Joseph Cornell et la littérature surréaliste
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Joseph Cornell et la littérature surréaliste
Joseph Cornell et la littérature surréaliste Mercredis 27 novembre et 11 décembre 2013 Joseph Cornell, Untitled (Tilly Losch), vers 1935 (détail). Collection particulière © The Joseph and Robert Cornell Memorial Foundation / ADAGP, Paris 2013 - Photo © Mark Gulezian, QuickSilver Photographers LLC - Design graphique / FormaBoom Partages littéraires 1 André BRETON Le Manifeste du surréalisme 1924 Pour consulter le texte intégral cliquez ici ou ici André Breton Manifestes du surréalisme Paris, Gallimard, 1985 Nous vivons encore sous le règne de la logique, voilà, bien entendu, à quoi je voulais en venir. Mais les procédés logiques, de nos jours, ne s’appliquent plus qu’à la résolution de problèmes d’intérêt secondaire. Le rationalisme absolu qui reste de mode ne permet de considérer que des faits relevant étroitement de notre expérience. Les fins logiques, par contre, nous échappent. Inutile d’ajouter que l’expérience même s’est vu assigner des limites. Elle tourne dans une cage d’où il est de plus en plus difficile de la faire sortir. Elle s’appuie, elle aussi, sur l’utilité immédiate, et elle est gardée par le bon sens. Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère, à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à l’usage. C’est par le plus grand hasard, en apparence, qu’a été récemment rendue à la lumière une partie du monde intellectuel, et à mon sens de beaucoup la plus importante, dont on affectait de ne plus se soucier. Il faut en rendre grâce aux découvertes de Freud. Sur la foi de ces découvertes, un courant d’opinion se dessine enfin, à la faveur duquel l’explorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, autorisé qu’il sera à ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires. L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d’abord, pour les soumettre ensuite, s’il y a lieu, au contrôle de notre raison. Les analystes eux-mêmes n’ont qu’à y gagner. Mais il importe d’observer qu’aucun moyen n’est désigné a priori pour la conduite de cette entreprise, que jusqu’à nouvel ordre elle peut passer pour être aussi bien du ressort des poètes que des savants et que son succès ne dépend pas des voies plus ou moins capricieuses qui seront suivies. (…) C’est de très mauvaise foi qu’on nous contesterait le droit d’employer le mot SURRÉALISME dans le sens très particulier où nous l’entendons, car il est clair qu’avant nous ce mot n’avait pas fait fortune. Je le définis donc une fois pour toutes : SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac. Ce semblent bien être, jusqu’à présent, les seuls, et il n’y aurait pas à s’y tromper, n’était le cas passionnant d’Isidore Ducasse, sur lequel je manque de données. Et certes, à ne considérer que superficiellement leurs résultats, bon 2 nombre de poètes pourraient passer pour surréalistes, à commencer par Dante et, dans ses meilleurs jours, Shakespeare. Au cours des différentes tentatives de réduction auxquelles je me suis livré de ce qu’on appelle, par abus de confiance, le génie, je n ’ai rien trouvé qui se puisse attribuer finalement à un autre processus que celui-là. Les NUITS d’Young sont surréalistes d’un bout à l’autre ; c’est malheureusement un prêtre qui parle, un mauvais prêtre, sans doute, mais un prêtre. Swift est surréaliste dans la méchanceté. Sade est surréaliste dans le sadisme. Chateaubriand est surréaliste dans l’exotisme. Constant est surréaliste en politique. Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête. Desbordes-Valmore est surréaliste en amour. Bertrand est surréaliste dans le passé. Rabbe est surréaliste dans la mort. Poe est surréaliste dans l’aventure. Baudelaire est surréaliste dans la morale. Rimbaud est surréaliste dans la pratique de la vie et ailleurs. Mallarmé est surréaliste dans la confidence. Jarry est surréaliste dans l’absinthe. Nouveau est surréaliste dans le baiser. Saint-Pol-Roux est surréaliste dans le symbole. Fargue est surréaliste dans l’atmosphère. Vaché est surréaliste en moi. Reverdy est surréaliste chez lui. Saint-John Perse est surréaliste à distance. Roussel est surréaliste dans l’anecdote. Etc. André BRETON Philippe SOUPAULT Les Champs magnétiques 1919 Pour consulter le texte intégral cliquez ici André Breton, Philippe Soupault Les Champs magnétiques Paris, Gallimard, 1967 Petits sifflets; je t’ai bien aimée aussi, banlieue avec tes pavillons de chagrins, ton désolant jardinage. Lotissement des terrains j’ai votre plan dans de petites agences désertes. Le droit de pèche est compris. Voyage aller et retour en troisième s’effectuant au rappel de la leçon du lendemain ou des grands pièges bleus de la journée. Je me défie toujours un peu des gares rayonnantes et même des salles d’attente tempérées, du poinçonnage énigmatique des billets. Mais je tends une main charmante au moment de monter dans l’odeur de chevrefeuille. D’affreuses couronnes de pâquerettes me rappellent les petites filles le jour de la première communion; je descends un escalier monumental avec des livres de prix. Je ne revois de l’école que certaines collections de cahiers. La science pittoresque avec ce chiffonnier si rare, les grandes Villes du Monde (j’aimais Paris). J’ai craint les parloirs et l’entrée de l’homme qui vient relever les absences. Les récréations pour jouer à la balle au chasseur sont trop loin. C’est à la manière de réciter la Jeune Captive que je choisis mon premier ami. Nous broyons des pastilles de menthe douces comme les premières lâchetés. La cour est réunie aux impératifs catégoriques du maître d’études. Les pupitres naviguent trois mâts sur le zéro de conduite avec l’étonnante poussière des vasistas qu’on trouvera moyen de fermer. Je fais ce que je peux pour que mes parents aient du monde le soir. J’admire beaucoup la canne de ce monsieur; ce sont les premières nouvelles que j’ai reçues d’Ethiopie. Son neveu s’offrait à m’envoyer des tortues de là-bas : c’es t. je crois bien, la plus belle promesse qu’on m’ait faite, et j’attends aussi toujours ces fleurs de Nice, gravure d’un calendrier. Voici que les prières se replient ; je commence à croire il des robes plus bleues devant le lit aux dessus de dentelle, ouvrage de ma mère. On se prend à espérer d’autres proportions que celles des tableaux souverainement tristes des conversations des parents. Je crois avoir été très bien élevé. A un âge plus heureux, on ne m’aurait pas fait entrer pour un boulet de canon dans une chambre à coucher d’amis où, je ne sais trop pourquoi, l’on assistait aux derniers moments du général Hoche. Son chapeau à plumes devait lui recouvrir entièrement le visage, et je sais très bien qu’il ne faisait plus clair. On m’a laissé quelques jours dans ce logement misérable où pas un siège ne tenait d’aplomb. C’est beaucoup plus tard que m’est venu le courage de résister aux entreprises des portes. Je descendrais maintenant seul à la cave, si je ne sais toujours pas conserver l’équilibre sur les marais salants de certains bruits de clés. Le blanchissement nocturne des herbes a de quoi surprendre ceux même qui ont l’habitude de dormir à la belle étoile. 3 Max ERNST Textes choisis Quelle sont les occupations quotidiennes d’un peintre ? Première chose : le matin, il perce un trou dans la croûte céleste qui donne sur le néant. Après, il égorge un sapin et manque sa carrière. Il inspecte son dada, il attelle le chevalet à son dada. Il descend sous la croûte terrestre et il est de bonne humeur. Il peint une serrure sur le mur et à travers le trou, découvre les faibles flammes de la lumière. Il fait voler les faibles plumes de la lumière. Il salue quelques dieux obscurs et la nymphe Echo. Une empreinte de pied à côté d’un tombeau ouvert lui indique que la journée sera belle, que la colline sera inspirée et que les hommes n’en sauront rien. Il suffisait alors d’ajouter sur ces pages de catalogue, en peignant ou en dessinant, et pour cela en ne faisant que reproduire docilement ce qui se voyait en moi, une couleur, un crayonnage, un paysage étranger aux objets représentés, le désert, un ciel, une coupe géologique, un plancher. Une seule ligne droite signifiant l’horizon pour obtenir une image fidèle et fixe de mon hallucination ; pour transformer en drames révélant mes plus secrets désirs, ce qui auparavant n’était que de banales pages de publicité. In : Textes choisis, Max Ernst, Préface de Werner Spies. Basel : Beyeler, Paris : diffusion Weber, 1975 Qu’est-ce que le collage ? Un jour de l’an 1919, me trouvant par un temps de pluie dans une ville au bord du Rhin, je fus frappé par l’obsession qu’exerçaient sur mon regard irrité les pages d’un catalogue illustré où figuraient des objets pour la démonstration anthropologique, microscopique, psychologique, minéralogique et paléontologique. J’y trouvais réunis des éléments de figuration tellement distants que l’absurdité même de cet assemblage provoqua en moi une intensification subite des facultés visionnaires et fit naître une succession hallucinante d’images contradictoires, images doubles, triples et multiples, se superposant les unes aux autres avec la persistance et la rapidité qui sont le propre des souvenirs amoureux et des visions de demi-sommeil. Ces images appelaient elles-mêmes des plans nouveaux. pour leurs rencontres dans un inconnu nouveau (le plan de non convenance). 4 Max Ernst La mer de jubilation 1929 Collage original pour La femme 100 têtes Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle © ADAGP , Paris, 2014 © Centre Pompidou, MNA M-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacques Faujour louis ARAGON La peinture au défi 1930 Louis Aragon La Peinture au défi mars 1930 Préface du catalogue de l’exposition de collages, Paris, Galerie Goemans On peut imaginer le temps où les problèmes de la peinture, et par exemple ceux qui ont fait le succès du cézannisme, sembleront aussi étranges, aussi anciens que les tourments prosodiques des poètes peuvent dès maintenant paraître. On peut imaginer le temps où les peintres qui ne broyent déjà plus eux-mêmes leurs couleurs trouveront enfantin et indigne d’eux d’étaler eux-mêmes la peinture, et ne reconnaîtront plus à cette touche personnelle qui fait aujourd’hui encore la valeur de leurs tableaux que l’intérêt documentaire du manuscrit, de l’autographe. On peut imaginer le temps où les peintres ne feront même plus étaler par d’autres la couleur, ne dessineront même plus. Le collage nous donne un avant-goût de ce temps-là. Il est certain que l’écriture va vers le même but lointain. Cela ne souffre pas la discussion. (…) Il ne manquera pas de monomanes, peintres ou esthètes, pour me prêter je ne sais quels noirs desseins contre la peinture et les peintres. Ils m’auront bien mal compris. Outre que je ne saurais être responsable de l’évolution d’un art, qu’on chercherait vainement à fausser, qui ne voit que, tel que je crois pouvoir poser le problème, ces considérations tendent à ouvrir aux peintres une destinée autrement haute que cette petite carrière d’amuseurs où la routine, et les marchands, cherchent à les confiner ? Il est sûr que le jeu de la société dans laquelle nous vivons amène progressivement les peintres à cet étage de servage, de prostitution, où furent réduits à Venise les artistes du XVIe siècle. Aujourd’hui les mécènes ne font plus guère faire leurs portraits, ni retracer leurs exploits guerriers dans des compositions kilométriques, mais ils font marcher de pair leur ameublement et les tableaux dont ils égaient leurs murs. Le style du café du Dôme ou des appartements bourgeois ne peut plus avoir d’autre complément que Brancusi ou Miro. Cela est étrange, injuste, mais impossible à nier. La peinture tourne au confortable, flatte l’homme de goût qui l’a payée. Elle est luxueuse. Le tableau est un bijou. Or voici qu’il est possible aux peintres de s’affranchir de cette domestication par l’argent. Le collage est pauvre. Longtemps encore on en niera la valeur. Il passe pour reproductible à plaisir. Chacun croit pouvoir en faire autant. Et si les peintres sont capables par une volonté continue de perpétuer, d’aggraver ce discrédit, ils arriveront peut-être à faire que ce qui se dit ainsi par bêtise devienne l’expression de la réalité, et que leurs œuvres ne vaillent plus rien, absolument plus rien pour les gens qui se croyaient le droit de parer leurs murs avec la pensée humaine, avec la pensée vivante, renouvelant ces décorations d’esclaves qu’on ne voit plus guère de nos jours qu’aux Folies-Bergère pour représenter un souper chez la Païva. (…) L’exposition des collages de Max Ernst à Paris en 1920 est peut-être la première manifestation qui permit d’apercevoir les ressources et les mille moyens d’un art entièrement nouveau, dans cette ville où Picasso n’a jamais pu exposer les constructions en fil de fer, carton, bouts d’étoffe, etc., qu’il a toujours fabriquées sans intéresser personne, poursuivant d’une façon qui vaudrait l’examen, l’idée qui a sa première expression dans le papier collé. Il faudrait pouvoir faire l’inventaire des procédés employés alors par Max Ernst pour comprendre où en était alors la question du collage. Ernst employait : l’élément photographique collé dans un dessin ou une peinture; l’élément dessiné ou peint surajouté à 5 une photographie; l’image découpée et incorporée à un tableau ou à une autre image ; la photographie pure et simple d’un arrangement d’objets rendu incompréhensible par la photographie. Cela ne suffit pas à caractériser ces collages : il faut encore tenir compte du fait que les éléments empruntés servaient de façons diverses, suivant qu’ils étaient pris pour représenter ce qu’ils avaient déjà représenté, ou bien pour, par une sorte de métaphore absolument nouvelle, représenter quelque chose d’absolument différent. In : Louis Aragon, Ecrits sur l’art moderne. Paris, Flammarion, 1981. pp. 27-47 robert DESNOS La Femme 100 têtes Robert Desnos Écrits sur les peintres Paris, Flammarion, 1984, réed. 2011 Le poète est un loup pour la poésie. Il la combat, la vainc et la déchire à belles dents et à longues griffes. Il s’en nourrit. Semblable à la lutte éternelle, au combat sans merci des amants, une passion forte comme la haine et la mort unit et oppose à la fois le poète et son idéale maîtresse. Sans ce goût du meurtre et du sang, pas d’œuvre valable dans ce domaine. C’est ce goût du meurtre, cette saveur de sang qui caractérise l’œuvre de Max Ernst et, en particulier, La Femme 100 têtes qui est en quelque sorte la somme de ses recherches. Pour le poète il n’y a pas d’hallucinations. Il y a le réel. Et c’est bien au spectacle d’une réalité plus étendue que celle communément reconnue telle que nous convie l’inventeur des collages. C’est un nouveau domaine acquis par l’imagination au souvenir, une colonie conquise à la liberté du rêve au profit de l’impérialisme du « Déjà vu ». Car cela qui nous est montré aujourd’hui est un panorama suffisamment grand de tout un inconnu de cauchemars et de visions pour que désormais nous puissions identifier les autres vues qui pourraient nous être soumises, pour que nous puissions dire : cela fait partie du pays de La Femme 100 têtes où Max Ernst pénétra le premier, c’est situé à telle distance du point de chute des titans, à l’ombre de l’escalier qui vit la fuite de l’Éternel, non loin de la grotte étrange où s’ébattent des souris insolites, dans le territoire d’apanage des tremblements de terre et des envols flexibles de ballons, à michemin entre le réveil et le crépuscule, au pays des songes, des luxures, des horreurs ténébreuses et des aurores artificielles. Tout au long de ce récit de voyage, de ce journal d’exploration surgit l’image indécise qui hante nos cervelles au moment précis où cessant, pour si peu de temps, d’être un homme, nous pénétrons par la grâce érotique des sens dans un univers de délire, de gémissements et de baisers. Il s’agit à vrai dire de la connaissance acquise d’un nouvel olympe. (Et l’on peut bien employer ce mot désormais puisqu’il est dépouillé de toute signification religieuse). Les dieux privés de prérogatives injustes et arbitraires sont des êtres à vrai dire pas très humains (mais le sommesnous davantage ?) avec lesquels il y a parfaitement moyen de s’entendre et de lutter. Et soumis au destin même de tout poète Max Ernst arrache ainsi un lambeau au merveilleux et le restitue à la robe déchirée du réel. « Et rien désormais ne sera plus commun qu’un Titan au restaurant... » 6 ISIDORE DUCASSE comte de LAUTREAMONT Les Chants de Maldoror 1869 Pour consulter le texte intégral cliquez ici Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont Les chants de Maldoror Paris, Gallimard, 2000 Les magasins de la rue Vivienne étalent leurs richesses aux yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs de gaz, les coffrets d’acajou et les montres en or répandent à travers les vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures ont sonné à l’horloge de la Bourse : ce n’est pas tard ! À peine le dernier coup de marteau s’est-il fait entendre, que la rue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue ses fondements depuis la place Royale jusqu’au boulevard Montmartre. Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leurs maisons. Une femme s’évanouit et tombe sur l’asphalte. Personne ne la relève : il tarde à chacun de s’éloigner de ce parage. Les volets se referment avec impétuosité, et les habitants s’enfoncent dans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélé sa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la ville se prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, la rue Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte de pétrification. Comme un cœur qui cesse d’aimer, elle a vu sa vie éteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du phénomène se répand dans les autres couches de la population, et un silence morne plane sur l’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Que sontelles devenues, les vendeuses d’amour ? Rien… la solitude et l’obscurité ! Une chouette, volant dans une direction rectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de la Madeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, en s’écriant : « Un malheur se prépare. » Or, dans cet endroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère) vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rue Colbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formé par le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sa silhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais, si l’on s’approche davantage, de manière à ne pas amener sur soi-même l’attention de ce passant, on s’aperçoit, avec un agréable étonnement, qu’il est jeune ! De loin on l’aurait pris en effet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quand il s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une figure sérieuse. Je me connais à lire l’âge dans les lignes physiognomoniques du front : il a seize ans et quatre mois ! Il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! 7 Marcel DUCHAMP Discours au Musée d’art moderne de New York 1961 À propos des « Ready-mades » Marcel Duchamp Duchamp du signe Paris, Flammarion, 1994, réed. 2013 « En 1913 j’eus l’heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner. Quelques mois plus tard j’ai acheté une reproduction bon marché d’un paysage de soir d’hiver, que j’appelai « Pharmacie » après y avoir ajouté deux petites touches, l’une rouge et l’autre jaune, sur l’horizon. À New York en 1915 j’achetai dans une quincaillerie une pelle à neige sur laquelle j’écrivis « En prévision du bras cassé » (In advance of the broken arm). C’est vers cette époque que le mot « ready-made » me vint à l’esprit pour désigner cette forme de manifestation. Il est un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût… en fait une anesthésie complète. Une caractéristique importante : la courte phrase qu’à l’occasion j’inscrivais sur le ready-made. Cette phrase, au lieu de décrire l’objet comme l’aurait fait un titre, était destinée à emporter l’esprit du spectateur vers d’autres régions plus verbales. Quelques fois j’ajoutais un détail graphique de présentation : j’appelais cela pour satisfaire mon penchant pour les allitérations, « un ready-made aidé » (ready-made aided). Une autre fois, voulant souligner l’antinomie fondamentale qui existe entre l’art et les ready-mades, j’imaginais un « ready-made réciproque » (reciprocal ready-made) : se servir d’un Rembrandt comme table à repasser ! Très tôt je me rendis compte du danger qu’il pouvait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d’expression et je décidai de limiter la production des ready-mades à un petit nombre chaque année. Je m’avisai à cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l’artiste, l’art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes ready-mades contre une contamination de ce genre. Un autre aspect du ready-made est qu’il n’a rien d’unique… La réplique d’un readymade transmet le même message ; en fait presque tous les ready-mades existant aujourd’hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme. Une dernière remarque pour conclure ce discours d’égomaniaque : Comme les tubes de peintures utilisés par l’artiste sont des produits manufacturés et tout faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des readymades aidés et des travaux d’assemblage. » In : Marcel Duchamp, Duchamp du signe Paris, Flammarion, 1994, réed. 2013 8 Robert DESNOS Rrose Sélavy 1922 Pour consulter le texte intégral cliquez ici Man Ray Marcel Duchamp en Rrose Sélavy 1921 Tirage argentique d’époque, Collection particulière, Courtoisie galerie 19002000, Paris. Épitaphe : Devise de Rrose Sélavy 14. Ne tourmentez plus Rrose Sélavy, car mon génie est énigme. Caron ne le déchiffre pas. 15. Perdue sur la mer sans fin, Rrose Sélavy mangera-t-elle du fer après avoir mangé ses mains ? 16. Aragon recueille in extremis l’âme d’Aramis sur un lit d’estragon. 17. André Breton ne s’habille pas en mage pour combattre l’image de l’hydre du tonnerre qui brame sur un mode amer. 18. Francis Picabia l’ami des castors Fut trop franc d’être un jour picador A Cassis en ses habits d’or. 19. Rrose Sélavy voudrait bien savoir si l’amour, cette colle à mouches, rend plus dures les molles couches. 20. Pourquoi votre incarnat est-il devenu si terne, petite fille, dans cet internat où votre œil se cerna ? 21. Au virage de la course au rivage, voici le secours de Rrose Sélavy. 22. Rrose Sélavy peut revêtir la bure du bagne, elle a une monture qui franchit les montagnes. 53. Plus que poli pour être honnête Plus que poète pour être honni. 54. Oubliez les paraboles absurdes pour écouter de Rrose Sélavy les sourdes paroles. Épiphanie : 69. De cirrhose du foie meurt la foi du désir de Rrose. In : Littérature, n°7, p. 14-22, 1922 Repris en 1930 dans le recueil Corps et biens Martyre de saint Sébastien 45. Mieux que ses seins, ses bas se tiennent. 9 © MAN RAY TRUST / ADAGP, Paris 2014 ; © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2014.