La Maison du Calife
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La Maison du Calife
La Maison du Calife 2 Tahir Shah La Maison du Calife Une année à Casablanca Traduit de l’anglais par Isabelle Caron A vue d’œil 3 Titre original : The Caliph’s House - A Year in Casablanca © © © © Doubleday, a division of Transworld Publishers, 2006. Tahir Shah, 2006, all rights reserved. Éditions de Fallois, 2008, pour la traduction française. A vue d'œil, 2009, pour la présente édition. ISBN : 978-2-84666-467-7 www.avuedoeil.fr A vue d'œil 27 Avenue de la Constellation B.P. 78264 CERGY 95801 CERGY-PONTOISE CEDEX Numéro Azur : 0810 00 04 58 (prix d’un appel local) 4 Ce livre est dédié à Ariane et à Timour, Ainsi qu’à leur vie dans la Maison du Calife. 5 6 Si tu regardes un djinn dans les yeux, tu contempleras les profondeurs de ton âme. Proverbe marocain 7 8 1 Deux roseaux boivent au même ruisseau. L’un est creux, l’autre, une canne à sucre. Proverbe marocain Le calme du crépuscule était baigné de tristesse. Le café était bondé : vêtus de djellabas, des hommes au visage allongé sirotaient du café noir et fumaient du tabac brun. Un serveur se faufilait entre les tables pour apporter un verre sur un plateau. Le jour faisait place à la nuit. Les clients tiraient de grosses bouffées sur leur cigarette, toussaient et contemplaient la rue. Certains se faisaient du souci, d’autres rêvaient ou se contentaient de rester assis sans rien dire. Tous les soirs, d’un bout à l’autre du Maroc, c’est le même rituel. Dès la disparition des derniers rayons de soleil, les bavardages reprennent, les murmures paisibles se brisent doucement sur les bruits de la circulation. Ce petit café d’une ruelle de Casablanca était pour moi un endroit mystérieux, un endroit doté d’une âme, un endroit dangereux. On avait l’impression que les filets de sécurité avaient été enlevés, que chaque citoyen était un funambule du monde réel. J’aspirais non 9 seulement à explorer ce monde, mais à vivre dans cette ville. Mon épouse Rachana qui attendait notre second enfant avait eu d’emblée des réserves que je ne fis que conforter avec mes grandes tirades sur la nécessité de l’incertitude et du danger. Elle disait que notre petite fille avait besoin d’un endroit sûr, que son enfance pouvait se passer d’une toile de fond exotique. Je fis monter les enchères en promettant une cuisinière, une employée de maison, une armée de nannies et du soleil – un soleil éternel, éclatant. Rachana l’avait tout juste entraperçu dans les mornes cieux londoniens depuis qu’elle avait quitté l’Inde, huit ans auparavant. Elle avait quasiment oublié à quoi il ressemblait. Je lui remémorai tout ce qui nous manquait : l’éblouissante lumière jaune filtrant le matin à travers les rideaux de la chambre, le bourdonnement des abeilles dans le chèvrefeuille, les riches arômes flottant dans des ruelles étroites où les tas d’épices sont un feu d’artifice de couleurs : paprika, curcuma, cannelle, cumin et fenugrec. Tout cela dans un pays où la famille est encore au centre de la vie, où les traditions ne se perdent pas et où les enfants grandissent en sachant ce que veulent dire les mots honneur, fierté et respect. J’étais las de notre existence étriquée et de l’appartement exigu dont les murs épais comme du papier à cigarette ne nous épargnaient aucune des que10 relles du couple voisin. Je voulais fuir pour une maison aux vastes proportions, tout droit sortie d’un conte des Mille et Une Nuits, avec des arcs et des colonnades, de gigantesques portes en bois de cèdre odorant, des cours avec des jardins secrets, des écuries et des fontaines, des vergers et des dizaines et des dizaines de pièces. Quiconque a tenté de quitter les côtes humides de l’Angleterre a eu besoin d’une longue liste de raisons. Je me suis souvent demandé comment les pèlerins du Mayflower y étaient parvenus. Les amis et la famille prennent les candidats à l’évasion pour des fous. Les miens ne firent pas exception. Ils se gaussèrent de mon projet de déménagement à l’étranger puis, quand ils s’aperçurent que je ne m’intéressais pas aux retraites traditionnelles – sud de la France ou Espagne –, ils n’y allèrent pas de main morte. Ils me traitèrent d’irresponsable, de père inapte, de rêveur voué à l’échec. Les pressions pour me faire abandonner mon rêve s’amplifièrent. Elles devinrent telles que je faillis renoncer. Puis, un triste matin d’hiver, dans une rue du centre de Londres, je vis un attroupement. Deux policiers étaient en train de clouer au sol un homme âgé. Il portait une tenue d’homme d’affaires : chemise blanche repassée, cravate de soie, costume trois pièces avec un gros œillet rouge à la boutonnière. Manifestation bizarre d’excentricité, il avait enlevé son pantalon et 11 mis son slip sur sa tête. Les policiers, que la chose n’amusait pas, étaient occupés à lui mettre les mains dans le dos et à le menotter. Une jeune femme hurlait et suppliait les autorités d’enfermer « ce fou ». Alors qu’on poussait le vieillard dans un fourgon blindé, il se retourna et cria : « Ne gâchez pas votre vie à suivre les autres ! Soyez vous-même ! Vivez vos rêves ! » Les portières se refermèrent en claquant, le panier à salade s’éloigna à toute allure et la foule se dispersa – il ne resta plus que moi. Je songeai à la scène dont je venais d’être témoin et aux paroles du fou présumé. Il avait raison. Nous étions une société de suivistes, prisonniers d’une mentalité d’insulaires. Je me fis sur-lechamp une promesse. Je ne me soumettrais pas aux attentes d’autrui. Je risquerais le tout pour le tout et quitterais les îles Britanniques en entraînant ma famille avec moi. Ensemble nous partirions à la recherche de la liberté et d’un pays où nous pourrions être nousmêmes. Le soir, à Casablanca, l’heure de pointe n’a rien à envier à celle des autres villes de par le monde. Mais la circulation n’a jamais été aussi infernale que le 16 mai 2003, jour où j’ai pris possession de la Maison du Calife. J’avais passé tout l’après-midi dans un café à attendre le rendez-vous chez le notaire. Il m’avait dit de 12 venir à son étude à vingt heures. À dix-neuf heures cinquante-cinq, je posai une pièce sur la table, quittai le café et traversai la rue. Je passai devant la façade vitrée d’un hôtel flanqué de deux fiers palmiers dattiers. Un car de touristes vide était garé devant à côté de deux charrettes débordant de fruits trop mûrs. Un instant plus tard, je grimpais l’escalier en spirale d’un bâtiment Art déco délabré. Arrivé au troisième, je frappai à une porte de chêne. Le notaire vint m’ouvrir, me salua avec raideur et me conduisit dans son étude. Sur son bureau se trouvait un document à l’air officiel rédigé en arabe. Il m’enjoignit de le lire. « Je ne connais pas l’arabe, répondis-je. – Dans ce cas, contentez-vous de le signer », fit-il en jetant un bref regard à la Rolex en or qui ornait son poignet. Il me tendit un Montblanc. Je suivis ses instructions. Le notaire se leva et fit glisser une lourde clé en fer sur son bureau. « Vous êtes très courageux », dit-il. Je fis une pause pour le regarder dans les yeux. Il ne broncha pas. Au moment précis où je m’emparais de la clé, une violente explosion m’envoya au tapis. Les fenêtres furent soufflées par la déflagration et une grêle de débris de verre arrosa l’étude. Abasourdi, couvert d’éclats de verre et ahuri, je me relevai tant bien que mal. Mes jambes tremblaient tellement que je tenais à 13 peine debout. Le notaire, tiré à quatre épingles, était recroquevillé sous son bureau comme si la chose n’était pas une nouveauté. Il se releva sans un mot, épousseta les débris de verre de ses épaules et me raccompagna à sa porte. Dehors, les gens criaient et couraient dans tous les sens ; on entendait hurler les sirènes des pompiers et de la police. Il y avait aussi du sang. Beaucoup de sang, maculant les visages et les vêtements déchiquetés. J’étais trop secoué pour porter secours aux grappes de blessés qui sortaient à présent de l’hôtel à façade vitrée. Alors que j’observais la scène au ralenti, un petit taxi rouge pila à mes côtés. Le chauffeur me fit de grands signes et hurla : « Étranger ! Monsieur étranger ! Venez vite, c’est dangereux pour les étrangers ! » Je m’engouffrai dans le véhicule et il donna un grand coup de volant pour se glisser dans le flot de la circulation. « C’est des attentats, des attentats-suicides, dit-il. Il y en a partout dans Casablanca1 ! » La Peugeot rouge slaloma pour quitter le centreville et prit la direction de l’ouest. Mais mon esprit ne se préoccupait ni de la circulation, ni des bombes, ni du 1. Les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca ont fait 41 morts et une centaine de blessés. (NdT) 14 sang. Je songeais à mon épouse à Londres. Je voyais le flash d’informations sur l’écran de télévision et je me la représentais serrant notre petite fille contre son énorme ventre. J’étais persuadé qu’elle ne serait plus d’humeur à embrasser une nouvelle culture ni mon rêve. Elle appréhendait la société islamique du Maroc, surtout depuis les attentats du 11-Septembre et la deuxième guerre du Golfe qui avait renversé Saddam Hussein peu de temps auparavant. Mais il était trop tard pour faire machine arrière. L’argent avait été versé, les papiers étaient signés et dûment estampillés. Dans mes mains se trouvait la clé : symbole d’avenir ou peut-être d’un achat mal avisé. Je la fixai, remarquai ses vieilles dents de fer, me maudis d’être allé si ouvertement au-devant du danger. C’est à ce moment-là que le chauffeur freina brutalement. « On y est ! » s’exclama-t-il. Mon choix du Maroc s’expliquait pour de nombreuses raisons. La liste était interminable et ne datait pas d’hier. Pendant toute mon enfance, mon père afghan avait voulu nous emmener dans sa patrie. Mais les guerres qui s’éternisaient en Afghanistan nous empêchaient de nous aventurer dans les forteresses perchées dans les montagnes. Par conséquent, dès que mes sœurs et moi sûmes marcher, nos parents nous entassaient dans le break familial, empilaient les valises en 15 vinyle sur le toit et notre jardinier nous conduisait des petites routes tranquilles et ennuyeuses de la campagne anglaise jusque dans les montagnes du Haut-Atlas via la France et l’Espagne. Pour mon père, c’était l’occasion de montrer à ses enfants des aperçus de sa patrie. Nous découvrions un patchwork de cols et de vallées profondément encaissées, de déserts et d’oasis, une culture unie par les codes tribaux de l’honneur et du respect. Pour ma mère, c’était l’occasion de faire toutes sortes de bonnes affaires allant du caftan aux bougeoirs et d’enjoindre à des tas de hippies en délire de rentrer chez leur mère. Des semaines durant, nous grimpions lentement les montagnes pour redescendre vers les dunes majestueuses du Sahara où les « Hommes bleus », ainsi appelés parce que leur peau est colorée par l’indigo de leur robe, patrouillaient le désert. Il y avait des arrêts réguliers pour vomir dans les buissons, pour nous gorger de figues de Barbarie et troquer notre argent de poche contre des éclats d’améthyste dans les carrières de montagne. Mon souvenir le plus ancien est Fès, la magnifique ville entourée de murs. Des ruelles pavées juste assez larges pour le passage d’un tonneau, chichement éclairées, enchanteresses, où les étals en plein air vendaient tout ce qu’on pouvait désirer. Il y avait des montagnes d’épices et de fines herbes fraîchement cueillies – sa16 fran, graines d’anis, paprika, citrons au sel, des amoncellements d’olives luisantes ; des coffrets en bois de cèdre incrusté d’os de chameau, des sandales en cuir odorant et des pots en terre cuite, des tapis berbères rêches, des caftans dorés, des amulettes et des talismans. Mon coin préféré du souk était de loin l’endroit où les adeptes de la magie noire allaient acheter les ingrédients nécessaires à leurs maléfices. Aux murs de ces échoppes étaient accrochées des cages renfermant des caméléons, des cobras, des salamandres et des aigles à l’air abattu. Il y avait aussi des vieux meubles en teck birman aux tiroirs débordant de peau de baleine séchée, de cheveux de morts et autres joyeusetés du même genre, selon mon père. Le Maroc avait donné des couleurs à une enfance anglaise aseptisée qui s’était le plus souvent déroulée sous un ciel couvert, en chemise de flanelle grise qui grattait et en culottes courtes de velours côtelé. Le royaume chérifien a toujours été un lieu d’évasion, un endroit d’une stupéfiante intensité mais, plus que tout, un endroit doté d’une âme. En tant que jeune père de famille, je considérais de mon devoir, de ma responsabilité, de transmettre ce cadeau à mes enfants – une culture haute en couleur. Il eût été beaucoup plus facile de renoncer à l’évasion. Mais tout au fond de moi quelque chose m’aiguillonnait : je sentais que je re17 gretterais jusqu’à mon dernier jour d’avoir laissé passer l’occasion. Une autre bonne raison militait en faveur du Maroc : le père de mon père. Il avait passé les dernières années de sa vie dans une petite villa située près du front de mer à Tanger. La mort de sa femme bienaimée à l’âge de cinquante-neuf ans l’avait brisé. Incapable de supporter les souvenirs, il s’était installé au Maroc car c’était un pays qu’ils n’avaient jamais visité ensemble. Un beau matin, alors qu’il rentrait chez lui par le chemin habituel après être allé au café France, il fut renversé par un camion de Coca-Cola qui faisait marche arrière. On l’emmena inconscient et perdant son sang à l’hôpital où il mourut quelques heures plus tard. J’étais trop petit à l’époque pour me souvenir de lui, mais je n’en éprouvais pas moins de la tristesse. Nous avons écumé le Maroc pendant des mois, cherchant désespérément une maison où je puisse donner libre cours à ma folie des grandeurs. Notre point de départ fut Fès, qui est sans conteste le joyau le plus magnifique du Maroc. C’est la seule ville médiévale arabe qui soit restée parfaitement intacte. Arpenter le lacis de ruelles qui sillonnent la vaste médina, c’est pénétrer dans l’univers des Mille et Une Nuits. Les odeurs, le spectacle et les bruits assaillent les sens. Quelques pas suffisent pour laisser un souvenir inou18 bliable. Pendant des siècles, Fès a été un endroit d’une richesse considérable, un centre d’érudition et de commerce. Les maisons témoignent d’une architecture arabe sûre d’elle, comme on n’en voit quasiment nulle part ailleurs, et leur décor atteste une tradition artisanale ininterrompue depuis mille ans. Nous avons trouvé les ruelles de la vieille ville grouillant d’échoppes où les arts traditionnels de la ferronnerie, du tannage, de la mosaïque, du tissage, de la céramique et de la marqueterie continuent à se transmettre de père en fils. Le hasard voulut qu’on nous conduise dans une vaste demeure de marchand sise à la lisière nord de la vieille ville. Construite dans le grandiose style fasi, elle avait au moins quatre cents ans. Six immenses salons étaient groupés autour d’une cour centrale, chacun était décoré d’une frise de mosaïque et avait un sol dallé en marbre du Moyen-Atlas. La cour était entourée des colonnes qui s’élançaient vers le ciel et rafraîchie par une fontaine en forme de lotus sculptée dans l’albâtre le plus fin. En haut d’un mur adjacent se trouvait une modeste ouverture sans vitre, fermée par un écran de bois finement sculpté, poste d’observation pour ce qui avait été autrefois le harem. L’homme qui nous faisait visiter la maison était un marchand de kebabs qui avait des contacts. Il déclara que la maison n’était vide que depuis quelques années. Je sursautai à cette remarque : les lieux avaient déses19 pérément besoin d’être restaurés. Ils donnaient l’impression d’être à l’abandon depuis au moins un demisiècle. « Au Maroc, fit le marchand de kebabs avec un sourire, une maison vide attire le malheur. – Vous voulez dire les voleurs ? » L’homme secoua violemment la tête. « Non, fit-il, les forces maléfiques. » À l’époque, je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire. J’ignorai délibérément sa remarque et me mis sur-le-champ à négocier l’achat de la maison. Le problème, c’était qu’elle appartenait à sept frères, tous plus cupides les uns que les autres. Contrairement à ce qui se passe en Occident où une propriété est à vendre ou ne l’est pas, au Maroc, il existe une zone intermédiaire – peut-être bien à vendre, peut-être pas. Avant même d’aborder la question du prix, il faut d’abord convaincre les propriétaires de vendre. Cette phase est un trait oriental, nul doute apporté par les Arabes lorsqu’ils déferlèrent sur l’Afrique du Nord, il y a quatorze siècles. Pendant que vous vous évertuez à amadouer les propriétaires à grand renfort de verres de thé à la menthe sucré, ils vous examinent des pieds à la tête, regardent vos vêtements et vos souliers sous toutes les coutures. Plus vous êtes bien mis, plus le prix a des chances d’être élevé. 20