L`Éloge de la faiblesse

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L`Éloge de la faiblesse
Echos du café philo du 13 janvier 2016
Eloge de la faiblesse
Alexandre Jollien
La faiblesse revêt différentes formes. L’on parle ainsi de l’état de faiblesse du malade, de la faiblesse
du timide, de la faiblesse intellectuelle du cancre, de la faiblesse financière du pauvre, de la faiblesse
du gouvernement, de la faiblesse de l’économie d’un pays, de la faiblesse d’une équipe sportive,…
L’on peut être faible par certains aspects et fort par d’autres : tel handicapé physique peut posséder
une grande force morale ; telle machine, très perfectionnée et performante, peut se révéler fragile ;
un fanatique, capable des plus grands dégâts, est en réalité faible intérieurement car il n’a pas la force
morale de supporter la critique et la contradiction et qu’il a besoin de ses croyances pour vivre (cf
Nietzsche :« On mesure la force d’un homme, ou pour mieux dire, sa faiblesse, au degré de foi dont il
a besoin pour se développer, au nombre de crampons qu’il ne veut pas qu’on touche parce qu’il y
tient ») ; le tyran, et de manière générale celui qui détient un pouvoir politique, tire sa force, non de
ses compétences et de ses qualités, mais de moyens qui ne lui appartiennent pas en propre (appareil
répressif, propagande,…) et aussi du consentement de ses sujets (cf Montaigne qui relate
l’étonnement d’Indiens, amenés en France, devant le spectacle du protocole et de la cour du roi de
France : comment des hommes en pleine force de l’âge et armés peuvent-ils se soumettre aux
caprices d’un roi adolescent ; de son côté, dans le domaine politique, La Boétie parle de « servitude
volontaire », anticipant ce que dira plus tard Paul Raynal : « La force de ceux qui gouvernent n’est
réellement que la faiblesse de ceux qui se laissent gouverner. ») ; dans son analyse philosophique de
la crèche de Noël, Alain critique l’idée courante d’un Dieu Tout-Puissant : « Regardez encore l’enfant.
Cette faiblesse est Dieu. Cette faiblesse qui a besoin de tous est Dieu. » La force peut ainsi cacher la
faiblesse et la faiblesse devenir force si l’on s’engage pour elle (la justice, comme tous les autres
idéaux, n’a aucune force en soi, elle ne devient réelle et forte que si l’on combat les injustices et
Romain Rolland peut écrire : « Le pire mal dont souffre le monde est non la force des méchants mais
la faiblesse des meilleurs. ») Notons aussi que ce qui est une faiblesse par certains côtés peut se
révéler être une force par d’autres, par exemple la sensibilité à l’égard d’autrui. On ne peut donc
parler de faiblesse et de force d’une manière absolue : ce sont des notions relatives qui se
comprennent par rapport à une norme ou une moyenne (est faible celui qui se situe au-dessous de
cette moyenne et fort celui qui est au-dessus, comme dans les tests de QI). Cette relativité de la
faiblesse fait que l’on trouvera toujours plus faible ou plus fort que soi. De ces remarques, on peut
tout de même tenter une définition de la faiblesse. Est faible ce qui ne peut pas s’imposer de luimême, ce qui n’a pas la capacité de modifier un état de fait ou de résister à cette modification. Pour
un individu, la faiblesse consiste à être contraint par ce qui lui oppose une résistance, pas
nécessairement matérielle, qu’il ne peut vaincre ou supprimer, par exemple être enfermé dans le
regard d’autrui qui chosifie et dévalorise. Alexandre Jollien dit bien qu’il souffre de son handicap mais
aussi du regard des autres qui le réduisent à ce handicap jugé dévalorisant. La faiblesse comporte
nécessairement deux dimensions : elle est une impuissance et une absence d’autonomie (l’être faible
ne peut ou ne veut pas décider par lui-même de ses choix de vie).
La faiblesse est le plus souvent dévalorisée : personne ne souhaite être faible et dépendant.
Nietzsche dénonce ceux qui font l’apologie de toutes les formes de faiblesse (heureux les pauvres, les
affligés, ceux qui pleurent,…) car il y voit une hypocrisie : les hommes de religion qui prêchent la
soumission et l’obéissance le font par intérêt pour asseoir leur propre pouvoir sur les consciences et
les corps. N’étant forts que parce qu’ils empêchent tout déploiement de force, toute affirmation
créatrice de soi, ils trahissent en réalité leur faiblesse foncière. Nietzsche rejoint ainsi ce que Platon
faisait dire à Calliclès : « C’est en fonction d’eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles
font les lois, qu’ils attribuent des louanges, qu’ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux
hommes plus forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs. C’est pour empêcher que ces hommes
ne leur soient supérieurs qu’ils disent qu’il est vilain, qu’il est injuste d’avoir plus que les autres et que
l’injustice consiste justement à vouloir avoir plus. Car ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air d’être
égaux à de tels hommes, alors qu’ils leur sont inférieurs. » Contrairement à ce que l’on pourrait
penser, la loi serait donc instituée pour protéger les faibles contre les forts. Cette angoisse des faibles
devant leur propre faiblesse et celle des autres se traduit de plusieurs manières : on peut tenter de
l’évacuer par la raillerie et la moquerie pour surmonter la gêne culpabilisante que l’on éprouve ; on
peut la camoufler dans le sentiment de pitié ou la surprotection. Mais dans ces deux cas, l’autre (le
pauvre, le handicapé, l’enfant) reste enfermé dans sa faiblesse ; on le réduit à cette faiblesse, on le
plaint d’être ce qu’il est, on veut l’aider ou le protéger, sans toujours lui faire confiance et lui donner
les moyens de faire par lui-même, et, parce qu’on veut son bien, on lui interdit de faire. C’est
finalement une manière de conserver une certaine supériorité et un certain pouvoir sur lui, et ce en
toute bonne conscience, car l’on se croit animé des meilleures intentions. Alexandre Jollien dit
préférer le mépris à la pitié : le mépris peut stimuler la volonté de s’améliorer, alors que la pitié,
souvent sincère mais doucereuse, reste dans le constat plaintif. De même, il critique sévèrement les
éducateurs qui n’établissent pas une relation personnelle avec ceux dont ils ont la charge et pour
lesquels leur travail est un moyen de se valoriser, à leurs yeux et aux yeux des autres.
La faiblesse, qui fait partie de la condition humaine, peut être pourtant vécue de manière positive, à
condition qu’elle soit reconnue (« Toutes nos forces sont dans la vérité, toutes nos faiblesses dans le
mensonge », Grétry) et assumée car, comme l’écrit Balzac : « Un homme est bien fort quand il s’avoue
sa faiblesse. » La force n’est pas de nier sa faiblesse, mais de la reconnaître, car, nous dit Valéry : « La
faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force ». Il est vain de n’accorder de la valeur qu’à la force
et de penser que tout signe de faiblesse doive être éliminé de notre vie. Alexandre Jollien affirme que
l’expérience de la faiblesse peut être le point de départ d’une démarche philosophique, car elle
amène nécessairement à se poser la question du sens de la vie, des valeurs, de la condition humaine,
et elle rend beaucoup plus sensible aux joies de l’existence que si tout allait toujours bien. Plus
concrètement, la faiblesse est une incitation à « vivre meilleur » tout autant qu’à vivre mieux, c’est-àdire à progresser, à se dépasser, à inventer des moyens et élaborer des stratégies. A défaut d’être fort,
il convient d’être rusé. Platon disait déjà que la technique avait été inventée pour pallier les
déficiences de l’être humain. La faiblesse rend la vie difficile mais la difficulté stimule, oblige à trouver
des solutions, à tirer profit des épreuves pour trouver ce qui favorise la vie. Enfin, la faiblesse est
ouverture à autrui. Celui qui est faible et qui ne l’accepte pas, qui ne veut pas s’admettre faible, à ses
yeux et aux yeux des autres, ne peut que s’isoler. Les êtres ne présentant aucune faiblesse seraient
solitaires car ils n’auraient besoin de personne. La situation partagée de faiblesse est l’occasion de
vivre des amitiés authentiques où l’on s’enrichit sans s’exploiter car il n’y a pas de compétition, de
concurrence, si bien que les progrès et réussites de l’un sont les progrès et réussites de tous. Pavese
écrivait : « Tu seras aimé le jour où tu pourras montrer ta faiblesse sans que l’autre s’en serve pour
affirmer sa force. » De son côté, Rousseau affirme que « c’est la faiblesse de l’homme que le rend
sociable ». Ce qui peut se comprendre de deux manières : pour satisfaire nos besoins, nous avons
besoin des autres. Notre grande faiblesse, dit Alain, c’est le sommeil : quand nous dormons, nous
sommes exposés sans défense à tout ce qui peut arriver. Notre premier besoin est donc de pouvoir
dormir en sécurité, ce qui implique, de manière directe ou indirecte, la présence d’autrui. Mais si
nous nous attachons à nos semblables, c’est aussi parce que nous sommes touchés par leur faiblesse
(par exemple, leurs peines et leurs souffrances) qui répond à la nôtre. Pour Rousseau, la pitié, qui est
ici plutôt de la compassion car elle nous met à égalité, est un sentiment spontané et naturel chez tout
être humain (que malheureusement l’éducation tend à faire disparaître). Une société qui ne serait
fondée que sur la force se détruirait. Levinas fait aussi un lien entre la faiblesse et l’ouverture à
autrui : c’est dans la fragilité de son visage, révélant sa transcendance, que je le rencontre, et cette
fragilité me commande de le respecter absolument. Respecter la faiblesse de l’autre avant de me
soucier de ma propre personne, voilà ce qui fait mon humanité. Etre humain, c’est respecter l’autre
parce qu’il est faible et non parce qu’il est fort.