Les jeux de lantiquité à lépreuve de lhistoire I
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Les jeux de lantiquité à lépreuve de lhistoire I
LES JEUX DE L’ANTIQUITÉ À L’ÉPREUVE DE L’HISTOIRE I - OLYMPIE SOUS LA LOI DE ROME Par Conrado Durántez 50 La conquête de la Grèce par Rome a entraíné l’avènement d’une civilisation nouvelle fortement imprégnée des valeurs hellénistiques. Quel fut le sort des Jeux dans ce nouveau monde? Conrado Durántez, président de l’Académie Olympique espagnole, trace ici les avatars de cette manifestation prestigieuse sous la loi romaine. Dans une deuxième partie, le mois prochain, il s’arrêtera plus particulièrement sur la 227e Olympiade qui vit le triomphe du premier champion olympique espagnol. HISTOIRE En l’an 776 av. J.-C., les Jeux d’Olympie agrémentent la scène historique d’une précision chronologique indiscutable. Cette année-là, Corebo d’Elide gagne la course du stade, seule composante de la joute, établissant ainsi dans le devenir du peuple hellène une marque d’importance décisive d’un point de vue social, politique et culturel. A partir de ce moment, dit Pierre Louÿs, les Hellènes ne savent plus en quelle année ils ont conquis Troie, ni quand ils ont vaincu les Atrides, ni en quel siècle vivait Homère, mais ils gravent dans le marbre blanc et nous transmettent la victoire de Corebo sur la distance de 192,27 mètres, car pour eux les Jeux Olympiques sont un événement solennel dont nous ne connaissons aujourd’hui aucun équivalent. Cent huit ans auparavant, en 884 av. J.-C., les rois qui considèrent être en droit d’organiser les fêtes olympiques signent un accord de paix, ou ekecheiria, qui déclare Olympie lieu sacré et inviolable, et établit la protection absolue, pendant les deux mois précédant le début des compétitions, des pèlerins, athlètes et voyageurs qui se rendent en cette ville pour prendre part aux Jeux. Cet accord international pacifique est tout à fait exceptionnel si l’on considère le bellicisme constant et ardent des peuples du Péloponèse. Les signataires du pacte sont Cléosthènes pour Pisa, Lycurgue pour Sparte et Ifite pour Olympie, et Pausanias a encore vu en l’an 160 le texte gravé en cercle sur un disque déposé au temple d’Héra. A partir du VIIIe siècle av. J.-C., la grande fête olympique en I’honneur de Zeus fixe rendez-vous à tous ceux qui désirent honorer le dieu par leur participation ou leur présence aux Jeux sur un rythme quadriennal constant et immuable. Cependant, à Olympie, une idée claire et concise de la conscience nationale du peuple grec, fondée sur des valeurs culturelles et raciales plus que sur un concept de territoire unifié, se forge en marge de la dimension religieuse et sportive des Jeux, de manière progressive et lente, au fil des siècles et jusqu’à la période romaine qui est l’objet de cette brève étude. De là vient le fait que les idéaux qui ont porté la société hellène durant les six siècles précédant l’invasion romaine sont prioritaires dans les Jeux d’olympie. C’est pour cela Corebo d’Elide fut le premier à remporter la course du stade, il y gagna la célébrité pour l’éternité. qu’au VIe siècle av. J.-C., antichambre de la période classique, époque où prédominait l’influence du monde spartiate, militaire et noble, on conservait jusqu’à l’exagération les valeurs morales du monde préarchaïque préconisées par Homère dans ses œuvres immortelles. A cette époque, on rend hommage même à Sparte, à l’idéal éthique de I’ areté, but ultime de l’homme équilibré et parfait, aspiration à l’obtention de l’honneur et de la gloire, serait-ce au prix de la vie, et dont le contenu joue un rôle secondaire dans la mise en valeur de l’existence des héros qui savent que leur destin sera une vie glorieuse et insurpassable mais caractérisée par la brièveté. Pourtant, cet idéal, ce désir ardent de briller et de se mettre en avant, héritage du concept éthique homérique, se concrétise alors dans l’illusion même de la célébrité apportée par les épreuves sportives, où la gloire et l’immortalité peuvent arriver par Je biais de la confrontation du agon: « Etre partout le premier et surclasser tous les autres », comme le dit Homère. Cette aspiration permanente à l’amélioration et à la 51 OLYMPIE SOUS LA LOI DE ROME distinction engendre dans l’esprit de l’homme grec de l’époque la qualité déterminante de l’ agonisme, dont l’essence imprègne et distingue la mentalité d’alors. Voilà pourquoi, nous dit Popplow, le sport constitue le noyau de la formation et de l’éducation de ces hommes pour qui rien n’existe en dehors de la compétition, de la victoire et de la gloire. Les exercices physiques sont une expression de l’instinct d’immortalité, de l’aspiration à survivre dans la pensée des parents et dans la mémoire des hommes grâce à des réussites remarquables. Le sport est un discours sur I’obsession de gloire, née du désir omnipotent de l’homme mortel de s’auto-immortaliser et de sa soif de vie éternelle. Cependant, à la fin du siècle que nous analysons, un nouveau courant idéalisateur et pédagogique va s’imposer, résultant de l’influence libérale et démocratique d’Athènes: la kalocagatia (de kalos, beau, et agathos, bon). L’idéal de la jeunesse hellène n’est plus centré sur le surpassement des autres grâce à des actes héroïques ou extraordinaires: le nouveau monde que forge le classicisme considère et étudie l’homme comme le principe et la mesure de toute chose, et en trouvant en l’être humain luimême une fin suffisante qui, à son tour, devient un moyen nécessaire à la recherche d’autres fins, ce monde cherche sur la base de ce jeu rationnel la perfection maximale de ce qui est par nature le centre obligatoire du système. La bonté se centre sur la culture de l’esprit apportée par une excellente éducation, et la beauté corporelle s’acquiert par le passage au moule de l’exercice physique et de l’antique agonisme, canalisé vers quelque compétition des grands Jeux panhelléniques et dont l’aspiration la plus haute est la possibilité d’assister aux Jeux d’Olympie. Il s’agit donc du nouveau critère en vigueur, du canon de l’idéal de l’époque, en fait une limitation de l’antique et noble areté, adaptée en essence aux idéaux plus pratiques de la nouvelle bourgeoisie, axe déterminant des schémas de la société naissante. Deux siècles plus tard, en 323 av. J.-C., commence la période hellénistique, durant 52 laquelle une crise généralisée des valeurs traditionnelles ébranle les fondations spiritualistes des Jeux d’Olympie. Les nouveaux citoyens gréco-macédoniens, élevés en des lieux aussi distants de la métropole culturelle que l’Asie ou l’Afrique, acquièrent par leur contact direct avec les coutumes de leur lieu de naissance de nouvelles idées religieuses qui, parfois, s’adaptent mal à l’institution traditionnelle hellène, le polythéisme: ainsi, lorsque les nouvelles générations se rendent à Olympie et que leurs guides et les prêtres du lieu leur expliquent le sens essentiellement liturgique des joutes athlétiques, qui étaient la source du culte du grand dieu Zeus, père des dieux, elles comprennent plus cela comme une coutume locale que comme une croyance religieuse essentielle. Zeus commence à perdre durant cette période historique une grande partie de la primauté théologique, déjà limitée, que lui avait laissé durant les deux derniers siècles le scepticisme rationaliste des diverses écoles philosophiques en vogue. L’apparition de Rome sur la scène politique de la fin du IIIe siècle av. J.-C., nouvelle puissance militaire et conquérante, eut des répercussions notables dans tous les domaines, parmi lesquelles, comme c’est logique, les Jeux d’Olympie. La vie culturelle plus réduite des nouveaux maîtres du bassin méditerranéen les empêche de comprendre la véritable signification d’institutions culturelles peaufinées durant de nombreux siècles, bien qu’à ce moment-là elles soient déjà dans un état de simplicité élémentaire et décadent qui les réduisait à une image méconnaissable de ce qu’elles représentaient dans un passé glorieux. Cela est particulièrement vrai pour les Jeux d’Olympie, qui malgré la survivance du sentiment originel qui les avait créées, sont aussi un acte ludique extrêmement distant des spectacles sanguinaires du cirque. C’est pourquoi la nudité grecque des instants agonistiques, qui n’est pas le reflet d’un fait quotidien mais plutôt, comme le dit Herder, « la situation spécifique où peuvent le mieux se manifester le courage et la noblesse de l’homme », n’est pas comprise par les nouveaux conquérants. En outre, leur méfiance envers tout ce qui n’était pas romain ne leur permet en général pas de saisir la disparité des niveaux culturels qui séparait les nouvelles provinces que leurs spectaculaires expéditions militaires ajoutent à l’empire. Par conséquent, l’agonisme formateur, dans ses diverses manifestations et en particulier dans les exercices physiques, par le biais de l’institution de la gymnastique, n’est pas non plus correctement compris et interprété par Rome. Sous l’égide du militarisme régnant dans cette phase de conquêtes, Rome n’estime et ne reconnaît en effet que les exercices spécifiquement militaires, programmant ainsi un système physico-éducateur très proche de celui qu’avait institué Sparte au milieu du VIe siècle av. J.-C. L’historien romain Tacite, exprimant l’opinion générale de son époque, se réfère indirectement aux Jeux d’Olympie lorsqu’il déclare, avec un orgueil partial et nationaliste, que pendant les deux siècles qui ont suivi le triomphe de Mummius sur les Grecs aucun Romain se disant de bonne extraction n’a participé à ce qu’il qualifiait de «pièces de théâtre ». Il convient de considérer cette déclaration dans son juste contexte: Tacite, alors qu’il Une recherche de la perfection maximale. 53 OLYMPIE SOUS LA LOI DE ROME était prêteur et qu’il jouissait des faveurs de l’empereur Domitien, était chargé d’organiser à Rome les célèbres Jeux séculiers institués par cet empereur. Quoi qu’il en soit, comme le souligne Shobel, les Jeux d’Olympie commencent à ce moment-là à subir la plus grave de leurs crises, dont ils ne sortiront pratiquement plus. Au lieu d’être la fête nationale des Grecs, les Jeux Olympiques deviennent le point de rencontre d’une société hétérogène en provenance de l’ensemble de l’Empire romain, présentant parfois toutes les caractéristiques d’un cirque. D’autre part, comme les listes de vainqueurs n’ont pas été conservées entre la 265e et la 286e Olympiade, c’est-à-dire durant 84 ans, on ne sait pas même avec certitude si les Jeux ont été organisés avec régularité pendant ce laps de temps, et l’ironie de l’histoire veut que le dernier vainqueur connu des Jeux Olympiques ait été Varazdat, un prince arménien d’origine perse. La commercialisation des Jeux entraînant avec elle l’apparition des primes de victoire, la corruption est de plus en plus fréquente. Les hellanodiques luttent contre la dégénérescence régnante par des corrections et des sanctions, mais leurs pouvoirs sont probablement trop souvent utilisés et maniés de manière regrettable. Des athlètes comme Eudeles et Philostrate, de Rhodes, Sarapion et Herakleidas, d’Alexandrie, Deidas et Sarapammon, d’Antioche, ou Damonikos, père du jeune lutteur Polyktor, contribuent à l’édification du Zanes sur l’avenue qui mène au stade par le montant des amendes qui leur sont infligées pour corruption et subornation. En 146 av. J.-C., après la déroute de la Macédoine et la destruction de Corinthe par les légions romaines menées par Mummius, la Grèce devient une nouvelle province de la grande métropole conquérante. Les Jeux perdent la nature panhellénique qui jusqu’alors les caractérisait, et l’on voit apparaître dans les listes de vainqueurs des noms de concurrents non grecs. Cependant, grâce à l’admiration que porte le célèbre général romain au Sanctuaire, Olympie échappe miraculeusement au pillage des œuvres d’art, qui était une pratique habituelle des envahisseurs. Plus encore, Mummius fut le premier chef 54 romain à faire des offrandes à Zeus, enrichissant I’ Altis de deux statues en bronze du dieu et d’un présent somptueux, vingt et un boucliers d’or, dîme du butin pris aux Achéens vaincus, qu’il offrait comme témoignage de déférence au culte olympien. C’est ce que nous relate Pausanias dans la description de sa visite du temple: « Au temple d’Olympie, sur la frise qui se trouve à l’extérieur, au-dessus des colonnes, il y a vingt et un écus d’or, exvoto du général romain Mummius, vainqueur des Achéens, conquérant de Corinthe et auteur de l’expulsion des Doriens de Corinthe ». Olympie commence à devenir un lieu attirant pour Rome, qui en fait la base de son hégémonie politique sur le pays vaincu. En conséquence, l’enceinte sacrée voit apparaître aux côtés des superbes athlètes à la tête ornée de la couronne triomphale des statues de consuls et de généraux romains. En 86 av. J.-C., les calamités qu’entraîne l’invasion romaine se font réellement sentir dans la région, et Lucius Cornelius Sylla met à sac le Sanctuaire Olympique. Insatisfait malgré tout de ses exactions, vaniteux, maître du destin de la Rome d’alors, il fait organiser dans sa capitale, malgré l’opposition d’une grande partie du pays, les Jeux de la 175e Olympiade, en 80 av. J.-C., désirant commémorer par cet événement nouveau et inconnu dans la métropole, avec tous les moyens à sa disposition, sa victoire contre Mithridate. Le règne constructif et pacifique d’Auguste (30 av. J.-C.) a des conséquences partout dans le vaste empire, y compris à Olympie. Protecteur décidé des arts, des lettres et de toutes sortes d’institutions culturelles, Auguste place Olympie sous la des directe protection gouverneurs romains. Pour améliorer le fonctionnement des affaires du sanctuaire, et conformément au perfectionnement bureaucratique qu’il avait implanté, il crée un nouveau genre de fonctionnaires, appelés epimelete, dont la charge exclusive est de surveiller la marche générale du sanctuaire et de superviser la tâche des magistrats et des prêtres d’Olympie. Devant cette protection manifeste à laquelle ils étaient bien peu habitués, les élus de la ville expriment leur gratitude en élevant un temple aux empereurs romains, temple que Pausanias a vu avec le toit déjà effondré. En même temps, en signe de gratitude pour Auguste Iuimême, d’une part ils lui érigent une statue colossale d’ambre, «matériau que l’on trouve dans les sables d’Eridan et que sa rareté fait apprécier des hommes », et d’autre part ils instituent au Metroon un culte spécial en son honneur, Pourtant, Néron, dans sa logique irrationnelle, ressent de la jalousie à l’encontre de ceux qui l’avaient précédé dans la victoire, et ordonne que les statues des anciens vainqueurs, alignées dans I’ Altis, soient détruites et jetées aux latrines. Lors de sa victorieuse « participation » aux grands Jeux de Grèce, Néron récolte 1808 couronnes, record bien supérieur, comme l’observe Moretti, à celui du célè- Tiberius Claudius Néron, qui devait être proclamé dix ans plus tard successeur d’Auguste, obtient à Olympie la victoire avec son quadrige en l’an 4 av. J.-C., lors de la 194 e Olympiade, et Germanicus obtient lui aussi la victoire dans la même épreuve lors de la 199e Olympiade. Mais les élus subiront leur plus grave vexation en l’an 67, lorsque Néron viendra à Olympie pour participer aux Jeux. Sa délirante passion pour les arts et les lettres pousse le futur empereur de Rome à un philhellénisme frénétique qui lui fera emporter de Grèce, à destination de la métropole, de nombreuses œuvres d’art. La nudité du concurrent grec n’a pas été comprise par le conquérant romain qui a imposé le port du vêtement. Connaissant le passé glorieux des grands jeux Panhelléniques, surtout des Jeux Olympiques, et désireux non pas d’égaler mais de surclasser les prouesses des plus grands athlètes, Néron en arrive, dans sa démentielle mégalomanie, à s’inscrire aux Jeux de la 211e Olympiade, qu’il fait retarder de deux ans afin qu’elle coïncide avec les dates qu’il avait fixées pour son apparition à Olympie. Arrivé sur place en été 67, il donne l’ordre de construire de toute urgence, dans l’angle sud-est de I’ Altis, une luxueuse demeure de style grécolatin où il pourra s’installer confortablement. En inspectant le programme des compétitions, il oblige les hellanodiques à y inclure des épreuves jusqu’alors inconnues tout en modifiant celles qui étaient déjà implantées. Dans tous ces affrontements, quadrige, quadrige de poulains, attelage de poulains à dix, déclamation, tragédie et cithare, il obtient en toute logique la première place sans que l’on puisse rien dire de la partialité des juges qui le classent même premier alors qu’ils l’avaient vu tomber de son char de course à plusieurs reprises pendant le concours... 55 OLYMPIE SOUS LA LOI DE ROME bre et invincible Teagenes, malgré les vingt et une années de vie sportive et de victoires de ce dernier. Comme compensation du pillage des œuvres artistiques, Néron consacre à Zeus une partie de ses couronnes, et lors de son entrée triomphale à Rome, il porte sur la poitrine la couronne olympique, et dans la main droite celle obtenue aux Jeux Pythiques. Le mandat d’Hadrien face aux destinées de l’empire rend à Olympie ce qui sera peut-être une dernière splendeur avant sa fin déjà proche. Les grands travaux de consolidation et de pacification menés à bien par le nouvel empereur ont des répercussions favorables sur Olympie et la 56 Grèce en général. Poussé par un esprit imprégné du plus pur hellénisme, Hadrien modernise et embellit considérablement Athènes, qu’il transforme comme Olympie en grand centre politico-religieux de la ligue des peuples grecs qu’il vient de créer. Les installations de l’enceinte olympique sont elles aussi restaurées et embellies, et on réalise dans I’Etat les derniers travaux d’élargissement et de conditionnement. Le philhellénisme du nouvel empereur lui vaudra le titre d’ Olympique, lorsqu’il instituera dans l’intention de renforcer la cohésion du monde grec qu’il aimait tant la fête nationale des Panhelléniques. (A suivre)