Dossier pédagogique Nicomède

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Dossier pédagogique Nicomède
Dossier pédagogique
Nicomède
Un spectacle de Brigitte Jaques-Wajeman /
Cie Pandora
Dossier réalisé par Alexandra Pulliat – professeur missionné – janvier 2009
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I - BIOGRAPHIES DE CORNEILLE
Voici deux biographies différentes pour situer Corneille dans l’histoire littéraire et situer également la
pièce Nicomède dans l’ensemble de sa carrière (voir biographie 2).
Biographie 1
Pierre Corneille a régné près de cinquante ans sur le théâtre français. Il a exploré tous les genres, la
comédie, la tragi-comédie puis la tragédie. En 1635, il est remarqué par le cardinal de Richelieu et
rejoint le groupe des cinq auteurs chargés de mettre en forme des sujets qui servent la cause de l'État.
Dans la même année, il crée L'Illusion comique pour la troupe du célèbre acteur Mondory qui lui
demande de surpasser le Théâtre de Bourgogne qui détient alors le monopole du théâtre parisien. Pari
gagné, le succès de la pièce permet à la troupe de s'installer définitivement sous le nom de Théâtre du
Marais. Mais c'est avec Le Cid que Corneille a rendez-vous avec la gloire. Son immense succès est
cependant entaché par une querelle fracassante provoquée par les défenseurs des Anciens qui reprochent
à Corneille de ne pas respecter les trois règles d'unité du théâtre classique (action, lieu et temps). En
revanche, il donne une dimension psychologique à ses personnages et invente ce que l'on appellera le
« débat cornélien », cet état de déchirement dans lequel se trouvent les héros lorsque leur honneur et
leur devoir sont en conflit avec les intérêts fondamentaux de leur existence. Par exemple, dans Le Cid,
Rodrigue aime Chimène dont il doit tuer le père. Corneille, très meurtri par cette polémique, restera
silencieux trois ans. Il revient avec Horace et Polyeucte. Dans le même temps, de nouveaux génies
apparaissent, Molière et Racine. Corneille écrit Attila, joué par la troupe de Molière. Échec cuisant. Il
est condamné par Boileau au nom du bon goût. La rivalité avec Racine devient féroce ; ils se
répondent par pièces interposées : Tite et Bérénice de Corneille contre Bérénice de Racine. Hélas,
Racine fait un triomphe et Corneille un four. Molière meurt avant lui. Quelques années passent, il perd
son fils à la guerre. Il écrit une ultime tragédie, Suréna, qui es t un échec, tandis que Racine, en pleine
maturité, écrit Phèdre. En 1680, les trois principaux théâtres parisiens – les Comédiens de Molière, le
Théâtre du Marais et la troupe de l'Hôtel de Bourgogne – s'unissent pour créer la Comédie-Française.
Le 1er octobre 1684, Corneille meurt après avoir écrit plus d'une trentaine de pièces. L'année suivante,
son jeune frère Thomas, lui aussi dramaturge, est reçu comme lui à l'Académie française. Racine
compose un discours de réception, où il fait l'éloge de... Pierre Corneille.
Biographie 2
Grand dramaturge français du XVIIe siècle, Pierre Corneille s’est démarqué de ses contemporains
par une œuvre théâtrale riche et particulièrement moderne. D’abord fortement inspiré par la comédie,
il glissera peu à peu dans la tragédie, toujours avec talent, grandeur, liberté et générosité.
Vers une carrière d’avocat
Pierre Corneille voit le jour le 6 juin 1606 au sein d’une noble famille. Aîné de six enfants, il suit ses
études au Collège des Jésuites de Rouen. Brillant élève, il se passionne pour l’art de la rhétorique
et les thèmes antiques. Il obtient son diplôme sans difficulté et peut désormais rejoindre le barreau
sur les traces de son père et de son grand-père. Toutefois, le métier ne le comble pas. Sa timidité
excessive ne lui permet pas de plaider librement. Il s’en détourne donc quelque peu pour se consacrer
à la poésie et à l’écriture. Il supportera toutefois sa charge jusqu’en 1651.
Ses premières pièces, nouvelle comédie
Corneille rédige sa première œuvre dramatique, qu’il intitule Mélite, en 1629. Jouée au théâtre
du Marais (Paris) l’année suivante, cette comédie marque le début d’une longue et productive carrière
de dramaturge. Il s’inspire des événements de sa vie et des personnages qui l’entourent pour
présenter des mises en scène profondes, réalistes et sentimentales. Il apporte ainsi un nouveau
souffle à la comédie et ne cesse d’en produire. Sans se détacher de son genre favori, il écrit
également des tragi-comédies telles que Clitandre (1631) ou Médée (1635).
En 1636, il jongle avec les genres dramatiques dans l’Illusion comique. Comme l’indique le titre
de la pièce, Corneille met en scène des faux-semblants et perd le spectateur dans des
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rebondissements incessants et passionnants. Il marquera ainsi le théâtre par cette œuvre
moderne et novatrice où il est inutile d’user du grossier pour provoquer le rire.
Le mécénat de Richelieu
Le succès de Corneille enfle de plus en plus dans la capitale française. Le Cardinal de Richelieu est
particulièrement charmé par le talent de l’artiste et le prend sous son aile. Il lui offre alors une
pension pour rejoindre le groupe de Boisrobert, L’Estoile, Rotrou et Colletet. Réunis sous cette
protection, les dramaturges ont pour mission de réaliser des pièces tragiques et comiques, inspirées
par leur mécène.
Le Cid, début d’une querelle littéraire
En 1637, Corneille présente Le Cid, œuvre majeure de sa carrière et dont le succès retentit
dans toute la France. Cette tragi-comédie met en scène un amour tumultueux, jalonné de duels
meurtriers et de conflits familiaux, où les thèmes de l’honneur et du pouvoir royal
prédominent. Le succès ne se lève jamais seul. Corneille doit rapidement faire face aux jalousies de
ses contemporains, qui estiment que l’œuvre ne respecte pas les règles théâtrales classiques.
Richelieu, avec lequel Corneille avait rompu toute relation, presse l’Académie française de prendre
part au débat. Il en résulte que cette dernière admet les discordances de la pièce. Avide de liberté,
Corneille ne semble pas particulièrement affecté par les événements. Il épouse en 1640 Marie de
Lempérière, avec laquelle il aura six enfants.
Les grandes tragédies
À partir de cette époque, Corneille met de côté ses traditionnelles comédies pour écrire de
nombreuses tragédies. Il s’inspire des histoires de la Rome antique racontées dans sa jeunesse pour
écrire Horace (1640), Cinna ou la Clémence d’Auguste (1641), Polyeucte ou encore La Mort de
Pompée (1643). Indifférent face aux critiques, il ne respecte pas toujours les règles classiques. Il
rencontre alors un grand succès, encore renforcé par la comédie Le Menteur (1643) ou la tragédie
Rodogune (1644). Il se plaît à mettre en scène des personnages d’une grandeur d’âme
remarquable, confrontés à leur passion ou à des choix délicats. Toutes ses représentations lui
valent d’être nommé à l’Académie française dès 1648.
Exclusion et rivalités
Au début des années 1650, Corneille rencontre ses premiers échecs. Sa comédie intitulée Nicomède
(1651) lui vaut quelques déboires politiques car elle est accusée de soutenir Louis II de Condé.
S’ajoute à cet événement un véritable échec lors de la représentation de Pertharite (1652).
Quelque peu affecté par le manque d’enthousiasme suscité par sa pièce, il abandonne le théâtre
pendant quelques années. Les Jésuites lui commandent une traduction en vers de l’Imitation de
Jésus, à laquelle il s’attelle immédiatement. Parallèlement à cette activité, il publie des Discours et des
Examens pour compléter son œuvre d’une réflexion poussée. Son retour dans le monde du théâtre
est particulièrement difficile. Durant son absence, le jeune Racine s’est implanté dans le milieu et
est parvenu à gagner la faveur du public parisien. Les dernières œuvres de Corneille sombrent
quasiment dans l’indifférence et il décide d’abandonner définitivement la dramaturgie en 1674.
Corneille s’éteint à Paris le 1er octobre 1684 dans la pauvreté et l’oubli. Il s’est malgré tout inscrit
dans son art par la grandeur des thèmes qu’il traite, par le réalisme des personnages qu’il met en
scène et par la simplicité et la rigueur de son style poétique.
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II - Enjeux de la pièce : « Nicomède » une tragédie politique et une tragédie du héros
1) Pour situer la problématique des pièces de Corneille et de Nicomède, voici le résumé de la
thèse défendue par M. Prigent dans son ouvrage « Le héros et l'État dans la tragédie de Pierre
Corneille » :
La tragédie, chez Pierre Corneille, est nécessairement politique car la politique est fatalement
tragique: une tragédie non politique est impossible, une politique non tragique est impensable. Le
poète n’a jamais manqué une occasion de rappeler ce double lien. Du Cid (1636) à Suréna (1674), les
valeurs de l’héroïsme fondent l’État avant de l’affronter et d’être elles-mêmes écrasées: le héros crée
l’État qui détruit le héros, Rodrigue est un fondateur, Suréna sera une victime.
L’intérêt du public, renouvelé par le travail des metteurs en scène et des acteurs, pour l’ensemble du
théâtre de Corneille – y compris les comédies et les tragédies oubliées – souligne la double modernité
dramaturgique et politique du poète : de l’enthousiasme au désenchantement, de l’héroïsme des
jeunes années à la raison d’État courtisane, un univers théâtral se construit sous nos yeux avant de
s’effondrer.
Corneille propose avec Nicomède une tragédie politique d’un goût nouveau : « La tendresse et les
passions, qui doivent être l’âme des tragédies, n’ont aucune part en celle-ci : la grandeur du courage y
règne seule, et regarde son malheur d’un œil si dédaigneux qu’il n’en saurai t arracher une plainte. »
2) Voici un passage de l’ouvrage d’A. Couprie, « Lire la tragédie », Dunod, qui reprend des
éléments d’analyse de Michel Prigent et de l’ouvrage cité précédemment :
Corneille : les rapports de l'héroïsme et du politique
Dans le théâtre de Corneille, la politique se confond souvent avec l’histoire. Elle crée soudain une
situation exceptionnelle où l’homme – le héros – trouvera matière au dépassement de soi. Mais dans
cette exploration de ses possibilités, il peut soit favoriser la construction de l'État, soit se heurter
aux résistances d'un État déjà construit. Les tragédies cornéliennes se bâtissent sur ces rapports
tantôt harmonieux tantôt conflictuels du héros et du politique. Ainsi que l'observe Michel Prigent :
« Le héros s'identifie à l'État dans Horace ou Cinna avec le secret espoir que l'État s'identifie à lui,
preuve que son sacrifice confond déjà raison d'État et raison d'intérêt. L'État n'est plus une fatalité
extérieure à l'héroïsme, donc de nature transcendante. L'État est une fatalité intérieure à l'héroïsme,
donc de nature immanente. Le héros est victime de sa propre démesure : l’Etat est un effet de l’hybris. Ainsi,
tous les concepts de la tragédie prennent-ils place dans l’univers cornélien : l’hybris et la nemesis
dans l'ordre des idées, la terreur et la pitié dans l'ordre du théâtre, sont essentiellement politiques.
La tragédie est politique parce que la politique est tragique. Les passions tragiques et les passions
politiques sont les mêmes. (...) Ainsi l'État désigne-t-il tantôt une forme juridique abstraite (Horace),
tantôt l'expression d'une volonté héroïque (Cinna), tantôt l'appareil d'une usurpation tyrannique
(Héraclius), tantôt la coalition d'intérêts contradictoires (Othon), tantôt une conception baroque du
pouvoir (Attila). Cette polysémie, loin de prêter à confusion, permet à Corneille de confronter des
valeurs, des idées et des passions en montrant comment l’Etat devient un idéal ou un alibi. Seul le mot
« politique » a une signification presque constamment péjorative qu'il s'agisse de qualifier l'action des
conjurés dans Cinna, les projets machiavéliens de la cour d'Égypte dans La mort de Pompée, la
stratégie d’Arsinoé ou les conseils d'Araspe dans Nicomède, les calcules d’alliances matrimoniales dans
Œdipe et plus encore dans Othon…
Le Héros et l'État dans la tragédie de Pierre Corneille, Paris, PUF.
3) Voici quelques éléments de réflexion sur les thématiques de la pièce et son fonctionnement
dramaturgique dans l’introduction à l’édition de Corneille en GF par C. Noille-Clauzade :
Nicomède ou la tragédie politique
Aux confins de l'Empire romain, le prince Nicomède, fils de Prusias, roi de Bithynie, est à la fois
vainqueur des champs de bataille et des cœurs. Il a tout du héros, mais sa grandeur même devient
son obstacle : Prusias finit par en prendre ombrage ; son demi-frère, Attale, comme la mère de celuici, Arsinoé, seconde épouse du roi, sont gagnés par la jalousie, et Rome, l'allié tutélaire, ne veut pas
d'un héritier si dangereux. L'issue tragique ne sera évitée que par un retourne ment in extremis,
permettant une fin sublime.
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« Voici une pièce d'une constitution assez extraordinaire », dit Corneille dans sa préface (p. 178).
Extraordinaire, la pièce l'est en effet, dans la mesure où le dramaturge y expérimente une poétique
de l'épisode qui exclut les ressorts des liaisons galantes – la relation amoureuse entre Nicomède et
la reine d'Arménie Laodice n'interfère pas avec l'action principale –, et y déploie par conséquent
une rhétorique qui se prive des discours d'amour et d'amitié. À la place, il étend à tous les actes la
rhétorique épidictique, qu'elle soit éloge de la grandeur héroïque de Nico mède ou éloge de la
prudence des Romains, et mobilise la politique pour remplir les péripéties de l'intrigue. Que la
politique ait ainsi essentiellement, dans le théâtre cornélien, une valeur technique, plus qu'un poids
idéologique, pour reprendre l'analyse de Georges Forestier ', c'est ce dont témoignent à la fois les
pièces liminaires et le texte de Nicomède, comme nous allons le démontrer.
Une première objection de principe surgit cependant devant cette apparente réduction de la
politique à une topique, à une simple thématique, dirions-nous aujourd'hui : l'application historique
des situations fictives aux événements contemporains n'est-elle pas un mode de lecture courant au
XVIIe siècle ? C'est ainsi que la grandeur héroïque qui est celle de Nicomède a pu être appliquée aux
diverses personnalités à la tête de la monarchie (en particulier le Grand Condé, empris onné en 1650
lors des événements de la Fronde et « victime », pour ses partisans, de l'ingratitude et du
machiavélisme de Mazarin), de même que la déclaration de Corneille, selon laquelle il s'est efforcé
de peindre l'impérialisme romain et ses limites, a été mobilisée dans le débat politique de l'époque
immédiate ou de telle époque ultérieure. En vérité, une telle application transforme la tragédie en
poème allégorique, en fable cryptée, et Corneille, comme tous les auteurs du siècle, s'est élevé
contre une telle réduction, ce qui ne veut pas dire qu'il l'ignore ni qu'il n'en joue pas.
Dans le droit-fil de la première objection, une seconde réticence contre l'appréhension purement
technique de la politique existe, qui s'appuie sur la richesse et la cohérence des positions politiques
exposées par les pièces de Corneille. La présence d'une argumentation politique et éthique
complexe sur la légitimité du pouvoir, sur ses fins, sur les devoirs privés des grands et les devoirs
spécifiques des princes, etc., a d'ailleurs pu nourrir maints travaux sur les « thèses philosophiques »
de Corneille, de la défense de l'absolutisme à sa remise en cause, de son stoïcisme moral à l'éloge de
la liberté qu'il effectue dans Œdipe en réaction à l'augustinisme. À bien y regarder, il s'agit là d'une
critique d'intention, qui spécule sur le projet de l'auteur tout en introduisant une cohérence
herméneutique dans son œuvre. La pertinence de ces analyses n'est pas en cause, mais leur
positionnement apparaît alors clairement : encore une fois, il s'agit là d’interprétations, de
reconstructions a posteriori de l'intention idéologique auctoriale – alors même que jamais, dans ses
préfaces et examens, Corneille n'a évoqué une quelconque motivation philosophique ou religieuse
pour expliquer le choix de ses sujets.
C'est que l'intérêt de la politique dans l'art d'écrire propre à Corneille est fondamentalement
poétique et rhétorique. La tragédie politique selon lui, ce n'est pas une tragédie avec des thèses
politiques (par exemple l'anti-machiavélisme, dans le cas de Nicomède), mais une tragédie dont les
épisodes politiques sont structurants, c'est-à-dire constituent le nœud et/ou le dénouement. Dans
Nicomède, la politique romaine fournit à elle seule l'occasion d'un nœud, d'un obstacle d'un genre
nouveau, totalement dénué de rivalités amoureuses, tandis que la révolte populaire et l'allégeance
finale de Nicomède au roi remplissent le dénouement.
Que la politique soit une composante essentielle du genre, la grande définition de la tragédie que
Corneille donne en 1660 le rappelle : « Sa dignité demande quelque grand intérêt d'État, ou quelque
passion plus noble et plus mâle que l'amour, telles que sont l'ambition ou la vengeance. » Non
seulement le nœud amoureux, rejeté du seul côté de la comédie, est tout juste capable de fournir à
la tragédie une complication secondaire, mais le nœud tragique est explicitement assimilé aux
intérêts politiques, qu'il s'agisse de la conservation du pouvoir, de la libido dominandi (autre nom de
l'ambition), de l'esprit de vengeance, qui lui aussi dépasse le seul cadre des sentiments familiaux,
ou d'une autre de ces passions violentes et viriles dont la Rhétorique II d'Aristote a dressé la liste
canonique – on songe ici à la passion de générosité de la gouvernante Léontine qui, dans Héraclius,
n'hésite pas à sacrifier son fils pour sauver celui du roi assassiné.
Mais la politique n'est pas seulement l'occasion d'un nœud ou d'un dénouement ; elle est encore
une situation fondamentale de discours, orchestrant la circulation de la parole entre les conseillers et
le prince, entre les plaignants et le roi-juge, entre les conspirateurs et leurs chefs. Elle permet ainsi
l'insertion et l'amplification de discours argumentés, s'illustrant dans les genres délibératif et
judiciaire et alimentant les ressources oratoires du poème tragique.
Par sa puissance dramatique enfin, la politique rend vraisemblable la peinture d'un héros innocent
quoique coupable au regard de l'État : le piège qui l'enserre est généré non par une faute morale,
mais par la situation dans laquelle il se retrouve pris. Ainsi, Nicomède est innocent de toute faute, et
plus encore de tout projet de rébellion, mais il devient dangereux pour le roi en place, du fait de ses
victoires et de son obstination à vouloir s'unir à une princesse étrangère. Quant au roi Prusias, il est
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lui-même « déresponsabilisé » de son intention d'éliminer Nicomède, dans la mesure où il y est
poussé par des raisons politiques : c'est par allégeance à Rome qu'il livre Nicomède aux Romains,
et c'est pour mettre un terme à la révolte menaçante du peuple de Bithynie qu'il projette de le tuer.
Cette peinture du héros innocent, que l'on retrouve d'Héraclius à Suréna, aboutit à promouvoir de
nouveaux effets tragiques, l'admiration l'emportant sur la terreur et la pitié. D'où, en fin de compte, une
redéfinition de la tragédie comme poème visant à faire l'éloge du héros et à susciter l'admiration
pour sa grandeur. Cette appréhension de la tragédie rejoint la définition « minimale » que Corneille a
énoncée dans la préface de Don Sanche d'Aragon en 1650 : pour un héros dont les malheurs ne
visent là aussi qu'à susciter l'admiration, il envisage la qualification de « tragédie », si tant est que l'on
puisse se « contenter de la définition qu'en donne Averroès, qui l'appelle simplement "un art de
louer" ». Constitutive du nœud tragique, la politique conduit à une rhétorique épidictique, laquelle a pu
être tenue pour une définition possible du genre oratoire qu’est devenue la tragédie classique.
III - Une analyse de la mise en scène de Brigitte Jaques par une spécialiste de Corneille en
ligne sur le site de référence consacré à Corneille
Nicomède de Corneille, la vertu admirable de l’œil sec mise en scène Brigitte Jaques, Théâtre de la
Tempête par Catherine Kintzler
Par le titre de cet article et rétablissant l'objet dans toute sa simplicité, je trahis un peu Brigitte Jaques
et ses complices François Regnault et Jacqueline Lichtenstein. Le titre exact du spectacle est Jouer
avec Nicomède de Pierre Corneille. Cet intitulé pourrait faire conclure faussement que Brigitte Jaques
est passée avec armes et bagages dans le camp ennemi, celui des adaptateurs, de ceux qui excusent
les classiques d'avoir écrit ce qu'ils ont écrit et comme ils ont écrit, qui les excusent de ne pas avoir
été baroques, d'avoir trop mis de politique dans leurs pièces... Qu'on se rassure : il n'en est rien. C'est
bien Nicomède qu'on voit, qu'on entend, et sans excuse, en toute aggravation.
Car de quoi Corneille doit-il être excusé – à part d'avoir écrit en vers, ce que les comédiens, instruits
par la diction de F. Regnault, font sonner hautement, clairement et distinctement ? Mais de tout, et
d'abord, pour cette étrange pièce, de ne pas avoir écrit une tragédie : le reproche n'est pas bien
nouveau, il fut brandi par Voltaire après avoir été assumé superbement par Corneille lui-même.
Laissons-lui un moment la parole dans une revendication dont le ton hautain lui est coutumier lorsqu'il
brave l'autorité d'Aristote et d'Horace :
La tendresse et les passions, qui doivent être l'âme des tragédies, n'ont aucune part en celle-ci : la
grandeur du courage y règne seule, et regarde son malheur d'un œil si dédaigneux qu'il n'en saurait
arracher une plainte. Elle y est combattue par la politique, et n'oppose à ses artifices qu'une prudence
généreuse, qui marche à visage découvert, qui prévoit le péril sans s'émouvoir, et qui ne veut point
d'autre appui que celui de sa vertu, et de l'amour qu'elle imprime dans les cœurs de tous les peuples.
[...] Ce héros de ma façon sort un peu des règles du théâtre, en ce qu'il ne cherche point à faire pitié
par l'excès de ses infortunes, mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n'excite
que de l'admiration dans l'âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que
notre art nous ordonne d'y produire par la représentation de leurs malheurs. [...]
Dans l'admiration qu'on a pour sa vertu, je trouve une manière de purger les passions dont n'a point
parlé Aristote, et qui est peut-être plus sûre que celle qu'il prescrit à la tragédie par le moyen de la
pitié et de la crainte. L'amour qu'elle nous donne pour cette vertu que nous admirons nous imprime de
la haine pour le vice contraire. (Corneille, Examen de Nicomède)
Voilà à quoi nous sommes avant tout conviés : à regarder ce héros qui regarde ses propres malheurs
« d'un œil dédaigneux », à considérer avec lui les manœuvres de la puissance mondiale que fut
Rome, à jeter les yeux, juchés sur notre siège comme il l'est sur son courage, sur les bassesses des
moyennes et petites puissances et leurs « artifices politiques » (lesquels se résument à manier la
brosse à reluire et à monnayer quelques habiletés), à prendre la mesure et à porter témoignage que
ce seul regard, dont le nom est celui de la plus primitive des passions, l'admiration – est suffisant. Et à
conclure qu'il devrait partout, toujours, être nécessaire. Nulle participation sympathique ou horrifiée
n'est requise, nulle plainte, nul soupir, nul pleur ne sont ici de saison : nous ne nous identifions pas à
Nicomède (qui d'ailleurs n'aurait que faire de cette compassion), et c'est pour cette raison que nous
sentons la nécessité de nous reconnaître en lui, et déjà par cette condition de spectateur admiratif et
non compassionnel, nous commençons à être dignes de lui. Corneille ne nous rappelle pas ce que
nous sommes : il nous met à l'ordre, et nous enjoint de voir ce que nous ne serons
qu'incomplètement. Ainsi chacun repart dans un état où l'exaltation et la dépression, loin de se
succéder dans une pathologie aliénante, coïncident dans une morale sublime du grand écart.
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Par un dispositif très simple dans son ambivalence, la mise en scène produit cet effet de conjugaison
du plus proche et du plus loin. Perchés sur des gradins qui s'élèvent le long des côtés d'une table de
banquet (tour à tour petit déjeuner, déjeuner, apéritif vespéral troublé par une émeute) autour de
laquelle évoluent les personnages, nous sommes tenus de voir, de tout voir, dans une tension optique
qui ne nous épargne rien et qui pourtant nous tient à distance. C'est justement la distance de cet « œil
sec » que requiert la pièce et que pratique son héros qui tient la clé de l'effet boomerang qu'elle
produit : du plus loin, je la reçois en pleine figure. Jamais la fixité de ma place ne m'avait été aussi
inconfortable et en même temps aussi désirable et satisfaisante au théâtre. Nul besoin de promener le
spectateur ou de lui demander son avis, nul besoin de le divertir en le faisant « participer » puisqu'il
faut au contraire le clouer et le condamner à voir, comme Corneille le voulait, que les grandes vertus
sont aussi effrayantes que les grands crimes et que l'abjection, lorsqu'elle atteint le fond du fond, peut
elle-même être admirable : portée à un tel point, effectivement, on n'y avait pas pensé. L'une des
grandeurs de Nicomède est que lui, contrairement au spectateur, n'en est pas étonné.
Car il ne suffit pas – bien que ce soit déjà beaucoup –, comme on le ferait à la simple lecture (et c'est
un démenti de plus à Aristote) de comprendre que la pièce met en scène un jeune héros en butte à la
haine d'une femme impérieuse, et un imbécile mari prêt à sacrifier le meilleur général de ses armées
aux caprices insensés de son épouse. C'est un tableau de famille dont les copies ne sont pas rares
dans les annales du monde.
Il ne suffit pas de croire reconnaître en Rome telle ou telle puissance mondiale dans ses manœuvres
les plus basses, et en ces petits royaumes qu'elle manipule les satellites dont les révolutions ne sont
que trop prévisibles : là encore c'est un tableau familier dont nous avons des copies gravées à l'eauforte. Il ne suffit pas d'apercevoir, avec le retournement in extremis du prince Attale en faveur de son
frère Nicomède, l'acte qui le libère des griffes de l'amour maternel : ce serait réduire cette grande
œuvre à une comédie domestique, ce qu'elle est parfois.
Il faut aussi, pour sentir que Rome est passée de la conquête au calcul, voir l'onctuosité et l'effronterie
bien élevée de son ambassadeur Flaminius dont le front s'orne d'accroche-cœur. Il faut aussi, pour
comprendre la bassesse de Prusias et l'amertume hautaine de Nicomède, voir comment ce dernier,
exhortant son père à devenir libre, d'un geste doux et sans espoir lui prend des mains le verre de vin
dans lequel sa débile attention est absorbée. Il faut, pour comprendre que l'amour maternel est un
poids terrible qui accable et ligote aussi bien ceux qui en sont l'objet que celles qui l'éprouvent, voir
Arsinoé émettre des soupirs d'impatience et de rage devant l'imbécillité d'un mari qu'elle ne daigne
manipuler que pour satisfaire cette exclusive passion.
Contrairement à une interprétation aristotélicienne, cette vision qui dispose impérieusement le regard
n'est pas un supplément de spectacle ajouté, de même que le verre de vin dont s'empare Nicomède,
la veste qu'endosse et que quitte tour à tour Flaminius, le costume de cavalier que revêt Laodice à
l'acte V, ne sont pas des accessoires. C'est au contraire la nécessité du jeu que le théâtre appelle et
par lequel il s'accomplit : c'est pourquoi il faut, pour bien le voir et voir tout ce qu'il y a à voir, « Jouer
avec Nicomède ».
IV - À lire avec les élèves : un extrait de la pièce :
1) Acte II, scène 3
La vaillance et le patriotisme de Nicomède s'opposent à la lâcheté de son père Prusias et aux insinuations
de Flaminius.
NlCOMÈDE
Seigneur, c'est à vous seul de faire Attale roi.
PRUSIAS
C'est votre intérêt seul que sa demande touche.
NlCOMÈDE
Le vôtre toutefois m'ouvrira seul la bouche.
De quoi se mêle Rome, et d'où prend le sénat,
Vous vivant, vous régnant, ce droit sur votre État ?
Vivez, régnez, seigneur, jusqu'à la sépulture,
Et laissez faire après, ou Rome, ou la nature.
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PRUSIAS
Pour de pareils amis, il faut se faire effort.
NlCOMÈDE
Qui partage vos biens aspire à votre mort,
Et de pareils amis, en bonne politique...
PRUSIAS
Ah ! Ne me brouillez point avec la République,
Portez plus de respect à de tels alliés.
NlCOMÈDE
Je ne puis voir sous eux les rois humiliés,
Et, quel que soit ce fils que Rome vous renvoie,
Seigneur, je lui rendrais son présent avec joie.
S'il est si bien instruit en l'art de commander.
C'est un rare trésor qu'elle devrait garder,
Et conserver chez soi sa chère nourriture,
Ou pour le consulat, ou pour la dictature.
FLAMINIUS
Seigneur, dans ce discours qui nous traite si mal,
Vous voyez un effet des leçons d'Annibal ;
Ce perfide ennemi de la grandeur romaine
N'en a mis en son cœur que mépris et que haine.
NlCOMÈDE
Non, mais il m'a surtout laissé ferme en ce point,
D'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.
On me croit son disciple, et je le tiens à gloire,
Et quand Flaminius attaque sa mémoire,
II doit savoir qu'un jour il me fera raison
D'avoir réduit mon maître au secours du poison,
Et n'oublier jamais qu'autrefois ce grand homme
Commença par son père à triompher de Rome.
Pour suivre, quelques éléments de commentaire proposé sur ce passage :
Nicomède est partagé entre le devoir de piété filiale et son mépris pour la lâcheté de Prusias devant
Rome. Tandis que le premier vers du passage propose un schéma ample et régulier (6/6), le premier
hémistiche du second vers est divisé (3/3/6) puis celui du troisième vers est subdivisé à son tour
(2/2/2/6). Pour mettre en relief la colère de Nicomède, Corneille accélère le rythme et met deux fois
l’accent sur les verbes « vivre » et « régner », au participe présent puis à l’impératif, soulignant ainsi la
détermination de son héros à faire respecter la couronne de son père malgré lui. Nicomède entre
aussi en conflit avec Flaminius qui tire parti de la faiblesse de Prusias. Nicomède feint d’abord
d’ignorer Flaminius (ce qui est une première façon de lui manquer de respect) jusqu’à ce que celui-ci
n’intervienne pour relever l’affront : deux fiertés s’opposent alors. Ce n’est qu’ensuite que Nicomède
s’adresse à lui directement, mais à l’impératif : la répartition du vers sur deux répliques concentre
l’intensité dramatique Dans les deux cas apparaît la veulerie du roi incapable d’incarner la raison
d’état.
Nicomède résiste avec courage non seulement à l’ingérence romaine mais aux manœuvres de sa
marâtre Arsinoé pour faire régner à sa place son propre fils Attale. Cependant, il allie une fermeté
inébranlable et un sens infaillible de la retenue. Sa déférence pour Prusias, que met en relief
l’apposition « seigneur », montre qu’il respecte dans la figure paternelle l’autorité que lui confère son
rang, quand bien même il y verrait aussi un homme d’une grande faiblesse. De même, la coupe du
vers sur l’adverbe de négation « non » souligne sa volonté de corriger les accusations de Flaminius et
son refus de s’engager dans un échange passionnel, comme l’y invite l’ambassadeur. S’il se place
sous la tutelle spirituelle d’Annibal, c’est plus pour affirmer son indépendance et intimider son ennemi,
que pour le menacer : ce qui distingue le héros cornélien, c’est avant tout le sentiment de sa gloire,
c’est-à-dire l’estime de soi : il parle à Flaminius d’égal à égal.
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Sa maîtrise de soi et de son discours s’affirme dans son recours à l’ironie. Il prononce une sentence
railleuse sur l’amitié romaine, dictée par l’intérêt. Le syntagme « pareils amis » fait l’objet d’une
syllepse de sens : dans la bouche de Prusias, il est laudatif, dans celle de Nicomède, il est péjoratif.
De plus, il désigne implicitement Attale, le fils d’Arsinoé comme un suppôt de Rome grâce à la
périphrase « ce fils que Rome vous envoie ».
V - Des photos pour travailler la mise en scène avec les élèves sont disponibles en grand
nombre à l’adresse suivante
http://spectacles.premiere.fr/pariscope/Theatre/Photos-spectacle/Diaporama/Jouer-Avec-Nicomede
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