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Oleg ARKHIPOFF Dieu en questions ou Comment prouver son existence Diffusées et distribuées par D.G. DIFFUSION Z.I. de Bogues 31750 Escalquens [email protected] Table des matières INTRODUCTION GÉNÉRALE : Dieu par le petit bout de la lorgnette .... 13 La Question de Dieu ................................................................. 13 Le philosophiquement correct ................................................... 20 Pourquoi la Bible ? ................................................................... 26 Première partie De l’existence de Dieu CHAPITRE I L’homme est spontanément religieux et naturellement idolâtre ... Un constat qui en dit long ......................................................... Vous avez dit démonstration ?................................................... Être et exister ............................................................................ L’existence de Dieu en philosophie........................................... 35 35 37 40 54 CHAPITRE II Saint Anselme : dire sa foi en termes de raison .......................... Une démonstration aussi lapidaire qu’originale ...................... Un dialogue le long du Bec ....................................................... Une ontologie sur mesure ......................................................... 59 59 62 85 8 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE CHAPITRE III Saint Thomas d’Aquin : Science et Foi ...................................... Le concordisme avant la lettre .................................................. Les cinq voies de Thomas d’Aquin............................................ Première voie : par le mouvement local (le Moteur immobile) ............... Deuxième voie : par le changement (la Première cause efficiente).......... Troisième voie : par le contingent (le Premier nécessaire) .................... Quatrième voie : par les perfections (le Parfait imparticipant) .............. Cinquième voie : par la finalité (le Primum gubernans intelligendo) ...... La problématique de l’existence de Dieu chez Thomas d’Aquin .................................................... La preuve du De ente et essentia (Dieu est l’Acte pur d’exister) ...................................... Aristote, Thomas d’Aquin et le conflit des ontologies............... 91 91 96 98 100 101 102 106 109 118 122 CHAPITRE IV Saint Bonaventure : La foi en marche......................................... 127 Bonaventure, Anselme et Thomas d’Aquin ............................... Les preuves de l’existence de Dieu chez Bonaventure .............. La preuve de l’existence de l’Être ............................................. La preuve de Dieu par sa bonté ................................................ Dieu existe, un Dieu unique en trois ......................................... 127 129 132 136 137 CHAPITRE V Descartes : L’existence de Dieu est aussi évidente que la mienne .. 141 Un renouveau problématique de l’existence de Dieu ? ............ Raisonner par soi-même, mais avec méthode ........................... La preuve de l’existence de Dieu par l’idée de perfection........ Dieu peut-il induire l’homme en erreur ? ................................. L’originalité de la preuve de Descartes .................................... 141 144 151 158 161 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE VI Leibniz : Dieu est possible, donc il existe................................... Monadologie et démonstration de l’existence de Dieu ............. Leibniz et la preuve de saint Anselme ....................................... Possibilité, perfection et infini: une problématique .................. La Preuve A contingentia mundi............................................... Le principe de raison suffisante ................................................ 9 167 167 172 182 193 196 CHAPITRE VII Kant : frayer la voie à la croyance ! ............................................ De l’usage licite de la raison .................................................... Un dialogue à bâtons rompus : La thèse de l’indémontrabilité ...................................... Un dialogue à bâtons rompus : Penser un monde où il n’est pas insensé d’obéir à la loi et de tendre vers un but .................................... 225 CHAPITRE VIII Y a-t-il une vie après Kant ? ....................................................... Un premier bilan ....................................................................... Le théorème d’indémontrabilité ................................................ Kant et Vatican I........................................................................ La preuve morale ...................................................................... Sortir de la raison philosophique, est-ce sortir de la raison ? ...... 239 239 241 247 259 265 201 201 209 Deuxième partie De la connaissance de Dieu Questions philosophiques, réponses bibliques CHAPITRE I Du bon usage de la Bible .......................................................... 269 10 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE Qu’est-ce que la révélation ? .................................................... Parole de Dieu et parole humaine, le Verbe incarné ................ Comment lire la Bible ? ............................................................ La foi selon la Bible .................................................................. De l’alpha à l’oméga ................................................................ 273 277 283 299 305 CHAPITRE II Élohim, le Dieu Créateur ............................................................ La Genèse, le livre des petits et des grands commencements ....... Le monde a eu un commencement ! .......................................... Hexaëmeron : la création vue dans le temps ............................ C’est très bon. Soit ! Mais en vue de quoi ? ............................. Le sixième jour : création de l’homme...................................... L’affirmation de Dieu comme preuve déductive ....................... La figure de ce monde passe (Tohu bohu et ergodisme) ........... 313 313 316 320 330 334 343 349 CHAPITRE III Yahvé, le Dieu des vivants : Qui est le vrai Dieu ? ..................... Dieu rencontre une personne, puis une nation en la créant ......... Les interprétations du nom de Yahvé ........................................ Une preuve de Dieu par la présence ? Là où JeSuis est, là je suis ............................................ CHAPITRE IV Emmanuel : Dieu parmi nous ; qu’est-ce que le miracle ? ......... Miracle, incarnation et révélation ......................................... Ecce homo !............................................................................ Jésus et les gens du Livre : La problématique trinitaire ........ Jésus et les gens du Livre : Quel Messie ? ............................. Pourquoi l’Incarnation ? ....................................................... 355 355 362 367 377 377 383 393 403 413 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE V Le Dieu Qui Vient : qu’est-ce que la prophétie ?........................ L’Apocalypse de Jean : le fin mot de l’Histoire ..................... Prophétie et révélation ........................................................... Présentation rapide de l’Apocalypse de Jean ........................ Le rouleau scellé de sept sceaux ............................................ Le Millenium, un grand sujet de controverse ......................... La Parousie ............................................................................ La Fin de l’Histoire et le Jugement dernier ........................... Jean nous a-t-il tout dit de la Révélation ? ............................ 11 421 421 424 434 442 450 458 463 480 CONCLUSION GÉNÉRALE : Tu dois apprendre à lire ! .................... 483 Introduction Dieu par le petit bout de la lorgnette Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic : mais ceci… ! il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. PASCAL, Les Pensées « Cachot » • La Question de Dieu DIEU, vaste sujet !… Existe-t-il au moins ? Et puis aujourd’hui vaut-il la peine d’en parler ? Et si l’on en parle, de quoi parle-t-on au juste ? Voilà ce qu’on entend très souvent, au hasard d’une conversation, quand Dieu fait soudain et inopinément « questions ». De bonnes questions, sans doute, qui méritent qu’on s’y arrête, et tel est le propos général de cet Essai : y répondre au fur et à mesure et comme elles se présentent ; y répondre du mieux possible, en essayant d’aller au-delà de ce qui n’est souvent que clichés. À qui notre propos s’adresse-t-il ? À ceux qui abordent ainsi la Question de Dieu, qu’ils soient croyants ou non. Car chacun s’interroge sur Dieu à sa manière, et s’interroger sur son existence est une façon de faire parmi beaucoup d’autres. Au demeurant, la question d’existence reste incontournable, même si elle n’est pas nécessairement première. 14 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE Si Dieu est d’actualité, aujourd’hui ? Mais on n’en a jamais autant parlé sur la place publique depuis que, à ce qu’on raconte, ses affaires vont mal ! (Du moins en France ; car, dans le monde, la première religion en nombre, le christianisme, est en pleine expansion, avec l’islam, la seconde.) Aujourd’hui, à la radio par exemple, il semblerait même que les gens affirment davantage leur croyance, parfois sans que le thème de l’entretien l’ait nécessité. Dieu n’est pas encore une curiosité du passé, s’il reste toujours vrai que le mot seul prête déjà à discussion et qu’il faut chaque fois préciser de quel Dieu l’existence fait problème. Les médias ne sont toutefois qu’une caisse de résonance, parce que la véritable actualité de Dieu réside d’abord et toujours dans les personnes. Dieu est d’actualité, aujourd’hui comme hier, pour chacun, ici et maintenant, – simplement parce que c’est aujourd’hui que je crois ou ne crois pas. Une démonstration de l’existence de Dieu est-elle utile pour un croyant ? Un catholique répondrait peut-être que c’est nécessaire et que c’est possible. On peut poser la question autrement : Comment démontrer Dieu pour comprendre sa foi et faire ainsi la différence entre elle et celle des autres, sinon entre la foi et la crédulité ? Quoi qu’il en soit, le thème « Dieu » est traditionnellement envisagé en deux problématiques, celle de son existence et celle de sa nature. Dans cet Ouvrage, nous ne dérogerons pas à la tradition, et ce sera le plan général de notre propos. La problématique de l’existence démontrée est toutefois loin d’être la seule façon d’appréhender la Question de Dieu. En fait, la Question, c’est « Dieu en questions », en de nombreuses questions, – un écheveau de questions et de réponses, elles-mêmes constituées DIEU PAR LE PETIT BOUT DE LA LORGNETTE 15 aussitôt en d’autres questions de plus en plus sensibles. Admettons que la Question de Dieu soit la réponse à toutes nos interrogations. Question étrange et unique, nous en convenons, puisqu’elle serait réponse définitive, elle, non remise en question, faute d’autre question. Alors la Question de Dieu devient celle-ci : Y a-t-il une réponse définitive à tout ce qui compte vraiment ? Question : Existe-t-il, pour la raison humaine, un système « cohérent », fermé, c’est-à-dire ne laissant rien en dehors, – un système où « Dieu » est affirmé ? Réponse : affirmation, c’est-à-dire la Question énoncée exhaustivement et univoquement, mais sans le point d’interrogation : Oui, un tel système existe, un Dieu qui répond parfaitement à toutes nos attentes. Une tautologie ? Oui, mais pour la raison pure seulement. Or, l’homme n’est pas que raison. Cela dit, n’est-il pas étrange de prétendre centrer son propos sur le thème de l’existence de Dieu et, dans le même temps, insister sur d’autres cheminements théologiques possibles tout aussi valables, et, pour commencer, de mettre en exergue à son Introduction la problématique de l’immortalité de l’âme ? Nullement. L’une des thèses que nous défendrons est que nous ne pouvons prétendre traiter sérieusement de l’existence de Dieu sans jamais aborder des thèmes essentiels comme celui du bien et du mal, – du mal que nous subissons, c’est-à-dire de souffrance et la mort, sans oublier le mal dont nous sommes la cause volontaire ou involontaire, c’est-à-dire la faute ou le péché. La Question de Dieu ne peut être qu’exhaustivité. L’idée du mal, dira-t-on, est diamétralement opposée à celle de Dieu. En fait, elle en est l’envers et par là renvoie directement à la Question de Dieu. Dans Si c’est un homme, Primo Levi rapporte un souvenir douloureux : « Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur 16 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et n’ai pas plutôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. « Warum ? » dis-je dans mon allemand hésitant. « Hier ist kein Warum » (ici il n’y a pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l’intérieur. » Si ce n’est pas l’enfer, cela y ressemble et les camps d’extermination nous en donnent le goût. (On a dit fort justement de ces camps qu’ils représentaient le « mal absolu ».) Là, il n’y a plus de Dieu, plus de réponse à attendre, de nulle part. L’homme est présenté en pleine déréliction, seul, face à lui-même. Sans céder au dolorisme, Jean Rostand, amoureux de la Science, va dans le même sens quand il écrit : « Pour nous, il n’y a rien à comprendre, et, hors de nous, il n’y a personne pour comprendre. » La Question du mal signifierait-elle qu’il n’y a de réponse à aucune question, seulement une kyrielle sans fin d’interrogations ? Du mal à la mort et à la question de l’immortalité de l’âme, il n’y a guère loin. L’envers oblige à penser l’endroit, le mal à Dieu, la mort à la vie. Le sentiment de la mort est ce qui nous empêche de comprendre la vie éternelle et, à la fois, ce qui nous convainc que nous existons bel et bien, faisant entrevoir une différence entre exister et vivre. Jean Rostand le laisse entendre quand il écrit : « Il n’y a pas de noir dans la nature, disent les peintres. Dans la pensée humaine, il y a la mort. » Pour ajouter, – ce qui en dit long : « Mes illogismes me rassurent : je suis encore en vie. » Dieu existe-t-il ? Quelles existences peut-on sérieusement nier sans dommage ? La sienne ? On cite des cas pathologiques où le patient, quand il peut s’exprimer, se plaint douloureusement de n’avoir pas de « moi ». Il existe et c’est comme s’il n’était pas ! Quant à ceux qui professent que le monde n’existe pas, l’instinct de conservation DIEU PAR LE PETIT BOUT DE LA LORGNETTE 17 prouve sans cesse qu’ils ne parlent pas sérieusement, lorsque, sans réfléchir, ils évitent d’un saut le danger inopiné. La Question de Dieu s’énonce alors : Peut-on nier sans dommage l’existence de Dieu ? Au bout du compte, la Question de Dieu oscille entre : Dieu existet-il ? et : Peut-on vivre durablement sans Dieu ? À cela, on ne peut répondre que pour soi-même. Nietzsche parle d’un « gai savoir ». Jean Rostand, lui, est très clair en ce qui le concerne : « J’ai dit non. J’ai dit non à Dieu, en affirmant les choses un peu brutalement, mais à chaque instant la question revient. Je me dis : est-ce possible […] Je suis obsédé, disons le mot, sinon par Dieu, obsédé du moins par le non-Dieu. […] Ce n’est pas un athéisme serein, ni jubilant, ni content. Ah non ! Il n’est pas satisfaisant ni apaisé ; plutôt à vif : la plaie se rouvre sans cesse. » Le plan général de cet Ouvrage suivra tout naturellement l’ordre traditionnel « Existence de Dieu-Connaissance de Dieu », avec une première partie consacrée à l’examen d’une demi-douzaine de grandes démonstrations de l’existence de Dieu, ce qui sous-entend une certaine représentation de Dieu qu’il s’agira de justifier, et une seconde à la question de la connaissance de Dieu, ce qui suppose une existence. Ce plan mérite quelques commentaires. Tout d’abord, le thème général de cet Essai est et reste tout au long l’existence de Dieu envisagée sous l’angle de l’existence démontrée. Il n’échappe à personne que la division de notre propos général en « existenceconnaissance », imposée par la linéarité du discours, s’achoppe en apparence au fameux paradoxe de Socrate : « Il est impossible de 18 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE chercher ce qu’on sait déjà et impossible de chercher ce qu’on ne sait pas. » (Mais Heidegger dans son Sein und Zeit montre que la visée, la pré-compréhension, l’entente permettent de rompre ce cercle ; et le fameux « Peut-on croire et savoir à la fois » se résout par la différence de nature des termes qu’on oppose.) L’existence n’étant donc pas avant ou après la connaissance mais en parallèle avec elle, il faut en conclure que la bipartition du plan traduit deux approches différentes de ce qu’on entend par « démonstration ». Plus précisément, dans la première partie il sera question de la démonstration de l’existence de Dieu par la philosophie et, dans la seconde, à partir d’une connaissance prétendument révélée, biblique pour être exact. On doit d’ores et déjà dire que l’idée d’une démonstration de l’existence de Dieu n’est pas à l’origine chrétienne, mais philosophique. Aristote est, sinon le premier, du moins le plus célèbre des penseurs qui se sont attelés à ce genre d’exercice. Ceci en soi est un grand sujet de méditation. La première partie porte ainsi, sans aucune prétention historique, sur la démonstration rationnelle de l’existence de Dieu. Soit dit en passant : on peut s’étonner de ce que le thème explosif de la démonstration de l’existence de Dieu émeuve si peu. C’est d’ailleurs le thème d’un amusant petit roman : un vieux savant au fond d’un petit bureau poussiéreux – pareille histoire ne peut se dérouler autrement que dans ces conditions ! – ce respectable érudit, donc, vient de trouver LA démonstration, imparable, incontestable, définitive. Dès que la nouvelle transpire, remue-ménage, non pas dans les chaumières mais dans les palais du pouvoir. Le lecteur devine la suite : la démonstration devient aussitôt secret d’État 1. (Sans 1. Laurence Cossé, Le coin du voile, NRF, Gallimard. DIEU PAR LE PETIT BOUT DE LA LORGNETTE 19 que cela diminue en rien la valeur du roman, on trouve une histoire semblable dans l’Évangile de Matthieu, au chapitre deuxième.) Le roman pourrait servir d’apologue, car le paradoxe est étrange : l’idée de Dieu, clé de voûte du sens, tant il est difficile d’éradiquer le mot « Dieu » du vocabulaire, devient insupportable dans la pratique des affaires de ce monde. Ce que le paradoxe exprime n’est que la discordance criante entre ce que nous professons et ce que nous faisons ; autrement dit, dans un langage plus philosophique, le principe de ce que nous professons diffère de celui de nos actions. Toutefois, le curieux n’est pas dans le contraste entre les actes et les paroles, mais dans le peu de gêne que les gens éprouvent quand on leur propose d’examiner quelques preuves de l’existence de Dieu. Serait-ce que personne ne croit sérieusement qu’on puisse démontrer Dieu ? Mais au fait, que devrait être une démonstration « imparable » ? Saint Anselme nous donne, semble-t-il, un début de réponse : c’est une preuve telle que dès que nous l’avons pensée et véritablement comprise, Dieu est pour nous comme là, devant, debout de pied en cap. 20 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE • Le philosophiquement correct L’athéisme réel est bien autre chose [qu’une épuration de la pensée religieuse ou qu’une théologie négative], car c’est l’athée qui veut déformer l’idée de Dieu pour pouvoir vivre dans son athéisme. AUGUSTO DEL NOCE, L’ÉPOQUE DE LA SÉCULARISATION Comment la Question de Dieu se pose-t-elle aujourd’hui ? Un petit mémento à l’usage des candidats bacheliers bousculés, trouvé dans les affaires que les enfants laissent en héritage à leurs parents, disait à peu près ceci : Kant ayant démontré l’indémontrabilité de l’existence de Dieu, Nietzsche ayant proclamé la mort de Dieu, les croyants et les incroyants se partageant en parts à peu près égales de par le monde, la seule chose qui reste raisonnablement à faire est de renvoyer tout le monde dos à dos et d’étudier l’évolution de l’idée que les hommes se sont faite de Dieu au cours des âges. (Avec, probablement, un bon point en plus pour les candidats qui penseront à faire le parallèle avec la Généalogie de la morale de Nietzsche.) Dont acte. L’irénisme laïc de ce petit texte est des plus sympathiques, quoiqu’une lecture soupçonneuse y décèle à l’occasion un parti pris en faveur de l’athéisme, sous couvert de la thèse d’indécidabilité de Kant. Mais évitons les procès d’intention. Si Kant a raison – et il n’est pas le premier venu –, la première partie de notre Essai devrait se conclure négativement, au grand dam de la seconde partie de notre Ouvrage. Et même de la première, car si Dieu est indémontrable, pourquoi s’intéresser encore aux prétendues démonstrations de son existence, sinon d’un point de vue purement historique ? Toutefois, on peut retourner l’argument et souligner que de grands esprits comme Descartes ou Leibniz ont prétendu, eux, démontrer DIEU PAR LE PETIT BOUT DE LA LORGNETTE 21 l’existence de Dieu, et que, par conséquent, Kant n’est peut-être pas le dernier mot de la philosophie. Il y a aussi le concile Vatican I 1 qui a condamné la thèse de l’indémontrabilité de Dieu, réprouvant implicitement Kant, et l’on conviendra également que les pères conciliaires n’étaient pas, eux non plus, les premiers venus, et qu’ils avaient certainement lu et compris Kant, aussi bien, voire davantage que la moyenne des lecteurs de la Critique de la raison pure. Bref, avant de conclure négativement s’il y a lieu, il est juste d’examiner les arguments des deux parties. Au reste, et strictement parlant, il est faux d’affirmer indémontrable l’existence de Dieu, puisque, depuis Aristote au moins, il en existe un grand nombre de démonstrations. On protestera peut-être que la conclusion pour être vraiment certaine exige une validation extérieure à la preuve, une validation « scientifique ». Ce dont nous conviendrions volontiers, si on nous apportait la preuve certaine qu’il n’existe absolument aucune autre sorte possible de validation extérieure à la pensée. Le rapprochement de Kant et de Nietzsche dans ce mémento pourrait, d’une part, faire croire un instant et à tort, que Kant a démontré que Dieu n’existait pas. D’autre part, la proclamation de la mort de Dieu ne vaut pas démonstration d’inexistence de Dieu, n’étant qu’une affirmation résolue d’athéisme (et, dans le cas de Nietzsche, d’antichristianisme explicite). Elle se veut être le constat, justifié ou non, que le monde vit « comme si » Dieu n’existait pas, aujourd’hui plus qu’hier et beaucoup moins que demain, cela sur le mode prophétique, – un constat que les théologies dites de la mort de Dieu essaient d’intégrer depuis 1. Célèbre par sa proclamation de l’infaillibilité papale, ce Concile s’est tenu du 9 décembre 1869 au 20 octobre 1870. 22 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE quelques décennies. (Ces théologies prennent acte du fait que nos contemporains placent aujourd’hui leurs valeurs ici-bas et non dans un au-delà hypothétique, et semblent conclure que l’essentiel est de vivre confortablement dans la société de consommation, Dieu étant affaire personnelle de convenance spirituelle 1.) L’essentiel est ailleurs. S’il n’ajoute rien à Kant du point de vue de la démontrabilité de Dieu, Nietzsche pose une question centrale pour notre propos : peut-on concevoir de vivre dans l’athéisme, non pour un temps, mais éternellement ? (Mort, vie éternelle…) Car n’est pas surhomme qui veut. Nietzsche en parle comme d’une corde raide au-dessus d’un précipice avec impossibilité de s’en retourner et obligation d’avancer ; ou encore comme de cimes glacées à gravir dans un air raréfié. La problématique de la preuve de Dieu est inséparable de la compréhension de ce qu’est la foi et de son contraire, l’athéisme. Nietzsche a le mérite – si l’on peut dire – de présenter l’incroyance dans ce qu’elle est véritablement. En effet, l’athéisme nietzschéen est plus radical que celui plus accommodant d’Épicure. Nietzsche reproche à Dieu, qu’il refuse, de brimer la liberté de l’homme. Si l’on veut, Nietzsche répond par la négative à la Question de Dieu. En somme, pour Nietzsche, la liberté de l’homme se définit par et repose sur un relativisme absolu. Épicure, lui, ne refuse pas Dieu par principe mais l’estime trop lointain, trop indifférent à nos petites affaires, pour que nous nous en préoccupions ou le craignions. Ce qui lénifie (et justifie) l’athéisme épicurien est sa position vis-à-vis de la mort. On connaît la formule 1. Les théologies de la mort de Dieu sont nées aux États-Unis, où les églises sont bien petites au pied des gratte-ciel. Aussi pour voir Dieu, il faut regarder vers la terre et non plus au ciel, comme on le faisait jadis, en des temps qu’on croit avoir été plus crédules que le nôtre. DIEU PAR LE PETIT BOUT DE LA LORGNETTE 23 d’Épicure : « Quand je suis, la mort n’est pas, et quand la mort est, je ne suis pas. » La conclusion tombe d’elle-même : Vivons sagement du mieux qu’on peut, sans angoisse parce que les dieux, s’ils existent, ne sont pas à craindre tant qu’on vit et, après la mort, il n’y a rien. Mais voilà, tant pour Nietzsche que pour Épicure, le peut-on toujours, quand le malheur frappe vraiment à la porte ? C’est le thème central du livre biblique de Job, ce juste précipité dans le deuil, la souffrance sans remède, le sentiment d’une grande injustice et, pour finir, l’angoisse, tout cela sans raison apparente. Notre petit mémento est coupable de ne pas faire la différence entre ces deux formes d’athéisme et de se tromper lourdement en conséquence, en affirmant que les croyants et incroyants se partagent en parts égales. (Ne confondons pas réponse à un questionnaire statistique sans nuance et conviction profonde !) Jean Rostand nous permet de mieux comprendre ce dont il s’agit réellement, quand il écrit : « Moins on croit en Dieu, plus on comprend que d’autres y croient. » Et encore : « Ceux qui croient en un Dieu y pensent-ils aussi passionnément que nous qui n’y croyons pas ? » Mais si ! il y a également des croyants qui pensent à Dieu avec passion et grande ferveur. En revanche, il y a des gens, et même beaucoup semble-t-il, qui croient ou ne croient pas sans passion, soit qu’ils ne savent pas trop bien s’ils croient ou non, soit qu’ils pensent qu’il n’y a plus rien après la mort et qu’il importe peu en dernière analyse que Dieu existe ou non. La racine de l’athéisme supportable réside bien dans la conviction amère que tout se limite à la vie présente et que Dieu n’intervient pas ou guère dans nos affaires. On dit alors : Il n’y a plus de saints, il n’y a que des médecins ! Dans les Évangiles, Jésus dénonce bien des erreurs, mais quand il reprend les Sadducéens qui ne croyaient pas à la résurrection des morts, il leur martèle qu’ils sont dans une « erreur grande ». 24 DIEU EN QUESTIONS OU COMMENT PROUVER SON EXISTENCE La masse considérable des indécis qui oscillent entre le croire et le ne pas croire montre qu’après Kant et Nietzsche, on est loin cependant d’en avoir fini avec Dieu. Comme on peut douter du confort de l’athéisme et du nihilisme, qui découle de la proclamation de la Mort de Dieu, quand on voit cette masse d’indécis. Woody Allen s’en tire par une pirouette humoristique : « Le doute me ronge. Et si tout n’était qu’illusion ? Si rien n’existait ? Dans ce cas, j’aurais payé ma moquette trop cher ! 1» La thèse de l’indémontrabilité de Kant ne pouvait cependant rester sans effet sur le contenu de la seconde partie de cet Ouvrage. Peut-on parler de « connaissance » de Dieu ou doit-on, plus modestement et sans passion, se cantonner à son « idée » seulement ? Nous aurons encore l’occasion de parler du « verre à demi plein ou à demi vide » ; or, on peut déjà en parler, car il y a « idée » et « idée ». C’est-à-dire que l’« idée », quelle qu’en soit la nature, n’est jamais tout à fait « connaissance ». Il n’en demeure pas moins que, si pour l’incroyant « Dieu n’est qu’une idée », pour le croyant « Dieu est plus que l’idée qu’il s’en fait ». (Ce point commencera à s’éclaircir dès le chapitre que nous consacrerons à la célèbre preuve de saint Anselme.) Autrement dit, pour le croyant, l’idée de Dieu est représentation d’une connaissance située dans la transcendance, alors que l’idée de l’incroyant représente un état de fait de notre monde ou en résulte. Tant pour le croyant que pour l’incroyant, il y a bien évolution de l’idée de Dieu. En effet, si Dieu existe dans sa transcendance, il ne peut se révéler à l’homme que dans l’Histoire, révélation progressive, sinon Dieu ne serait pour nous qu’une idée platonicienne. Or, le croyant croit que Dieu se révèle dans l’Histoire et qu’il en est le Maître. C’est un des thèmes qui sera abordé dans notre seconde partie. 1. Woody Allen, cité in Le nihilisme et son contraire – Magazine Littéraire n° 279, JuilletAoût 1990.