De-Watteau-Ã -Fragon..

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De-Watteau-Ã -Fragon..
De Watteau à Fragonard, les fêtes galantes, Le temps de l’insouciance Par Nicolas Sainte Fare Garnot
De son invention par Antoine Watteau jusqu’aux brillantes variations de Jean-Honoré Fragonard le genre de la fête galante va
traverser tout le XVIIIe. Ces scènes champêtres élégantes et raffinées vont occuper une place majeure dans la peinture
française et les artistes les plus innovants vont s’y consacrer, jusqu’à une date avancée du règne de Louis XVI.
Antoine Watteau, aux origines de la fête galante Au début du XVIIIe siècle, Antoine Watteau redécouvre la tradition de la
pastorale développée par les artistes vénitiens et flamands des XVIe et XVIIe siècles. Inspiré par ces images d’une vie
insouciante dans les campagnes, Watteau transforme la pastorale pour la rendre à la fois moderne et profondément
française.
Jean Millet (1666–1723) et Antoine Watteau-Paysage italianisant avec un tombeau et une fontaine, au premier plan une
femme et un homme jouant de la flûte Vers 1715-1717 Musée de Grenoble
Watteau Le Printemps Vers 1708-1710 Coll. Part. & L’Accordée de village Vers 1710-1715 Londres, Soane's Museum
Il peint des scènes d’une grande délicatesse, peuplées de jeunes Parisiens à la mode. Le génie de Watteau, excellent
dessinateur et subtil coloriste, est évident et il attire l’attention sur un genre jusque-là marginal. Ses oeuvres sont très
rapidement acquises par les grands collectionneurs de l’époque, comme Pierre Crozat ou Frédéric le Grand de Prusse. Son
succès est tel que même l’Académie royale de peinture et de sculpture reconnaît l’importance de « l’invention » de Watteau.
Mais cette institution conservatrice peine à définir le genre de la fête galante, qui se caractérise par sa légèreté et sa
modernité (Les Plaisirs du Bal, Dulwich Picture Gallery, Londres). Watteau est donc reçu à l’Académie comme peintre
d’histoire, ce qui témoigne de la considération accordée à son œuvre. Délestée des contraintes d’une définition académique,
la fête galante invite à l’expérimentation et à l’innovation. Au cours de sa carrière d’une quinzaine d’années, Watteau laisse
libre cours à sa créativité et à sa fantaisie, en privilégiant des scènes poétiques, où transparaît son intérêt pour le théâtre
(Pierrot content, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid et L’Isle de Cythère, Städel Museum, Francfort-sur-le-Main).
Antoine Watteau (Valenciennes, 1684 – Nogent-sur-Marne, 1721) fut le peintre français le plus influent du début du XVIIIe
siècle. Le développement de la fête galante, version française modernisée de la pastorale, lui valut un succès immédiat et
devint la marque distinctive de sa pratique picturale. À ses débuts, sa carrière évolua surtout en dehors de la sphère
d’influence de l’Académie royale, dans le contexte des ateliers traditionnels de peinture décorative. La plupart de ses
tableaux de chevalet ont été produits directement pour le marché de l’art : il ne travaillait que rarement sur commande.
Watteau fut l’un des plus brillants coloristes de la peinture française et probablement le plus grand dessinateur du XVIIIe
siècle en France. Rien n’a filtré de sa formation à Valenciennes, mais, à son arrivée à Paris, vers 1702, il commença par
produire des copies pour le marchand d’art Etienne Desrais, sur le Pont Notre-Dame. À une date inconnue, il intégra l’atelier
de Claude Gillot. Vers 1707-1708, Watteau entra chez Claude III Audran (1657-1734), qui vivait et travaillait au Palais du
Luxembourg. Après ces débuts hésitants dans différents genres, Watteau remporta un succès foudroyant avec sa principale
innovation: une version nouvelle, résolument contemporaine, de la pastorale, déclinée dans des tableaux appelés fêtes
galantes dès les années 1720. Watteau développa sans doute ce genre nouveau vers 1710 – certainement pas beaucoup plus
tôt – et il connut aussitôt une ascension fulgurante dans le milieu des collectionneurs et sur le marché de l’art. En réaction à
cette gloire inattendue, il fut agréé par l’Académie royale le 30 juillet 1712. Malgré son succès, Watteau ne se fixa jamais
durablement et – particularité très inhabituelle pour l’époque – il travailla sans atelier. Après cinq ans et de nombreux
rappels de la part de l’Académie, Watteau fut reçu le 28 août 1717 avec son Pèlerinage à l’Ile de Cythère (musée du Louvre,
Paris). Non dans le genre particulier de la fête galante, comme on l’a longtemps cru, mais en tant que membre à part entière,
c’est-à-dire peintre d’histoire
Lancret, Pater… l’épanouissement du genre Encouragés par le succès des fêtes galantes, les artistes majeurs de la génération
de Watteau sont séduits par la souplesse de ce nouveau genre pictural qu’ils adoptent sans tarder. Watteau ne dirige pas
d’atelier et n’a donc presque pas eu d’élèves, mais, dès la fin des années 1710, de nombreux peintres copient ses oeuvres ou
s’en inspirent et deviennent de véritables suiveurs.
Mais d’autres artistes, au premier rang desquels Jean-Baptiste Pater (1695 – 1736), s’approprient avec beaucoup plus de
créativité les idées de Watteau. Seul élève connu de Watteau, Pater s’est inspiré directement de l’art de son maître, mais il a
aussi été le premier à considérer la fête galante comme un champ d’expérimentation. Il a ainsi exploré le potentiel érotique
de ces scènes de plein air en y introduisant des figures de baigneuses (Baigneuses à une fontaine dans un paysage, Musée de
Grenoble). Nicolas Lancret (1690 – 1743) s’est lui aussi largement inspiré de l’art de Watteau, sans jamais se laisser
intimider par cet illustre modèle, ce qui lui a permis de développer une esthétique très personnelle (Les Plaisirs du bain,
Musée du Louvre). En réinterprétant à son tour les thèmes de prédilection de Watteau, Lancret poursuit la tradition
d’innovation qui caractérise la fête galante. D’autres artistes reconnus s’essayent eux aussi à ce genre dynamique, comme
Jean-François de Troy (1679 – 1752).
De l’imaginaire vers la réalité D’abord inspirée de la tradition de la Pastorale, la fête galante s’est prêtée à de multiples
développements tout au long du XVIIIe siècle et s’est enrichie de plusieurs thématiques. L’introduction d’éléments réels dans
ce genre pictural dominé par l’imaginaire et la fantaisie est sans doute l’une des innovations les plus surprenantes qu’il ait
accueillies. Cette inflexion a été le fait des successeurs immédiats de Watteau, et en premier lieu de Pater et de Lancret, qui
ont intégré dans leurs tableaux des éléments réels, qu’il s’agisse d’oeuvres d’art, de détails dans les costumes ou de lieux
facilement identifiables par leurs contemporains. En créant une tension dynamique entre ces composantes réelles et l’irréel
qui caractérisait jusque-là la fête galante, ils ont donné un nouveau souffle à leur peinture. Lancret se plaît à reproduire
fidèlement dans ses paysages des oeuvres célèbres, comme la statue de Jacques Bousseau aujourd’hui conservée au Louvre
dans sa Fête galante avec Persan et statue (Galleria Nazionale d'Arte Antica in palazzo Barberini, Rome). Ces références
directes ont été conçues par les peintres pour être immédiatement reconnaissables par le spectateur du XVIIIe siècle, qui
participe ainsi lui aussi à l’œuvre qu’il contemple. . Une autre facette de la réalité est exploitée par les peintres de fêtes
galantes, qui se font portraitistes. Raffinés et poétiques, les paysages champêtres qu’ils peignent sont un parfait écrin pour
mettre en valeur un groupe familial ou de célèbres danseuses pratiquant leur art, entourées de musiciens et d’admirateurs
(Fête Galante avec la Camargo dansant avec un partenaire, Lancret, National Gallery of Art, Washington). Ces emprunts au
réel sont soigneusement choisis par les artistes et leur permettent aussi de mettre en lumière les usages de leur temps.
D’abord scènes de théâtre, les fêtes galantes évoluent et deviennent de véritables scènes de genre contemporaines. Ainsi, la
pratique du Déjeuner de chasse, très à la mode à cette époque, est retranscrite avec force détails (costumes, vaisselle, …) par
François Lemoyne (1688 – 1737) dans son tableau Déjeuner de chasse , Alte Pinakothek de Munich
Raffinement et exotisme Pendant le règne de Louis XV (1723-1774), il est flatteur de se faire représenter dans un paysage
champêtre de fête galante. Contrepoint citadin de ces décors à la végétation luxuriante, les parcs parisiens et les domaines
environnants offrent un cadre plus sophistiqué à la fête galante. Les Tuileries, mais aussi le Parc de Saint-Cloud sont des
hauts lieux de la vie mondaine dont les artistes décrivent avec précision le cadre. Les boulevards nouvellement ouverts à la
périphérie de Paris, bordés d’allées et de cafés, attirent eux aussi les élégants. L’essence même de la fête galante est restituée,
une agréable promenade et une plaisante conversation, sans les artifices du jeu, de la musique ou de la baignade…
Les commanditaires aiment retrouver dans les fêtes galantes qu’ils acquièrent l’atmosphère de leurs fêtes et promenades
parisiennes mais ils partagent avec les artistes une même fascination pour l’Orient et plus particulièrement pour la Chine. Ils
se plaisent à décorer leurs appartements de scènes évoquant les mystères et les charmes de ces lointaines contrées (Musicien
chinois et Femme chinoise de Watteau, collection privée). L’attrait de l’Orient est tel que l’insertion de figures exotiques va
devenir très fréquent dans les fêtes galantes, confirmant que ce genre en perpétuelle évolution s’adapte aux goûts et aux
modes (Boucher, La Pêche chinoise, Museum Boijmans van Beuningen, Rotterdam).
Puis il y aura la mode de l’Espagne (Charles-Antoine Coypel (1694 – 1752) Don Quichotte servi par les filles de l’hôtellerie
Paris, Musée Jacquemart-André ou Carle Van Loo (1705–1765) La Lecture espagnole Saint-Pétersbourg, Musée de
l'Ermitage qui à travers des détails livrent des messages amoureux discrets. Suivra la mode des « russeries », et enfin à la
grecque (Claude Joseph Vernet (1714 – 1789) La Grecque sortant du bain Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle)
Brillant dessinateur et doué d’un grand sens de l’observation, Watteau réalise de nombreux croquis et dispose ainsi d’un
important répertoire de feuilles préparatoires qu’il se plaît ensuite à intégrer dans ses tableaux Une impression de grande
spontanéité se dégage des dessins de Watteau. Le talent de dessinateur de Watteau s’exprime autant dans ses études à la
sanguine, que dans celles à la pierre noire ou à la technique des trois crayons Watteau Le Meunier galant Sanguine en deux
couleurs Paris, Musée Jacquemart-André). Boucher et Fragonard, les derniers maîtres de la fête galante Le genre de la fête galante continue à s’épanouir bien après le
milieu du XVIIIe siècle. Deux figures majeures de l’art français avant la Révolution vont s’y consacrer avec brio : François
Boucher (1703 – 1770) et Jean-Honoré Fragonard (1732 – 1806). Entre leurs mains, la fête galante prend un tour nouveau et
surprenant, passant de la représentation d’une réalité contemporaine à celle d’une réalité visionnaire, plus fantaisiste. Au
cours du règne de Louis XV et des premières années du règne de Louis XVI, le goût des commanditaires se porte davantage
vers une peinture décorative que vers la peinture d’histoire. Les thèmes emblématiques – la promenade, les jeux, la musique
et la danse – de la fête galante reflètent parfaitement cet intérêt et l’engouement pour ce genre ne faiblit pas. Les artistes de
cette période lui donnent une nouvelle inflexion, en y ajoutant une note d’extravagance.
Dans les thèmes de François Boucher, les effets de l’influence formatrice de Watteau ne cesseront jamais de se manifester.
Boucher semble en avoir tiré certains éléments, en rapport avec la pastorale, l’exotisme ou les Pays-Bas, qu’il a ensuite
grossis et amplifiés pour aboutir à une sorte d’hyperréalisme familier aux inconditionnels de Rubens. Il réalisa surtout plus
d’une centaine d’eaux-fortes d’après Watteau (peintures et dessins) pour le Recueil Jullienne de Jean de Jullienne, en
particulier pour les deux premiers volumes, intitulés Figures de différents caractères. Pour Boucher, cette collaboration
présenta un double avantage : d’une part, elle lui assura une initiation à Watteau qui le marqua pour le restant de ses jours ;
d’autre part, elle lui rapporta suffisamment d’argent pour qu’il pût financer lui-même son voyage à Rome. Ce ne sont plus
d’élégantes Parisiennes contemporaines que représente Boucher, mais des bergères de fantaisie, dont les courbes
s’épanouissent dans des compositions aux lignes serpentines (Pastorale, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe). « Peintre des
Grâces », Boucher a une prédilection pour ces figures féminines sensuelles, qu’il installe dans des paysages pittoresques.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, se développe ainsi une nouvelle tendance de la fête galante, qui aime parfois à
jouer avec l’invraisemblance. Cette extravagance dans le choix des thèmes s’exprime aussi dans le processus artistique des
peintres qui accordent un rôle croissant au paysage, dans des toiles de plus en plus grandes. Boucher se révéla un
intermédiaire essentiel dans l’ascendant de Watteau sur Fragonard, Watteau s’ajoutant au capiteux mélange d’influences qui
s’exercèrent sur l’œuvre de Fragonard, sous la férule d’un des génies reconnus du XVIIIe siècle. Fragonard préféra se
concentrer sur les sujets amoureux, les décorations de grande envergure, les portraits, l’illustration de livres et les paysages,
que ses clients appréciaient particulièrement et qui révélaient le brio de son coup de pinceau, son inventivité thématique et
les bénéfices qu’il avait tirés des leçons de Watteau et de Boucher, ainsi que de la fréquentation du paysage flamand et de la
peinture italienne, la cohérence de l’ensemble étant assurée par un sens exceptionnel de la fantaisie et de l’illusion.
C’est avec Fragonard que cette recherche esthétique atteint son apogée. Ses fêtes galantes, dans lesquelles la nature tient une
place prépondérante, comptent parmi les plus belles du genre. Il réalise notamment un cycle décoratif aux dimensions
monumentales, autour de La Fête à Saint-Cloud (Hôtel de Toulouse, siège de la Banque de France, Paris & Étude pour la
fête à Saint-Cloud ou Le Marchand de marionnettes CP), exceptionnellement présentée avec une autre œuvre de cet
ensemble (Le Jeu de la Main chaude, National Gallery of Art, Washington) à l’occasion de cette exposition. Reprenant avec
délectation le thème des jeux propre aux fêtes galantes, Fragonard le sublime par les dimensions de ses toiles, mais aussi par
la vivacité caractéristique de sa touche (esquisses pour La Poursuite et La Surprise, Musées d’Angers). En 1790, il regagna
Grasse, emportant la série Les progrès de l’amour, commandée puis rejetée par Madame du Barry. Jacques-Louis David
(1748-1825), son fidèle élève, le rappela à Paris, pour faire de lui, en 1793, le conservateur du nouveau Musée National.
C’est sous son pinceau audacieux et agile que la fête galante brille de son dernier et plus bel éclat.