TREMEAU F b - Université Paris 8

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TREMEAU F b - Université Paris 8
Fabien TREMEAU
Musiques transgressives et système néolibéral.
Introduction
Le 22 avril 1969 T.W.Adorno est malmené lors d’un séminaire dans le
grand amphithéâtre de l’université de Francfort par un groupe d’étudiants qui
le désignent comme un intellectuel bourgeois et réactionnaire, avec une
conception de la culture jugée élitiste, en d’autres termes et comme le
résumèrent des étudiants lors de cet altercation : « Si on laisse faire ce cher
Adorno, on aura le capitalisme jusqu’à la mort ».1 Cette anecdote nous révèle
par la teneur des événements et les acteurs en question ce qui se joua
idéologiquement et politiquement durant cette période. En effet, Adorno par
sa critique de l’industrie culturelle et de la culture de masse rejetait toute
culture populaire qu’il voyait pervertie et manipulée par le système capitaliste,
musicien et musicologue averti, il consacra une grande part de sa critique à la
musique s’opposant ainsi à la nouvelle culture estudiantine issue de Mai 68.
Toutes les critiques envers Adorno n’étaient pas infondées notamment celle
l’accusant d’élitisme, bien qu’il s’agisse pour Adorno plus d’une
méconnaissance des arts populaires notamment du jazz et sans doute d’un
amalgame entre le jazz commercial et le jazz authentique, que d’un élitisme
bourgeois. Toutefois, force est de constater que la nouvelle culture prônée
par les étudiants de Mai 68 et en premier lieu la musique rock fut l’instrument
du capitalisme pour imposer son nouveau mode de fonctionnement se basant
sur une culture rebelle symbolisée par la jeunesse.
Pour comprendre aussi bien le malentendu d’Adorno sur le jazz et plus
généralement sur la musique populaire, que l’avènement de la culture rebelle
du rock durant les années 1960 ou du rap aujourd’hui, il nous faut essayer de
remonter aux conditions d’existence particulières de ces musiques, interroger
leur esthétique et essayer de comprendre leurs rôles dans la société.
I. Le jazz : une musique marginale et marginalisée
I.1. Naissance du jazz : conditions historiques particulières
Le jazz est né de la résolution de la contradiction à l’intérieur du procès de
production au sein des Etats américains industriels du nord et des Etats
agricoles du sud qui se conclut par la fin de la guerre de sécession.
Il a pu éclore de cette résolution d’une part, par les conditions matérielles
nécessaires aux noirs américains pour créer une nouvelle musique. En effet,
les esclaves accédèrent aux instruments de musique de la classe possédante
blanche notamment les instruments à vent et à anche par le biais des
1
MULLER-DOOHM Stefan, Adorno, Galliamard, Paris, p.486
fanfares militaires, les noirs servant dans l’armée du nord étant largement
employés dans les fanfares. Le surplus des instruments de musique au sortir
de la guerre de sécession fera s’effondrer le marché des instruments de
musique rendant ceux-ci bon marché et par conséquent accessible à la
population pauvre2. Les premiers orchestres noirs de jazz dans les années
1890-1900 étaient d’ailleurs dans leurs formations semblables aux orchestres
de fanfares militaires3.
D’autre part, les noirs américains virent leur situation changer, d’esclaves
agricoles des états du sud, ils devinrent mains d’œuvres ouvrières dans les
grandes industries du nord. La naissance proprement dite du jazz commença
d’ailleurs avec les grandes migrations des noirs du sud dans les villes du nord.
Cette rencontre unique dans l’histoire, entre esclaves ou anciens esclaves et
système capitaliste avancé, sonne comme un accident improbable. De cette
incongruité historique naîtra une musique nouvelle avec un rythme nouveau,
synthèse du temps subjectif et du temps ontologique.
I.2. Le swing, synthèse du temps vécu et du temps ontologique.
Le temps ontologique4 c’est-à-dire le temps mesuré, objectif celui de la
musique classique européenne (Bach, Mozart), marqué par le rythme 4/4 est
en quelque sorte « le temps de Dieu »5, il fait abstraction du plaisir ou de la
souffrance (peut importe qu’une minute de douleur nous paraisse plus longue
qu’une minute de joie ou de plaisir), ce temps peut se révéler comme étant la
superstructure permettant au pouvoir de la classe dominante de justifier sa
domination. « Le sacré a justifié l’ordonnance cosmique et ontologique des
maîtres, il a expliqué et embelli ce que la société ne pouvait pas faire ».6
Le temps vécu ou le temps subjectif est le temps des sociétés primitives
où la structure économique aussi bien que les superstructures mènent et
servent la subjectivité, une subjectivité qui sera cependant dépassée par
l’appel à l’Autre. Le temps subjectif dans le cas des noirs américains, émane
des polyrythmies africaines. Le swing dans le jazz est la rencontre de ces
deux temps, il est la synthèse du temps objectif et du temps subjectif. Il est
en ce sens une musique authentiquement révolutionnaire car il permet à
l’homme d’exprimer sa subjectivité dans l’objectivité, de résoudre l’opposition
fondamentale entre le Même et l’Autre. Portée esthétique touchant au plus
profond de la Politique car le jazz avec le swing devient cette « association
entre les hommes qui pourtant n’obéissent qu’à eux-mêmes et restent
pourtant aussi libres qu’auparavant ». 7
Le temps du système capitaliste sera le temps de la subjectivité mais celui
de l’être social isolé au sein de la société civile qui niera l’appel à l’Autre, c’est
2
Voir La guerre de sécession de Léon Lemonnier, Gallimard, Paris, 1943.
Voir Le grand livre du jazz de Joachim-Ernst Berendt, Editions du Rocher, Paris, 1994.
4
Stravinsky oppose le temps ontologique au temps psychologique, Rudolf Kassner parle de temps
mesuré et de temps vécu.
5
BERENDT Joachim-Ernst, Le grand livre du jazz, Editions du Rocher, Paris, 1994.
6
DEBORD Guy, La société du spectacle, Folio, Paris, p.27
7
ROUSSEAU Jean-Jacques, Le contrat social, Gallimard, Paris
3
ce temps subjectif présent dans le jazz mais transfiguré par le swing qui sera
repris dans le rock rendant ce temps isométrique, mécanique, devenant ainsi
cette musique répétitive qui garantie le retour du même, de la consommation
toujours renouvelée, musique pensée comme dressage de corps à la société
néocapitaliste.
Le temps du swing est donc à la fois opposé au temps du capitalisme : le
temps de la subjectivité, de l’individu; mais aussi opposé aux systèmes
totalitaires qui détruisent l’individu au profit d’un parti unique ou de le
bureaucratie. Il est intéressant d’observer que dans les systèmes totalitaires
le jazz authentique sera interdit tout comme il sera marginalisé dans le
système néocapitaliste
I.3. Le jazz marginalisé et le jazz contestataire
Le temps du jazz, le swing, de nature révolutionnaire ne peut être récupéré
par le système capitaliste. L’entreprise de récupération capitaliste devra par
conséquent enlever au jazz le swing. Les multiples orchestres jazz blancs,
dont l’orchestre de Benny Goodman est l’exemple le plus frappant, feront du
jazz mais sans le swing. Un nouveau marché autour de la musique s’ouvre
alors : vente de radios, de tourne-disques8… Tout cela est rendu possible par
la nouvelle organisation du travail qui permet de libérer du temps pour la
petite bourgeoisie qui croira s’encanailler en écoutant du jazz qui ne swingue
plus.
Cette récupération naîtra d’une profonde crise du système capitaliste au
sortir de la seconde guerre mondiale. Il lui faudra créer de nouveaux marchés
et rendre accessible ou plus grand nombre ces nouveaux marchés. La
nouvelle bourgeoisie se sentant rejetée par la musique jazz qu’elle ne
comprend pas et vivant la musique populaire (celle des bals populaires et de
l’accordéon) comme une musique n’appartenant pas à sa classe, va
marginaliser le jazz en le rendant élitiste ou en l’essentialisant (seuls les noirs
swinguent) et ringardiser la musique populaire pour trouver sa musique : le
rock.
Elle va récupérer les signifiants culturels du jazz et l’esprit de fête de la
musique populaire, ce sera la création du rock qui ne sera plus qu’un rythme
binaire, non plus révolutionnaire mais contestataire : « Le rock – terme
générique qui contient toutes les répétitions entropiques de la contrefaçon,
toutes les sous-marques de la fabrication originelle – va récupérer le jazz
comme l’idéologie de la Fête récupérera le liesse populaire, comme la mode
rétro récupérera l’accordéon »9.
Cette contestation sera après Mai 1968 l’occasion pour le système
néocapitaliste d’ouvrir d’autres marchés touchant à la contestation. La
musique de la nouvelle classe dominante sera le rock qui sera la marchandise
8
Les noirs seront exclus de ces nouveaux marchés, le premier jazzman noir à gagner autant d’argent
qu’un jazzman blanc sera Miles Davis dans les années 1960.
9
CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Delga, Paris, p.88
permettant de faire vendre d’autres marchandises. Le rock et son rythme
binaire feront partie des nouvelles initiations, au mode de consommation
« transgressif » ou contestataire,10 car « la bourgeoisie ne peut exister sans
révolutionner constamment les instruments de production, c’est à dire
l’ensemble des rapports sociaux ».11
II. La musique inauthentique
II.1. Divertissement et communion dans la musique inauthentique
Nous appellerons musique inauthentique toute musique se servant des
structures musicales (le rythme, l’harmonie) mais aussi des perceptions
phénoménologiques (la fête, le divertissement, la communion) des musiques
authentiques afin de promouvoir l’essor de la nouvelle société capitaliste :
permissif pour le consommateur, oppressif sur le producteur.
Nous avons montré dans un premier temps comment le néocapitalisme a
récupéré la musique jazz en lui ôtant le swing et comment cela a permis à
toute une nouvelle classe de s’affranchir de l’ancien modèle capitaliste, basé
sur l’austérité morale, via le rock. Il nous faut maintenant montrer comment
elle a détourné à son profit deux caractéristiques de la musique authentique :
le divertissement et la communion.
La récupération des musiques authentiques (populaires ou jazz) par le
système capitaliste ne porte pas uniquement sur la structure même de la
musique mais aussi sur leur perception phénoménologie ou si l’on veut sur
leur vécu au niveau de l’individu. Elle s’appuiera sur deux valeurs de la
musique populaire : le divertissement et la communion. Le divertissement,
dans la musique populaire authentique, ne se propose pas de but, il est sa
propre fin. Tout comme la communion autour d’un répertoire de chanson n’a
pas d’autre but que de s’ouvrir à l’autre : on chante une chanson à l’occasion
d’une fête familiale entre amis ou collègues de travail.
Le divertissement dans la société néocapitaliste est devenu la publicité de
la musique, il est ce qui empêche de penser à soi,12 il est devenu le garant
d’oublier de façon permanente sa condition. Il est à noter que dans les pays
anglo-saxon où les arts se cachent moins qu’en France d’être la publicité du
capitalisme, le terme d’artiste soit remplacé par le terme d’ «entertainer», que
nous pourrions traduire par divertisseur. Ainsi les médias français parleront de
l’artiste Madonna ou au mieux de star alors qu’elle-même se décrira comme
un «entertainer».
La musique dans le paradigme néocapitaliste ne permet pas non plus une
ouverture à l’autre, malgré l’illusion de certains concerts réunissant plusieurs
10
Voir les niveaux initiatiques dans le Capitalisme de la séduction de Michel CLOUSCARD.
LASCH Christopher, La culture du narcissisme, Flammarion, Paris, p.102
12
PASCAL, Pensées, Folio, Paris, P 123
11
milliers de personnes, ou les communions proclamées par les médias autour
de star de la chanson13, elle n’est que fétichisme à la marchandisedivertissement. La star en l’occurrence ne servant que de valeur symbolique à
l’ensemble des autres marchandises. Ainsi elle ne peut être ni retour à soi, ni
ouverture à l’autre, par sa nature même de marchandise. Toutefois pour se
vendre elle-même et cacher sa vraie nature, elle s’appuie sur les valeurs de la
musique authentiquement populaire comme elle l’a opéré au niveau de la
technique musicale.
II.2. Le voile des buts de la musique inauthentique : le langage
Il ne suffit pas à la musique inauthentique de transformer en tics les
structures et les perceptions de la musique authentique, il lui est nécessaire
de maquiller l’industrie du divertissement. Pour cela une novlangue14 sera
créée afin de faire accepter comme un état de fait cette nouvelle musique et
ces nouveaux artistes.
En France, où subsistent encore des formes de l’ancien capitalisme
(famille, Etat) et des traditions populaires, il faudra changer le sens des mots
ou les englober dans une réalité tellement vague qu’ils perdent tout sens.
Cette particularité s’explique en grande partie par l’histoire de la constitution
de la bourgeoisie née après Mai 68.
D’un côté la bourgeoisie gérant le procès de production représentée par la
droite libérale, de l’autre la bourgeoisie gérant le procès d’animation
représentée par la gauche libertaire. C’est cette bourgeoisie libertaire qui
selon son inconscient de classe cache la marchandise-divertissement par un
vocabulaire sortant de toute logique marchande (culture, arts, artistes)
occultant ainsi tout espoir de remise en question du système économique et
social. Ce phénomène d’occultation aura lieu avec le rock, comme elle aura
lieu avec les musiques contestatrices des années 1980-1990.
Les abus de langage de la bourgeoisie libérale-libertaire permettra outre de
substituer le sens des mots (divertisseur = artiste), d’opérer une fausse
distinction à l’intérieur de la musique qu’elle génère. Ainsi la musique
commerciale sera distinguée de la vraie musique15. Cette distinction qui
distingue sera observée avec justesse par Pierre Bourdieu16, cependant elle
n’est pas une distinction entre regard de classe mais fausse distinction
permettant uniquement de créer une distinction intra-classe : « La
bourgeoisie n’est pas constitutive de l’affrontement bourgeoisie-classe
ouvrière. De classe à classe, on ne se snobe pas, car ce n’est pas le
problème : on ne se rencontre jamais dans les lieux de la concurrence
13
Comme nous avons pu l’observer avec le décès de Michael Jackson.
Le terme de novlangue, emprunté à G.Orwell, n’est pas l’apanage du milieu culturel, il est employé
dans l’ensemble de la classe politique et médiatique, ainsi que le montre Jean-Claude Michéa dans La
double pensée.
15
Ainsi on fait la distinction entre de la vraie musique comme celle de Johnny Hallyday (acclamé par
les medias et les politiques) de la musique commerciale, alors que les deux sont autant médiatisées et
sont comparables dans leurs ventes de cd et produits dérivés.
16
Voir L’amour de l’art et Les héritiers de Pierre BOURDIEU
14
mondaine. Et pour cause : la classe ouvrière n’en produit pas et elle est
écartée de ceux de la classe dominante. On ne se dispute pas les mêmes
femmes, les mêmes métiers, les mêmes rôles sociaux et familiaux »17.
Tout un nouveau lexique servant à cacher le caractère mercantile de
l’industrie du divertissement sera créé autour du mot culture. Ainsi au début
des années 1980 sous le ministère de Jack Lang toute production deviendra
culturelle et ces productions rentreront dans les catégories créées à cet effet :
culture urbaine, culture populaire… Dans le même temps, la culture ouvrière
et les ouvriers seront ringardisés et son vocabulaire rejeté dans l’oubli alors
que : « derrière les mots ou plutôt derrière l’absence de mots, il y a malgré
tout des réalités sociales et culturelles »18.
II.3. La politique dans la musique populaire inauthentique.
La musique inauthentique reprendra les codes et structures de la musique
populaire et jazz (le rythme) et ses valeurs (divertissement, communion), elle
adjoindra une portée politique se voulant révolutionnaire mais qui ne sera que
contestation ouvrant de nouveaux marchés selon le schéma de la
consommation transgressive.
Il faut observer que la musique populaire authentique ne se considère pas
en soi comme politique ou ayant une vision des changements sociaux, ce
n’est pas La Marseillaise qui provoqua 1789, ni Le temps des cerises qui
amena la Commune et encore moins L’Internationale qui fit tomber le régime
tsariste en 1917, elles sont vécues tout au plus comme chant de ralliement ou
de communion autour de valeurs communes.
Si la musique populaire inauthentique doit porter en elle une contestation
permanente des valeurs bourgeoises – critique qui se manifestera par une
remise en question de l’État et ainsi de l’école, de la police et de la classe
politique – c’est qu’elle doit préparer au futur esprit du capitalisme. Ainsi
chaque musique contestatrice aura ses avancées qui toucheront aux
habitudes des modes de consommation. Le rock apportera le jean et la
libération sexuelle, le reggae donnera une vision romantique à la
consommation de marijuana, le punk ouvrira d’immenses marchés aux
tenants des « no future ».
Le rap, ainsi que toute musique inauthentique, apportera avec lui de
nouvelles contestations politiques : « davantage considéré comme subversif –
voire irresponsable – que comme politique au sens rigoureux du terme, le rap
se veut pourtant une forme d’expression en prise directe avec le réel ; à cet
égard les rappeurs ne peuvent esquiver la question politique ».19 Pourtant les
17
CLOUSCARD Michel, Critique du libéralisme libertaire, Delga, Paris, 2008, p.248
WAINTROP Michel, Qu’est devenue la classe ouvrière, La Croix, 12 décembre 2008.
19
BÉTHUNE Christian, Le rap une esthétique hors la loi, Autrement, Paris, p.223
18
rappeurs voudraient qu’on arrête de leur donner un rôle politique, « ils
veulent des subventions comme n’importe quel artiste ».20
Ainsi pour comprendre si le rap est une marginalité marginalisée comme le
jazz ou fausse contestation21 comme le rock et ses avatars servant à créer de
nouveaux marchés en participant aux changements incessants du nouveau
capitalisme, il faut analyser l’histoire et l’esthétique de ce mouvement ainsi
que ce qui se joue entre le pouvoir et ces nouvelles musiques contestatrices.
III. Le rap ou les nouveaux marchés contestataires
III.1. Distinctions entre rap et jazz.
La musique contestatrice qui dans les années 1960 sera représentée par le
rock se donnera un nouveau porte drapeau dans les années 1980 : le rap. Les
arguments qui seront tenus envers le caractère contestataire voire
révolutionnaire de cette musique seront les mêmes que ceux tenus sur le
rock : musique agressive, pratiquée par la jeunesse symbole de tous les
changements charriant avec elle de nouveaux comportements.
Christian Béthune22 décrit essentiellement en trois points la filiation entre le
rap et le jazz. Quelques rappeurs sont fils de jazzman, mais ont aussi une
autre filiation qui : « s’esquisse dans les noms de guerre que se choisissent
volontiers les rappeurs : Jazzy, Jeff, Jaÿ-Z ». Cette parenté se retrouve aussi
« au détour d’une rime, dans le corps d’un vers, le nom d’un jazzman célèbre
ou moins connu, émerge en oblation fugace ». Enfin : « nombre de musiciens
circulent sans états d’âme de la scène du jazz à celle du hip-hop, sans souci
des étiquettes : c’est par exemple le cas du pianiste Carlos McKinney, qui
peut aller rejoindre Puff « Daddy » Comb après avoir tenu le clavier chez Elvin
Jones ».
Ces arguments montrent la difficulté de trouver des liens purement
esthétiques entre rap et jazz. Si : « le rap formule à sa manière un non-dit
déjà implicite dans le jazz », c’est une virtualité refusée par le jazz, tout
comme elle refusera le rock, virtualité bien connu des jazzmen : « certes, le
rock (et ses dérivés) est déjà dans le jazz des origines. Mais comme une
virtualité connue du jazz et refusée, dédaignée. Ou ironiquement utilisée ».23
La distinction entre le rap et le jazz est à chercher sans doute dans les
conditions mêmes de sa création. La fin des années 1970 aux Etats-Unis voit
la naissance, grâce aux mouvements menés pour l’égalité des droits dans les
années 1960, d’une classe moyenne noire ; dans le même temps la crise
économique et la politique de réduction des dépenses sociales conduite par
Ronald Reagan, empêche une majorité de la population noire d’accéder à la
société de consommation dont elle pensait pouvoir jouir comme les blancs.
20
Conférence, Politisation du rap, tenue par Christian Béthune au Centre de documentation de la
musique contemporaine.
21
Guy Debord parle de critique intégrée.
22
Notamment dans son livre Le rap, une esthétique hors la loi, Autrement, 2003, Paris.
23
CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Delga, Paris, p.101
La paupérisation des noirs, conjuguée à la frustration d’accéder à la
consommation transgressive des blancs, mènera en grande partie à
comprendre l’esthétique du rap.
Tout comme le rock, le rap reprendra le rythme attaché au système
néocapitaliste à savoir le rythme binaire, isométrique, celui du temps
nécessaire à la nouvelle société de consommation avec cependant des paroles
plus violentes, en apparence plus contestatrices que celles des mouvements
post-rock (punk, hard rock…).
III.2. Fond et forme du langage dans le rap
Les paroles se distinguent par leurs formulations qui semblent en soi être
une contestation : insulte, argot, apocope sont autant de signes qui, selon
Christian Béthune, montrent leurs origines noires et par conséquent leurs
liens avec le jazz : « Une fois de plus, cette scénographie de l’obscène et ses
manifestations dans la tradition afro-américaine n’ont rien à envier aux
paroles les plus osés du rap contemporain ».24
Quelques réserves sont à émettre sur ce point puisque les chansons
populaires n’étaient pas exemptes d’argots ou d’insultes, pensons aux
chansons paillardes. De plus, dès l’invention du phonographe, l’utilisation du
langage populaire avec son argot, ses insultes et ses apocopes sera
récupérée dans les chansons d’Aristide Bruant.
Cette langue « obscène » ne semble pas neuve, surtout si l’on songe aux
poèmes de François Villon qui mêlent langage savant et argot de l’époque,
métaphores osées et acrobaties syntaxiques.
Les formes langagières du rap ne sont, par conséquent, pas en elles-mêmes
neuves, toutefois le fond qui vise à mythifier la violence semble réellement
nouveau. Cette « esthétique de la violence », ou cette « gangsta culture »
où : « la voie de la délinquance ou du crime, c’est également la seule
perspective possible intéressante qui semble s’offrir aux protagonistes des
rimes du rappeur »25 permet à la gauche libérale de revivre ses vieux rêves
de violence ou de larcins romantique.
Ces fantasmes font aujourd’hui partie de l’inconscient de classe de la gauche
libérale-libertaire née de la fauche du surplus américain liée au plan
Marshall : « Un : la fauche. Deux : d’un surplus. Trois : pour la frime. Triple
composante de la lucidité marginale, de l’acte initiatique à la société de
consommation, de la symbolique d’accès à l’affairisme (…) de la France
ludique, libidinale et marginale qui va s’épanouir dans le capitalisme
monopoliste d’État (…) La bourgeoisie veut se cacher ce qui est inavouable :
cette marginalité ludique et libidinale, ce n’est pas bien beau ».26
III.3. Le rap : une marginalité paradigmatique du système libéral
24
BÉTHUNE Christian, Le rap une esthétique hors la loi, Autrement, Paris, p.223
BÉTHUNE Christian, Le rap une esthétique hors la loi, Autrement, Paris, p.158
26
CLOUSCARD Michel, Le capitalisme de la séduction, Delga, Paris p.83
25
Tout comme le rock qui fut très fortement critiqué par la droite de morale
victorienne mais regardé d’un œil bienveillant par une partie de la gauche,
celle qui formera la nouvelle couche moyenne et qui se servit du rock pour
liquider les anciennes valeurs morales qui s’opposaient au libre marché, le rap
sera décrié par la droite, mais acclamé comme véritable musique
révolutionnaire par une partie de la gauche qui verra dans ce mouvement les
nouveaux combats à mener pour libérer l’homme des carcans de l’ancienne
société : « L’imaginaire qui soutient les courants du Rap officiel est, de ce
point de vue, particulièrement révélateur. De là, le rôle central que l’industrie
du divertissement assigne à cette nouvelle forme de prédication dans le
processus de soumission intellectuelle de la jeunesse moderne »27.
Dès lors, le contenu des paroles contestatrices envers le pouvoir (État,
police), « le rapport de la plupart des rappeurs à l’autorité étatique
résolument critique »28 doit être compris comme un jeu gagnant-gagnant.
D’un côté, une bourgeoisie libertaire gérant le procès d’animation en
subventionnant29 ou en entendant complaisamment des critiques émises par
des rappeurs déguisés en animateurs de la société de consommation qui en
tirent largement profit : « la tendance générale est à l’ultralibéralisme. Si les
rappeurs votaient aux élections, sûr qu’ils pencheraient plus pour Alain
Madelin que pour Arlette Laguiller »30 ; de l’autre une bourgeoisie libérale
gérant le procès de production de l’ensemble de ces nouveaux marchés de la
contestation. Le rock avait ses codes, le rap aura les siens. Ces codes devront
pousser plus loin la logique mercantile en assumant complètement la logique
idéologique du système libéral. Ainsi, tout un ensemble de marchandises
seront créées selon cette logique en
permettant à chacun, et plus
particulièrement à la jeunesse, de pouvoir vivre entièrement dans une culture
de rébellion et d’affirmation de soi.
Cette culture du rebelle ne trouvera pas seulement un écho dans le rap
mais dans l’ensemble de la musique inauthentique. Ainsi chacun peut choisir
son icône rebelle Madonna ou Eminem, 50 Cents ou Nirvana, trouvant ainsi
des modèles permettant de s’habiller, de manger, en un mot de consommer,
mais aussi de penser selon la logique capitaliste. Le rappeur 50 Cents
participera avec d’autres rappeurs et stars de toutes sortes à la publicité
ayant comme slogan : « I am what I am », « dernière offrande du marketing
au monde, le stade ultime de l’évolution publicitaire, en avant, tellement en
avant de toutes les exhortations à être différent, à être soi même et à boire
Pepsi. Des décennies de concept pour en arriver là, à la pure tautologie.
27
MICHÉA Jean-Claude, L’empire du moindre mal, Climats, Paris, p.190
VICHERAT Mathias, Pour une analyse textuelle du rap français, L’harmattan, Paris, p.87
29
Le pouvoir en place le comprendra mieux que la plupart des analyses concernant le rap, puisqu’il
subventionnera largement la culture hip-hop alors que le jazz sera abandonné. Le secteur jazz sera
d’ailleurs récemment fermé par Culturefrance noyé dans le département musique actuelle, terme de la
novlangue pour désigner toute musique non classique.
30
« Le rap business » in Télérama, n°2612, 2 février 2000, cité par VICHERAT Mathias, Pour une
analyse textuelle du rap français, L’Harmattan, Paris, p.98
28
JE=JE »31. On ne s’étonnera pas que ces artistes en rébellion possèdent leur
marque de vêtements, de parfum, d’aliments, en un mot, toute une industrie.
Conclusion
Certes, il ne faut pas s’acharner à enlever à la musique inauthentique toute
valeur, certaines chansons passent l’épreuve du temps. Sans doute faut-il y
voir une captation plus particulièrement réussie de l’air du temps. Certains
rappeurs, comme certains rockeurs sont sûrement sincères dans leur
démarches et croient remettre en question l’ordre établi, tout comme les
étudiants de Mai 68 pensaient qu’avec Adorno, ils auraient le Capitalisme
jusqu’à la mort. Ils ne savaient pas qu’ils participaient à la logique capitaliste
et qu’ils allaient devenir: « les rentables icônes de la société de
consommation ».32
Car la logique de l’économie libérale a une finalité idéologique : la
destruction de ce qu’Orwell appelait la « common decency », elle s’appuie
pour cela sur un ensemble de relais idéologiques mondialisés dont la musique
inauthentique est le fer de lance. Cette musique populaire inauthentique
permettra : « l’extension à toutes les sphères de la société – à commencer
par les médias – d’un esprit de contestation permanente des « valeurs
bourgeoises » dont chaque brillante intuition se révèle invariablement n’avoir
été que la simple bande-annonce des figures suivantes de l’esprit
capitaliste ».33
Bibliographie
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1994
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Paris, 2003
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Paris, 2003
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2009
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2008
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2006
31
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MOUTOT Gilles, Adorno. Langage et réification, Paris, Gallimard, mai 2004, p.15
33
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Champs, Paris.
32
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