De Neuchâtel à la Martinique: espace et mouvement chez Mme de
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De Neuchâtel à la Martinique: espace et mouvement chez Mme de
De Neuchatel it la Martinique: espace et mouvement chez Mme de Charriere Guillemette Samson me de Charriere est un auteur d' origine hollandaise que son mariage avec un Suisse amena a vivre non loin de Neuchatel. Cette situation geographiquement centrale, sorte de poste d'observation du monde europeen, jointe a une avide curiosite pour ce monde, en lui faisant decouvrir un milieu qu'elle ignorait, la rendit particulierement sensible aux interactions qui existent entre les lieux et les personnes. Consciente de 1'influence des premiers sur les secondes, elle utilise cet argument dans ses fictions comme nous nous proposons de Ie demontrer. Ainsi, pour sa pratique d'ecrivain, Mme de Charriere elargit a 1'espace romanesque, l' opinion generalement admise a la fin du xvme siecle qui affirme 1'influence du climat sur les mreurs, Ie caractere et la sante des habitants d'un pays. Sa correspondance nous permet de constater qu'elle est convaincue de l'exactitude de cette relation.! On se souvient qu'a dixParlant de I' Angleterre, Mme de Charriere ecrit: «Le climat, Ie gouvernement, les amusements publics ont comme ailleurs une influence universelle» (2:41). Elle explique sa difficuJte a vivre en Hollande: <de suis lasse de vivre dans un elimat ou mes nerfs souffrent, ou je suis sans cesse malade et melancolique» (2: 177-78). ANeuchiitel, par contre, elle est «une autre femme qu'a I' ordinaire et [...] cette vie dissipee Ie climat [lui] conviennent» (2:321-22). (Ellvres completes (Amsterdam: G.A. van Oorschot, 1979-84). Nos references renvoient a cette edition; 1'00thographe des citations est modernisee mais la ponctuation n'est pas modiflee. On y trouve, outre la passionnante correspondance de I' auteur, son theatre, ses poesies et sa musique, ses essais et toutes les (Euvres appartenant au genre narratif (contes, anecdotes, histoires, romans). EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, Volume 12, Number I, October 1999 62 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION huit ans, la jeune Isabelle de Zuylen lisait De l'Esprit des lois,2 ouvrage dans lequel Montesquieu reprend et approfondit les idees de Fontenelle, de Fenelon et de l'abbC Du Bos. Le traitement donne a l'espace romanesque revele l'hCritage philosophique de l'auteur. En janvier (ou fevrier) 1804, Mme de Charriere raconte l'histoire de sa carriere d'ecrivain a un ami qui en est curieux. Elle lui apprend que vingt ans auparavant (soit en 1784), elle avait lu Histoire van Mejuffrouw Sara Burgerhart3 et avait alors remarque «qu'en peignant des lieux et des mreurs que l' on connait bien, l' on donne a des personnages fictifs une realite precieuse» (6:558). Les Lettres neuchdteloises ecrites juste apres cette lecture sont l' application de ce principe tMorique qui vise a donner un «air de grande verite» (2:454). A la lecture de ce roman, Ie lecteur est convaincu que les protagonistes sont bien dans la ville de Neuchatel. Les elements spatiaux qui inscrivent cette realite sont Ie plus souvent des noms de lieux que chacun peut retrouver sur un atlas: Ie Neubourg (8:47), Ie Val-de-Travers et Auvemier (8:62), la promenade du Crest (8:73). S'y ajoutent !'indication de la presence des vignobles autour de la ville, du lac et des Alpes et la comparaison avec des villes voisines (Geneve, Lausanne, Vevay, 8:49). Le cadre est donc bien precise. 4 Plus qu'un simple cadre pour l'intrigue, l'espace va entrer en relation avec les personnages. La ville de Neuchatel devient ainsi un des protagonistes de I'histoire. Le sous-titre des Lettres neuchateloises pourrait etre «Neuchatel ou la ville des embarras» (voire «de la tromperie»). Au debut et a la fin du texte, l' auteur a utilise deux termes qui appartiennent au meme champ lexical de l'obstacle, qu'il soit physique ou psychologique: «ecombreS»5 et «embarrasser» (8:47, 88). Nous pouvons affirmer que ce theme de l' obstacle, physique ou symbolique, est la clefqui construit l' espace romanesque de ce roman et en permet une lecture eclairante. 2 On peut Ie deduire d'une reponse de sa gouvernante: «comment l'Esprit des lois! Ie lisez-vous seule? et l'entendez-vous tout?» (1:108). En aoat 1790, Mme de Charriere rappelle l'importance de ce livre (3:232). 3 Ce roman d'Elisabeth Wolff et Agatha Deken a connu un immense succes aux Pays-Bas, lars de sa publication en 1782. La premiere traduction franc;:aise date de 1787. 4 L' auteur inscrit aussi la realite neuchateloise par d' autres elements: Ie patois de Julianne, une petite couturiere; la reference ala foire traditionnelle et a la fete typique des «Armouriens» (8:52, 55); Ie rappel des problemes politiques des environs entre les «Repnlsentants» et les «Negatifs» (8:6 I). 5 Ou «encombres» (8 :48) et correction de «decombres» comme I' indique la note 4 de I' etablissement du texte (8:610); ce sont done des gravats; «ctecombrer» signifiait du reste «debarrasser de ce qui encombre». ESPACE ET MOUVEMENT CHEZ MME DE CHARRIERE 63 Julianne est une petite main qui voudrait elargir son espace et par ricochet toute sa vie. L' auteur l' associe aux rues de Neuchatel. Fille du pays, elle rencontre cependant «beaucoup d'ecombres» (8:47) sur son chemin. La ville qu' elle doit parcourir pour les livraisons demandees par ses patronnes est semee d'obstacles qu'elle veut ignorer: elle «cour[t] a fiere aube» (8:54). Quand elle va directement «a 1'Eglise», espace ferme et sacre, rien de bien important ne se passe, «mais <;:a a ete bien pire Ie jeudi» quand elle va «donner un tour sur la foire» (8:54), espace ouvert et profane ou regnent l' argent et les distractions. Toute 1'hypocrisie de la ville se manifeste a la foire. Car la ville est fausse pour des personnes modestes comme Julianne: elle les invite a se distraire en ouvrant Ie large espace de la foire, elle leur permet d'y «courir» mais la jeune fille qui profitera de cette permission court en fait a sa perte. Julianne rencontre Henri Meyer dans la rue, un espace ou l' on ne fait que passer et donc i1 ne fera que passer dans sa vie. Elle Ie croise de plus, comme elle 1'ecrit a sa tante, «en bas Ie Neubourg» (8:47). «Neubourg» est bien proche de «Neuenburg» (Neuchatel en allemand) et Meyer est allemand: la ville en provoquant la chute de Julianne dans Ie Neubourg semble avoir agi avec premeditation. Quand Julianne est convaincue de sa grossesse, quand elle est dans la gene, «embarrassee», elle dit ne plus pouvoir «courir toute seule par les rues». Elle habite alors au «bas de la rue des Chavannes» (8:56):6la «coureuse» (8:55-56), celle qui bougeait, est maintenant enfermee chez elle, dans «une petite chambre» (8:55),7 Elle habite chez un cordonnier, celui qui repare les chaussures qui ont trop servi, celles des filles qui ont trop «couru». Julianne finalement rentre chez ses patronnes qui 1'avaient chassee en la traitant de «coureuse» (8:68), mais i1 y a beaucoup d' ouvrages a executer et elles ont besoin d' elle. C' est un retour a la case depart. Julianne avait elargi son espace, i1 se referme mais pourtant tout est different. Les «ecombres», image symbolique de sa chute, ont eu raison d'elle: elle est bien tombee. Plus loin dans Ie roman, Ie gella menace symboliquement d'une autre chute mais ne la provoque cependant pas. Henri Meyer, qui passait par la (encore!), arrive au bon moment pour confier la jeune fille (dont 1'air 6 Julianne semble ne connaitre que Ie bas des rues, image de sa maigre position sociale et de sa chute morale. 7 Le pere de Marianne (lajeune fille noble du roman) qui «a l'air d'avoir aime tous les plaisirs» (8:75), qui «a ete longtemps jeune» et qui a fait «des folies» (8:78) est immobilise par la goutte. Si l'on suppose que ces informations sous-entendent que, jeune homme, il aimait les femmes, ia goutte qui immobilise ses jambes I' empeche d' etre un coureur de jupons. Souvenons-nous de ce que rapportait Chamfort: la goutte est <<la croix de Saint-Louis de la galanterie». Chamfort, Maximes, pensees, caracteres (Paris: Garnier-Flammarion, 1968), p. 233. Homme ou femme, noble ou petite gens, on ne «court» pas impunement aNeuchfitel! 64 EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION «exprimait toutes sortes d'embarras», 8:73) a un homme «de bonne fac;on» qui 1'aidera a marcher sur Ie verglas. Meyer ne reconduit pas lui-meme Julianne car il escorte avec un ami trois autres jeunes filles qui ont du mal a marcher et parmi lesquelles se trouve Marianne de la Prise. Meyer n'appartient plus au monde de Julianne; il a choisi celui de Marianne. Cependant, son geste, qui ne «laisse pas tomber» Julianne, annonce qu'il ne refusera pas d'assumer ses responsabilites quand il apprendra qu'il est Ie pere de son enfant. L'homme «de bonne fac;on» qui soutient Julianne est l'image de l'oncle de Meyer aupres duquel elle sera envoyee pour faire ses couches. A la fin du roman, en effet, l' ouverture de la ville, demiere perfidie de 1'espace, permet l'expulsion de la jeune fille vers un pays qui lui est inconnu et ou elle doit accoucher. Puis Ie lecteur n'entend plus parler de Julianne: elle s'est fondue dans cet espace, elle a ete happee. Ce nouvel espace n' est pas une protection, mais une vulnerabilite supplementaire pour elle. Que devient-elle? Vne prostituee? On ne peut manquer de rapprocher sa situation de celIe de Peggy, personnage de condition modeste aussi d'un autre roman de Mme de Charriere, lors de son arrivee dans une ville inconnue, Londres, «ou sa jeunesse et sa frakheur l' ont fait accueillir dans une maison infame» (8:109, Lettres de Mistriss Henley). La ville est moins dure pour Henri Meyer quoiqu'il soit un etranger. II est parti de Strasbourg car il n'avait plus d'attache «bien forte»: c'est-adire rien ne l'empechait de partir (aucun embarras). Au debut du roman, l' arrivee est difficile, «par un assez vilain chemin fort etroit et fort embarrasse» (8:48) mais la ville cependant est pleine de promesses pour lui puisqu'elle est ouverte: pas de remparts, pas de murs mais «une belle vue» (8:49). II n'est pas a raise mais il pressent que cela va s'ameliorer quand la ville «sera moins embarrassee» (8:49); il n'a donc qu'a «aller son chemin» (8:50). Certes, lui aussi va conna1tre des embarras: quand il ne sait plus tres bien ou il en est, il y a du «chaos» dans sa tete (8:58) mais ce n'est que passager. La ville traite Marianne aussi bien que Meyer. Elle est du pays comme Julianne ainsi que l'indique la coincidence de son nom de famille (de la Prise) avec celui d'un lieu. Elle a toujours eu beaucoup de liberte pour se deplacer (8:68), comme si les rues par lesquelles elle devait passern'etaient jamais encombrees. Si Julianne est a rapprocher de Peggy, Marianne est proche de Cecile, la jeune heroine des Lettres ecrites de Lausanne qui sort «seule» et qui rend visite a tous les «cousins et cousines» qu' elle a «dans tous les quartiers de [la] ville» (8:158). Le gel ne fait pas tomber Marianne et ses amies: Meyer et son ami leur proposent de l'aide (8:73). Comme lui, quand elle ne comprend pas tres bien ce qui lui arrive, elle a ESPACE ET MOUVEMENT CHEZ MME DE CHARRLERE 65 «de 1'embarras» (8:86, 87), du «chaos» dans la tete (8:65) mais comme lui, elle peut aussi suivre son «train» (8:66). L' auteur avait attribue a Julianne l' espace du dehors; a Marianne revient celui du dedans. Aux rues s'opposent les batiments (salles de concert, de bal, demeure de Marianne). Entre les amoureux qui ne savent pas encore leur sort, 1'auteur introduit l'image de la porte: ils se rencontrent «pres de la porte de la ville» (8:73), Marianne est assise «sur un bane pres de la porte» de la salle de bal (8:59), ils se quittent a la patte de la maison de Marianne (8:74). Quand Marianne est emue, l'obscurite du porche la protege (8:74), mais quand elle est sure d'elle, elle s'assied pres de la porte pour ne pas manquer l'arrivee de Meyer au bal (8:67). Meyer aussi passe Ie seuil d'une porte quand il est trouble et quand il craint d'entendre des jeunes gens parler des jeunes filles de la ville (dont Marianne, 8:72). La porte montre que la possibilite d'ouverture est maximale; il n'y aura rien a briser. 8 Les deux amants ont peu d'obstacles entre eux. La quatrieme lettre du roman signale que chacun reste encore a sa place lors du concert mais tres vite lors du bal, l'auteur les reunit: «notre place» (8:60). Leurs regards sont a 1'unisson: lui, Ie fils d'un marchand, s'adresse a Marianne, jeune fille noble, «sans [s' ]embarrasser des grands yeux curieux et etonnes d'une de ses compagnes» (8:59) et elle s'interesse a lui sans menager les «grands yeux» d'une amie ouverts «d'un air de surprise et de scandale» (8:66). Marianne ouvre alors sa porte et invite Meyer et son ami (8:75). Les deux amoureux sont surtout reunis parce qu'ils vont «Ie meme chemin» (8:73) alors que Julianne et Meyer se sont rencontres, ce qui veut dire qu'ils allaient dans des directions opposees: Julianne tombe parce qu'elle se retoume (8:47), c'est-a-dire parce qu'elle se met a regarder dans la meme direction que Meyer. II est bien evident que pour ne pas tomber, il faut regarder ou 1'on va. C'est Ie choix du lieu a atteindre, c'est-adire Ie choix de l' objet a aimer qui importe. Si Ie personnage se trompe, il tombe. Julianne a regarde trop haut: Meyer n'est pas pour une cousette. II s'est trompe aussi. En rebroussant chemin pour aider Julianne a se relever et en la raccompagnant chez ses patronnes pour expliquer que ce n'etait pas de la «faute» (8:47) de Julianne si elle etait tombee, Meyer regarde dans la mauvaise direction. II a regarde vers Ie bas; plus tard, il craindra de «rechute[r]» (8:60) alors qu'il peut viser plus haut. Quand Marianne lui apprend la grossesse de Julianne, il reconnatt sa chute, sa responsabilite, en se baissant <<jusqu'a terre» pour «baiser sa robe». Marianne est alors «un ange, une divinite» (8:81) qui comprend une erreur de parcours dans 8 Meyer par contre avait prevenu Julianne qu'il avait donne i'ordre qu'on n'ouvre pas sa porte si la jeune fille tentait de Ie revoir (8:57) alors que Julianne lui avait ouvert la pOite (8:54). 66 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION les rues et a qui Meyer peut laisser voir couler ses larmes: <~e ne m'en embarrassais pas» dit-il (8:81). Meyer, grace a la mise en garde du personnage sumomme «Ie Caustique», prend conscience des possibles dangers que presente une ville ouverte. Le Caustique est celui qui voit mieux que les autres personnages les chemins qu'ils doivent emprunter: «Soyez sur vos gardes. C'est si peu votre intention de faire soup90nner une intrigue entre vous et la plus aimable fille de Neuchatel que je vous prie de ne m'en pas assurer» (8:81). Meyer alors restreint ses deplacements et ne passe plus devant la porte de Marianne (8:84). Deja, a leur premiere rencontre, il avait craint de faire «un faux pas» et de la faire «tomber» (8:53). II s'agissait alors d'une chute en descendant les marches de l' orchestre qui aurait ete genante devant l'assemblee reunie pour ecouter Ie concert mais qui n'aurait ete qu'une maladresse. Transposee sur un plan symbolique, elle ferait de Meyer Ie responsable de la chute de Marianne. II a la charge de sa reputation. Remarquons qu' il est innocente de la chute de Julianne dont sont responsables la ville et ses «ecombres».9 La fin du texte joue une demiere fois sur cette image de l' embarras, elargie ala tromperie, mais il ne s'agit plus cette fois d'espace. Tromper quelqu'un, c'est interposer quelque chose entre soi et cette personne; c'est brouiller la communication, y mettre un obstacle, c' est donc l' embarrasser. A Meyer, qui demande a Marianne de Ie tromper si lui-meme s'est trompe en pensant qu' elIe l' aimait (8: 87), Marianne repond qu' elle Ie detromperait (8:88). Marianne reaffirme ainsi qu'il faut marcher droit. Les obstacles de la ville sont ceux de l' ascension sociale. Meyer seul y a droit et il est aide en cela par Marianne. Elle permet qu'il ne soit «plus un etranger» a Neuchatel (8:75). Les Lettres neuchateloises permettent de conclure que «l'etranger» n'est pas celui que l'on croit: Julianne, du pays, est rejetee et Meyer, l' Allemand, est introduit dans la societe neuchateloise. La ville ne privilegie pas l' enfant qui est ne dans son sein. L'etranger est celui qui ne sait pas s'approprier l'espace qui l'environne, qui ne Ie dechiffre et ne l'interprete pas, qui ne regarde pas ou il va. Dans ce roman, Ie symbolisme des «ecombres» met en place l'idee de la prudence avec laquelle il faut aller son chemin, socialement et amoureusement. Neuchatel est une carte de Tendre prosaique pour des personnages de condition modeste ou moyenne. Etre un etranger est moins une question de nationalite qu'un equilibre a mettre en place entre soi et ce qui est autour de soi: savoir se preserver, ne pas se renier en se laissant eblouir par une hypocrite 9 Ceci est rappele lors de la conversation OU Marianne informe Meyer que Julianne est enceinte: «Vous a-t-elle dit, Mademoiselle, que je I'eusse seduite?-Non, Monsieur» (8:80). ESPACE ET MOUVEMENT CHEZ MME DE CHARRIERE 67 ouverture, comprendre que restreindre son espace peut lui donner en fait plus d'ampleur, avoir du mouvement, mais pas trop, rester a sa place mais l' occuper autrement. Les Lettres neuchateloises, cependant, laissent au lecteur un sentiment amer dfi au sort de la cousette; Mme de Charriere nous presente aussi par cette amertume 1'injustice profonde qui frappe ceux qui ne savent pas lire la carte de la vie. On aura remarque quelque chose de tres surprenant dans la creation charrieriste. Si veritablement des 1784, Mme de Charriere est convaincue de la necessite de bien peindre les lieux et les mreurs pour donner «une realite precieuse» aux personnages, comment se fait-il qu'ayant vecu trente ans en Hollande, qui est alors Ie pays qu'elle connait Ie mieux (elle n'arrive en Suisse qu'a la fin du mois de septembre 1771), elle n'ait situe aucune de ses reuvres dans son pays natal? De plus, alms qu'elle connait parfaitement les mreurs hollandaises, dans toute son reuvre, seul un personnage de second plan est hollandais (I'instituteur Jan Praal, dans Trois Femmes). Les Lettres neuchateloises representeraient Ie defi d'un auteur qui a decide de faire aussi bien que les auteurs de Sara Burgerhart. Son amie Suzanne Moula admire Ie resultat: <<je ne croyais pas surtout qu'il vous fut possible d'ecrire aussi bien Ie fran<;ais ou [Ie] patois francise des tailleuses, moi qui devrais Ie savoir dans sa perfection, je serais bien embarrassee» (2:410). II est probable aussi que cette mise a 1'ecart du cadre hollandais resulte du faible interet que Mme de Charriere dit ressentir pour sa patrie depuis la mort de son pere (Ie ler septembre 1776) et de sa crainte de se tromper en raison des changements survenus aux PaysBas car, depuis 1781, l' esprit revolutionnaire et Ie mouvementdes patriotes prennent de l' ampleur. La meme annee 1784, Mme de Charriere delaisse encore les possibilites offertes par la Hollande et ses habitants en choisissant l' Angleterre comme cadre des Lettres de Mistriss Henley publiees par son amie. Dne jeune epouse raconte ses souffrances devant l'ecaIt qu'elle constate de plus en plus entre son temperament et celui de son epoux. Jeune fiUe, Isabelle de Zuylen avait sejoume dans ce pays de decembre 1766 a mai 1767, mais dans ce roman, Mme de Chaniere cede plus a l'anglomanie de 1'epoque qu'au desir de donner une «realite precieuse» aces personnages. En effet, l' Angleterre y est reduite a peu d'elements. On y lit un livre traduit en anglais (8:101), l'onomastique (qu'eUe touche a 1'anthroponymie ou a la toponymie) est a consonances anglaises. Cependant, rien n'oblige Ie lecteur a se sentir en Angleterre. Isabelle de Zuylen lors de son voyage 68 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION avait note la tristesse qui emanait de la campagne anglaise. En choisissant de ne pas s'inspirer de ses souvenirs pour evoquer un cadre en harmonie avec la tragedie domestique presentee dans ce roman, Mme de Charriere accorde une portee generale a son recit. L'universalite du drame est ainsi privilegiee. L' auteur pouvait sans scrupule se contenter de poser vaguement Ie cadre de son histoire dans la mesure ou l'engouement pour tout ce qui etait anglais a l'epoque donnait une connaissance (livresque au moins) susceptible de pallier cette imprecision. La souffrance de Mistriss Henley est celIe de toute femme dont l'epoux ne reconnait pas l'espace de vie et d' emotions. 10 La «realit6> du personnage feminin prime celIe du cadre. Mme de Charriere accentue la portee universelle de son roman en montrant que I'heroi"ne est malheureuse non pour avoir epouse un Anglais (ni parce qu'elle vit en Angleterre) mais parce qu'elle a epouse un homme d'un temperament incompatible avec Ie sien. Pour Ie prouver, elle introduit un autre Anglais ll qui permet au lecteur de penser que Mistriss Henley aurait pu vivre une autre vie. II s'agit de Lord Bridgewater. Mr Henley et Lord Bridgewater representent deux mouvements spatiaux inverses. 12 Le premier retrecit de plus en plus son espace: durant sa jeunesse il a vecu «a Londres et dans les grandes villes du Continent» (8:122). Homme plus mur, il participe ades reunions amicales ou familiales (8:103) et a des affaires a suivre a Londres (8: 119). Ala fin du roman, a10rs que lui sont offertes «une place dans Ie Parlement et une charge ala Cour», il choisit de vivre «dans sa maison» (8: 121) qui repond au triste nom de Hollowpark. La portee symbolique du nom attire l'attention. «Hollow» dessine un lieu situe dans un creux, dans une denivellation, dans une cuvette, mais renvoie surtout a l'idee d'un vide, d'une solitude. Mr et Mistriss Henley ont pour cadre final cette demeure isolee, veritable lieu d' asphyxie pour l' epouse. Cependant, Mistriss Henley tente de respirer en transformant cet espace a dominante campagnarde en un espace plus sophistique, plus citadin, grace a son empreinte personnelle. Les episodes du portrait, de l' angola, des fauteuils, des plumes, de la robe, du rouge introduisent les derisoires 10 On releve la meme absence d'un cadre anglais solide dans la seconde partie des LetfJ'es ecrites de Lausanne (Caliste, 8: 181-234). Les quelques noms et lieux anglais ne sont que de vagues supports 11 une toile de fond que Ie lecteur imagine 11 sa guise, Le drame de Caliste n' est pas specifiquement lie 11 l'espace dans lequel il se deroule, mais a un caractere universel; I'auteur ecarte une realite precise qui risquerait de donner un air anecdotique. 11 Meme deux, si I' on tient compte d'un personnage tres secondaire, Mr Mead, 12 Beaucoup d'analyses ont souvent compare ce roman, comme Ie suggerait Mme de Charriere eUememe, au Mari sentimental de Samuel de Constant, mais eUes ont moins remarque Ie clivage des deux espaces que representent Mr Henley et Lord Bridgewater. C' est pour cela que nous avons privilegie cette direction. ESPACE ET MOUVEMENT CHEZ MME DE CHARRIERE 69 vestiges du monde qu'elle a quitte et qu'elle s'essouffle a recreer. Ce personnage, tout comme Julianne, est en lutte avec l' espace et a ete trompe: «Hollow» au sens figure comporte aussi 1'idee de quelque chose de trompeur, de faux. La premiere mention de cette demeure la presente comme «une ancienne, belle et noble maison» (8: 104). Cette fa<;ade prometteuse abrite bien des malheurs futurs et vite l'hero'ine apprend qu'il est «difficile de s'accoutumer a vivre a la campagne» (8:111). Mistriss Henley n' a pas su lire 1es dangers de la campagne tout comme Julianne n' a pas su decrypter ceux de 1a ville. On ne peut que remarquer l' originalite de Mme de Charriere qui refuse une opposition manicheenne entre la ville et la campagne alors que bien des ecrivains de la meme epoque sont moins nuances!3 et alors meme qu'elle connaissait parfaitement les ecrits de Rousseau. Susceptibles d' apporter joies et malheurs, ces deux espaces sont aussi dangereux ou inoffensifs 1'un que 1'autre car la relation entre Ie personnage et l'espace (et non l' espace seul) determine tout. Le second personnage, Lord Bridgewater, par son nom, s'annonce en homme qui a franchi les mers. En effet, il «venait des Indes»; Ie «nabab» offre a l'hero'ine «l'Orient, Londres, une liberte plus entiere» (8:103) et «des soupers, des fetes» (8:104). Elle Ie refuse et choisit Mr Henley. Quelques temps apres, lors d'un bal, Mistriss Henley peut constater que toutes ces promesses n'etaientpas des paroles creuses, vides. lIn'y avaitpas tromperie. Le couple Bridgewater est brillant; Lady Bridgewater attire tous les regards et son epoux, loin de se contenter de ce qu'il a deja, continue d'elargir son champ d'action. «Nouvellement fait baronnet» (8:115), il «sollicite une election» (8: 116). Ce couple n' est pas fixe comme Ie couple Henley: des Ie lendemain du bal, l' epoux part pour Ie Yorkshire et l' epouse pour Londres puis Ie Yorkshire. Espace ouvert et ferme s'opposent dans ce roman. lIs sont encore lies a cette idee d'immobilisme ou de mouvement du personnage. Celui de Mr Henley est mortifere. Hollowpark sonne vide et creux comme un caveau mais celui de Lord Bridgewater s'appuie sur une reputation que n'est pas «intacte» (8: 103). Rares semblent les personnages qui arrivent a etablir une relation saine avec leur espace. 13 Ce qui n'empechait pas Mme de Charriere de les conseiller car a leur maniere i1s etaient peltinents. Par exemple, elle ecrit a son frere au sujet de Retif de La Bretonne: «L' avez-vous lu ce romanIa [Le Paysan perverti Oll fes dangel:v de fa ville]? Je l'ai lu avec un interet etonnant. Prenez-Ie un jour et lisez-Ie quand iI pleuvra, je vous en prie» (2:351). Le comte (Henriette et Richard), impatiente de «tout ce grand et vieux chapitre», s'ecrie: «Qu'on n'oppose pas Ie gout, I'amour du naturel au gout du luxe [...] en verite on ne sait ce qu'on dit avec ces paroles-Ia» (8:393). Ce relativisme est manifeste aussi dans I'article «nature» du dictionnaire de Theobald (9: 121). Rappelons que Mme de Charriere traduisit Nature and Art d'Elizabeth Inchbald (8:505-604). 70 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION Les terres lointaines et les personnages qui leur sont associes ont ete negliges par les critiques malgre leur recurrence certaine. 14 Le personnage masculin s' embarque vers l' orient ou les colonies. I5 L' Histoire de Constance se detache de cet ensemble par Ie nombre important de personnages concemes: a Constance, il faut ajouter son onele (et sa ma1tresse et sa fille), sa grande-tante, son pere et son deuxieme mari (9:145-68). Dans ce recit, l'episode de 1'onele est Ie plus charge d'exotisme. Jeune homme, Victor est gate par Mme del Fonte qui cependant lui cache Bianca «sa belle negresse» (9: 147). Par malchance, un jour Victor surprend l'eselave. II tombe amoureux d'elle et sa tante la lui cede a contrecceur. Le couple vit heureuxjusqu'a 1'arrivee d'une troupe de comediennes. Victor, entralne par deux d'entre elles, trompe Bianca; elle tente alors de l' assassiner mais elle est arretee puis condamnee a mort. Mme de Charriere ne deroge pas a sa regIe d'une interaction entre l' espace et Ie personnage mais bien evidemment, Ie probleme se pose pour elle dans des termes differents. A!'inverse de Neuchatel ou de l' Angleterre, elle aborde des terres qui lui sont totalement inconnues. Va-t-elle, comme beaucoup d' autres ecrivains, puiser dans des recits de voyages (Cook, Bougainville) ou dans des etudes qui y ont trait (Diderot, l' abbe Raynal) ? Non, car elle s'en mefie: «M. de Charriere achete tous les livres de voyage mais je n'en lis presque point. Les uns mentent les autres ennuient» (3:133).16 Plutot que de risquer de mentir en essayant de faire vrai, Mme de Charriere prefere se fier a son imagination. Elle la concentre sur un objet charge a lui seul de representer tout l'exotisme de la terre lointaine par une atmosphere saturee de volupte (tonalite tout a fait inhabituelle dans l'esthetique charrieriste): 1'ceuvre ne propose pas la purete d'un «berceau de bananiers» ou d'eaux «plus elaires que Ie cristal» comme dans Paul et Virginie. Le «cabinet de marbre», au centre de 1'histoire, resulte d'une combinaison d'elements plutot orientaux (quoique la scene se deroule en Martinique) surchargeantnegativementles relations entre les personnages. 14 Cecile porte secours 11 un negre mourant (8:187); WiIIiam et son frere combattent en Amerique (8:190; Lettl'es ecrites de Lausanne); Ie frere de I'abbe des Rois est parti au Cap (Henriette et Richard); M. de Meriva1 a fait un voyage en mer pour les grandes Indes (9:139; Suite des Trois Femmes); Charles va «fort loin» (9:318; Les Ruines de Yedburg); Ie personnage eponyme d'Asychis est dans Ie Moyen-Orient; William Finch est attire par Ie Levant et I'Egypte (9:561) et a une demi-slEur en Amerique (Sir Walter Finch et son fils William). 15 Trois motifs I'entral'nent 11 franchir les mers: il cherche fortune, fuit une situation insupportable dans son pays ou part faire la guerre. Parfois les deux premiers motifs sont combines. Constance est Ie seul personnage feminin situe en Europe qui a eu des liens avec ce lointain univers; elle yest allee, en est revenue et a la peau d'une creole. 16 Dans la bibliotheque que Theobald mettra 11 la disposition des paysans, «il n' y aura point de fictions, par consequent point de voyages» (9:102). ESPACE ET MOUVEMENT CHEZ MME DE CHARRIERE 71 La nature cede Ie pas au luxe raffine dans ce «cabinet de marbre blanc dans lequel on descendait par quelques marches et qui se remplissait d' eau a la hauteur qu'on voulait au moyen de plusieurs robinets places Ie long des murailles. L'eau s'en ecoulait par plus de passages encore et plus rapidement qu'elle n'y etait entree et les meubles etant de marbre, de porcelaine et de cristal, restaient a sec sans avoir souffert de l'inondation» (9:147). La lumiere vient d'en haut comme dans un hammam turc;17 Ie marbre fait penser a un palais indien; la porcelaine pourrait renvoyer a la Chine. Paradoxalement ainsi, l'espace lointain que l'on peut imaginer si vaste est restreint a ce cabinet. Bianca restait enfermee dans ce cabinet chaque fois que Victor et ses amis rendaient visite a Mme del Fonte. La porte du cabinet ne pouvait se faire remarquer car elle etait «faite de fa90n [a se confondre] en dehors avec la paroi» (9:147). Or un jour, Mme del Fonte oublie la clef, Victor la voit et entre. Surprise en train de se baigner, Bianca cache ses charmes en effeuillant des roses autour d'elIe. 18 Cette premiere violence de Victor annonce les violences avenir. L' auteur reprend !'image de la porte qui, ici, s' ouvre malgre les precautions prises pour que I' espace exterieur masculin ne penetre pas dans Ie sanctuaire feminin. Nous sommes dans une situation tout a fait differente de celIe de Marianne qui avait volontairement ouvert sa porte a Meyer et a ses amis. La porte ouverte entralne un viol visuel qui amene Victor a faire de Bianca sa maltresse. Elle lui prepare alors les meilleures liqueurs, pfttisseries et confitures (9: 148). Raffinement et volupte regnent dans ce monde ou la nature a l' etat brut (Ie fruit et non la confiture) est inexistante. La nature y est transformee pour Ie plaisir des sens. Loin d'etre a l'abri de la perversion de la civilisation, les colonies provoquent une «mollesse de mreurs» (9:161). La vie de Victor et de Bianca s'ecoule paisiblement pendant deux ans. Or ce calme est trompeur puisqu'il repose sur une ouverture non autorisee. Mme de Charriere reinvestit l'image de la porte pour faire subir aBianca une violence bien plus forte. Quand les deux comediennes arrivent chez elle, elles demandent ase baigner dans son cabinet. Victor, en effet, avait fait construire pour Bianca un cabinet identique acelui de Mme del Fonte a la seule difference qu'il est de marbre noir et non de marbre blanc. En possedant un espace aussi raffine que celui de son ex-maltresse, en y affirmant et en y revendiquant sa negritude, Bianca etait devenue une I7 Remarque d' Alix Deguise, Trois Femmes, Ie mOllde de Mme de Charriere (Geneve: Slatkine, 1981), p. 169. 18 Alix Deguise rapproche aussi Ie cabinet des bains de la Rome decadente; on peut faire un parallele entre Venus et I'apparition de Bianca it Victor. 72 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION femme a. part entiere--e' est-a.-dire qu'elle n' etait plus un «objet humain», une esclave. Victor, du reste, songeait a. l'epouser. Bianca doit donc ouvrir ce lieu si intime et si fondamental pour sa personnalite a. une comedienne «rusee» (9:148). Rosinel 9 trompe Bianca en pretendant que Victor lui a ecrit de «faire ici tout ce qu'il [lui] plairait» (9:149). Les comediennes introduisent dans un espace a. 1'image de Bianca (dont 1'esprit est <<juste etnai:f», 9:148) celui du theatre, donc de la faussete. Mme del Fonte avait apporte Ie luxe et Ie raffinement, Victor y a ajoute la violence. Tout comme la tentative d'introduction du monde de la ville dans celui de la campagne par Mistriss Henley, l' attitude des comediennes aura un effet desastreux. Le monde des terres lointaines devient aussi par leur action celui de 1'infidelite et de la mort. En s' appuyant sur la traditionnelle image qui associe une couleur (le jaune), un metal (l'or) et une temperature (la chaleur), Mme de Charriere transforme les colonies en «une caveme de brigands» (9: 163) hypocrites au la fraude et Ie vol sont rois. La cupidite predomine. Les autres personnages de cette histoire vivent du commerce entre les lles et l'Europe,2o car, sous «ces climats», «on ne va brOler et suffoquer que pour gagner de l'argent, [et] 1'on n'en peut gagner qu'a. force de ruses et de rapines» (9:161). Faut-il conclure sur une condamnation des terres lointaines par l' auteur? NonY Pas plus que ne sont condamnables la campagne ou la ville. Ce qui est rejete par l' auteur est la relation inadequate que Ie personnage met en place avec 1'espace. S'il tente de Ie forcer au s'il desire lui substituer un autre espace, il recolte des malheurs. Cette idee, transposee a. la conduite qu' il faut donner a. sa vie, montre que l'auteur preconise une avancee circonspecte chaque fois que l'on aborde de nouvelles terres. En raison de cette prudence et de ses nuances, Mme de Charriere a parfois ete pen;:ue comme un ecrivain un peu tiede, soucieux de menager les parties en presence. En fait, dans la vie, comme dans l' ecriture, 19 Faut-il voir dans ce nom un rappel, en negatif, des roses effeuillees? Une correction sur un brouillon a transforme Egle en Rosine (9:781). 20 On rapprochera cette histoire d'une comedie ecrite par Mme de Charriere vers 1785, Monsieur Darget. L'intrigue est simple: Ie marquis et sa seeur H«of>,thense flattent M. Darge«n»t pour s' accaparer ses richesses acquises par du negoce. Leur influence risque de compromettre Ie mariage de Julie (image de l'heliotrope qui se fane). La cupidite des deux personnages s'exprime par une admiration pour des ananas «d'une beaute, d'une perfection!» (7:51). 21 Mme de Charriere par exemple ne condamne pas Ie luxe apporte par Ie commerce; elle est dans les meilleurs termes avec Ie Neuchatelois Du Peyrou dont la fortune colossale provient de Surinam. Les figures de negociants, parmi les plus abondantes de son theatre, ne sont jamais chargees d'opprobre. ESPACE ET MOUVEMENT CHEZ MME DE CHARRIERE 73 il faut "louvoyer"22 pour atteindre son but en evitant les ecueils. Mme de Charriere reste logique avec elle-meme quand elle demande au personnage de savoir lire l' espace pour echapper aux embarras et aux tromperies. Mme de Charriere a compris avec acuite les possibilites qu'offre au romancier la mise en place d'une interaction entre l'espace et les personnages. Elle privilegie l'interaction du cadre sur les personnages davantage que sa mise en place grace a une thematique de l' espace ouvert ou ferme (d'oll des obstacles a franchir, des portes a pousser, des tromperies a demasquer). Tous les espaces sont potentiellement dangereux car ils sont ce qu'en fait Ie personnage au vu de sa capacite a juger des possibilites de mouvements qui lui sont offertes. Mme de Charriere prouve ainsi tout specialement que, pour elle, Ie dilemme ville-campagne est faux. Elle se plaIt a brouiller les cartes en n'attribuant pas achaque sexe un lieu etune action sur Ie lieu: l' espace est toujours a interpreter. Que Ie personnage soit masculin ou feminin, il peut parcourir les rues ou rester immobile dans une demeure. Quand un personnage feminin s'approprie un espace ouvert, il rencontre des dangers (Julianne) sauf s'il est vigilant (Marianne). Quand il est dan.s un espace ferme, il est aussi en danger (Mistriss Henley, Bianca). Quand un personnage masculin est dans un espace ouvert, il peut etre seduit par des femmes (Meyer, Victor) ou par l'attrait de 1'0r (Lord Bridgewater, Ie pere et Ie mari de Constance). S'il choisit de se proteger en s'enfermant, il est voue a ne pas avoir de posterite (Ie futur enfant de Mr Henley semble ne devoir jamais exister). Mme de Charriere brise toutes les associations simplistes et propose a son lecteur d'apprehender avec un nouveau regard les espaces qu'il rencontre. Le personnage porte la responsabilite de son choix; a lui de ne pas se tromper d' objectif et de ne pas prendre une errance regie par l'espace pour un mouvement volontaire. D.R.A. 96 (Dniversite de Paris-IV) 22 Jacqueline Letzter a mis en relief la tactique du louvoiement dans l'ecriture de Mme de Charriere, Intellectual Tacking: Questions of Education ill the Works of Isabelle de Charriere, coiL «Faux Titre» (Amsterdam et Atlanta: Rodopi, 1998), 217 pp.