Poèmes

Transcription

Poèmes
Antoine Vitez
Poèmes
Édition établie et présentée par Patrick Zuzalla
Préface d’Henri Meschonnic
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
NOTE SUR L’ÉDITION
Dans un des entretiens réalisés pour le livre De Chaillot à
Chaillot (1), Antoine Vitez confie : « Adolescent, je n’ai rien écrit. J’ai
commencé beaucoup plus tard, à vingt-huit ans. Puis je me suis
mis à tenir un journal. Dans ce texte perpétuel, certains fragments
ont pris une forme que je n’arrive pas à qualifier autrement que
comme des poèmes. Mais je ne sais pas si ce sont des poèmes. […]
J’aime bien la prose. Mais je n’écris pas que de la prose. Avec une
syntaxe décomposée, recomposée, économique, ce doit probablement être quelque chose qui s’appelle poésie. » (P. 145.) Ces
quelques phrases dénotent le caractère intime, modeste et à la fois
primordial de la poésie d’Antoine Vitez. La composition fragmentaire de cette écriture représente un discret, mais exigeant, laboratoire des formes poétiques et des idées. Parallèlement, cette humilité des fragments en marge de la vie et de l’œuvre de metteur en
scène poursuit le rêve de voir se dessiner en filigrane le commencement, l’architecture d’un grand livre, défi poétique et philosophique : « Au moins j’écrirai (j’achèverai) quelques poèmes qui
n’existaient que sous la forme d’idées. Pour le reste, c’est le Grand
Livre total, qui ne sera jamais fini, peut-être jamais vraiment commencé (2). » Cette double préoccupation sous-tend constamment
l’écriture poétique d’Antoine Vitez.
Ce volume ne se veut pas l’édition de l’œuvre poétique complète d’Antoine Vitez. Il rassemble essentiellement les poèmes
inventoriés par leur auteur et déposés en 1991 à l’Institut Mémoires
(1) Émile Copfermann et Antoine Vitez, De Chaillot à Chaillot, Paris,
Hachette/L’Échappée belle, 1981.
(2) Extrait d’une lettre du 20 août 1983 adressée à Marie Étienne, poétesse
et collaboratrice d’Antoine Vitez au Théâtre des Quartiers d’Ivry et au Théâtre
national de Chaillot (Poésie 95, n° 59, octobre 1995, p. 80).
de l’édition contemporaine par sa famille. Nous y avons joint quatre
textes accompagnés de dessins. N’apparaissent donc pas dans ce
livre les poèmes offerts aux amis dont un double n’aurait pas été
conservé par l’auteur, de même que ceux notés dans les carnets et
les journaux intimes.
Nous avons choisi de faire débuter ce volume par la réédition
des deux livres de poèmes publiés, respectivement, en 1976 et
1981 : La tragédie c’est l’histoire des larmes et l’Essai de solitude.
Antoine Vitez se voulait poète, malgré l’humilité de sa démarche littéraire. Il publiait régulièrement ses textes dans des revues. La redécouverte des deux recueils permettra au lecteur de mesurer l’ambition de son art poétique. Viennent ensuite les autres poèmes, la
plupart inédits, restitués chronologiquement. Les textes non datés
ont été intégrés dans le cours de la présentation chronologique
grâce aux comparaisons entre les différentes variantes, aux déductions générées par l’évolution de l’écriture vitézienne, qui permettent de mieux les situer dans le temps. Nous avons choisi de
reprendre les premières versions de certains textes de La tragédie
c’est l’histoire des larmes ou de l’Essai de solitude, lorsque celles-ci
avaient précédemment paru dans des revues sous une forme sensiblement différente. Les poèmes de cette dernière partie du livre
sont reproduits sans modification majeure, si ce n’est dans la présentation des dates pour laquelle nous reprenons le principe adopté
par Antoine Vitez lors de la parution de l’Essai de solitude, à savoir
ne faire apparaître au bas de chaque texte que l’ultime date de composition. Les titres ou numéros rajoutés par nous, dans un souci de
clarté, sont mentionnés entre crochets.
Dans les archives du fonds Antoine Vitez se trouve une section
intitulée « La Mémoire générale », reflet du projet de grand livre qui
accompagna Antoine Vitez les vingt dernières années de sa vie. Ce
livre aurait proposé une édition des poèmes dans laquelle chaque
texte aurait généré un commentaire, élucidation du poème précédent et poème lui-même. Nous intégrons ces textes, qui demeurent
à l’état d’esquisses, dans le regroupement chronologique, sans
volonté de reconstitution de l’œuvre rêvée par son auteur.
Les annotations placées à la fin des poèmes sont d’Antoine
Vitez. Pour les notes de fin de volume, nous n’avons pas recherché
l’exhaustivité. Il s’agit essentiellement d’éclaircissements biographiques et bibliographiques. Nous signalons, lorsque cela s’avère
utile, les liens qui unissent les textes poétiques aux Écrits sur le
théâtre publiés à ce jour.
Patrick Zuzalla
REMERCIEMENTS
Nous tenons à remercier Nathalie Léger, Chrysa Prokopaki, Léon
Robel, Annette Vautrot, Danièle Sallenave, Guennadi Aïgui, pour
leur aide et leur participation à ce livre. Nous remercions également
Olivier Corpet, Agnès Iskander et toute l’équipe de l’IMEC pour
leur assistance et leur disponibilité.
Les poèmes d’Antoine Vitez
« mon corps est fait du bruit des autres »
Antoine Vitez (1967 relu et copié en 1984)
Il y a une ambition de l’inachevable : être un peu du sens de l’infini.
Disparaît ici la notion de modestie, comme du peu d’apparence. Mais
reste l’humilité, qui est aussi une grande ambition. Celle d’être le journal
d’un sujet. C’est ce que fait, dans ses poèmes, Antoine Vitez. L’écriture du
filigrane, des marges. Ce qu’il dit lui-même dans une lettre, sur « le Grand
Livre total, qui ne sera jamais fini, peut-être jamais vraiment commencé »
(dans une lettre de 1983 à Marie Étienne). Nullement – cette erreur –
l’échec d’un projet non abouti. Parce que la poésie est une prosodie de la
vie, un accompagnement du récit visible, extérieur, par un récitatif de
l’imperceptible, qui ne peut connaître aucun accompli, rien de ce qu’on
appelle ni une réussite, ni même un projet, mais le pur inaccomplissement
perpétué, indéfiniment recommencé.
AntoineVitez le savait : c’est presque ce qu’il dit lui-même dans sa préface à La tragédie c’est l’histoire des larmes, quand il parle de l’écriture
« compagne de la vie ». Ce qui travaille à réduire l’opposition traditionnelle
entre le vers et la prose, par ce trouble du langage nommé poésie. Une expérience aussi trouble que celle du pressentiment. Quand il parle en 1967 d’un
« temps d’avant-guerre ». Écriture du pressentiment, l’écriture comme
pressentiment, la réversibilité des choses : « Et il fait beau et chaud, mais ça
ne prouve rien : nous allons mourir par beau temps. » (31 mai 1968.)
Lue, comme toujours tout ce qu’on lit, à l’envers, après coup, l’écriture de Vitez est une écoute de la mort dans la vie. Une écoute de l’imperceptible, entourée d’accessoires qui sont les symboles de l’indifférence,
les concrétions de cette forme particulière du terrible qu’est l’anodin, le
quelconque : « Un mouchoir. Des objets ménagers. » (16 mars 1971.)
Ce sens du presque rien qui est presque tout, du plus vital caché sous
l’anodin, je crois que c’est du Russe en lui, au sens de certaines choses qui
sont dans la Mouette de Tchekhov, qu’il a traduite, et qui montrent la
neutralisation égalisant ce n’est rien et c’est tout, ce sens de la vie
pitoyable qui n’est pas le tragique, mais un sentiment des choses tel que le
sens de la vie, le sens du langage, le sens de la poésie deviennent un seul
et même sens. Un sens poétique politique : « Je sais, ça ne fait rien. »
(29 septembre 1968.)
C’est tout cela qui fait l’humilité. En prenant au mot ce que dit
humilité : être au ras des choses. Au niveau de la vie.
Le fragmentaire des notations est cette sorte de temps du sujet, de
temps du langage qui tient ensemble alors la pratique du théâtre et la
réflexion sur le théâtre, la pratique du traduire et la réflexion sur le traduire, les interférences entre la vision de l’incompréhensible et la notation
hallucinée du banal.
Il y a l’affinité avec Ritsos comme il y a l’affinité avec Tchekhov. Et
la sonorité Aragon aussi, cette réponse à la provocation des choses par une
contre-provocation du langage : « beauté-banalité » (10 août 1971).
C’est par ce lien aussi que l’écriture, chez Vitez, s’inscrit dans l’écriture de
Racine,Vitez lui-même le dit (19 mars 1973), elle s’y inscrit à travers
Aragon.
Le « nœud rythmique » – Mallarmé dit : « Toute âme est un nœud
rythmique » – est ce qui tient ensemble cette invention de vivre et cette
invention de la tradition qui fait du rythme une expérimentation, une
physique du sens : « Jouvet retrouvant l’asthme de Molière dans la ponctuation de l’École des femmes » (27 juin 1971), dans l’Essai de solitude. Il sait que « le corps et la voix ne font qu’un » (Journal de
Chaillot, n°3, avril 1974, en préface à un poème).
Comme si le théâtre était une parabole de l’écriture du poème, la
recherche à travers les autres de l’intime extérieur, la recherche de ce qu’on
ne sait pas de soi dans la Chronique du Grand Extérieur, vers « notre
pouvoir de divination commune » (11 août 1977).
Et c’est le retour fréquent de ce motif, qui est aussi incompréhensible
que la mort elle-même : « Et pendant toutes ces années ce qui le tient en
vie c’est la certitude rassurante de sa mort » (4-5 décembre 1977), avec
son inversion : « Mort – mais la trace du raisonnement subsiste » (30 août
1978). Le temps comme répétition, comme passé du présent, dans l’Inutilité de la confession (« j’avais alors près de cinquante ans »).
Et de même qu’il tourne et retourne la mort, il tourne tourne
l’amour : « Il m’est arrivé une femme / dont le nom est un secret »
(6 novembre 1965). Mais ce qui le rattrape le plus est la solitude : « la
machine de solitude » (30 août 1978). Machine infernale dont il est le
bourreau et la victime. A la fois une misère physique et une communion :
« Je suis les autres. » (7 septembre 1968.) Sans jamais se perdre comme
centre. Ce que dit une lettre (du 26 décembre 1978) : « J’ai toujours voulu
être seul témoin de moi-même, seul au centre de moi-même, si je puis
dire. » Dans le passage sans arrêt entre le moment poème et le journal de
bord. Écrire, en contrepoint de l’éphémère du théâtre, l’anti-théâtre du
poème (anti-théâtre, parce que le corps est dans le poème, pas le poème
dans les corps), mais lui aussi est une phrase inachevée.
Henri Meschonnic