Les abeilles,forçats de la pollinisation

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Les abeilles,forçats de la pollinisation
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HISTOIRE VIVANTE
LA LIBERTÉ
JEUDI 1 ER AVRIL 2010
Les abeilles,forçats de la pollinisation
CALIFORNIE • Les abeilles sont indispensables à la culture des amandes en Californie.Chaque printemps,John
Miller déplace ses 13 000 essaims pour féconder les fleurs.Malgré la menace du varroa qui décime les populations.
KATJA SCHAER,
SAN FRANCISCO
Une odeur de fleurs
et de terre humide.
Et la chaleur qui,
déjà, écrase. Le bourdonnement, continu, est couvert parfois par le ronflement d’une camionnette, qui file à
cent à l’heure. La route, droite, infinie,
coupe les vergers qui s’étendent à perte de vue. John Miller, venu contrôler
ses ruches, attrape une branche, pince
la fleur déjà fanée et sourit: «Elles ont
bien travaillé.»
John Miller est apiculteur itinérant. Il suit les floraisons des vergers.
Lorsque, dans une région agricole, les
arbres fruitiers sont soudain en fleurs
sur des milliers de kilomètres carrés,
les quelques essaims locaux ne suffisent pas à assurer la pollinisation en
cette saison. Alors, John Miller, comme des centaines d’apiculteurs itinérants, loue les services de ses abeilles. Il
dépose des ruches éphémères et lâche
ses 13 000 essaims.
Essaims loués 150 dollars
De fin février à mi-mars, il s’occupe
des amandiers de Californie, dans la
région agricole de San Joaquin. Puis
viennent les pommiers et les cerisiers
plus au nord, dans l’Etat de Washington, et, plus tard dans l’année, les prés
et les champs du Dakota pour la luzerne. L’été dans cette région lui permet
aussi de produire du miel.
Mais pour John Miller, comme
pour les autres apiculteurs spécialisés
dans la pollinisation, la floraison des
amandiers californiens est une période
cruciale de l’année. C’est à ce moment-là qu’il peut louer ses essaims
pour 150 dollars (159 francs) la pièce
par période de floraison. Comparativement, les pommiers ne lui rapportent que 50 dollars. Et les cerisiers, à 30
dollars l’essaim, moins encore. «Tous
les autres fruits combinés ne paient
pas aussi bien que ces quelques semaines dans les amandiers.»
En Californie, la production
d’amandes est une industrie gigantesque. Quelque 80% des amandes
consommées dans le monde viennent
de la vallée de San Joaquin, où les vergers s’étendent sur des milliers de kilomètres carrés. Pour l’Etat, les
amandes sont le premier produit agricole d’exportation en termes de revenus. Mais la condition indispensable
à une bonne récolte est une pollinisation efficace.
Abeilles allemandes, italiennes
L’opération requiert le travail de
près de 60 milliards d’abeilles. Et la demande des producteurs d’amandes
est telle que les apiculteurs itinérants
viennent de partout. Les essaims sont
parfois même transportés par camions spéciaux vers le Montana ou la
Floride.
LE RÉDUIT NATIONAL
En 1939, la Suisse constate sa
faiblesse militaire et sa probable incapacité à repousser
une agression. C’est alors que
naît l’idée du Réduit national,
un ensemble de forteresses
imprenables construites au
cœur des Alpes. Ce film retrace
l’histoire du Réduit et de son
mythe, et s’interroge sur sa
pertinence aujourd’hui.
RSR-La Première
Du lundi au vendredi
de 15 à 16 h
Histoire vivante
Dimanche 20 h 30
Lundi 23 h 40
«Les amandes, c’est particulier»,
explique John Miller. «Il y a une demande énorme sur une période très
courte. Et il faut des abeilles résistantes, d’une race particulière. Les allemandes, par exemple, ou les italiennes sont solides.»
est plus destructrice encore que le
mâle.»
Venue d’Asie, madame varroa et
inévitablement son compagnon masculin sont des parasites qui s’attaquent aux adultes, aux larves et aux
nymphes. Petits, difficiles à repérer, ils
se fixent sur l’abeille et vivent à
ses dépens. Non traitée, une
prolifération peut détruire les
dizaines de milliers d’individus
qui constituent un essaim.
Mais madame varroa n’est
pas la seule menace. «Il y a les
parasites, bien sûr. Mais les
pesticides sont de plus en plus ciblés
et de plus en plus dangereux. Et notre
mode de culture à large échelle, qui
n’offre qu’un seul type de plantes sur
des kilomètres, avec un seul moment
de floraison, ne laisse pas assez de
nourriture à nos abeilles.»
Parmi les menaces, il y a
le varroa, les pesticides
et notre mode de culture
à large échelle
Protégé par sa combinaison, il
s’approche de l’une des ruches. Doucement, il ouvre le couvercle, indifférent à l’affolement qu’il suscite chez
ses protégées. «La première chose que
je regarde c’est si elles sont bien organisées. Je vois tout de suite si quelque
chose ne va pas.»
Lourdes pertes financières
«Mme varroa» l’ennemie
Surtout, l’apiculteur contrôle la
santé de ses abeilles, guette anxieusement la possible apparition de parasites. Pour John Miller, le pire d’entre
eux s’appelle varroa. «Madame varroa», précise-t-il. «Parce que la femelle
D’ailleurs, les pertes des apiculteurs sont de plus en plus lourdes.
L’hiver dernier, John a vu périr plus
d’un tiers de ses abeilles. «Alors
qu’avant 1990 encore, on en perdait à
peu près 4% seulement.» L’hiver 20042005 s’est avéré particulièrement
meurtrier. Aussi, avec la diminution
du nombre d’abeilles et l’augmentation continue des surfaces des vergers,
la location d’essaims est-elle de plus
en plus chère.
Si un essaim se louait encore pour
50 à 60 dollars aux printemps 2003 et
2004, il se monnaie aujourd’hui à plus
de 140 dollars par saison.
Elles piquent rarement
Mais l’augmentation du prix par
floraison ne compense guère les
pertes encourues par les apiculteurs.
Chaque ruche décimée est une perte
sèche. «Nous n’avons pas d’assurance.
Si mes abeilles sont malades ou que
les ruches brûlent, rien ne m’est remboursé. Je dois alors reconstituer mes
colonies, à 135 dollars la pièce environ», observe John Miller.
Et il guette à nouveau. Pas de parasites. La ruche est propre. Quelques
abeilles, presque amicales, lui passent
sur les mains lorsqu’il enlève un gant.
Un peu de miel d’amandier, amer, lui
colle aux doigts. «Elles ne me piquent
que rarement», sourit-il. «On fait des
milliers de kilomètres chaque année,
elles et moi. Alors forcément, on se
connaît un peu...» I
L A P O L L I N I S AT I O N
DES ABEILLES
En chiffres
> 90 plantes californiennes
utilisées pour l’industrie alimentaire dépendent des pollinisateurs, selon les
informations de l’Université
de Davis (UC Davis).
> Un tiers de notre alimentation au minimum est directement lié au travail des
abeilles, selon l’UC Davis.
> 50% des revenus des apiculteurs «itinérants» dépendent de la pollinisation.
L’autre moitié vient de la production de miel.
> 40 000: le nombre
d’abeilles que peut compter
un essaim.
> 660 000 tonnes: la production d’amandes californiennes
estimée en 2009.
> 35 kg de miel par année par
colonie en moyenne.
> 4 millions de fleurs nécessaires pour l’équivalent d’un
kg de miel.
> Une cinquantaine d’amandiers portent des fruits grâce
au travail d’un essaim. KS
«Sans les abeilles,vous ne mangez que du riz»
L’économie agricole californienne dépend des abeilles. En effet, si d’autres insectes, certains oiseaux et même certaines chauves-souris participent à la
pollinisation des plantes californiennes,
les abeilles jouent un rôle primordial.
Eric Mussen, du département d’entomologie de l’Université de Davis (UC
Davis) estime que l’industrie de la pollinisation – pour laquelle seules les
abeilles sont utilisées – se chiffre à
quelque 16 milliards de dollars (16,9
milliards de francs) pour l’ensemble des
Etats-Unis. Et la Californie à elle seule
pèse pour 6 milliards.
Outre les amandiers, les abeilles «itinérantes» sont utilisées pour des cultures aussi diverses que la luzerne, les
pommes ou le tournesol. «Une énorme
les pêches dépendent de leur butinement. Comme les courges, les melons,
les baies ou encore les plantes que nous
utilisons pour nos huiles alimentaires.
C’est simple, sans les abeilles, vous
mangez du riz.»
WICHT
LA SEMAINE PROCHAINE
John Miller (à gauche) loue les services de ses abeilles, allemandes ou italiennes, pour polliniser les fleurs d’amandiers de Californie. JOHN MILLER
John Miller, l’apiculteur itinérant. DR
partie de notre alimentation est directement liée au travail des abeilles», rappelle John Miller. «Tous les fruits à pépins et noyaux, les pommes, les cerises,
Pourtant, pour les apiculteurs, maintenir leurs essaims en vie devient de plus
en plus difficile. Aux pesticides, parasites et au manque d’espaces naturels
indispensables à leur alimentation,
s’ajoute ce que les apiculteurs américains nomment le CCD, pour «colony
collapse disorder», le syndrome d’effondrement de la colonie, qui décime les
essaims. Plusieurs hypothèses sont
avancées pour expliquer ce phénomène. Le CCD serait la conséquence du
manque de biodiversité, des pesticides
ou des gaz à effet de serre. La pollution
électromagnétique causée par les téléphones portables a aussi été évoquée
comme une cause possible, comme les
organismes génétiquement modifiés ou
des parasites ultrarésistants tels que le
varroa. Aucune de ces hypothèses n’est
pourtant encore confirmée.
John Miller parle de son métier comme d’une industrie en danger. Il estime
que le public n’est pas assez alarmé par
la disparition – invisible au non-initié,
catastrophique pour le professionnel –
des pollinisateurs. «Les gens ne font
toujours pas le lien entre la nourriture
dans leur assiette et les abeilles. Ils pensent que les aliments viennent simplement du magasin.» KS