touche à l'apparence et décrivent la tenue convenable, vu que « la propreté fait une grande partie de la bienséance et sert autant que tout autre chose à faire connaître la vertu et l'esprit d'une personne, car il est impossible que, voyant sur elle des habits ridicules, on ne conçoive incontinent l'opinion qu'elle est ridicule elle-même» 133. En ce domaine, le costume du courtisan est tout aussi élaboré que celui de la dame de cour, tout orné de plissées, de dentelles, de rubans et de fioritures de toutes sortes. Cependant, il ne suffit pas d'être bien habillé, encore faut-il être net, car les dames, réputées pour leur grande sensibilité, ne tolèrent aucune négligence au niveau de la toilette: A vec cela, il faut avoir soin de se tenir la tête nette, les yeux et les dents, dont la négligence gâte la bouche et infecte ceux à qui nous parlons, les mains aussi, et même les pieds, particulièrement l'été pour ne pas faire mal au cœur à ceux avec qui nous conversons. Il faut aussi se tenir les cheveux longs ou courts, la barbe d'une telle ou telle manière, selon la mode ordinaire, tempérant le tout, à l'âge, à la condition, etc\34. Dans le domaine de la mode, les femmes ont bien souvent une longueur d'avance sur le sexe opposé, elles initient de nouvelles tendances et s'infonnent avec intérêt de toutes les nouveautés. Pour leur part, les hommes se soumettent aux différentes modes pour plaire aux dames, ils désirent avant tout éviter de se voir montrer du doigt, aussi se conformentt-ils au bon goût commun. Baltasar Gracian, L'Art de la prudence, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 114. A. de Courtin, op. cil., p. \06. 134 Ibid, p. \08. 132 \33 56 Or, ce n'est pas seulement dans le domaine de la mode que les hommes imitent les dames, toute leur attitude emprunte des façons de faire au beau sexe. Conséquence de la mixité des sexes à la cour, la galanterie témoignée aux femmes et spécialement leur empressement auprès de ces dernières transforment les comportements sociaux de façon importante. Madame de Lafayette, dans La Princesse de Clèves où elle dépeint avec beaucoup d'attention les mœurs curiales, montre l'influence des dames sur leurs compatriotes masculins, lesquels se préoccupent de plaire et de séduire. Les intrigues amoureuses représentent une part importante de la vie publique, «l'ambition et la galanterie étaient l'âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant de cabales différentes et les dames y avaient tant de part que l'amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l'amour 135». Le commerce des deux sexes avait donc des répercussions importantes sur la vie politique et, bien sûr, les habitudes sociales. Une féminisation des mœurs s'observe dans le milieu curial: les nouvelles règles de civilité ont forcé les anciens chevaliers aux valeurs guerrières à se transformer en courtisans pacifiques, tout ce qui définissait la masculinité est remis en question. Encore une fois, le modèle de l 'honnête homme qui ressort de La Princesse de Clèves est éloquent et M. de Nemours incarne cette transformation du comportement masculin dorénavant valorisé dans la société. Lorsqu'il vient retrouver la Princesse de Clèves qu'il aime secrètement, le Duc de Nemours « s'assit vis-à-vis d'elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir 135 Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Paris, Gallimard, 2000, p. 53. 57 parler 136». L'honnêteté, nous le rappelons, constitue un idéal à atteindre et la fiction, à cette époque, conserve le dessein de former l'homme, de le rendre meilleur. La littérature du XVIIe siècle présente un modèle de l'honnête homme parfait auquel tous et chacun s'efforcent de ressembler afin de se rapprocher de la perfection, qui demeure somme toute fictive. Néanmoins, l'attitude de ce héros de roman révèle un changement majeur dans la mentalité classique qui se traduit de façon éloquente dans les traités de civilité dans lesquels l'agressivité masculine cède le pas à un comportement beaucoup plus modéré, rappelant l'idéal de tempérance du classicisme. La crainte et la timidité sont deux caractéristiques typiquement féminines, ici attribuées à un homme qui n'en perd pas pour autant sa virilité. La force, la vigueur, le courage et même la brutalité qui caractérisaient la masculinité sont appelés à disparaître peu à peu, remplacés par une nouvelle attitude plus posée, contrainte par les mêmes règles que celles auxquelles se soumettent les femmes. Au niveau du comportement social rattaché à l'honnêteté chez les hommes, la modestie et la réserve remplacent l'intrépidité et la hardiesse autrefois vantées. Par exemple, dans la manière de se déplacer, « il faut observer aussi d'avoir un marcher modeste, ne frappant point fortement le plancher ou la terre, ne traînant point les pieds, ne marquant point la cadence de la tête ou des mains, mais se retenant en soi-même et marchant doucement, sans tourner la vue ça et là \37». Les dames font preuve d'une plus grande délicatesse et les honnêtes hommes, pour éviter de les offenser, doivent contraindre leurs pulsions. Le raffinement des mœurs, inspiré de la douceur et de la 136 137 Madame de Lafayette, op. cil., p. 110. A. de Courtin. op. cÎt., p. 70. 58 pudeur féminine, les incite à retenir un trop grand enjouement et les enjoint à ne pas se montrer trop familiers: Il est aussi fort indécent dans une compagnie de dames, et même en toute compagnie sérieuse, de quitter son manteau, d'ôter sa perruque, ou son justaucorps, de se couper les ongles, de se les ronger avec les dents, ou de se les nettoyer, de se gratter quelque part, de raccommoder une jarretière, un soulier qui blesse, de prendre sa robe de chambre et ses pantoufles pour se mettre, dit-on, à son aise 138. Les qualités féminines, tant sur le plan physique, que moral et intellectuel, sont souvent vantées par les auteurs concernés par l'honnêteté. En donnant la femme comme modèle à l'honnête homme, la civilité valorise un idéal de douceur, voire même de faiblesse, qui répond aux besoins de l'idéologie absolutiste. La courtoisie médiévale incitait les chevaliers à servir les dames de la même manière qu'!ls servaient leur seigneur et cet idéal de servilité est conservé dans l 'honnêteté classique. Le christianisme mondain a influencé les auteurs des traités de civilité et a laissé ses traces dans le façonnement de l'honnête homme qui n'a d'autre choix que de se soumettre à ces nouveaux critères d'humilité et de respect, vertus essentielles du bon chrétien: Le respect particulier est celui que l'on rend aux personnes qui ont quelque caractère de grandeur et d'autorité comme juridique sur nous, car à l'égard de ces sortes de personnes, le respect est mêlé non seulement de soumission et d'amour, mais aussi d'admiration et de crainte 139. La morale chrétienne et l'ordre social commandent aux femmes une déférence à l'égard des hommes, lesquels, s'ils se plient aux désirs du sexe faible dans le cadre de l'honnêteté, s'efforçant par mille cajoleries de leur plaire, sont leur maître dans le cadre juridique. JI faut mentionner que, si le discours s'entend sur une égalité des sexes, en aucun cas, dans la vie réelle, ne se remarque une inversion des rôles ou une quelconque 138 139 A. de Courtin, op. cil., p. 76. Ibid, p. 61. 59 modification des statuts. Déjà au XVIe siècle, Castiglione, théoricien marquant pour ce qui deviendra en France l 'honnêteté, mentionnait: De même qu'aucune pierre ne peut être plus parfaitement pierre qu'une autre quant à l'essence de la pierre, ni un morceau de bois plus parfaitement de bois qu'un autre, de même un homme ne peut être plus parfaitement homme qu'un autre, et par conséquent le mâle ne sera pas plus parfait que la femelle, quant à sa substance formelle, parce que l'un et l'autre sont compris dans l'espèce de l'homme, et ce en quoi ils diffèrent l'un de l'autre est chose accidentelle et non essentielle l40 • Courtin conclut également à cette égalité, «non seulement par la nature ou la dignité, mais encore par le rôle social 141». À ce propos l'abbé Pic va encore plus loin, puisqu'il fait bien voir qu'une telle égalité n'entraîne aucune confusion des fonctions respectives à chaque sexe : Les femmes ont leur mérite aussi bien que les hommes. Si elles ne se distinguent pas par les grandes actions, parce qu'on leur en ôte les moyens en les éloignant des grands emplois, on peut dire que par leur esprit, par leur politesse et par tous les charmes qu'elles savent répandre quand il leur plaît dans leurs manières, elles font la plus grande partie de l'agrément de la société civile. Et quant aux qualités solides, si l'on doit aux soins et à l'habileté des hommes l'ordre et la règle qui conserve les Etats, on doit rapporter aux soins, à l'économie et à l'intelligence des femmes, l'ordre et la règle qui conserve et l42 augmente le bien des familles • À chacun ses forces, à chacun son rôle au sein de la société, ces remarques ne sont donc animées d'aucun esprit de contestation: « les usages sont admis comme faisant partie des réalités dont il faut s'accommoder, mais aussi dont il faut tenir compte pour une juste . des choses et des eAtres appre'henslOn 143 ». Il serait donc erroné de voir dans ces considérations des traces de féminisme, puisqu'il ne s'agit pas de chercher des raisons de se plaindre, mais plutôt de voir le plus clairement possible la situation telle qu'elle se présente afin d'en tirer le meilleur parti. Aussi faut-il demeurer prudent devant les commentaires de quelques-uns qui croient que «la réflexion sur l "'honnêteté", 140 141 142 143 Baldassar Castiglione, Le Livre du courtisan, Paris, Garnier Flammarion, 1991, p. 243. Michel Bouvier, La Morale classique, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 75. Abbé Jean Pic, cité dans M. Bouvier, La Morale classique, op. cit., p. 75-76. M. Bouvier, op. cit., p. 76. 60 concurremment avec le cartésianisme, a contribué à la promotion de la femme et à la mise des deux sexes sur pied d'égalité sexes au niveau des relations 144». Si une certaine parité s'établit entre les deux interpersonnelles et sociales, il faudra encore attendre quelques siècles pour une réelle égalité de statut. La prééminence masculine demeure, bien que, parallèlement, s'observe une valorisation des femmes, nécessaires à l'épanouissement d'une vie agréable et polie à la cour. La monarchie constitue une forme de gouvernement patriarcal où la domination du roi sur ses sujets s'apparente à celle de l'homme sur la femme au sein de la famille, « à l'autorité des rois en tant que maîtres de leur cour répond le caractère patrimonial de l'État absolutiste, dont l'organe central n'est autre que la maison du roi au sens, large du terme, c'est -à-dire la cour 145». Ainsi, honnêtes hommes et honnêtes femmes se plient à l'autorité d'un maître qui leur est supérieur et leur déférence envers celui-ci s'exprime à travers leur attitude et leur comportement. Domestication du corps Une relation de type dominant/dominé s'installe, le monarque façonne à son gré ses sujets, tenus au respect, car lui seul peut leur assurer le niveau de vie auquel ils aspirent. Du coup, crainte et adoration caractérisent l'attitude des honnêtes gens. La domestication de l'homme de cour s'apparente donc au dressage des bêtes qu'on désire dompter: comme pour l'animal, c'est d'abord la liberté physique qui est visée. Les qualités morales vantées dans les traités de civilité s'expriment à travers une attitude et 144 145 J. Mesnard, op. cil., p. 150. N. Elias, La Société de cour, op. cil., p. 17. 61 une apparence physique appropriées susceptibles de démontrer que l'individu possède les vertus nécessaires pour survivre dans le milieu curial. Par conséquent, l'assujettissement du courtisan requiert la correction du corps, puisque, à travers lui, on rejoint l'âme. Le XVIIe siècle invente une conception du corps comme objet et cible de pouvoir: la discipline s'impose alors en tant que formule de domination et de manipulation. Se démarquant de façon innovatrice, tant par le but visé que par les moyens employés, des autres rapports de force tels l'esclavage, la vassalité et le régime monastique, les disciplines se définissent comme « des méthodes qui permettent le contrôle minutieux des opérations du corps, qui assurent l'assujettissement constant de ses forces et leur impose un rapport de docilité 146». Pour arriver à ses fins, Louis XIV se passe de la violence et favorise la subtilité et la finesse: Le pouvoir disciplinaire en effet est un pouvoir qui, au lieu de soutirer et de prélever, a pour fonction majeure de « dresser ». [ ... ] La discipline « fabrique» des individus; elle est la technique spécifique d'un pouvoir qui se donne les individus à la fois pour objets et pour instruments de son • 147 exercice . Les règles de civilité produisent des normes sociales de comportement et d'entretien du corps et assurent une coercition subtile ainsi qu'une pression constante sur les individus qui assimilent les contraintes, de façon consciente d'abord, puis, progressivement, inconsciente. Que le corps se voie imposer des obligations n'a rien d'exceptionnel, le processus est propre à toute société, mais la différence, à l'époque de Louis XIV, s'observe dans la façon de gérer les rapports de force. La psychologie de cour s'inspire de l'esthétique classique: le sens aigu de la mesure, la maîtrise de l'affectivité, l'évaluation 146 147 M. Foucault, op. cil., p. 161. Ibid, p. 200. 62 conSCIenCIeuse observée dans les relations interpersonnelles modèlent l'attitude de l 'honnête homme. Le comportement planifié résulte du code de l'étiquette, dont les principes sont exposés dans les traités de civilité. En ce sens, les manuels de bienséance fournissent des informations précieuses et ils permettent de mieux comprendre comment le souverain dresse les corps afin de dompter les âmes. Un examen attentif de ces textes révèle comment le protocole curial contribue à l'assujettissement des individus. La première remarque concerne l'établissement d'un système fortement hiérarchisé où le rang des individus prend une importance considérable, car chacun lutte pour s'élever dans l'échelle sociale. Le gouvernement des individus se fonde sur un principe d'interchangeabilité des éléments les uns avec les autres. Pour Foucault, l'unité de domination mise de l'avant dans ce système est donc le rang, ainsi, la discipline « individualise les corps par une localisation qui ne les implante pas, mais les distribue et les fait circuler dans un réseau de relations 148 ». Engagés dans des rapports sociaux hautement structurés, les hommes de cour ne peuvent, ni ne veulent se soustraire aux obligations liées à leur statut, puisqu'une modification de l'étiquette entraîne forcément un changement dans l'ordre hiérarchique. Les traités de cour avancent que chaque geste doit être savamment calculé en fonction du rapport hiérarchique que les individus entretielment les uns avec les autres. En fait, la civilité repose sur des considérations hiérarchiques, c'est-à-dire que les règles de bienséance se basent sur le rapport d'infériorité ou d'égalité entre les individus. Le rang dicte la conduite et Courtin insiste lourdement sur l'importance «de prendre 148 M. Foucault. op. cit., p. 171. 63 toujours garde à la qualité de la personne avec laquelle on traite 149», car l'honnête homme doit faire preuve de complaisance et « régler [ses] actions sur les actions des personnes qui ont le droit de l'exiger de [lui] 150». En tout temps et toute circonstance, il se conduit conséquemment au rang qu'il occupe par rapport aux autres individus qui l'entourent. Ce principe s'avère fondamental en matière de civilité: S'il faut être civil envers nos égaux d'une civilité d'amitié, il faut l'être encore davantage avec des personnes qui auront quelque qualité sur nous [ ... ] et s'il faut l'être envers celles-ci, il faut l'être encore plus à l'égard de celles qui seront d'une qualité éminente par-dessus nous, et encore plus à l'égard des princes qui seront par-dessus ces personnes-là, et enfin bien plus exactement des têtes couronnées. ou des personnes qui les touchent de près et qui sont audessus des autres princes, puisqu'alors la civilité devient un devoir l5l . Même les types de chaises sont hiérarchisées, « le fauteuil est le plus honorable, la chaise à dos après, et ensuite le tabouret 152», de sorte que lorsqu'un gentilhomme entre dans une pièce où se trouve une personne plus qualifiée que lui, le premier prend soin de choisir un siège moins considérable que celui de son hôte, et s'il se trouvait un tiers qui lui soit inférieur, ce dernier devrait s'asseoir sur une chaise de moindre qualité. Ce qui est considéré comme conforme aux bonnes manières varie selon la place qu'occupe un honnête homme et. en tout temps, il importe qu'il soit conscient de sa propre modestie: C'est une incivilité de se faire rendre honneur en présence d'une personne plus qualifiée que nous ne sommes, et à qui nous devons nous-même du respect, parce que l'honnêteté qui demande que l'on s'humilie partout, l'exige de droit absolu dans cette rencontre, où le plus grand, selon l'ordre de la nature, rabaisse et efface le moindre 153. L'humilité, c'est reconnaître sa subordination face à un maître et accepter sa dépendance avec sérénité. Le roi prédomine et tous ceux qui l'entoure, conscient de leur infériorité, rampent à ses pieds pour satisfaire avec empressement ses moindres désirs. 149 150 151 152 153 A. de Courtin, op. cil., p. 51. Ibid., p. lOI. Ibid., p. 217. Ibid., p. 81. Ibid., p. 199. 64 Dans un tel contexte, l'obéissance constitue inévitablement une vertu encouragée par l'autorité disciplinaire. Punitions et récompenses sont couramment utilisées à la cour par le souverain pour maintenir son emprise sur ses sujets. Dans ses Mémoires, SaintSimon indique que « le roi utilisait les nombreuses fêtes, promenades, excursions comme moyen de récompense ou de punition, en y invitant telle personne et en n'y invitant pas telle autre 154». Les dompteurs de bêtes procèdent de la même manière: ils récompensent l'animal lorsqu'il se conforme à ses attentes, encourageant ainsi certains comportements, en décourageant d'autres. Toutes les affaires du royaume se jouent à Versailles, dans la maison du roi qui agit à titre de père tout puissant imposant sa loi. Les gens regroupés sous le même toit et soumis au même maître sont bel et bien entraînés dans un processus de domestication qui, d'un côté, restreint leur liberté individuelle, mais de l'autre, garantit sécurité et bienêtre. Suivant les règles prescrites dans les traités de civilité, les hommes de cour répriment leur spontanéité dans le but de plaire au roi ; un échange se crée entre les deux parties. La Fontaine a d'ailleurs composé une fable dans laquelle un chien apprivoisé chante les avantages de la vie de servitude qu'il mène. Il incite le Loup à le suivre, l'assurant qu'il lui suffit de l'imiter pour avoir« un bien meilleur destin »: Flatter ceux du logis, à son maître complaire: Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons, Os de poulet, os de pigeons, Sans parler de maintes caresses 155. D'un côté, cette fable illustre la perte de liberté du courtisan, de l'autre, la misère et l'isolation dans lesquelles se retrouve celui qui refuse de se soumettre. La situation est 154 155 Saint-Simon, Les mémoires, cité dans Norbert Elias, La Société de cour, op. cil., p. 119. Jean de La Fontaine, « Le Loup et le chien », dans les Fables, Paris, Hachette, 1992, p. 29-30. 65 fort représentative de la relation qui unit l'honnête homme au roi, le premier troquant sa liberté contre la sécurité que peut lui apporter le second. Une surveillance constante, rendue possible par le rassemblement de la noblesse à Versailles, assure la domestication de l'homme de cour. Le fait de regrouper les sujets dans un même endroit garantit leur contrôle. À l'instar de Dieu, le roi voit tout et entend tout, ce qu'il n'observe pas de ses propres yeux, l'un ou l'autre des membres du groupe se fait un plaisir de le lui raconter, ne se gênant pas pour démolir la réputation d'un rival, dans l'espoir de se faire valoir auprès du souverain. Les moindres incidents lui sont rapportés, de sorte qu'une pression constante s'exerce sur les courtisans qui doivent maîtriser leurs élans corporels à tout instant s'ils veulent éviter d'être les victimes des commérages incessants. La surveillance s'effectue à deux niveaux: d'une part, le maître surveille ses sujets et d'autre part, ces derniers s'épient entre eux. Cette situation est doublement astucieuse, puisque, dans un premier temps, elle uniformise la surveillance et la transporte partout, de sorte que nul n'est jamais à l'abri à la cour; dans un deuxième temps, elle force les honnêtes hommes à se dénoncer entre eux, ce qui contribue à les isoler. De cette façon, les nobles se sentent investis d'une mission. S'il est vrai que l'organisation pyramidale du système monarchique tel qu'il se développe à la cour de Louis XIV se trouve sous l'hégémonie d'un chef suprême, il n'en demeure pas moins que l'appareil tout entier produit du « pouvoir» et répartit les courtisans dans ce champ permanent et continu : Ce qui pelmet au pouvoir disciplinaire d'être à la fois absolument indiscret, puisqu'il est partout et toujours en éveil, qu'il ne laisse en principe aucune zone d'ombre et qu'il contrôle sans cesse ceux-là même qui sont chargés de 66 contrôler; et absolument « discret », car il fonctionne en permanence et pour une bonne part en silence l56 • Ainsi se crée un système de surveillance efficace auquel rien n'échappe, se passant de la violence pour contraindre. Mis au courant des faits et gestes de chacun, le roi punit les moindres faux pas de façon à consolider l'ordre qu'il souhaite voir triompher dans son royaume. La théorie de Foucault selon laquelle« l'exercice de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard; un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent des effets de pouvoir, et où, en retour, les moyens de coercition rendent clairement visibles ceux sur qui ils s'appliquent 157» résume bien la situation observée à la cour. Dans ce petit milieu refermé sur lui-même, la visibilité de chacun est accrue, aussi le plus petit écart de conduite peut-il prendre une ampleur considérable et ruiner rapidement la réputation de quelqu'un. La pression constante qui accable tous les courtisans les oblige à s'autocorriger afin de s'adapter à leur milieu de vie. C'est ici qu'entrent en jeu les traités de civilité, qui fournissent des conseils afin d'éviter de tomber dans les nombreux pièges de la cour. Un honnête homme averti en vaut deux et il réussira plus aisément à se faufiler vers les sommets de la pyramide. Enfin, la troisième et dernière observation porte sur le contrôle des activités de la noblesse et sur la façon dont chaque action est décortiquée afin d'harmoniser globalement le corps de l'honnête homme. En effet, les disciplines permettent de pratiquer une coercition au niveau de la mécanique des mouvements et des gestes dont le but est de contrôler l'emploi du temps de chacun. Cette façon de procéder permet, pour reprendre rexplication de Foucault, de majorer les forces en termes économiques d'utilité et de les diminuer en termes politiques d'obéissance: la discipline « dissocie le pouvoir 156 157 M. Foucault, op. cit., p.208. Ibid, p. 201. 67 du corps; elle en fait d'une part une "aptitude", une "capacité" qu'elle cherche à augmenter; et elle inverse d'autre part l'énergie, la puissance qui pourrait en résulter, et elle en fait un rapport de sujétion stricte 158 ». La force cesse d'être un attribut essentiel du corps désormais investi d'un pouvoir de séduction dont l'honnête homme tire profit pour plaire, l'esthétique prime. La danse, de par la précision et la rigueur qu'elle nécessite, témoigne de ce changement: contrairement aux danses villageoises qui dénotent un refus de soumission corporelle, « celle qui se pratique à la Cour et à la ville est au contraire une école de discipline pour masquer l'animalité et pour exprimer l'importance de la civilité 159». La futilité de cette activité n'altère en rien l'effort déployé par les courtisans pour maîtriser les séries de pas et les exécuter le plus gracieusement possible, car «c'est un spectacle ridicule de voir un homme hors de cadence 160». L'agilité, l'harmonie et la beauté sont mises en valeur. Ainsi, la danse rappelle les maîtres d'animaux domestiques qui domptent leur bête afin de leur apprendre un comportement particulier qui ne lui est pas naturel, par exemple, faire le beau ou donner la patte. Le chien se plie à ces exigences dans l'espoir d'en retirer des avantages, qu'il s'agisse de câlins ou de nourriture. L'honnête homme est tel un animal qui se laisse apprivoiser: il accepte de réduire sa liberté et de se conformer aux ordres d'un maître, pour éviter de perdre son titre et son prestige. Une différence cependant, au XVIIe siècle, l'honnête homme conserve encore le souvenir de la liberté et de la puissance de ses ancêtres, ces petits seigneurs qui étaient rois et maîtres de leur domaine. Peu à peu la mémoire s'en estompe, les contraintes sont intériorisées et l'homme de cour est domestiqué. M. Foucault, op. cil., p. 162. R. Muchembled, op. cil., p. 273. 160 A. de Courtin, op. cil., p. 143. 158 159 Chapitre III CORPS STRATÉGIQUE De toute évidence, l'élaboration de l'image corporelle de l'honnête homme influence la formation de son identité. Les données culturelles, politiques et religieuses affectent nécessairement le corps qui constitue un facteur déterminant dans le façonnement de la personnalité. Après avoir analysé l'image que l'homme de cour s'efforce de projeter, il s'agit maintenant de comprendre comment cette attention précise pour les moindres manifestations corporelles le transforme intégralement. L'honnête homme, tel qu'il s'accomplit à Versailles sous le règne de Louis XIV, arrête les bases de la psychologie moderne. La représentation du corps dans les traités de cour révèle une nouvelle conception de l'individu qui, en réponse à la pression du clergé et au contrôle monarchique, s'affirme en développant une vie intérieure de plus en plus riche, dorénavant essentielle à son équilibre mental. L'observation minutieuse des mœurs et des manières auxquelles se plient les hommes de cour fait ressortir les principaux traits qui définiront la psychologie humaine pour les siècles à venir. Ce chapitre s'intéresse aux structures psychiques spécifiques rattachées aux rituels de la société civile et tente d'établir la sociogenèse de l'individu moderne en s'appuyant sur les évolutions qui se font sentir au niveau du comportement et des attitudes corporelles. 69 Redressement moral Dans le cadre de la Contre-Réfonne, l'Église cherche à renouveler la foi pour mieux lutter contre le protestantisme et entreprend une vaste propagande spirituelle et morale. Avec l'enracinement de la Réfonne catholique se répand un large mouvement de redressement des mœurs et, dès les règnes de Henri IV et de Louis XIII, avec des ouvrages comme l'Introduction à la vie dévote de François de Sale (1609) et La Cour sainte (1628) de Nicolas Caussin, l'Église entreprend de faire pénétrer la morale chrétienne jusque dans les comportements des courtisans. C'est encore dans cet esprit que fut écrit le traité d'Antoine de Courtin, fortement marqué par cet effort de conciliation entre l'Église et la cour. L'auteur fait de la civilité non seulement la morale de l'homme du monde, mais aussi celle du chrétien. À différents égards, les traités de politesse s'apparentent aux œuvres morales de l'époque c1assique 161 , notamment par leur volonté d'éduquer l'homme et par leur sens de l'observation et d'analyse de cet animal social, qu'ils étudient attentivement dans son milieu. En outre, les auteurs de la civilité poursuivent le même but que les Moralistes, ils visent à maintenir et à fortifier la société à la recherche du bien commun, car « on ne peut nier que la Politesse ne soit le plus grand channe de la société civile 162». Courtin précise qu'il a écrit son traité dans le but d'instruire les gens de «la politesse et de l'honnêteté que l'on doit observer dans le commerce du monde 163» de façon à rendre les rapports sociaux agréables et hannonieux. Enfin, les œuvres de bienséance, comme les œuvres Michel Bouvier donne les quatre traits caractéristiques de l'œuvre du moraliste, sur lesquelles nous nous sommes basés pour établir une comparaison avec les traités de civilité; voir M. Bouvier, La Morale classique, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 13. 162 Bellegarde, Réflexions sur la politesse des mœurs, Paris, Jean Guignard, 1698, p. 3. 163 Antoine de Courtin, Nouveau Traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1998, p. 45 161 70 morales, font du lecteur le véritable héros, lui donnant la possibilité, à travers sa lecture, de s'accomplir dans le monde. Les écrivains comme Courtin incitent les gens à modifier leur conduite, à se transformer et à agir conformément aux valeurs proposées dans leurs ouvrages. En somme, les auteurs de la civilité sont bel et bien des écrivains de la réalité vécue et ils croient que l 'homme est une créature fondamentalement libre et individualisée possédant tous les attributs nécessaires pour s'accomplir de façon civilisée dans le monde. L'exergue des Réflexions sur la politesse des mœurs de l'abbé de Bellegarde, «la politesse est un précis de toutes les vertus morales 164», ne laisse guère de doute quant à l'étroite relation entre moralité et civilité. La politesse plonge les gens dans le domaine de l'éthique, branche de la philosophie qui traite de tout ce qui touche à l'action humaine. Le terme français est calqué du latin ethica, lui-même produit à partir du grec êthikos, et concerne l'art de diriger la conduite. De fait, Courtin émet une série de prescriptions sur le comportement que l'homme doit adopter à la cour et il formule de nombreuses interdictions à partir desquelles le lecteur se forme un idéal de comportement à atteindre : Il est aussi fort indécent dans une compagnie de dames, et même en toute compagnie sérieuse, de quitter son manteau, d'ôter sa perruque, ou son justaucorps, de se couper les ongles, de se les ronger avec les dents, ou de se les nettoyer, de se gratter quelque part, de raccommoder une jarretière, un soulier qui blesse, de prendre sa robe de chambre et ses pantoufles pour se mettre, dit-on, à son aise 165. De tous ces interdits, l'honnête homme déduit qu'il doit se contenir et réprimer ses envies physiques et surtout, il comprend que la vie publique exige une certaine gêne et bannit tout laisser-aller au niveau des mœurs. Les interdictions se font au nom de la morale qui proscrit certains comportements trop familiers et encourage chacun à maintenir une 164 Bellegarde, op. cit., p. 1. 165 A. de Courtin, p. 76. 71 distance face à ses semblables. Le mouvement de moralisation entrepris par les autorités religieuses, auxquelles s'est joint le pouvoir monarchique, travaille à un resserrement strict des mœurs pour contrebalancer les excès des siècles précédents. Se basant sur le principe selon lequel c'est par le corps qu'on rejoint l'âme, le clergé contraint ses fidèles dans le but de diriger leur conduite. Le comportement, l'attitude et l'apparence sont désormais soumis à une pudicité animée des valeurs chrétiennes qui influencent fortement les mentalités et transforment les mœurs. Les règles de la pudeur, inspirées de la « nature », entrent dans l'usage social et le codifient: «de même, la nature ayant voulu cacher certaines parties de notre corps et certaines actions, le consentement et l'usage s'accordent réellement à les tenir cachées pour garder l'honnêteté 166». À l'époque qui nous intéresse, les femmes ont depuis longtemps acquis et intériorisé ces principes de la pudeur, apparue dans un premier temps pour préserver la chasteté féminine sur laquelle repose l 'honneur de la lignée. Elles ont devancé leurs compagnons masculins sur ce point, alors le XVIIe siècle se charge surtout de policer les hommes « qui, à quelques exceptions près, gardent l'esprit - et les gestes gaillards de la Renaissance 167». Les règles de bienséance édictées par la cour et les ordonnances de la police les concernent au premier chef, car pour ce qui est des dames, la vertu la plus stricte est déjà de rigueur. Le sens chrétien de la culpabilité culmine dans la bonne société à l'époque classique, temps où la querelle des jansénistes bat son plein, et façonne un homme nouveau, préoccupé de ses attitudes corporelles. Les auteurs de la civilité ne cessent de s'en prendre aux coquettes pour blâmer leurs excès de vanité, mais ils s'attaquent maintenant également aux hommes et à leurs manières frustes. 166 167 A. de Courtin, op. cit., p. 64. Jean-Claude Bologne, Histoire de la pudeur, Paris, Hachette, collection Pluriel, 1986, p. 87. 72 Le critère de la décence joue un rôle primordial dans le jugement moral des conduites. Est décent ce qui sied, ce qui est convenable et bienséant. Chez Courtin, le terme d' «indécence» est fortement péjoratif et sert à identifier des comportements immoraux qu'il faut bannir à tout prix. Par exemple, « c'est une très grande indécence de s'asseoir sur le lit, et particulièrement si c'est d'une femme 168»; ou encore: «c'est une chose tout à fait indécente de se présenter devant des personnes au-dessus de nous, et particulièrement devant des dames, et de montrer la peau à travers la chemise et la veste ou d'avoir quelque chose d'entr'ouvert qui doit être clos par honnêteté 169». La politesse interdit tout comportement qui risque de susciter des désirs concupiscents. La décence va souvent de pair avec une certaine pudeur qui se manifeste par un sentiment de gêne, de retenue, de délicatesse causé par des valeurs morales. Dans la langue française du xvrf siècle, le mot «modestie » correspond au sentiment moderne de pudeur et du XVIe au xvnf siècle, «pudique» et «décent» s'appliquent tout autant à des actes qu'à des sentiments 170. Enfin, la civilisation des mœurs passe par une moralisation des comportements. La politesse, telle qu'elle se conçoit à la cour, a formalisé les distance sociales selon des principes d'éloignement des corps : la retenue, la pudeur, la réserve, la décence 171. Dans le cadre de la vie collective, les moindres manifestations corporelles sont dictées par les règles de bienséance commandant les comportements de façon à les ajuster en fonction de l'effet qu'ils sont censés produire. A. de Courtin, op. cit., p. 81. Ibid., p. 82. 170 J.-C. Bologne, op. cit., p. 20. 171 André Rauch, « Frontière du corps: des civilités à la sociabilité », Revue des Sciences Sociales, nO 31, 2003, p. 207. 168 169 73 Le corps forteresse Le resserrement strict du contrôle des apparences mène paradoxalement au développement de la subjectivité individuelle. En retrait de l'espace social, se constituent des espaces corporels protégés du regard des autres, donnant naissance à une intimité nouvelle qui s'institue en premier lieu dans le for familial. C'est ainsi que l'on peut alors parler d'une différenciation de l'intérieur et de l'extérieur chez l'homme de cour pour qui «l'observation des apparences accentue la distance entre personnage public et moi intime; l'espace intérieur se creuse et se complexifie au-delà de la surface corporelle offerte au regard 172». La scission qui s'établit entre la vie privée et la vie publique s'avère fondamentale dans le développement de la personnalité de l'honnête homme de même que dans sa façon de concevoir et d'utiliser son corps. La théorie de Norbert Elias sur le processus de civilisation explique le phénomène de différenciation de plus en plus poussée entre les sphères publique et privée observée à la cour dans la seconde moitié du XVIf siècle 173. La progressive construction de l'État absolutiste apparaît comme une condition nécessaire au développement d'un espace privé qui s'oppose à un espace public clairement identifiable. Deux traits essentiels de l'absolutisme nous permettent de comprendre l'évolution des mœurs qui se transforment considérablement avec l'étiquette curiale du règne de Louis XIV: le monopole de la violence, qui devient une prérogative du roi, et l'interdépendance, qui lient les individus entre eux. Parce qu'il vise à la pacification de l'espace social, partant la censure de toute violence sauvage, parce qu'il intensifie et règle les dépendances qui lient les Jean-Jacques Courtine et Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVr début XIX siècle), Paris, Éditions Payot & Rivages, 1994, p. 185. 173 Voir Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 2003, 320 p. 172 74 existences individuelles les unes aux autres, parce qu'il produit une formation sociale nouvelle, la cour, distinguée par un code de comportement d'autant plus contraignant qu'il est progressivement imité par les autres couches sociales, l'État de type nouveau [ ... ] institue une manière inédite d'être en société, caractérisée par le contrôle plus sévères des pulsions, la maîtrise mieux assurée des émotions et l'élévation du seuil de la pudeur 174. La gestion centralisée de la violence et l'élargissement du réseau des interdépendances provoquent une réorganisation de la sociabilité. À partir du moment où l'agressivité impulsive ne règle plus l'existence, les actes doivent relever d'une fine planification. Le comportement est réfléchi, rationnel. L'honnête homme, forcé de contrôler ses émotions, intègre cette économie rationnelle à son mode de vie et cette nouvelle manière d'être se manifeste notamment dans l'apparence physique. En réponse à la pression constante qu'il subit, l'individu se réfugie dans une intimité nouvelle qui lui permet de préserver ses distances face aux autres. Avec la civilité, l'homme de cour développe une vie intérieure plus riche et, du coup, la sphère de la subjectivité s'élargit. Désormais, les apparences extérieures érigent des barrières entre le moi intime et le moi public: Ce souci de séparation drastique entre les deux sphères et cette contamination fatale de la société par les représentions et les pratiques politiques montrent d'abord que la duplicité requise dans l'exercice du pouvoir d'État et la forme même de ce pouvoir (absolu, mais extérieur, voir supra), ne tolèrent pas seulement, mais impliquent en fait la duplicité des sujets eux-mêmes, dont on exige la mise en œuvre permanente d'une capacité de discernement et de séparation effective entre l'intériorité - convictions privées, passions intestines, pensées secrètes, etc. - et la soumission extérieure aux lois, cérémonies, ordres, règles de bienséance, coutumes autorisées, etc 175. Les honnêtes gens font l'apprentissage de la discrétion, vertu essentielle de la politesse, qui « fait qu'un homme se possede, & le rend maître de soi, de ses paroles, de ses actions, de ses clin d'yeux, des mouvemens de son visage; en sorte que rien ne lui échappe contre Roger Chartier, Histoire de la vie privée, tome III: De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p.22. 175 Jean-Pierre Cavaillé, «De la construction des apparences au culte de la transparence. Simulation et dissimulation entre le XVIIe et le XVIIIe siècle », Littératures classiques, vol. XXXIV, automne 1998Cavaillé, p. 88. 174 75 la bienséance, ou qui puisse blesser ceux avec qui il est en commerce 176». Les émotions qu'il ne laisse pas transparaître et les propos qu'il garde pour lui-même contribuent au développement d'une réflexion intérieure. L'homme du XVIIe siècle prend peu à peu conscience de son caractère particulier et de son individualité. Il apprend peu à peu à préserver son intimité. En effet, l'attitude de l'honnête homme change de façon consciente lorsqu'il est dans le monde: certains comportements, tolérés en privé, sont inacceptables en public; Il n'est pas d'un honnne de qualité, s'il se trouve en compagnie de dames, de patiner et de porter la main tantôt à un endroit, tantôt à un autre, de baiser par surprise, d'ôter la coiffe, le mouchoir, quelque bracelet, de prendre quelque ruban, de s'en faire une faveur, de se l'attacher pour faire le galant, le passionné, d'emporter des lettres d'une dame, ou de ses livres, de regarder dans ses tablettes, etc. 177 De même, il est déplacé, lorsqu'on est en compagnie, de se laisser aller à des effusions sentimentales qui relèvent de l'intimité. La proximité physique, même entre mari et femme, ne peut s'afficher aux yeux de tous, «un mari est tout à fait ridicule de caresser sa femme devant le monde 178». Il faut se retenir et attendre d'être à l'abri des regards indiscrets. Courtin évoque la situation où un honnête homme est forcé, à cause du mauvais logement, de partager la chambre d'une personne à qui il doit respect: dans ces circonstances, la civilité oblige « de la laisser déshabiller et coucher la première, et après se déshabiller à l'écart et contre le lit où on doit coucher, et se coucher sans bruit, demeurant tranquille et paisible durant la nuit 179» pour éviter tout contact physique avec elle. Courtin ajoute que: Connne on s'est couché le dernier, la civilité veut qu'on se lève le premier, afm que la personne qualifiée nous trouve le matin tout habillé, la bienséance Bellegarde, op. cit., p. 134. A. de Courtin, p. 76. 178 Ibid., p. 73. 179 Ibid., p. 148. 176 177 76 ne souffrant pas qu'une personne que nous devons respecter, nous voie nu et en déshabillé, ni aucune de nos hardes traîner ça et là, non plus que notre lit découvert, ou la chambre en désordre \80. Le temps où tous partageaient la même couche et se servaient dans un même bol, prenant leurs doigts pour ustensiles, est bel et bien révolu. Une distance de plus en plus grande conditionne les rapports entre les individus au moment où la civilité abolit tout rapprochement physique. La dichotomie privé / public résulte notamment d'une nouvelle conception du pouvoir politique: l'art de gouverner repose sur l'habile maîtrise des apparences et de ce qu'elles cachent. Le même phénomène se remarque chez les courtisans qui reproduisent le clivage entre l'être et le paraître de façon à mettre en scène et en œuvre «les transformations des relations de pouvoir et de servitude qui parcourent l'ensemble de la société, à partir de leur source unique et secrète; relations structurées par le leurre et l'illusion 181». Ainsi, la personnalité de l'honnête homme se définit par une dualité qui détermine son intégration à la vie sociale tout en lui permettant de protéger son espace intérieur en recourant aux apparences extérieures pour établir une barrière. Autrement dit, le corps est une forteresse qui défend une zone personnelle et le protège contre le monde extérieur. Cependant, comme le statut social dépend de l'opinion des membres de la communauté, l'émancipation individuelle ne peut se réaliser que dans le monde. Destiné à entrer en relation avec les autres, l'honnête homme se soumet aux exigences du commerce social où il apprend un nouveau langage des corps qui le projette hors de lui-même à la recherche de l'éloge du groupe. Être libre et dynamique, en perpétuelle transformation, 1'honnête homme cherche à se faire remarquer par un \80 \8\ A. de Courtin, op. cÎt., p. 148 J.-P. Cavaillé, lac. cÎt., p. 87. 77 comportement et une attitude exemplaire. Or la bienséance qui dicte sa conduite constitue «le moyen d'acquérir cette politesse et cet agrément qui sait si bien nous concilier l'affection et l'applaudissement du monde 182». Cette reconnaissance publique est essentielle à l'homme de cour dont le rôle consiste à séduire la compagnie afin d'obtenir son approbation. Sans la sanction du regard collectif, il n'est rien. L'honnêteté: une comédie sociale La distance qui se forme entre l'homme public et l'homme privé encourage l'individu à abandonner une part de lui-même pour mieux se posséder. La manière d'être de l'honnête homme repose sur une pratique du détachement de SOi 183 . L'effet marquant de cette distanciation consiste en une théâtralisation de la vie publique où une politique des apparences estompe le visage sous un masque. C'est un travail de nonchalance et de désintéressement calculé qui recèle des intentions inavouées. Se cachant derrière l'image qu'il se crée, l'honnête homme joue un rôle, il incarne un personnage, il se forme un caractère qui l'aidera à évoluer dans le milieu difficile de la cour; bref, c'est un acteur. Il entre en scène sans savoir quel rôle il doit jouer (évidemment, puisque le personnage reste encore à composer et le caractère à former), or la façon dont il tiendra son rôle sera jugée et évaluée par tous. Michel Bouvier explique qu'il ne s'agit pas là d'un jeu absurde, étant donné que l'acteur peut apprendre les astuces qui lui permettront de bien fignoler son jeu : Cet acteur entre en scène « inexistant» pour recevoir une existence, une condition, et bientôt capable de se donner à lui-même l'existence, l'état pour lequel il est fait, un état pleinement personnel et qu'il lui est donné d'atteindre 182 183 A. de Courtin, op. cit., p. 50. J. Courtine et C. Haroche, op. cit., p.186. 78 en jouant le personnage pour lequel il a été envoyé, « embarqué ». Si pleinement doué de liberté qu'il peut ne pas jouer son personnage comme il doit, mais à sa fantaisie, en sachant que dans ce cas il se donnera une existence infiniment misérable, et pour toujours. S'il crée son rôle selon les suggestions de Dieu, selon son poids et son ordre, s'il remplit sa place, le bonheur inflni l'attend 184. Suivant cette idée, l'être humain est libre de se construire comme il l'entend, seulement la morale existe pour le guider, sinon pour le contraindre. Pris dans les jeux contradictoires de l'être et du paraître, l'honnête homme se construit une image derrière laquelle il s'expose publiquement. Son devoir consiste à jouer son rôle dans la société au mieux de ses capacités pour donner à son personnage le plus de justesse et de crédibilité possible: C'est un talent fort rare que d'être bon Acteur dans la vie, il faut bien de l'esprit et de la justesse pour en trouver la perfection; je ne parle que de cette Perfection qui dépend de la connaissance et du sentiment: car les dehors ne sont pas si considérables. Mais de faire toujours ce qu'il faut par l'action que par le ton de la voix, et de s'en acquitter d'une manière si juste, que la chose produit l'effet qu'elle doit, cela me paraît un chef-d'œuvre I85 • Méré clame haut et fort la ressemblance entre 1'honnête homme et le comédien, alors que d'autres refusent d'admettre le jeu théâtral auquel se prête le courtisan, préférant vanter les vertus de la sincérité et de la transparence. Néanmoins, clairement affichée ou dissimulée à cause de considérations morales, l'esthétisation du paraître relève d'un nouveau théâtre social où le jeu des acteurs met en scène l'intériorisation du mécanisme d'autocontrôle qui caractérise le processus de la civilisation occidentale selon Norbert Elias. Pour réussir dans le zoo humain qu'est la cour, l'honnête homme développe une conscience aiguë de soi, de ses capacités et limites afin d'agir au mieux de ses intérêts personnels. L'assujettissement forcé qu'il subit se traduit par une autodiscipline grâce à laquelle il se transforme pour devenir plus autonome et efficace: 184 185 Michel Bouvier, La Morale classique, op. cit., p. 297. Méré, Œuvres complètes du Chevalier de Méré, Amsterdam, P. Mortier, 1692, p. 145. 79 À la cour et dans la vie mondaine, en réaction à la sujétion, on se replie sur l'intimité dissimulatrice, où l'on précise sa connaissance et sa maîtrise de soi, en s'aidant d'une psychologie qui s'affIne à la faveur des lectures, conversations et intrigues d'une société oisive. Dans une existence très concurrentielle pour les faveurs de l'ambition et de la galanterie, chacun ourdit ses intrigues et cherche à déceler, à déjouer celles des autres. Ainsi, l'assujettissement politique se combine avec une affIrmation psychologique et relationnelle de personnalités stratégiques, de brillants acteurs maîtres de leurs expressions et de leurs effets - et déjà prêts à se lancer dans les entreprises libérales dès que l'autorité politique s'affaiblira 186. Le xvrr siècle trace les premières ébauches de l'individualisme qui se précisera au xvnf siècle, il s'agit alors d'un changement majeur dans la manière de penser l'homme. L'idéal humaniste d'un individu maître de son destin se réalise en l'honnête homme qui assume la responsabilité de sa réussite et dont l'ambition pousse à divers stratagèmes. La Bruyère illustre bien l'idée qu'à la cour, c'est l'intérêt qui détermine en premier lieu la conduite: L'on se couche à la cour et l'on se lève sur l'intérêt: c'est ce qu'on digère le matin et le soir, le jour et la nuit; c'est ce qui fait que l'on pense, que l'on parle, que l'on se tait, que l'on agit; c'est dans cet esprit qu'on aborde les uns et qu'on néglige les autres, que l'on monte et que l'on descend; c'est sur cette règle que l'on mesure ses soins, ses complaisances, on estime, son indifférence, son mépris 187. Chacun est poussé par sa propre ambition et par l'idée du bénéfice qu'il peut en retirer. C'est alors que le corps devient un instrument stratégique et que les moindres détails dans le comportement se doublent d'une intention cachée. L'image projetée s'élabore en fonction de l'effet produit, étant donné qu'« en la conduite de toutes nos actions, nous devons considerer [ ... ] la fin principalle à laquelle elles doivent tendre 188». Parce qu'elle tient à l'impact des gestes à long terme, l'attitude du courtisan est façonnée par l'intérêt et ses manières sont minutieusement calculées. Derrière ses élans de générosité, l'honnête homme agit pour lui-même, aveuglé par sa soif de puissance et son désir d'être reconnu. Jean Rohou, Le XVlr siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil, 2002, p. 378. Jean de La Bruyère, Les Caractères, De la cour, Paris, Gallimard, 1965, p. 182-183. 188 Eusèbe du Refuge, Traicté de la cour ou instruction du courtisan (1616), Amsterdam, Elzeviers, 1656, p.178. 186 187 80 Dans cette course au succès, les principes comptent moins que les effets et dans la comédie qu'il joue, l'honnête homme n'hésite pas à recourir aux artifices s'il croit pouvoir faire avancer sa cause. Pour cette raison, les auteurs des traités incitent leurs lecteurs à la méfiance, puisque «ces mêmes hommes qui vous flattent & qui vous caressent, quand ils ont besoin de vôtre credit, sont embarassez de vous, depuis qu'il ons obtenu ce qu'ils prétendoient 189». Saint-Évremond ajoute que «les hommes ne loüent jamais gratuitement & sans interest : Il faut que quelque bien leur en vienne, ou qu'il en couste quelque chose à celuy qu'ils veulent bien loüer 190». La prudence domine et le jeu du courtisan requiert une grande habileté ainsi que beaucoup de jugement. La concurrence pour les faveurs du roi motive à sonder les moindres propos entendus, à scruter leur signification, à interpréter chaque geste et expression pour dégager les desseins secrets qu'ils peuvent receler. Les mémoires de Saint-Simon offrent ici un exemple éloquent: Je m'aperçus bientôt qu'il se refroidissait; je suivis de l'œil sa conduite à mon égard pour ne pas me méprendre entre ce qui pouvait être accidentel dans un homme chargé d'affaires épineuses et ce que j'en soupçonnais. Mes soupçons devinrent une évidence qui me fIrent retirer de lui sans toutefois faire semblant de rien 191. L'observation de l'autre s'avère en effet un aspect important de cette personnalité stratégique que se forme l'homme de cour afin de survivre dans ce monde sans pitié, car « l'art d'observer les hommes était la base même de l'art de les manier 192». Ainsi, les nécessités de la vie de cour donnent naissance à la faculté de se rendre compte avec précision des motivations et du caractère de ceux qui nous entourent. Bellegarde, op. cit., p. 281-282 Charles de Marguetel de Saint-Denis de Saint-Évremond, Œuvres mélées, Paris, C. Bardin, 1670, p. 19-20. 191 Saint-Simon, Mémoires, tome XVIII, chap. XXXI, Paris, Gallimard, 1983, p. 172. 192 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 101. 189 190 81 Dans le milieu curial, les hommes sont observés et analysés en fonction de leur valeur sociale. Toutefois, l'art de l'observation ne touche pas uniquement les autres, il s'applique d'abord et avant tout à soi-même, car« l'on ne saurait être maître de soi-même que l'on ne se connaisse à fond 193». Une sérieuse réflexion s'impose pour que «quand l'image extérieure s'échappera, [ ... ] l'intérieure la retienne et la corrige 194». C'est une question de prudence et dans le même esprit, l'abbé de Bellegarde conseille d'« être toûjours attentif sur soi, pour ne rien laisser échapper devant des personnes indifferentes, qui en pouroient faire un mauvais usage 195». De même que l'honnête homme est perdu s'il n'arrive à percer les intentions de ceux qui l'entourent, de même il doit connaître ses propres passions s'il veut les dissimuler derrière une attitude impassible ne laissant rien voir des intérêts qui l'habitent. Sous des apparences de fidèle serviteur, l'objectif premier est de briller et les manières prescrites par Courtin visent «à donner à l'honnête homme une stratégie personnelle de comportement en vue d'une tacite et mutuelle reconnaissance sociale 196». Au fur et à mesure que l'individu entre dans le jeu des représentations, il se façonne une image extérieure et se découvre une personnalité qui se renforce alors qu'il apprend à se dominer et surtout à s'adapter aux diverses situations. Il s'agit d'une émancipation tactique et l'art de plaire auquel se prête l'honnête homme suppose non seulement une habile maîtrise de soi, mais aussi une subtile analyse des autres, comme le souligne Mme de Chartre dans une mise en garde adressée à sa fille, la princesse de Clèves, dans le roman de Mme de Lafayette: «si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, [.. ] vous Baltasar Gracian, L'Art de la prudence, Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 86. Ibid., p. 87. 195 Abbé de Bellegarde, op. cit., p. 135. 196 Marie-Claire Grassi, « introduction )}, dans A. de Courtin, op. cit., p. 12. 193 194 82 serez souvent trompée: ce qui paraît n'est presque jamais la vérité 197». Cette phrase clé du roman révèle un aspect majeur de la réalité curiale: dans une société où tous se donnent en représentation, le jeu consiste à surveiller sa propre apparence, tout en essayant de percer celle des autres. Ce jeu théâtral auquel participe l'homme de cour l'amène à prendre une certaine distance face à lui-même et à son corps pour répondre aux exigences de la politesse qui valorise une surveillance constante de soi : «le gouvernement de soi par le détachement est une forme de maîtrise qui revient à se traiter comme un autre, de haut, de loin; un éloignement de soi-même, calculé non sans négligence 198». Nul doute qu'il s'agit ici d'une composante moderne de la personnalité, soit la capacité à se détacher quelque peu de soi et à prendre du recul par rapport à ses actes. En somme, l'honnête homme s'éloigne des personnes qui l'entourent pour mieux les contrôler. C'est le corps qui érige les frontières: parce qu'il laisse échapper des signes, il faut donc s'en méfier lorsqu'il est question de soi et demeurer vigilant lorsqu'il s'agit des autres. Tout passe par l'apparence, l'enjeu social dépend de l'habilité à la maîtriser et à la déchiffrer: voilà l'art de l'honnêteté. L'honnête homme: un menteur accompli Avec l'instauration du modèle de l'honnête homme émerge une nouvelle réalité sociale, le mensonge, qui déterminera désormais le comportement de tous et marquera la vie collective. La duplicité qui caractérise le courtisan le rend capable de dissimuler ses passions. La Bruyère écrit qu' «un homme qui sait la cour est maître de son geste, de 197 198 Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves, Paris, Gallimard, 2000, p. 71. J.-J. Courtine et C. Haroche, op. cit., p. 186-187. 83 ses yeux et de son visage; il est profond, impénétrable; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle et agit contre ses sentiments 199». Le mensonge est inhérent à l'honnête homme, car dorénavant sa survie en dépend et, dans l'univers concurrentiel de la cour, l'égoïsme devient le principal mobile de ses actes. Seule espèce à avoir intégré la capacité de mentir à l'ordre des nécessités quotidiennes, l'humain le fait «naturellement », chaque fois qu'il 20o en ressent le besoin . Ainsi, l'honnête homme travestit la réalité, il se forge une image se rapprochant le plus possible de l'être parfait et il invente sa propre vérité peu à peu, mensonge après mensonge, pour vivre de façon harmonieuse avec ses semblables: «la réussite sociale implique de se mettre en marche pour réussir socialement, et pour parvenir à réussir socialement chacun se projette dans l'état de ce qu'il espère devenir 201». De plus, il a tendance à enjoliver la réalité ou à la transformer à son profit, aussi «il est rare de voir les gens se corriger de leurs défauts; la raison en est [ ... ] qu'on ne les regarde point comme des defauts, & ainsi on en est moins touché 202». Dans cet art du travestissement, le corps constitue un outil indispensable, une barrière entre ce que l'honnête homme laisse paraître et ce qu'il dissimule, et les ouvrages de civilité lui enseignent justement quelles passions il peut faire valoir, celles qu'il doit éviter, ainsi que les comportements souhaitables dans le commerce du monde. Au cœur de la personnalité «moderne» se trouve un paradoxe fondateur. D'un côté, le mensonge est présenté comme le principal vice: tous les discours (moral, Jean de La Bruyère, op. cit., p. 176. Philippe Turchet, La Synergologie, Montréal, Les Éditions de l'Homme, 2004, p. 14. 201 Ibid., p. 15. 202 Bellegarde, op. cit., p. 338. 199 200 84 religieux, politique) exhortent les individus à la franchise et ils condamnent sévèrement l'hypocrisie. Tous accordent une immense valeur à la sincérité, considérée comme une qualité morale essentielle. De l'autre, le mensonge sous-tend toutes les règles de la politesse qui dictent la conduite humaine, car sans lui, aucune vie commune n'est possible. En effet, l'homme de cour est forcé de prendre en considérations les goûts et les attentes des autres, ce qui le contraint parfois à taire ses propres désir et ses sentiments afin de rendre agréable le commerce social. Philippe Turchet résume ainsi la situation: Le mensonge apparaît ainsi comme une certitude nécessaire, et pourtant. .. et pourtant, nos éducations, qu'elles aient été modelées par des préceptes religieux ou non, ont toutes en commun le bannissement du mensonge. Les projets éducatifs, aussi divers soient-ils, sont tous conçus à partir des mots de 'droiture' et de 'rectitude'; 'l'honnête homme' traverse les siècles, indémodables 203. Sans le mensonge, c'est l'édifice social en entier qui s'écroulerait. L'hypocrisie est devenue une composante de la personnalité moderne par nécessité, parce que sans l'art mensonger, la violence dominerait et mettrait en péril l'équilibre social. Bien que la vérité soit dangereuse, l'homme de bien ne peut s'en détourner, toutefois, il doit apprendre à en jouer204 . C'est ici qu'intervient l'artifice; « la discrétion développe là toute son adresse: avec une même vérité elle flatte l'un et assomme l'autre 205». Véritablement, à cause de la vie qu'il mène, l'homme de cour ne saurait se passer de l'artifice, mais lorsqu'il y recourt, subtilité et prudence sont de mise. Cette nécessité engendre donc un dilemme moral important pour la société curiale sous Louis XIV. Est-il honnête d'encourager la dissimulation ou faut-il plutôt chercher la parfaite transparence? Les auteurs de la civilité se contredisent eux-mêmes à ce sujet: l'Abbé de Bellegarde consacre un chapitre entier à vanter la sincérité sans laquelle «la P. Turchet, op. cit., p. 15. Ibid., p. 165. 205 Ibid., p. 165. 203 204 85 société civile est une espece de brigandage », il y méprise « ces personnes si concertées qui ne parlent que par poids & par mesure, & qui usent de mile détours pour cacher leurs sentiments »206; pourtant, il y note également que «la sincérité passe quelquefois pour grossièreté et rudesse 207» et qu'il importe de faire preuve de discernement en la matière. Pour sa part, Baltasar Graciân formule la maxime suivante: «ne point mentir, mais ne pas dire toutes les vérités », qu'il commente en disant que «rien ne demande plus de circonspection que la vérité, car c'est se saigner au cœur que de la dire 208». Il termine son propos sur l'idée que «toutes les vérités ne se peuvent pas dire; les unes parce qu'elles m'importent à moi-même, et les autres parce qu'elles importent à autrui 209». Souvent, la façon de présenter la vérité fait toute la différence. René Bary, dans L'Esprti de cour ou les conversations galantes, "personnifie" le débat sur la dissimulation, en présentant les différents points de vue sous forme de dialogue: BELISE S'il est ridicule de faire du premier venu son confesseur, on ne doit pas condamner une fille de ce qu'elle déguise quelquefois ses sentiments. TEROVANE Comme les pensées doivent représenter les choses, les paroles doivent représenter les pensées. BELISE On nous demande quelquefois, si nous aimons les jeunes Hommes, aurionsnous bonne grace de dire qu'ils nous plaisent? On nous demande quelquefois si nous sommes insensibles aux aiguillons de l'âge, aurions-nous bonne grace de dire qu'ils nous importunent? Vous voyez bien, Monsieur, que la mesme bienseance qui veut qu'on dise quelque chose, ne veut pas qu'on dise tousjours vray, & que la dissimulation qui est souvent une suite de la crainte, est quelquefois un effet de la pudeur. TEROVANE Je ne veux pas (contre ce que j'ay cy-devant dit) que sur de certaines interrogations les Filles se définnissent; mais à l'exception des confessions indécentes, je suis tellement pour la franchise, que je voudrois mesme que l'ingenuité du visage découvrist le fonds du cœur, que le silence fust parlant, Bellegarde, op. cit., p. 348-349. Ibid., p. 332. 208 B . G" . p. 86 . raclan, op. cli., 209 Id. 206 207 86 que le regard fust interprétatif, qu'on connust par le mouvement du dehors les ressorts du dedans. ARIMENE La pensée precede toûjours l'ouverture du cœur: & comme la pensée est quelquefois fausse, la franchise est quelquefois injurieuse. TEROVANE Quand on est incertain des choses, l'on doit estre retenu & la retenüe en ce cas est plûtost une crainte qu'une dissimulation. ARIMENE L'on ne se repend gueres de s' estre voilé, l'on se repend souvent de s' estre découvert. BELISE La dissimulation est d'un grand usage. ARIMENE La dissimulation est d'une grande utilité. TEROVANE Quelle confiance peut on prendre en une personne qui masque toujours? BELISE Une personne dissimulée est plus capable de garder le secret, qu'une personne ouverte; l'une est taciturne, & l'autre babillarde; la première est ordinairement circonspecte, & l'autre est ordinairement imprudente. ARIMENE S'il Y avoit icy des Politiques, ils ne diroient seulement pas avecque Tibere & Louis XI, que celuy qui ne sçait pas dissimuler, ne sçait pas regner; ils diroient encores avecque tous les Sages du Monde, que celuy qui ne sçait pas se contreminer contre les artificieux, ne sçait pas vivre2lO • Les propos échangés résument bien les enjeux de chacun des partis et il est aisé de voir la position de l'auteur sur le sujet, puisque deux des trois personnages parlent en faveur de la dissimulation, alors qu'un seul tente de faire voir en quoi elle est négative. De plus, la réplique finale d'Arimène ne laisse guère de doute: Pour terminer le diferend, il suffit de vous dire que le Chirurgien cache la lancette, que l' Apoticaire dore les pillules, que le Medecin flate l'esperance, que le Capitaine use de stratagéme, que le Politique se sert de pretextes, & que les font des feintes enfm que les Cerfs rusent, que les Dains coupent, & que les Insectes contrefont les Mortes 211. Si la nature elle-même recourt à la dissimulation, l'homme ne peut que se plier «aux expediens que la Prudence invente, & aux mouvements que la Necessité inspire »212. La littérature classique ne manque pas d'exemples pour illustrer les dangers d'une candide franchise et les avantages de l'artifice bien maîtrisé. Le personnage du R. Bary, op. cit., p. 154 à 156. Ibid., p. 157. 2l2/d. 210 211 87 Misanthrope dans la comédie de Molière constitue une figure importante sur le thème de la vérité et ses conséquences. Alceste, partisan de la sincérité pure, considère qu' «on devrait châtier, sans pitié, ce commerce honteux de semblants d'amitié» et dit: Je veux que l'on soit honune, et qu'en toute rencontre Le fond de notre cœur dans nos discours se montre. Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments Ne se masquent jamais sous de vains compliments 213. Son ami, Philinte, tente de le raisonner : Il est bien des endroits où la pleine franchise Deviendrait ridicule et serait peu permise; Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur, Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur214 • La suite des événements lui donne raison, faisant la preuve que la bienséance et la franchise sont deux réalités très difficiles à faire coexister. Les récriminations du misanthrope sont jugées « trop sauvages ». Cette épithète, donnée par Philinte, oppose la sincérité nue à la civilité. La politesse exige que l'on cache certaines choses: l'art de l'honnête homme repose sur le mensonge poli. N'est-il pas dit «qu'il n'y avoit point de maladie plus dangereuse que celle qui changeoit la face »? Sans une certaine hypocrisie, les échanges se font dans l'animosité et la rancune et débouchent sur une effusion de violence comme cela se produisait au Moyen-Âge, alors que le comportement était encore impulsif et dicté par la nécessité et le contexte immédiat. Dorénavant a cours une nouvelle définition de la virilité: la force de l'homme repose sur sa capacité à se maîtriser, alors que le femme fait voir sa faiblesse lorsqu'elle dévoile ses émotions et se laisse aller à des épanchements sentimentaux. Cette conception de la masculinité a traversé les siècles et se retrouvent encore dans les mentalités actuelles. 213 214 Molière, Le Misanthrope, Acte premier, scène 1, Paris, Classiques Français, 1993, p. 89-90. Ibid., p. 90. 88 Dans cette ère de profonde réorganisation de l'expérience sociale s'observe une légitimation du mensonge, qui est non seulement toléré, mais promu au rang de vertu. Insistant sur le refoulement de la spontanéité, l'éducation discipline, et même conditionne, au mensonge. Par exemple, quand on reçoit un présent, «il ne faut point témoigner de mortification de son peu de valeur, ni en murmurer en aucune manière; tout cela est d'un esprit étroit et ne sent pas l'honnête homme. [ ... ] Il est de l'honnêteté de n'en rien témoigner 215». La modestie, définie par l'abbé Bellegarde comme «un espece de vernis, qui releve nos talens naturels, & qui leur donne du lustre 216» ou encore comme «un voile fort commode pour dérober aux personnes les plus éclairées les choses que nous voulons tenir secrette 217», est directement reliée au mensonge par un champ lexical des plus évocateurs. Par souci d'efficacité et de rentabilité, l'honnête homme filtre ce qu'il laisse transparaître et ce qu'il cache. Le déguisement constitue sa stratégie, stratégie qui est fort différente de celle qui découlera de la rationalité bourgeoise-industrielle fondée sur le capitalisme, c'est-à-dire qu' « elle sert en premier lieu à calculer les chances de puissance fondées sur le capital privé ou public 218». Au contraire, la rationalité noble repose sur les contraintes de l'interdépendance sociale et mondaine des élites et «elle sert en premier à calculer les relations humaines et les chances de prestige considérées comme des instruments de puissance219 ». Parce que, dans le milieu restreint de la cour, les gens dépendent les uns des autres sans possibilité de rechange et que les relations qu'ils établissent sont durables, la prudence et la réserve revêtent une importance particulière. Il A. de Courtin, op. cit., p. 164. Bellegarde, op. cit., p. 66. 217 Ibid., p. 73-74. 218 N. Elias, La Société de cour, op. cit., p. 108. 219 Id. 215 216 89 s'agit de gagner des alliés qui pourront s'avérer précieux un jour ou l'autre et qui risquent, si l'on n'y prend garde, de passer rapidement dans le camp ennemi. Les auteurs de la civilité insistent sur l'idée que pour bien vivre en société, il faut porter une grande attention aux paroles comme aux actes , autrement «souvent un bon mot nous fait un ennemi irréconciliable d'un homme qui auroit pû nous rendre des services essentiels, si on eût sçu le ménager 220». Graciân distingue judicieusement le "faire" et le "faire paraître", soutenant que « les choses ne passent point pour ce qu'elles sont, mais pour ce qu'elles paraissent être. [ ... ] Bien des choses paraissent tout autres qu'elles ne sont. Le bon extérieur est la meilleure recommandation de la perfection intérieure 221». À l'époque de Louis XIV, on admire ceux qui parviennent à dominer leurs passions et à maîtriser les élans corporels de façon à ne pas dévoiler leurs intentions : Pour tenir long-tem les gens dans l'admiration, il est quelquefois à propos de ne montrer que l'échantillon de la pièce, que l'on développe peu à peu. C'est un manège que de savoir déguiser les bonnes qualitez que l'on a : il y a plus d'esprit qu'on ne pense à cacher son esprit; c'est le moïen de n'être jamais le dupe des autres 22 • L'honnête homme met tout en œuvre pour s'assurer que son interlocuteur soit dans une disposition favorable à son égard et pour éviter de le froisser. La folie, ce n'est pas d'être fou, mais bien de ne pas savoir cacher son état. Au delà d'une simple justification du mensonge, les auteurs vont jusqu'à l'associer à l'honneur. «Un homme d'honneur ne doit jamais se licencier à dire des paroles trop libres », nous apprend l'abbé Bellegarde. Il ne doit non plus agir sans retenue, ni se laisser aller à des comportements grossiers qui risqueraient de jeter le discrédit sur sa personne. Courtin indique qu'il faut bannir une certaine familiarité, celle Bellegarde, op. cit., p. 136-137. B. Gracian, op. cit., p. 112-113. 222 Bellegarde, op. cit., p. 72-73. 220 221 90 «qui ne se cache de rien, non pas même de ce qui est déshonnête, et c'est la familiarité dont usent les personnes qui ont perdu tout sentiment pour l'honneur, et par conséquent ce n'est pas celle dont nos jeunes gens doivent user 223». La dissimulation devient une seconde nature à l'homme qui intériorise l'image qu'il s'est forgée de toutes pièces à partir des préceptes de la civilité, comme l'exprime si bien La Rochefoucauld dans sa maxime, «nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu'enfm nous nous déguisons à nous-mêmes 224». Enfin, 1'honnête homme est un diplomate, là surtout tient sa modernité. Cette habileté à gérer les relations sociales et à faire preuve de tact, de finesse et de circonspection, lui est transmise par l'éducation qu'il reçoit et qui vise à en faire un être social. «À sa naissance, le petit homme montre par ses cris qu'il est sincère, spontané, naturel. Ces trois qualités sont celles de l'être humain libre. Le travail de l'éducation consiste à mettre des filtres sur ces trois qualités pour rendre l'adulte efficace 225». Dès son plus jeune âge, il apprend la discrétion, la retenue, la pudeur, qui, toutes, l'amènent à intégrer le mensonge à son naturel, afin de ménager la sensibilité d'autrui. Typique des changements psychologiques qui affectent et transforment l'individu au XVIr siècle, la retenue qu'exigent désormais les relations sociales contient le principe de la personnalité moderne. A. de Courtin, op. cit., p. 92. Françcois de La Rochefoucauld, Maximes, Paris, Garnier-Flammarion, 1977, p. 50. 225 P.Turchet, op. cit., p. 13. 223 224 CONCLUSION L'intérêt de notre recherche est qu'elle se base sur une lecture attentive des traités de cour, ouvrages trop souvent méconnus par la critique leur reprochant leur manque de qualités esthétiques. Pourtant, parce qu'ils définissent des règles d'interaction sociale, parce qu'ils proposent des idéaux de comportement et parce qu'ils fournissent les prémisses d'un art de vivre en société qui transforme l'habitus des individus, les traités de civilité s'avèrent des sources extrêmement fécondes pour comprendre l'évolution des mœurs et des mentalités à la période classique, de même que le façonnement de l'identité de l'honnête homme, qui constitue à maints égards l'ancêtre de l'individu « moderne ». Les ouvrages comme ceux d'Antoine de Courtin, de René Bary et de l'Abbé de Bellegarde regorgent d'une foule de renseignements précieux quant aux manières à observer à la cour, à la façon de s'habiller, de se tenir, de se comporter afin d'obtenir l'approbation des pairs et, tout spécialement, de retenir l'attention du souverain ou des personnages éminents. Le but ultime de l'honnête homme est de plaire et l'apparence y joue un rôle déterminant. 92 L'aspect physique est soumis à un code rigoureux qui enserrent les individus dans un moule. Moyen d'expression et de communication, le langage corporel suit des règles au même titre que la langue. Les traités de cour se basent sur les principes de la rhétorique, étant donné que l 'honnête homme est non seulement appelé à communiquer et à charmer, mais encore à persuader le cercle dans lequel il évolue de sa valeur, de son importance. L'appartenance à l'élite curiale se démontre par une apparence extérieure « sophistiquée », un air agréable, des manières empreintes de nonchalance et de grâce « naturelle ». La maîtrise des passions, point central de l'honnêteté, provient également de la rhétorique, puisque, comme l'orateur, le courtisan cherche à émouvoir son auditoire. L'honnête homme donc domine ses passions en se pliant à un idéal de contenance marqué par la mesure et l'équilibre, rappelant le style moyen. La littérature du XVIIe siècle se réclame encore de sa capacité à former les individus dans le but de les rendre meilleurs. Or, c'est de manière concrète que les écrivains de la civilité instruisent leurs lecteurs pour en faire des honnêtes hommes, en leur fournissant des conseils précis sur les manières, l'attitude et la tenue à adopter dans le commerce du monde. Une telle littérature suppose l'idée de progrès moral, introduite à la renaissance. Elle indique un changement majeur: l'élargissement du cercle fermé de la cour aux bourgeois. Ce phénomène s'explique d'une part, par le fait que la civilité s'apprend, elle ne dépend pas de la naissance, mais plutôt du travail et de l'effort de chacun à maîtriser ses passions. D'autre part, la haute bourgeoisie s'enrichit sous le règne de Louis XIV, qui cherche à éloigner les nobles de l'administration royale et préfère confier les charges curiales à la noblesse de robe. Les riches bourgeois sont de plus en plus nombreux à la cour. Ces derniers ont tout particulièrement avantage à 93 .' maîtriser les rudiments de la politesse, car «c'est précisément le plus faible en rang qui doit reconnaître toutes les ressources de l'art de la conversation. C'est lui qui court les plus grands dangers. 226» Durant le règne de Louis XIV, les traités de bienséance se multiplient et s'adressent à un lectorat plus vaste. Le modèle de l'honnêteté gagne les citadins et se transmet graduellement aux classes sociales inférieures. Les traités de civilité auront contribué, d'une certaine façon, au processus de «démocratisation» des mœurs. Pour l'honnête homme qui évolue à la cour, tout est matière à représentation. Son attitude, ses manières, sa démarche, son comportement, son maintien, ses airs, sa tenue sont constamment jugés par ses pairs qui épient ses moindres gestes et se délectent du plus petit écart. Louis XIV entretient les rivalités entre les courtisans pour assurer son pouvoir et maintenir son emprise sur ses sujets. Investis d'une visée politique, les traités de civilité instituent un modèle de comportement qui répond aux besoins de l'idéologie absolutiste-curiale. Le corps, suivant la théorie de Foucault227 , constitue un outil manipulable par le souverain qui se sert de l'étiquette pour afficher sa puissance et manifester son autorité. Cependant, le mouvement prend une double direction: d'une part, le gouvernement centralisé fait miroiter sa puissance dans l'attitude corporelle des hommes de cour; d'autre part, ceux-ci en retour s'efforcent de régler leur conduite sur celle du monarque et de faire valoir leur propre importance en se démarquant des autres. Par l'idéal d'honnêteté, l'homme est domestiqué, coupé de ses anciennes valeurs de guerrier, confiné à un modèle de comportement exigeant et contraignant qui le force à développer une personnalité stratégique. Ce changement majeur de l'habitus, parce qu'il 226 227 Norbert Elias, La Société de cour, Paris, Flammarion, 1985, p. 103. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2003. 94 nécessite une inhibition corporelle et le retrait en son for intérieur, affecte nécessairement l'élaboration de l'identité. Une distance s'établit graduellement entre soi et les autres au fur et à mesure que l'homme intègre cette nouvelle économie rationnelle qui touche l'attitude corporelle et la manière d'être dans son ensemble. Dans un milieu aussi concurrentiel que celui de la cour, l'honnête homme apprend à tirer son épingle du jeu. Le jeu est d'ailleurs un terme bien choisi: l'homme de cour joue un personnage, il s'arme des qualités qui sont à son avantage pour tirer profit d'une situation. C'est un caméléon qui peut s'ajuster selon les circonstances et les personnes avec qUI il traite. Derrière son masque, il juge ses compagnons et les étudie attentivement pour percer leur image sans qu'on pénètre la sienne. À l'ère de la raison d'État, diplomatie et tact règlent désormais les interactions sociales. Sous un air affable, 1'honnête homme agit en fonction de ses intérêts personnels tout en se montrant bienveillant à l'égard des autres. Nous en sommes au début de l'individualisme, «que plusieurs considèrent comme la plus belle conquête de la modernité 228». En se créant une image, c'est toute une conception de soi que crée 1'honnête homme, une nouvelle vision du monde et, surtout, de la place de l'homme dans le monde. L'homme de cour du xvrr siècle entame un virage important: il devient maître de son existence. Pour Charles Taylor, c'est à ce moment que l'on peut parler de l'avènement de la liberté moderne : Nos ancêtres croyaient faire partie d'un ordre qui les dépassait. Dans certains cas, il s'agissait d'un ordre cosmique, d'une « grande chaîne des êtres », dans laquelle les êtres humains figuraient à leur place parmi les anges, les corps célestes et les autres créatures terrestres. Cet ordre de l'univers se reflétait dans les hiérarchies de la société humaine. Les gens étaient souvent confinés à un endroit donné, à une fonction et à un rang qui leur étaient dévolus et 228 Voir Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Boucherville, , Bellarmin, 2004, p. 12. 95 auxquels il leur était pratiquement impensable d'échapper. moderne a fini par discréditer de telles hiérarchies 229. La liberté Au siècle Classique, la hiérarchie sociale atteint un point culminant avec l'étiquette imposée par Louis XIV. Face à une pression sociale qui devient écrasante, les individus entreprennent une émancipation qui se traduit par un détachement, détachement face à la société au profit de l'ambition personnelle. Il est trop tôt encore au XVIIe siècle pour parler d'affranchissement social. Néanmoins, par sa volonté de maîtriser les moindres signes qui lui échappent, l'honnête homme possède en lui-même tous les éléments nécessaires à son succès. Il n'en est qu'à ses premiers balbutiements vers une autonomie dont il prendra la pleine mesure à compter de la fin du XVIIr siècle, suite à la Révolution Française, et surtout au XIXe siècle, avec le développement de la société capitaliste. Si, de nos jours, certains philosophes voient en l'individualisme le principal maux de la civilisation moderne, c'est parce qu'il a conduit à une «désacralisation du monde» et à une «perte de la dimension héroïque de la vie» (pour reprendre les termes de Charles Taylor). Le XVIIe siècle se tient en équilibre entre deux mondes: l' « ancien» et le «moderne» et le bricolage culturel et idéologique qui le forme est fascinant. Ce qui étonne dans la lecture des ouvrages de bienséance de cette période est que l'on est forcé de se reconnaître dans cette culture des apparences où règne une hypocrisie, somme toute indispensable pour maintenir la cohésion sociale. 229 C. Taylor, op. cit., p. 13. BIBLIOGRAPHIE 1. 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