place publique - Centre Interculturel de Documentation / Origi`Nantes
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place publique - Centre Interculturel de Documentation / Origi`Nantes
C N Il y a trente ans, la marche pour l’égalité et contre le racisme ÉLISE JAUNET > MÉDIATRICE RÉSUMÉ > Il y a trente ans, une trentaine de marcheurs quittent Marseille pour Paris. Ils marchent pour l’égalité et contre le racisme. L’initiative est relayée un peu partout, notamment à Nantes et à Saint-Nazaire. Aujourd’hui, le Centre interculturel de documentation de Nantes considère que cette mobilisation exemplaire conserve toute son actualité. Il organise toute une série de manifestations pour célébrer cet anniversaire. Le 15 octobre 1983, une trentaine de marcheurs quittent Marseille avec pour objectif de rejoindre Paris. Ils entendent, dans la lignée de Martin Luther King et de Gandhi, réaliser leur propre marche pour les droits civiques. La première marche pour l’égalité et contre le racisme – plus connue sous le nom de Marche des beurs – vient de voir le jour en France. Alors qu’au début, la société et les médias restent assez indifférents à l’événement, ce sont près de 100 000 citoyens qui envahissent les rues de Paris, le 3 décembre suivant. La France navigue alors en plein marasme économique. Le tournant dit de « la rigueur », amorcé par le gouvernement quelques mois plus tôt, touche de plein fouet les quartiers populaires où les pertes d’emploi se multiplient. En parallèle, on assiste à une véritable surenchère raciste et sécuritaire de la part de la droite et de l’extrême droite qui, lors des élections municipales partielles à Dreux, font pour la première fois cause commune. La criminalisation des jeunes, la stigmatisation des immigrés, la banalisation des discours racistes et la violence des affrontements avec la police sont autant d’arguments à la réalisation de cette marche. Pour la première fois, des jeunes issus des banlieues s’affirment sur la place publique et réclament le plein exercice de leur citoyenneté. « Égalité des droits, justice pour tous », scandent-ils lors de leur arrivée à Paris. Parmi leurs autres revendications, le droit de vote des étrangers et l’octroi d’une carte de résident de dix ans ; seule la seconde leur sera accordée. Mais au-delà des droits, c’est plus largement un examen de conscience que ces jeunes souhaitent susciter dans le pays : la reconnaissance d’une identité française plurielle, consciente de sa diversité et de ses racines variées ; la diffusion d’une autre image des quartiers populaires et des jeunes qui y vivent. ÉLISE JAUNET est diplômée de l’Institut d’études politiques à Aixen-Provence et spécialisée en médiation interculturelle et interreligieuse. À Nantes et Saint-Nazaire En 1983, les Pays de la Loire sont l’une des régions qui accueille le moins d’étrangers en France. Les immigrés y représentent alors seulement 1,16 %1 de la 1. Revue Hommes et Migrations, Les étrangers en France, n°1058, 1/10/1983, p.36, 37. NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2013 | PLACE PUBLIQUE | 139 CONTRIBUTION | IL Y A TRENTE ANS, LA MARCHE POUR L’ÉGALITÉ ET CONTRE LE RACISME Une marche avait été organisée entre Nantes et Rennes et une autre à Saint-Nazaire. La crise réveille les tentations de désigner un bouc émissaire. population globale. En Rhône-Alpes et Provence-Côte d’Azur, les berceaux de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, les immigrés constituent au contraire, une part beaucoup plus importante de la population locale (respectivement 12,26 % et 8,42 %). La démographie de chaque ville s’avère donc un facteur déterminant de mobilisation lors de la Marche. Le tracé imaginé par les Marcheurs en est d’ailleurs la preuve : débuté à Marseille, terre historique d’immigration, il rejoindra Paris par l’Est, berceau des villes minières et ouvrières. Malgré une immigration très faible, la région des Pays de la Loire n’échappe pas au climat délétère et xénophobe qui règne alors en France. Le taux de chômage qui atteint alors 12 % de la population régionale (contre 10 % à l’échelle nationale) contribue à créer un climat de tensions.2 Plusieurs actes racistes ont lieu, dont le plus tristement célèbre est « la tuerie de Châteaubriant ». Un jeune homme de 22 ans, au chômage depuis plusieurs mois, tire sur des travailleurs turcs rassemblés dans un salon de thé. Bilan : deux morts et quatre blessés graves3. En parallèle de la grande marche Marseille-Paris, plusieurs marches locales s’organisent donc spontanément en France car de nombreuses villes restent exclues du tracé initial. Dans la région deux marches sont organisées, l’une entre Nantes et Rennes et l’autre à Saint-Nazaire. Les 11,12 et 13 novembre, des Nantais, à l’appel du collectif immigration de Nantes, organisent une marche de Nantes à Rennes via Blain et Bain-de- Bretagne, soit 105 km à raison de 35 km par jour. Tout au long du trajet, environ 150 personnes apportent leur soutien à cette action. Ils seront une centaine à leur arrivée à Blain, mais seulement une trentaine à Rennes. En amont de cette marche, une réunion est organisée au centre social de la Bernardière à Saint-Herblain. Ce meeting-débat, animé par le militant sénégalais Sally N’Dongo, vise à sensibiliser la population à la montée du racisme et à la nécessité d’une égalité des droits pour assurer une véritable insertion. Parallèlement, à Saint-Nazaire, la CNASTI, qui regroupe des associations d’immigrés lance son propre appel à manifester. Ce sont alors 1 500 marcheurs nazairiens qui défilent dans les rues voisines de l’Hôtel de Ville aux cris de « Français – Immigrés Solidarité ». 140 | PLACE PUBLIQUE | NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2013 Les revendications rejoignent celles des marcheurs au niveau national : droit à une vie de famille ; carte de séjour de dix ans ; droits des femmes (maintien des aides et allocations en cas de divorce ou de séparation) ; droit à la formation (mettre fin aux tests d’aptitude qui ne tiennent pas compte de la particularité linguistique et culturelle des étrangers) ; droit des jeunes de la deuxième génération pour que les enfants d’immigrés puissent choisir leur nationalité. Les manifestants rappellent aussi que l’immigration enrichit la France et n’est pas obligatoirement synonyme de délinquance. Un an plus tard, dans la continuité de la Marche de 1983, une nouvelle mobilisation voit le jour sous le nom de « Convergence 84 ». Si les revendications restent les même, le mot d’ordre a changé : « La France, c’est comme une mobylette, elle fonctionne au mélange ». Cette manifestation, aura à l’échelle régionale un impact encore plus fort que la précédente ainsi qu’en témoignent la majorité des archives et des témoins locaux. Elle réunira de nombreuses associations, maisons de quartiers et citoyens. Des leçons à tirer Trente ans plus tard, quel bilan peut-on tirer de cette marche ? Où en est-on aujourd’hui de l’égalité des droits et de notre vision de l’identité française ? Le Centre interculturel de documentation de Nantes souhaite profiter de l’anniversaire ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme pour provoquer une vaste réflexion sur la situation de la France aujourd’hui et sur sa relation aux quartiers populaires, à l’immigration, aux Français issus de l’immigration, à son identité en général. La crise économique apparue en 2008 et qui ne cesse de se creuser ces dernières années, cristallise de nombreuses oppositions au sein de la société française. Elle réactive de vieilles logiques de stigmatisation et les tentations de désigner un bouc émissaire ne manquent pas. En mars dernier, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) constatait que 2. Ouest-France, « En attendant mieux … on change la carte », décembre 1983. 3. La Tribune, « Le racisme tue », n° 138 du 16 au 23 novembre 1984, p.8. IL Y A TRENTE ANS, LA MARCHE POUR L’ÉGALITÉ ET CONTRE LE RACISME | CONTRIBUTION l’intolérance s’installait de manière préoccupante en France et qu’on assistait à une dangereuse banalisation des propos racistes (augmentation de 23 % des actes et menaces à caractère racistes en 2012)4. Parallèlement, une enquête réalisée par Harris Interactive pour l’Institut Montaigne et Tilder rapporte que 73 % des Français indiquent avoir une mauvaise image de l’islam et se déclarent inquiets quant à sa compatibilité avec les lois et les valeurs de la société française.5 Les crises économiques et sociales vont souvent de pair avec une crise morale. Afin d’éviter que les angoisses des uns deviennent synonymes de l’exclusion des autres, il est important de développer des événements qui créent du lien et qui informent. Le CID qui depuis 29 ans est au service de l’interculturalité et du « mieux vivre ensemble » proposera du 25 au 30 novembre prochain des temps d’échanges, de rencontres et de discussions autour de la marche. Il souhaite en effet par la diversité de ses actions toucher un public, le plus large possible. Cette marche constitue un événement majeur dans l’histoire des mobilisations citoyennes en France mais peine à trouver une juste place dans l’histoire officielle. Rapidement marginalisée comme une simple « marche des beurs », elle est aujourd’hui encore, largement méconnue du grand public. Cet anniversaire est donc l’occasion d’une réflexion large et critique de la mémoire et de l’histoire de la marche. Une occasion unique de rassembler un maximum de Français autour de la devise républicaine, Liberté, égalité, fraternité. n Les manifestations organisées par le CID sont prévues du 21 au 30 novembre. Programme détaillé : www.cidnantes.org 4. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme, Rapport Racisme 2012. 5. Harris Interactive, Le regard des Français sur la religion musulmane, sondage réalisé pour l’émission « Place aux idées » diffusé le 16 avril 2013. NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2013 | PLACE PUBLIQUE | 141