Sur un air de Scott Joplin Je me lève tôt le matin

Transcription

Sur un air de Scott Joplin Je me lève tôt le matin
Sur un air de Scott Joplin
Je me lève tôt le matin. L’aurore n’a pas de secret pour moi quand je pars
travailler. Je suis entourée de grands gens au travail. Ils dirigeront des pays,
seront ministres, avocats ou notaires. Mais moi je resterai ici parce que je n’y
étudie pas. Mes parents n’avaient pas le moindre sou pour que j’étudie. Moi je
fais du ménage dans l’université de Strasbourg. On ne fait pas trop attention à
moi ici, mais moi je fais attention à tout.
Je les reconnais les visages de mes étudiants. Oui, ce sont mes étudiants, des
jeunes gens ambitieux, intelligents, fiers, impassibles devant les autres. Mais
moi je les vois quand ils doutent. Quand ils vont dans les toilettes faire les cent
pas, quand ils sont nerveux, qu’ils s’assoient sous les escaliers et prennent leur
tête entre leurs mains, quand ils disent au revoir à leurs amis, qui, eux, ne
s’aperçoivent de rien, en leur envoyant un sourire triste, et qu’ils partent, moi
je les suis et je regarde quel lieu de solitude sera leur choix pour l’heure à venir.
Alors quand ils ont le cœur gros, ils en ont des choses à me raconter mes
enfants. Je les rassure comme une mère, puis ils partent rejoindre la leur. Le
lendemain quand nous nous croiserons, ils ne me salueront pas différemment
des autres jours mais ils auront pour moi un sourire discret et une petite
étincelle dans les yeux que je chéris.
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Ce matin c’est un jeune homme au regard triste qui m’a intriguée. Celui-ci a
choisi les cent pas aux toilettes et puisque je ne les avais pas encore nettoyées,
je l’y ai suivi. J’ai commencé le ménage mine de rien. Le pauvre enfant était
tant pris dans ses pensées qu’il ne me voyait pas. Puis d’un coup il s’est assis,
là, près de moi sur le sol dur et froid.
« Eh bien jeune homme, que vous arrive-t-il ? Vous voilà dans une drôle de
posture ! Qu’est-ce qui vous tracasse ?
- La guerre ! »
En voilà un bien tourmenté. Ces enfants ne pensent jamais qu’à eux et à leur
profit et en voilà un qui pense à la guerre. Drôle de gamin.
« Plutôt à la paix madame, oui c’est cela, je pense à la paix.
- Mais mon petit, le pays n’est pas en guerre !
- Non mais il l’a été et le sera à nouveau. C’est incessant, comme un roulement,
ça revient, ça repart, ça revient, mais jamais cela ne s’arrête. Je veux parler
d’une paix durable.
- Et pourquoi ne profiteriez-vous pas plutôt des temps de paix pour aller danser
plutôt que de les gâcher en imaginant la guerre ?
- Madame, on ne fait pas avancer les choses en dansant !
- Je vous demande pardon, jeune homme, mais je suis persuadée que si l’on
faisait écouter aux dirigeants un air de Scott Joplin, on danserait plus et on se
tuerait moins ! »
Mon enfant a ri doucement.
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« Vous avez bien raison madame. Je ne sais pas pourquoi.
- Parce qu’on a quelque chose pour nous unir le temps d’une danse. Essayez
donc, vous, de faire la guerre sur un ragtime !
- Parce qu’on a quelque chose pour nous unir… Vous avez raison, on doit s’unir
pour arrêter tout ça mais ce n’est pas la musique qui fait tourner le monde.
- Non pardi ! C’est certain. Regardez-moi bien, la musique ne nourrit pas un
ventre vide. Ce n’est pas de la musique que je vis, jeune homme, c’est de mon
salaire !
- L’argent… L’économie... On s’unirait… »
Il a regardé le mur en face de lui un instant puis a bondi, m’a regardée les yeux
pétillants et le sourire aux lèvres et a couru vers la porte.
« Madame, merci ! Vous m’avez bien aidé. Dites, quel est votre nom ?
- Marcelle. Et vous ?
- Merci Marcelle ! Je m’appelle Robert Schuman. »
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