CLAREN», «CLARINI»
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CLAREN», «CLARINI»
Gilles Thomé LES «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» DANS LES ŒUVRES DE VIVALDI INTERPRÉTATION AVEC INSTRUMENTS D’ÉPOQUE La musique du XVIIIème siècle interprétée avec des instruments d’époque ou des copies de belle facture jouit aujourd’hui d’un succès incontestable dû tout simplement au fait qu’elle est plus facile à interpréter avec instruments d’époque que sur équivalents modernes. Le style et la compréhension du discours musical sont ainsi plus clairs et évidents. Le recours à ces instruments d’origine et à l’usage correct de leurs techniques de jeu font que les voix médianes ressortent nettement sans pour autant brouiller la ligne mélodique principale; le plan rythmique, les subtiles différences d’articulation se dégagent avec une précision supérieure à celle des instruments modernes. Mais la clarinette subit aujourd’hui les effets de sa naissance tardive. En effet, lorsque cet instrument voit le jour vers 1700 dans l’atelier de Johann Christoph Denner à Nuremberg, les flûtes, hautbois, bassons sont des instruments excellemment équilibrés à côté de la toute nouvelle clarinette à deux clés alors d’une justesse très «délicate», surtout dans le registre grave, avec des différences considérables de puissance et de timbre. De plus, elle est emputée d’une note indispensable en plein milieu de sa tessiture! Il en résulte que les compositeurs la considéreront comme étant «bornée» et rechigneront à l’utiliser couramment jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, avant que Mozart ne lui donne ses plus belles pages. Aujourd’hui, les conséquences de cette difficile apparition sont un décalage inévitable entre la somme de travail de recherche, la quantité d’instruments demandés pour couvrir professionnellement le XVIIIème siècle et la rentabilité. Actuellement, l’étude de la clarinette dans tout conservatoire et école de musique est axée entre autres sur la technique pure et l’homogénéïté du registre grave au registre suraigu. Il est encore reconnu une différence de sonorité entre les registres grave appelé «chalumeau», médium appelé «clairon», aigu et suraigu; les compositeurs de notre siècle comprennent et utilisent ces qualités à merveille. De la même façon, un compositeur doué comme Vivaldi sait tirer partie des sonorités fortes, brillantes aussi bien que des sons sourds et «bouchés» de certains doigtés de fourche par exemple; il choisit les tonalités et tailles d’instruments aussi bien pour les qualités particulières de leur sonorité Gilles Thomé, 35 Rue Denis Papin, 93500 Pantin, Francia. e-mail: [email protected] – 381 – – 1 di 13 – GILLES THOMÉ que pour les besoins de composition et d’harmonie. Nous retrouvons par ailleurs les mêmes différences de timbre et de justesse chez les autres instruments à vent en bois de même époque. La sonorité, les doigtés d’une clarinette à deux clés sont bien sûr totalement différents des instruments systèmes Bœhm et Œhler actuels. AVANT L’INVENTION DE LA CLARINETTE: VIVALDI ET LE CHALUMEAU.«SALMOÈ» ET «SALMÒ» Si la plupart des concertos de Vivaldi (plus de deux cent trente) furent écrits pour le violon dont il jouait lui-même, le compositeur ne négligea pas pour autant toutes sortes d’instruments nouveaux qui venaient de faire leur apparition sur la scène musicale italienne et dont certains d’entre eux n’eurent qu’une existence éphémère comme le chalumeau. En fait, Vivaldi composa pour tous les instruments que fabriquait Johann Christoph Denner (Nuremberg 16551707), inventeur de la clarinette mais également célèbre fabriquant de flûtes à bec et traversières, chalumeaux, clarinettes, hautbois, bassons; le facteur jouissait en son temps d’une très grande réputation dans bien des pays et probablement en Italie. Pour Colin Lawson,1 «Le «salmoè» (ou «salmò») qui, malgré l’énorme production de Vivaldi, n’apparaît en tout et pour tout que dans cinq de ses œuvres, correspond approximativement au chalumeau [...]. Comme le terme même de chalumeau, l’italien «salmoè» est une des nombreuses variantes tirées du grec kalamos. La toute dernière forme dérivée que l’on trouve dans le Gabinetto Armonico de Bonanni, «scialumó» constitue de fait une adaptation directe du mot français. Selon Michael Talbot, la transformation de «Cialumo» en «salmò» tient au fait que l’instrument est apparu à Venise via l’Allemagne ou l’Autriche. Parmi d’autres instruments rares venus du nord et qui étaient joués à l’Ospedale della Pietà, on relève également la viole d’amour, la viole à l’anglaise [...] et tout particulièrement la clarinette. Talbot note que le remplacement du «s» par un «š» au début d’un mot est tout à fait courant dans les dialectes lombard et vénitien; la modification ou la suppression de la deuxième syllabe de «chalumeau» en langue allemande ou autrichienne (par élision) est un phénomène fréquent. Il est sans doute utile de rappeler que le terme apparenté «schalmey» apparaît en tête des définitions de Walter et Majer. Le terme «salmò» n’apparaît en revanche que dans une partition non autographe, Vivaldi ayant une préférence marquée pour sa variante «salmoè», peut-être par analogie avec «oboè». D’ailleurs cette forme est inconnue en dehors des oeuvres concernées. En règle générale, tous ceux qui ont écrit à propos du chalumeau se sont contentés de déclarer équivalents le «salmoè» et le «chalumeau [...]». COLIN LAWSON, The Chalumeau in Eighteenth-Century Music , Ann Arbor, MI, UMI Research Press, 1981. 1 – 382 – – 2 di 13 – LES «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» DANS LES ŒUVRES DE VIVALDI À la naissance de Vivaldi, la clarinette n’existait pas, l’instrument se rapprochant le plus étant le chalumeau dont le bec avec anche simple était la plupart du temps enfermé dans une capsule comme le cromorne, hautbois de poictou, courtaud… Vers la fin du XVIIème siècle, Johann Christoph Denner supprime cette boîte de résonnance et remplace ce système par un bec sur lequel l’anche se trouve fixée au moyen d’une ligature en fil. Le bec est placé directement dans la bouche, peut-être déjà l’anche en dessous au contact de la lèvre inférieure: en effet, la largeur des deux clés du seul chalumeau de ce facteur (Stadtmuseum à Munich, Mu 136) permet leur renversement et le jeu avec anche en dessus ou en dessous. La main placée en haut de l’instrument pouvant être la gauche ou la droite car le pied ou le pavillon peut se tourner comme sur les flûtes à bec ou hautbois. Le chalumeau de Denner ressemble alors à une flûte à bec alto en trois parties (bec long, corps, pied) avec bien entendu une perce cylindrique. Vivaldi utilise donc le chalumeau dans cinq de ses œuvres toutes composées pour les jeunes filles de l’Ospedale della Pietà de Venise: - «suonata a viol°., Oboe et Org°. et anco se piace il Salmoè» (Venise, Ospedale della Pietà, circa 1710), RV 779. La Signora Candida jouait le «salmoè». - Juditha triumphans, oratorio en latin. (Composé et donné pour la première fois à l’Ospedale della Pietà de Venise en 1716). - «Concto Con molti Istromti» pour deux flûtes à bec, hautbois, chalumeau, deux trompettes, violon, deux «Viole Inglese», deux violoncelles et orchestre (Venise, Ospedale della Pietà, circa 1719), RV 555. - «Concto: Funebre / Con Hautbois sordini, e Salmoè / e Viole all’ Inglese / Tutti li Violini, e Violette Sordini / Non però il Violo: Principale / Del Vivaldi» (Venise [Ospedale della Pietà?], circa 1720), RV 579. - «Concerto / con / Due Flauti / Due Tiorbe / Due Mandolini / Due Salmò / Due Violini in Tromba Marina / et un Violoncello». Joué à l’Ospedale della Pietà de Venise en 1740, RV 558. Les trois concertos demandent un (ou deux pour le RV 558) chalumeau ténor en fa lisant en clé de fa 4ème ligne. En actionnant la clé de dessus, il est d’usage aujourd’hui d’obtenir: - un «la» avec les chalumeaux soprano, ténor et basson de chalumeau (cette clé de dessus sera nommée par la suite «clé de la» pour toutes les clarinettes munies d’au moins trois clés, de 1730 à aujourd’hui). - un «mi» avec les chalumeaux alto et basse. En actionnant la clé de dessous, il est d’usage aujourd’hui d’obtenir: - un «si bémol» avec les chalumeaux soprano et ténor. - un «fa» avec les chalumeaux alto et basse. - un «sol#» avec le basson de chalumeau. – 383 – – 3 di 13 – GILLES THOMÉ En actionnant les deux clés, il est d’usage aujourd’hui d’obtenir: - un «si bécarre» avec les chalumeaux soprano et ténor. - un «fa#» avec les chalumeaux alto et basse. - un «sol#» avec le basson de chalumeau. Table 1. Tessitures des chalumeaux et des clarinettes vers 1720 LES ŒUVRES DE VIVALDI AVEC CLARINETTES: «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» Comme tous les grands compositeurs, Vivaldi connaissait parfaitement les instruments qu’il utilisait et était à l’affût de toutes nouvelles sonorités ou instruments; aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait composé pour l’éphémère – 384 – – 4 di 13 – LES «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» DANS LES ŒUVRES DE VIVALDI chalumeau et la toute nouvelle clarinette. Il vient tout juste de dépasser la vingtaine d’années lorsque naît la clarinette. La preuve de sa parfaite connaissance des instruments se retrouve dans ses compositions; ainsi ses manuscrits prouvent qu’il s’adresse au tout premier modèle de clarinette, c’est-à-dire, à notre connaissance, la clarinette à deux clés et non trois clés comme pouvait en fabriquer Johann Christoph Denner 2 à qui l’on attribue l’invention de cet instrument. Vivaldi s’adresse donc aux clarinettes dans les œuvres suivantes: 1) Les «Claren»: - RV 644: Juditha triumphans. Le chœur n° 19 «Plena nectare» avec deux Claren (deux clarinettes solo à l’unisson): Venise, 1716. - RV 556: «Concto: P la Solennità di S. Lorzo» pour deux flûtes à bec, deux hautbois, deux clarinettes, basson, deux violons et orchestre. Rome, circa 1723 / 1724. Largo/Allegro Molto, Largo e cantabile, (Allegro). 2) Les «Clarini»: - mouvement lent du concerto RV 556: «Concto: P la Solennità di S. Lorzo» pour deux flûtes à bec, deux hautbois, deux clarinettes, basson, deux violons et orchestre. Rome, circa 1723 / 1724. 3) Les «Clarinet»: - RV 560: «Concto: con 2 Hautbois 2 Clarinet, e Istromti Del Vivaldi». Rome, circa 1723 / 1724. Larghetto/Allegro, Largo (sans les 2 Clarinet), (Allegro?). - RV 559: «Concto: con due Clarinet 2 Hautbois e Istromti Del Vivaldi». Rome, circa 1723 / 1724. Larghetto/(Allegro?), Largo (2 clarinet et 2 Hautbois), Allegro. Pour appuyer l’hypothèse que les «Claren», «Clarini» et «Clarinet» sont bien des clarinettes, nous devons commencer par les concertos RV 559 et RV 560 qui font appel aux «Clarinet», poursuivre avec le RV 556 pour aborder ensuite Juditha triumphans. LES CONCERTOS Le compositeur évite d’une part systématiquement le si3 (milieu de portée) obtenu par la suite uniquement par le rallongement du tube de la clarinette vers le bas et la troisième clé. En voici quelques exemples: 1) avec les «Clarinet» - RV 560, premier mouvement, mesures 4, 7-8, - RV 559, premier mouvement, mesures 3, 11, 21, 30, 72-73-74; troisième mouvement: 131, 209, 240-241, 262; T. ERIC HOEPRICH, A Three-Key Clarinet by J. C. Denner, «The Galpin Society Journal», 24 , 1981, pp. 21-32. 2 – 385 – – 5 di 13 – GILLES THOMÉ 2) avec les «Claren» - RV 556, premier mouvement, mesures 1, 34, 51, 139, 142; 3) avec les «Clarini» - RV 556, mouvement lent, pas de si3. Or, le seul instrument à vent vers 1700-1720 à être privé du si3 en plein milieu de sa tessiture est la clarinette à deux clés. Curieusement, le compositeur évite également et systématiquement le «la3» (milieu de portée) qui peut pourtant s’obtenir facilement avec la clé de dessus (clé de la!) sur les instruments type Denner. 1) avec les «Clarinet» - RV 560, premier mouvement, mesures 4, - RV 559, premier mouvement, mesures 10; 2) avec les «Claren» - RV 556, premier mouvement mesure 1, troisième mouvement, mesures 175, 179; 3) avec les «Clarini» - RV 556, mouvement lent, pas de la3. Aucun si bémol3 milieu de portée (ne pouvant s’obtenir qu’en actionnant les deux clés de douzième et de la) ne se trouve dans aucun des concertos, pas même dans le deuxième mouvement en sol mineur du RV 556 avec les «Clarini»! Les 4 seuls sol#3 (milieu de portée), note obtenue par un doigté utilisant la clé de dessous, ne sont demandés que dans le troisième mouvement du concerto RV 556, mesures 125, 127, 129, 131. Faut-il en conclure que les clarinettes qu’entendait Vivaldi n’avaient qu’une clé de douzième? Certainement pas. J’ai obtenu l’autorisation de mesurer et jouer brièvement quelques notes sur des clarinettes originales à deux clés: - Berlin n° 223, Jacob Denner, ut, 2 clés, - Bruxelles n° 912, Jacob Denner, ut, 2 clés, A 415, - Bruxelles n° 2561, Thomas Coenraet Boekhout, ut, 2 clés, A 415. Par exemple, la clé de «la» sur l’instrument de Berlin, «équilibré» très aproximativement aux alentours de A 444, donne un si naturel vers 436 ou un si bémol vers 444 en relâchant énormément l’embouchure. Les deux clés ouvertes (doigté pouvant donner le si naturel sur le chalumeau de Denner et le si bémol sur la quasi totalité des clarinettes) permettent l’obtention d’un si naturel à 444 en relachant l’embouchure autant qu’il est possible, ou un do à 442 en pinçant l’embouchure de toutes ses forces! Quant à l’instrument de Bruxelles, le registre grave se situe vers A 439 et les douzième vers A 415. Le la est possible avec sa clé à 439 et les deux clés ouvertes – 386 – – 6 di 13 – LES «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» DANS LES ŒUVRES DE VIVALDI donnent un si bémol à 438. Selon Eric Hoeprich, l’instrument aurait été «retravaillé» au siècle dernier pour l’adapter à un autre diapason, donc en partie détruit.3 Est-ce l’instabilité d’accord de la note obtenue par la clé de dessus (aujourd’hui clé de la) qui décourageait les clarinettistes romains et Vivaldi à utiliser et le «la» et le «si» naturel? Pourquoi pas! Donc, même si tous les premiers modèles de clarinette conservés dans les musées possèdent deux clés, une clarinette à une seule clé (de douzième) convient pour jouer les concertos de Vivaldi. JUDITHA TRIUMPHANS, RV 644 En 1716, à l’âge de 37 ans, Vivaldi compose son oratorio Juditha triumphans devicta Holofernis barbarie, véritable opéra sacré si l’on en juge par les indications de mise en scène figurant sur le manuscrit autogragraphe4,5 conservé dans la collection Foà à la Bibliothèque Nationale de Turin;6 c’est un oratorio en latin qui consiste en une allégorie de la montée en puissance des Veniciens face aux Turcs à Petervaradino et Passarowitz. Destiné aux pensionnaires de l’Ospedale della Pietà, cette œuvre est une véritable palette de couleurs instrumentales qui prouve une fois de plus de la pléthore d’instruments dont jouaient les musiciennes de cette institution. Les noms des filles qui chantèrent Juditha à la création en automne 1716 – Silvia, Pasca, Barbara, Giulia – sont imprimés avec ceux des principaux personnages du livret original écrit par Giacomo Cassetti et conservé aujourd’hui à l’Académie Sainte Cécile de Rome. Cette instrumentation très soignée de Juditha triumphans, qui du susciter l’enthousiasme lors de la première en 1716 en l’église S. Maria della Pietà, fait appel non seulement aux cordes traditionnelles et au continuo, mais également à deux flûtes à bec, deux hautbois, deux trompettes et timbales, cinq viole all’inglese et une viole d’amour, une mandoline, quatre théorbes, un chalumeau soprano, deux clarinettes et un orgue. LES «CLAREN» EN SI BÉMOL C’est uniquement dans le chœur n° 19 «Plena nectare» avec deux Claren que Vivaldi utilise deux clarinettes. J’ai bien écrit: deux clarinettes, car Vivaldi demande «2 Claren» également pour Juditha triumphans et pour le concerto RV 556: «Conto: P la Solennità di S. Lorzo» pour deux flûtes à bec, deux hautbois, deux clarinettes, basson, deux violons et orchestre. 3 T. ERIC HOEPRICH, Finding a Clarinet for the Three Concertos by Vivaldi, «Early Music», 11, 1983, pp. 61-64. 4 Fin du second volume de cantates, F. 28, fols. 209r-302v. 5 ROLAND DE CANDÉ, Vivaldi, Paris, Èditions du Seuil, 1967 et 1994. 6 Biblioteca Nazionale Universitaria, Torino. – 387 – – 7 di 13 – GILLES THOMÉ S’il est quasiment certain que les «Claren» du concerto RV 556 sont bien des clarinettes et si Vivaldi ne change pas d’appellation entre 1716 et 1723-1724 de Venise à Rome, alors les «Claren» de Juditha sont bien des clarinettes. Il est donc permis de penser que la première utilisation de clarinette par le Prêtre Roux est en 1716 à Venise, à l’attention des jeunes filles de l’Ospedale della Pietà. Pour cet air, les choses se compliquent; procédons avec ordre. En 1716, pour Juditha triumphans, Vivaldi écrit d’une part en si bémol pour un chalumeau soprano, et d’autre part également en si bémol pour deux «Claren». L’appellation «Claren» est identique pour le San Lorenzo RV 556, alors que le compositeur demande des «Clarinet» pour les RV 559 et 560. Or, c’est la tonalité de si bémol pour des clarinettes de cette époque qui peut étonner; en effet, après Juditha,Vivaldi écrira en ut pour des clarinettes en ut à 2 clés (ou 1 clé!) dans ses trois concertos RV 556, 559 et 560. Connaissant la qualité de certaines musiciennes de la Pietà, jouer la partie de clarinette de Juditha avec deux instruments en ut munis de doubles trous comme en fabriquait Johann Christoph Denner 7 était peut-être possible quoique peu probable pour plusieurs raisons: 1) sans double trou, le mi bémol 4 ne peut s’obtenir avec un doigté fourchu que beaucoup trop haut; seul le rallongement du tube vers le bas de l’instrument avec l’ajout d’une troisième clé rendra cette note plus juste; 2) le trille ré4 / mi bémol4 mesure 7, à découvert (avec basse continue uniquement) demeure problématique même avec double trou, de surcroît à deux instrumentistes jouant à l’unisson; 3) par la présence de nombreux si bémol3, la clé de dessus (clé de la) devient indispensable; or, le Rouquin évite systématiquement cette note, ainsi que tous «la» (!) dans les trois concertos qui suivent; c’est ce qui me fait dire qu’une clarinette à une seule clé suffit pour ces concertos. Si, en 1716 pour Juditha, les clarinettes étaient en ut avec un «la» (avec clé de la) juste, il me semble logique que le compositeur ne se serait pas évertué à éviter systématiquement cette note dans les trois concertos; 4) le trille si bémol3 / do4 mesure 40, est du domaine de l’impossible. L’idée de jouer la partie de Claren avec deux chalumeaux soprano n’est pas sérieuse bien que réalisable, la hauteur de son et la tessiture restant les mêmes. D’une part, si Vivaldi avait voulu deux chalumeaux pour le chœur n° 19, il avait les moyens de l’indiquer par Salmoè (ou salmò, etc.); d’autre part, la puissance relative et la couleur des chalumeaux sont sans commune mesure avec le brillant et la puissance des clarinettes qui conviennent à merveille pour colorer le chant d’allégresse du chœur et de l’orchestre réunis. Pour vous en convaincre, 7 T. ERIC HOEPRICH, A Three-Key Clarinet by J. C. Denner, cit. – 388 – – 8 di 13 – LES «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» DANS LES ŒUVRES DE VIVALDI écoutez les sonneries des clarinettes dans certains «tutti» des concertos RV 556, 559, 560: elles parviennent à «dominer» tous les instruments de l’orchestre jouant forte.8 La tessiture demandée pour le chalumeau soprano est de la3 à si bémol4. La tessiture demandée pour les Claren est de si bémol3 à si bémol4; pourtant elles peuvent jouer (pour des clarinettes à deux clés) sur presque trois octaves. Une autre solution tout à fait plausible m’inspire beaucoup plus: utiliser deux clarinettes en si bémol à deux clés (1 clé de 12ème suffit) et transposer la partie de Claren en ut, partie qui devient de ce fait simple à jouer. A cette époque, il était courant d’écrire pour un instrument en ut comme le hautbois ou la flûte et le clarinettiste optait pour un instrument qui lui causait le moins de problèmes, en tout cas le mieux adapté, comme peut en témoigner par exemple l’Ouverture de Haendel en ré pour deux clarinettes et cor, et qu’il est logique de jouer en ut avec deux clarinettes en ré à trois clés. Bien entendu, une autre question se pose (ce serait trop beau!): si vous vous reportez au chapitre «choix d’un modèle des clarinettes pour les œuvres de Vivaldi», vous remarquerez qu’au début du XVIIIème siècle, les clarinettes sont pour la quasi totalité en ut et en ré avec quelques exceptions en fa, mi bémol, les premières si bémol retrouvées datant des années 1760. Si la clarinette est bien née vers 1700, je ne pense pas qu’elle soit apparue directement en ut et en ré, parfaitement accordée à un diapason précis. Elle a probablement subi de nombreuses expérimentations avec différentes longeurs, différents diamètres de perce et de trous d’intonation pour, par la suite, se stabiliser en ut et ré qui étaient des tonalités très usitées pour les vents (je pense aux trompettes et cors de chasse) et correspondant bien au timbre de ce nouvel instrument. Je reste persuadé que les clarinettes à deux clés en si bémol ont existé bien avant celle de Jean Baptiste Willems à Bruxelles (activité professionnelle: vers 1758 – vers 1810) et pense qu’un artiste comme Denner ou un autre facteur digne de ce nom pouvait fabriquer à la demande des clarinettes en toutes tonalités et à tous diapasons. Un instrument en si bémol à 415 n’est autre qu’un instrument en la à 440, de même qu’un instrument en si bémol à 440 n’est autre qu’un instrument en ut à 392 qui est lui-même un diapason fort usité en France vers 1700, en tout cas demandé par de nombreux chefs d’orchestre aujourd’hui. À ce sujet, en 1696, les facteurs d’instruments à vent Johann Christoph Denner et Johann Schell s’adressèrent au concile de la ville de Nuremberg afin d’obtenir l’autorisation de fabriquer des «[…] instruments de musique français […] lesquels ont été inventés il y a douze ans en France».9 Dans ce document, seuls les flûtes à bec et les hautbois sont mentionnés, mais peut-être y avait-il parmi ces 8 «Antonio Vivaldi, Concerti con Molti Strumenti», premier enregistrement mondial de l’intégrale avec chalumeaux et clarinettes. Ensemble Matheus, Jean Christophe Spinosi. Disque Pierre Vérany PV 796023. 9 ALBERT RICHARD RICE, A History of the Clarinet to 1820, Thèse, Claremont Graduate School, 1987; Ann Arbor, MI, UMI Research Press, 1989. – 389 – – 9 di 13 – GILLES THOMÉ nouveaux instruments quelque chalumeau à anche simple qui aurait donné son nom au Chalimou tourné par Johann Christoph Denner et son fils Jacob, ce dernier nous laissant quelques factures explicites: 4 Hautbois, à fl. 5 20 fl. 2 Fagott, à fl. 14 28 fl. 4 Chalimou, à fl. 3 12 fl. 1 Alt Chalimou 5 fl. 2 Chalimou-Basson, à fl. 14 28 fl. 1 Clarinette 15 fl. --1 Chor Hautbois mit 6 Stimen alle von buxbaum 3 Primieur Hautbois à 5 fl. 15 fl. 1 Taille 9 fl. 2 Basson, à 22 44 fl. 1 Chor Chalimou mit 6 Stimen 3 Primieur Chalimou, à 3 fl. 9 fl. 1 Second Chalimou 7 fl. 2 Basson, à 18 36 fl. À la fin du XVIIème siècle, les facteurs d’instruments à vent français tels Dupuis, Jean Lesieux, Pierre Lot, Pierre Naust, Jean Jacques Rippert, et surtout les Hotteterre jouissaient d’une très grande réputation et leur exceptionnelle habileté dans la fabrication des musettes de cour, flûtes à bec, flûtes, hautbois, flageolets, bassons, cervelas et cromornes les rendit largement célèbres. Une preuve d’une éventuelle collaboration entre Denner Père et Hotteterre pourait être cette flûte à bec alto (probablement en sol, A 415) conservée au Deutsche Museum de Munich sous le n° 63.053. Elle est d’ébène avec trois bagues en ivoire (2 pour le bec, 1 pour le pied), est percée de huit trous simples. Le bec est signé J. C. Denner, le corps et le pied L. Hotteterre. En conclusion, une (ou deux!) clarinette(s) en si bémol à deux clés (ou une clé!) me semblent recommandées pour jouer ce chœur n° 19 «Plena nectare» avec «2 Claren». CHOIX D’UN MODÈLE DE CLARINETTE POUR LES ŒUVRES DE VIVALDI Une fois choisi le type d’instrument, il convient d’en trouver un pour ensuite le copier, jouer un original pour ces concertos relevant de l’utopie. Albert Rice, dans son étude sur la clarinette,10 a réalisé une recherche publiée en 1987. Facteurs de clarinettes à deux clés retrouvées aujourd’hui (32 instruments): Allemagne (19 clarinettes, 8 en ut, 6 fabriquées à Nuremberg dont 4 des Denner): • Crone, Gottlieb, à Leipzig (1706/1766-68): 1 [en ré], 10 ALBERT RICHARD RICE, A Hstory of the Clarinet to 1820, cit. – 390 – – 10 di 13 – LES «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» DANS LES ŒUVRES DE VIVALDI • Denner, Johann Christoph, à Nuremberg (baptême: Leipzig 13/08/1655, enterrement: Nuremberg 26/04/1706): 2 [en ut], • Denner, Jacob, à Nuremberg (baptême: Nuremberg 03/08/1681, enterrement: Nuremberg 22/08/1735): 3 [1 en ré, 2 en ut], • IGH (J. G. Heinze?), (1762-Leipzig 10/11/1823): 1 [ en ?], • Kelmer, G. N., (dates inconnues, activité professionnelle au milieu du 18ème siècle à Thuringen): 1 [en ut], • Oberlender, Johann Wilhelm (i) à Nuremberg (baptême: Nuremberg 14/03/1681, enterrement: Nuremberg 25/10/1763): 3 [en fait 2 + un pavillon11] [1 en ré, 1 en ut], • Oberlender, Johann Wilhelm (ii), à Nuremberg (baptême: Nuremberg 12/09/1712 – enterrement: Nuremberg 29/11/1779): 1 [ en ut ], • Scherer, Georg Henrich, à Butzbach (Butzbach 17/11/1703 – Butzbach 11/05/1778): 5 [612] [2 en fa, 4 en ré], • Walch, Georg., à Berchtesgaden (Berchtesgaden 31/10/1690 – ?): 2 [1 en ré, 1 en mi bémol], • Zencker, J. G. (baptême: Leipzig 12/08/1737, enterrement: Leipzig 19/04/1774): 1 [en ré?]. Belgique (6 ): • Rottenburgh, Godefroid-Adrien (i), à Bruxelles (baptême: Bruxelles 12/11/1703, enterrement: Bruxelles 11/01/1768): 2 [en ré], • Willems, Jean-Baptiste, à Bruxelles (pas de dates connues, sauf pour son activité professionnelle: vers 1758 – vers 1810: 2 [413] [1 en sol, 1 en fa, 1 en ré, 1 en si bémol]. Pays-Bas (2 clarinettes dont une en ut): • Boekhout, Thomas Conraed, à Amsterdam (Kampen 1666 – Amsterdam 1715): 1 [en ut], • Borkens, Philip., à Amsterdam (Amsterdam 1693 - Amsterdam vers 1765): 1 [en?]. 11 12 13 PHILLIP T. YOUNG, 4900 Historical Woodwind Instruments, London, Tony Bingham, 1993. Idem. Idem. – 391 – – 11 di 13 – GILLES THOMÉ Origine inconnue (5): • Deper, M. (Allemagne?) (dates inconnues, activité professionnelle au XVIIIème siècle): 1 [en ré], • Anonymes: 4. Celles en ut (aucune en si bémol pour Juditha) et signées sont donc au nombre de 8:14 - Boekhout, Thomas Conraed, à Amsterdam, 1, (musée de Bruxelles) - Denner, Johann Christoph, à Nuremberg, 2, - Denner, Jacob, à Nuremberg, 2, - Kelmer, G. N., (Allemagne), 1, - Oberlender, Johann Wilhelm (i), à Nuremberg, 1, - Oberlender, Johann Wilhelm (ii), à Nuremberg, 1. La première constatation est l’absence de facteur italien. En regardant de près cette liste et si des facteurs aussi prestigieux tel Oberlender soient dignes d’intérêt, l’occasion m’était donnée de m’intéresser de plus près à l’inventeur de la clarinette et de lui rendre ce bel hommage: donner en concerts et enregistrer ses trois concertos utilisant la clarinette à deux clés avec des copies fidèles de ses originaux. Les clarinettes des Denner peuvent être considérées comme «prototypes» d’un nouvel instrument qui va connaître une extraordinaire évolution pendant tout le XVIIIème siècle, jusqu’en 1839 et le système Bœhm adapté par Buffet par exemple, système toujours utilisé actuellement aux côtés de système Œlher. En conclusion, j’ai choisi de copier la clarinette à deux clés de Johann Christoph Denner conservée à Bruxelles (n° 912) pour les concertos, et d’y adapter un ton de rechange en si bémol pour Juditha triumphans. 14 Idem. – 392 – – 12 di 13 – LES «CLAREN», «CLARINI» ET «CLARINET» DANS LES ŒUVRES DE VIVALDI Figure 1. Figure 2. Chalumeau alto en ut. Reconstitution réalisée par Gilles Thomé d’après Johann Christoph Denner (circa 1700). Buis teinté, deux clés de laiton. Chalumeau ténor en fa. Copie réalisée par Gilles Thomé d’après Johann Christoph Denner (circa 1700). Original au Musée Instrumental de Munich (136). Buis teinté, deux clés de laiton. Chalumeau basse en ut. Reconstitution réalisée par Gilles Thomé d’après Johann Christoph Denner (circa 1700). Buis teinté, deux clés de laiton. – 393 – – 13 di 13 –